mardi 2 août 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite

VII



     Un automne pluvieux, boueux et sombre était arrivé, avec lui arriva le chômage ; je restais parfois trois jours à la maison sans rien faire, ou accomplissant des tâches variées, sans rapport avec celles d’un peintre, comme de transporter de la terre pour préparer un asphaltage, en touchant pour cela vingt kopecks par jour. Le docteur Blagovo était parti à Pétersbourg. Ma sœur ne venait pas me voir. Redka était malade, il restait couché chez lui, s’attendant à mourir d’un jour à l’autre. 


     Mon humeur aussi était à l’automne. Peut-être du fait que, étant devenu ouvrier, je ne voyais plus que l’envers de la vie dans notre ville, il m’arrivait presque chaque jour de faire des découvertes qui, tout simplement, me désespéraient. Ceux de mes concitoyens au sujet desquels je n’avais auparavant aucun avis ou qui me semblaient en apparence fort honnêtes, s’avéraient à présent être des gens bas, cruels, capables de toutes les vilenies. Nous autres, simples gens, ils nous dupaient, nous grugeaient, nous faisaient attendre des heures entières dans des entrées glacées ou à la cuisine, nous injuriaient et nous traitaient de la façon la plus grossière. Cet automne, à notre club, je collai des papiers peints dans la salle de lecture et deux autres pièces ; on me paya sept kopecks le rouleau, mais on me fit signer pour douze, et lorsque je refusai, un monsieur vénérable à lunettes à monture d’or, sans doute l’un des responsables du club, me dit :


     — Si tu discutes encore, canaille, je te casse la gueule.


     Et lorsqu’un domestique lui chuchota que j’étais le fils de l’architecte Polozniev, il fut gêné, rougit, mais se reprit tout de suite et dit :


     — Qu’il aille au diable !


     Dans les boutiques, nous, les ouvriers, on nous refilait de la viande pourrie, de la farine douteuse et du thé de second usage ; à l’église la police nous bousculait, à l’hôpital les aide-médecins1 et les garde-malades nous dévalisaient, et lorsque nous étions trop pauvres pour leur graisser la patte, ils se vengeaient en nous faisant manger dans de la vaisselle sale ; à la poste, l’employé le plus subalterne se croyait en droit de nous traiter comme des animaux et de nous crier avec une grossière impudence : « Attends ! Où prétends-tu aller ? » Les chiens de garde eux-mêmes se montraient hostiles et se jetaient sur nous avec une rage particulière. Mais ce qui me frappait le plus dans ma nouvelle situation, c’était l’absence complète de justice, ce qu’on désigne précisément dans le peuple par les mots : « Ils ont oublié Dieu. » Rares étaient les jours sans filouterie. Les marchands qui nous vendaient l’huile de lin filoutaient, les entrepreneurs, pareil, les ouvriers aussi bien, et même les clients. Il va de soi qu’il ne pouvait, nous concernant, être question de droits, et à chaque fois nous devions quémander notre salaire comme une aumône, à l’entrée de service et tête nue.


     Je posais le papier peint dans l’une des pièces du club adjacentes à la salle de lecture ; un soir, alors que j’allais partir, la fille de l’ingénieur Doljikov entra, un paquet de livres à la main.


     Je la saluai.


     — Ah, bonjour ! dit-elle en me tendant la main, m’ayant tout de suite reconnu. Enchantée de vous voir.


     Elle souriait et examinait avec curiosité et perplexité ma blouse, le seau de colle, les rouleaux de papier étalés sur le plancher ; je me troublai, et elle se sentit gênée elle aussi. 


     — Excusez-moi de vous regarder comme cela, dit-elle. on m’a beaucoup parlé de vous. Surtout le docteur Blagovo – il est tout bonnement amoureux de vous. Et j’ai fait la connaissance de votre sœur ; c’est une jeune fille charmante et sympathique, mais je ne suis pas arrivée à la convaincre qu’il n’y avait rien d’effrayant dans votre choix d’une vie simple. Au contraire, vous êtes à présent l’homme le plus intéressant de la ville.


     Elle regarda de nouveau le seau de colle et les papiers peints, et poursuivit :


     — J’avais demandé au docteur Blagovo de me faire faire plus ample connaissance avec vous mais, manifestement, il a oublié ou n’en a pas eu le temps. Quoi qu’il en soit, nous nous connaissons tout de même, et je vous serais extrêmement obligée si vous passiez me voir comme ça, sans façons. J’ai tellement envie de causer ! Je suis quelqu’un de simple, dit-elle en me tendant la main, et j’espère que chez moi, vous ne vous sentirez pas gêné. Mon père n’est pas là, il est à Pétersbourg.


     Elle passa dans la salle de lecture en faisant froufrouter sa robe, quant à moi, rentré chez ma logeuse, je fus longtemps sans pouvoir m’endormir.


     Au cours de ce triste automne, une bonne âme souhaitant apparemment adoucir quelque peu mon existence, m’envoya de temps en temps tantôt du thé et des citrons, tantôt des gâteaux, tantôt des gélinottes rôties. D’après la vieille Karpovna, c’était à chaque fois un soldat qui les apportait, mais elle ne savait pas de la part de qui ; et le soldat voulait savoir si j’étais en bonne santé, si je déjeunais tous les jours et si j’avais des vêtements chauds. Lorsque les gelées arrivèrent, on m’envoya, toujours de la même façon, via le soldat et en mon absence, une écharpe tricotée, douce au toucher et qui exhalait une douce et très discrète odeur de parfum, et je pus deviner qui était ma bonne fée. L’écharpe sentait le muguet, le parfum préféré d’Aniouta Blagovo.


     À l’approche de l’hiver, nous eûmes davantage d’ouvrage, ce fut plus gai. Redka s’était ranimé une fois encore, et nous travaillions avec lui dans l’église du cimetière, nous redorions l’iconostase2 à la spatule. C’était un travail propre, paisible et profitable, selon le mot de nos compagnons. On pouvait gagner pas mal en une journée, en outre le temps passait vite, sans qu’on s’en aperçut. Ni jurons, ni rires, ni conversations bruyantes. L’endroit engageait au silence et à la décence, et disposait aux pensées calmes et graves. Plongés dans le travail, nous restions debout ou assis, immobiles comme des statues ; il régnait un silence de mort, comme il sied à un cimetière, de sorte que, s’il arrivait à un instrument de tomber, ou à la flamme d’une veilleuse3 de crépiter, ce bruit résonnait si nettement et si fort qu’il nous faisait nous retourner. Après un long moment de silence, on entendait un bourdonnement, tel un vol d’abeilles : on chantait sans hâte et à mi-voix dans le narthex, pour l’enterrement d’un jeune enfant ; ou bien le peintre qui venait de peindre une colombe entourée d’étoiles sur une coupole se mettait à siffloter doucement puis, se reprenant, se taisait aussitôt ; ou encore Redka qui, répondant à ses propres pensées, disait dans un soupir : « Tout peut arriver ! Tout peut arriver ! » ; ou bien, au-dessus de nos têtes, retentissait lentement une lugubre sonnerie de cloche, et les peintres faisaient remarquer que le défunt porté en terre devait être riche…


     Je passais mes journées dans la pénombre et le silence de l’église et, durant les longues soirées, je jouais au billard ou j’allais au théâtre, au poulailler, vêtu de mon costume de jersey tout neuf, acheté avec l’argent que j’avais gagné. Les spectacles et les concerts avaient déjà commencé chez les Ajoguine ; Redka peignait seul les décors, à présent. il me racontait le sujet des pièces et des tableaux vivants qu’il lui arrivait de voir là-bas, et je l’écoutais, jaloux. J’avais très envie d’aller aux répétitions, mais ne me décidais pas à me rendre chez les Ajoguine.


     Le docteur Blagovo arriva une semaine avant Noël. Nous reprîmes nos discussions, et le soir, nous jouions au billard. Pour jouer, il enlevait sa redingote et déboutonnait sa chemise, s’efforçant étrangement, au total, d’avoir l’air d’un noceur effréné. Il buvait peu, mais bruyamment, et il trouvait le moyen de laisser chaque soir une vingtaine de roubles dans un cabaret aussi médiocre et bon marché que La Volga. 


     J’eus de nouveau des visites de ma sœur ; ils s’étonnaient à chaque fois en apercevant l’autre, mais la mine à la fois gaie et coupable de ma sœur montrait clairement que ces rencontres n’étaient pas le fait du hasard. Un soir que nous jouions au billard, le docteur me dit :


     — Écoutez, pourquoi n’allez-vous pas voir mademoiselle Doljikov4 ? Vous ne connaissez pas Maria Viktorovna, c’est une fille intelligente, charmante, un cœur simple et bon.


     Je lui racontai comment l’ingénieur m’avait reçu au printemps.


     — Aucune importance ! fit le docteur en se mettant à rire. L’ingénieur est une personne, sa fille en est une autre. Vrai, mon cher, ne la vexez pas, allez la voir un de ces jours. Tenez, retrouvons-nous chez elle demain soir. D’accord ?


     Il me convainquit. Le lendemain soir, ayant mis mon complet de jersey neuf et tout ému, je me rendis chez mademoiselle Doljikov. Le valet ne me parut pas si hautain et terrifiant, le mobilier pas si luxueux, que le matin où je m’étais présenté là en quémandeur. Maria Viktorovna m’attendait et m’accueillit comme une vieille connaissance, elle me serra la main fortement et amicalement. Elle portait une robe de drap gris à larges manches et était coiffée en « oreilles de chien », comme on désigna cette coiffure un an plus tard en ville, lorsqu’elle devint à la mode. Les cheveux de ses tempes étaient ramenés sur les oreilles, ce qui lui élargissait le visage, je trouvai cette fois-là qu’elle ressemblait beaucoup à son père, dont le visage était large, rubicond, avec une expression tenant un peu de celle d’un cocher. Elle était belle et élégante, mais ne semblait pas jeune, elle paraissait avoir dans les trente ans, bien qu’elle n’en eût en réalité que vingt-cinq, pas davantage.


     — Ce cher docteur, comme je lui suis reconnaissante ! dit-elle en me faisant asseoir. Sans lui, vous ne seriez pas venu me voir. Je m’ennuie mortellement ! Mon père est parti en me laissant toute seule, et je ne sais que faire dans cette ville.


     Puis elle se mit à me demander où je travaillais à présent, combien je gagnais, où j’habitais.


     — Vous dépensez pour vous seulement ce que vous gagnez ? demanda-t-elle.


     — Oui.


     — Heureux homme ! soupira-t-elle. Il me semble que tout le mal, dans la vie, vient de l’oisiveté, de l’ennui, du vide moral, toutes choses inévitables quand on vit aux crochets des autres. Ne croyez pas que je me donne un genre, je vous le dis avec sincérité : ce n’est ni intéressant ni agréable d’être riche. Faites-vous des amis avec la richesse mal acquise5, a-t-on dit, car il n’y a pas de richesse justement acquise, et il ne peut y en avoir.


     Elle enveloppa les meubles d’un regard sérieux et froid, comme pour les compter, et reprit :


     — Le confort et les commodités jouissent d’un pouvoir magique ; ils paralysent6 même les gens dotés d’une forte volonté. Autrefois, mon père et moi vivions simplement et modestement, et maintenant, voyez ! A-t-on jamais vu ça, dit-elle en haussant les épaules, nous dépensons jusqu’à vingt mille roubles par an ! En province !


     — On doit regarder le confort et les commodités comme le privilège inévitable du capital et de l’instruction, dis-je, et il me semble que le confort est compatible avec n’importe quelle activité, même la plus pénible et la plus salissante. Votre père est riche, toutefois, il a dû, comme il le dit, être mécanicien et simple graisseur.


     Elle sourit et hocha la tête d’un air dubitatif.


     — Papa mange parfois du tiouria7, dit-elle. C’est par amusement, par caprice.


     À ce moment, il y eut un coup de sonnette et elle se leva.


     — Les gens riches et instruits doivent travailler comme tout le monde, poursuivit-elle, et le confort peut exister, à condition d’être le même pour tous. Il ne doit y avoir aucun privilège. Mais laissons la philosophie. Racontez-moi quelque chose de gai. Parlez-moi de vos peintres. Ils sont comment ? Drôles ?


     Le docteur entra. Je me mis à parler des peintres, mais, par manque d’habitude, avec embarras, comme un ethnographe, sérieusement et sans animation. Le docteur raconta aussi quelques anecdotes sur la vie des ouvriers. Il titubait, pleurait, se mettait à genoux et même, pour jouer les ivrognes, s’allongeait par terre. C’était un vrai travail d’acteur, et Maria Viktorovna, en le voyant, riait aux larmes. Puis il se mit au piano et chanta de son agréable petite voix de ténor, tandis que Maria Viktorovna, debout à côté de lui, choisissait les morceaux et le reprenait quand il se trompait.


     — J’ai entendu dire que vous chantiez, vous aussi ? lui demandai-je.


     Vous aussi ! dit le docteur, horrifié. C’est une cantatrice merveilleuse, une artiste. Vous aussi ! Vous en avez de bonnes !


     — Par le passé, j’ai travaillé le chant pour de bon, me répondit-elle, mais j’ai abandonné. 


     Assise sur un petit tabouret, elle nous raconta sa vie à Pétersbourg, mimant des chanteurs célèbres et contrefaisant leur voix et leur façon de chanter ; elle fit dans son album le portrait du docteur, puis le mien, elle dessinait mal, mais c’était ressemblant à chaque fois. Elle riait, jouait les gamines, grimaçait gentiment, et cela lui allait mieux que les conversations sur la richesse mal acquise, il me sembla qu’elle m’avait tantôt parlé de la richesse et du confort non pas sérieusement, mais en imitant quelqu’un. C’était une actrice comique de premier ordre. En mon for intérieur, je la comparais à nos demoiselles de la ville, et même la belle et posée Aniouta Blagovo ne soutenait pas la comparaison ; la différence était considérable, comme entre une rose de culture et une églantine sauvage.


     Nous dinâmes tous les trois. Le docteur et Maria Viktorovna burent du vin rouge, du champagne et du café arrosé de cognac ; ils trinquaient et buvaient à l’amitié, à l’esprit, au progrès et à la liberté, le tout sans s’enivrer, leurs joues avaient juste pris des couleurs et ils riaient souvent aux larmes sans raison. Pour ne pas jouer les ennuyeux, je bus aussi du vin rouge.


     — Les natures talentueuses, ayant des dons en abondance, dit mademoiselle Doljikov, savent quelle doit être leur vie et suivent leur route ; les gens dans la moyenne, comme moi, par exemple, ne savent rien et ne peuvent rien faire par eux-mêmes ; il ne leur reste plus qu’à remarquer quelque mouvement profond dans la société, pour se laisser emporter.


     — Peut-on vraiment porter de l’attention à ce qui n’existe pas ? demanda le docteur.


     — Non, parce que nous ne le voyons pas.


     — Vraiment ? Les profonds mouvements dans la société, c’est une invention de la nouvelle littérature. Il n’y en a pas chez nous.


     La discussion s’engagea.


     — Les profonds mouvements dans la société, nous n’en avons pas et n’en avons jamais eu, dit le docteur en élevant la voix. Qu’est-ce que la nouvelle littérature ne va pas inventer ! Elle a même inventé des travailleurs intellectuels vivant à la campagne, mais allez fouiller dans tous nos villages, et vous trouverez tout au plus des Niéouvajaï-Koryto8 en veston ou en redingote noire, écrivant le mot « encore » en faisant quatre fautes9. La vie culturelle n’a pas encore commencé, chez nous. C’est toujours la même sauvagerie, la même complète muflerie, le même néant qu’il y a cinq cents ans. Il y a bien des courants, des tendances10, mais tout cela est petit, misérable, dû à l’attraction d’intérêts triviaux et d’un sou : peut-on vraiment voir là-dedans quelque chose de sérieux ? Si vous avez l’impression d’avoir porté attention à une tendance sociale de fond et, suivant ce courant, consacrez votre vie à de telles questions à la mode actuelle, comme de libérer les insectes de la servitude ou de s’abstenir de manger des boulettes de viande rouge, alors je vous félicite, mademoiselle. Il nous faut étudier, étudier et encore étudier, mais les profonds mouvements dans la société peuvent attendre : nous n’en sommes pas encore là et, honnêtement, nous n’y comprenons rien.


     — Vous, vous ne comprenez pas, mais moi si, dit Maria Viktorovna. Dieu, ce que vous pouvez être ennuyeux, aujourd’hui !


     — Notre affaire, c’est de nous instruire encore et encore, d’amasser le plus de connaissances, car les courants de pensée sérieux vont avec le savoir, et le bonheur de l’humanité future est dans le savoir seul. Je bois à la science !


     — Une chose est incontestable : nous devons organiser notre vie autrement qu’elle ne l’est, dit Maria Viktorovna après avoir réfléchi en silence quelques instants ; la vie telle qu’elle a été jusqu’à présent ne vaut rien. N’en parlons plus.


     Lorsque nous sortîmes de chez elle, deux heures sonnaient à la cathédrale.


     — Elle vous a plu ? demanda le docteur. Elle est bien, non ?


     Nous déjeunâmes chez Maria Viktorovna le jour de Noël, puis, durant ces fêtes, nous y retournâmes presque tous les jours. Il n’y avait personne chez elle à part nous, et elle avait eu raison de dire qu’en dehors du docteur et de moi, elle ne connaissait personne dans la ville. Nous passions la plus grande partie du temps à discuter ; le docteur apportait parfois un livre ou une revue et nous faisait la lecture à voix haute. En fait, c’était le premier homme instruit qu’il m’était donné de rencontrer. Je ne puis juger de l’étendue de son savoir, mais il faisait sans cesse part de ses connaissances pour en faire profiter les autres. Lorsqu’il parlait de quelque chose d’ordre médical, il ne ressemblait à aucun des médecins de notre ville, il faisait une impression particulière, en quelque sorte nouvelle, il me semblait qu’il pourrait devenir, s’il le désirait, un véritable savant. Et c’était peut-être le seul homme, à l’époque, à exercer sur moi une sérieuse influence. En le fréquentant et en lisant les livres qu’il me donnait, je me mis peu à peu à ressentir le besoin de connaissances qui donneraient une âme à mon labeur sans joie. Je trouvais déjà étrange d’avoir ignoré, auparavant, que le monde se compose, dans sa totalité, de soixante corps simples11, de ne pas avoir su ce qu’était l’huile de lin et les couleurs, et d’avoir pu me passer de ce savoir. D’avoir fait la connaissance du docteur m’éleva aussi sur le plan moral. J’étais souvent en désaccord avec lui, et, quand bien même je conservais d’ordinaire mon opinion, je me mis peu à peu à remarquer, grâce à lui, que tout n’était pas clair à mes propres yeux, et je m’efforçai déjà de me faire des convictions aussi nettes que possible, afin que les directives de ma conscience soient nettes et sans aucune ambiguïté. Toutefois, cet homme, le meilleur de la ville et le plus instruit, était loin d’être parfait. Il y avait, dans ses manières, dans son habitude de faire prendre à toute conversation un tour de controverse, dans son agréable voix de ténor et même dans son affabilité, quelque chose de rustaud, sentant le séminaire, et lorsqu’il quittait sa redingote pour garder seulement sa chemise de soie, ou encore lançait, au cabaret, un pourboire au garçon, j’avais l’impression que, tout cultivé qu’il fût, il y avait encore du Tatar12 en lui.


     À l’Épiphanie13, il repartit à Pétersbourg. Il partit le matin, et ma sœur arriva chez moi après le déjeuner. Gardant sa pelisse et sa toque, elle resta assise, très pâle, le regard fixe. Elle avait des frissons et faisait visiblement de grands efforts pour surmonter son malaise.


     — Tu as dû prendre froid, dis-je.


     Ses yeux se remplirent de larmes, elle se leva et alla voir la vieille Karpovna sans me dire un mot, à croire que je l’avais blessée. Peu après, je l’entendis récriminer amèrement :


     — Nounou, pour quoi ai-je vécu jusqu’à présent ? Pour quoi faire ? Dis-moi : n’ai-je pas gâché ma jeunesse ? Passer les meilleures années de ma vie à inscrire les dépenses, à verser du thé, à compter les kopecks, à distraire les invités, en pensant qu’on ne pouvait rêver à rien de mieux ! Comprends-moi, nounou, moi aussi, j’ai des exigences humaines, moi aussi, je veux vivre, et on a fait de moi une intendante. C’est tout de même affreux, affreux !


     Elle jeta à travers la porte son trousseau de clés, qui tintèrent en tombant dans ma chambre. Il y avait là les clés du buffet, de l’armoire de la cuisine, de la cave et du coffret à thé : les mêmes clés que ma mère portait sur elle, autrefois.


     — Ah mon Dieu ! s’effraya la vieille. Bienheureux Saints !


     En partant, ma sœur passa dans ma chambre pour ramasser ses clés, et me dit : 


     — Excuse-moi. Il se passe en moi des choses étranges, ces derniers temps.  





Notes


  1. Revoici le fameux feldscher, l’aide-médecin (intermédiaire entre le docteur et l’infirmier), véritable bête noire du docteur Tchékhov, qui rate rarement une occasion de l’égratigner…
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Iconostase
  3. Devant les icônes.
  4. En russe : « chez la Doljikova »…
  5. Luc, 16-9.
  6. Chez D. Roche et dans la Pléiade : « Ils séduisent ». Le verbe russe est plus actif, c’est un peu comme « ils ligotent ».
  7. Soupe de pain trempé dans du kvass, boisson fermentée à base de farine de seigle ou de sarrasin.
  8. Nom comique (« Ne respecte pas ton auge ») inventé par Gogol au chapitre 7 du roman Les Àmes mortes. Ce qu’il y a près d’un siècle, Henri Mongault traduisit par : Mets-les-pieds-dans-le-plat.
  9. Déjà quatre fautes dans le texte russe, alors que le mot encore, en russe, s’écrit avec seulement trois lettres : ещё…
  10. Et non pas « influences », comme on le trouve dans la Pléiade, le traducteur ayant confondu deux mots proches, sans faire réagir la traductrice révisant le texte…
  11. On peut noter une imprécision de l’auteur, ici, puisqu’on en connaissait soixante-dix vers 1880 : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Corps_simples_de_la_chimie


  1. Les Mongols ont envahi la Russie à partir du treizième siècle, causant quelques ravages et imposant tribut – le mot russe pour l’argent vient de leur langue. Une solide rancune reste en héritage. Des idéologues mal intentionnés ont déformé le mot « Tatar » en « Tartare », terme évoquant les Enfers de l’Antiquité et que l’on trouve aussi bien chez Jules Verne (Michel Strogoff) que… dans la traduction de Denis Roche !
  2. Les Rois, dans la tradition laïque. Le 19 janvier chez les Orthodoxes. La fête porte encore le nom de Baptême.


À suivre...




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