vendredi 8 mai 2020

Goussiev (Anton Tchékhov)

     Voici le premier récit de Tchékhov édité après son retour de Sakhaline. Il parut dans le numéro du 25 décembre 1890 de la revue de Souvorine, Temps Nouveau. 

     Déclenché par la mort de son frère Nicolas, le voyage à Sakhaline a fait mûrir Tchékhov, le libérant notamment de l’influence de Tolstoï, tant sur le plan de la non-violence que du reste. Ainsi, il écrira à Souvorine :
« Avant mon départ, La Sonate à Kreutzer a été un événement pour moi, je la trouve maintenant ridicule et dénuée de sens. Soit j’ai mûri pendant le voyage, soit je suis devenu fou. Allez donc savoir... »

     La première partie du voyage de retour s’était faite par mer, jusqu’à Ceylan via Hong-Kong et Singapour. D’après I. Némirovski, Tchékhov n’avait pu débarquer au Japon pour cause d’épidémie de choléra. 
Le récit a été conçu par Tchékhov à Ceylan. Il reflète les impressions de l’auteur pendant le voyage de retour, lorsque, du côté de Singapour, deux morts furent jetés à la mer. Par ailleurs, Tchékhov s’était baigné dans l’océan Indien et avait vu les poissons-pilotes du texte, ainsi que… le requin qui s’approchait.

     L’impulsion principale du récit restait la longue excursion à Sakhaline, les entretiens avec les déportés – le compte rendu de toute l’expédition commencera à paraître trois ans plus tard. Ainsi, l’image de Goussiev coïncide en grande partie avec la silhouette du déporté Iégor du chapitre VI de L’Île de Sakhaline. Quant au clerc indomptable Pavel Ivanytch, il rappelle le docteur rencontré au chapitre II du même texte, médecin en second de l’hôpital militaire et « qui ressemble à Ibsen », chez qui Tchékhov aura séjourné quelque temps. On l’a aussi rapproché du Solomon du chapitre III de La Steppe








Goussiev

(Anton Tchékhov)




I

     Il fait déjà sombre, la nuit approche.
     Goussiev, soldat en congé permanent1, se soulève sur son hamac et dit à mi-voix :

     — Tu entends ça, Pavel Ivanytch2 ? Un soldat m’a raconté à Soutchane3 que pendant la traversée, leur bateau était passé sur un très gros poisson, et que ça lui avait esquinté la quille.

     L’homme à qui il s’adresse, personne dont on ignore la qualité et que tout le monde, à l’infirmerie du bord, appelle Pavel Ivanytch, se tait comme s’il n’entendait pas.

     Et c’est de nouveau le silence… On entend le vent jouer dans les agrès, le bruit que fait l’hélice, le fort clapotis des vagues et le grincement des hamacs, mais cela, l’oreille s’y est habituée depuis longtemps, on a l’impression qu’aux alentours, tout dort, tout se tait. C’est lassant. Les trois malades - deux soldats et un matelot – qui ont passé la journée à jouer aux cartes dorment, ils délirent.

     On dirait qu’il commence à y avoir du tangage. Le hamac de Goussiev se soulève lentement et s’abaisse aussi lentement, il a vraiment l’air de respirer – une fois, deux fois, trois fois… Quelque chose a tinté en heurtant le sol : sans doute un gobelet qui est tombé.

     — Le vent a cassé sa chaîne… dit Goussiev en tendant l’oreille.

     Cette fois, Pavel Ivanytch tousse et répond d’une voix irritée :

     — Avec toi, c’est tantôt un bateau qui passe sur le dos d’un poisson, tantôt le vent qui a cassé sa chaîne… C’est une bête, le vent, pour briser sa chaîne ?

     — Les gens baptisés parlent comme ça.

     — Et les gens baptisés sont aussi ignares que toi… Que ne disent-ils pas ? Il faut avoir la tête sur les épaules et réfléchir, homme stupide.

     Pavel Ivanytch est sujet au mal de mer. Lorsqu’il y a du tangage, il est irritable, il se fâche pour la moindre bagatelle. De l’avis de Goussiev, il se fâche alors qu’il n’y a vraiment pas de quoi se fâcher. Qu’y a-t-il d’étrange ou d’étonnant, par exemple, dans l’histoire du poisson, ou à ce que le vent casse sa chaîne ? Admettons que le poisson soit grand comme une montagne et qu’il ait le dos aussi dur que celui d’un esturgeon ; on peut aussi supposer qu’à l’extrémité du monde se trouvent d’épais murs de pierre et que les vents mauvais y sont enchaînés… S’ils ne s’étaient pas détachés, comment pourraient-ils courir la mer comme des possédés, en hurlant comme des chiens ? Si on ne les enchaîne pas, où sont-ils passés, lorsque le temps est calme ?  

     Goussiev songe un long moment à des poissons grands comme des montagnes et à de grosses chaînes rouillées, puis il s’en lasse et se met à penser à son pays natal, où il rentre après avoir servi cinq années en Extrême-Orient. Il voit se dessiner le grand étang recouvert de neige… La fabrique de porcelaines, couleur brique, avec sa  haute cheminée et ses nuages de fumée noire, d’un côté de l’étang ; de l’autre côté, le village… La cour, la cinquième à compter à partir de l’extrémité du village, son frère Alexeï en sort en traîneau ; derrière lui sont assis son fils, le jeune Vanka, portant de grandes bottes de feutre, et la petite Akoulka, aussi en bottes de feutre. Alexeï a un coup dans le nez, Vanka rit et l’on ne voit pas la figure d’Akoulka, elle s’est emmitouflée.

     «  Il se pourrait bien que les enfants prennent froid »,  se dit Goussiev. 

     — Seigneur, chuchote-t-il, envoie-leur l’esprit et la raison qu’il faut pour respecter père et mère sans être plus malin que ses parents…

     — Cela demande de nouvelles semelles, dit dans son délire la voix de basse du matelot malade. Parfaitement !

     Les réflexions de Goussiev s’interrompent, et brusquement, sans qu’on sache pourquoi, l’étang cède la place à une tête de bœuf sans yeux, et le cheval et le traîneau n’avancent plus, ils tournent au milieu d’une fumée noire ; Tout de même, il est content d’avoir vu les siens. La joie lui coupe le souffle, il a des fourmillements et les doigts qui tremblent.

     — Le Seigneur nous a conduits, nous nous sommes revus ! délire-t-il, mais il ouvre les yeux tout de suite après et se met à chercher de l’eau dans l’obscurité.

     Il boit et se recouche, et le traîneau reprend sa course, puis réapparaissent la tête de bœuf sans yeux, la fumée, les nuages… Et ainsi jusqu’à l’aube.         


  1. Soldats libérés et renvoyés chez eux après un temps de service plus ou moins long.
  2. Forme raccourcie du patronyme Ivanovitch, fils d’Ivan.
  3. Ancien nom de Partizansk, ville du littoral d’Extrême-Orient à l’est de Vladivostok.





II

     Dans les ténèbres se dessine d’abord un rond bleu – c’est le hublot ; Goussiev commence ensuite à distinguer peu à peu son voisin de hamac, Pavel Ivanytch. L’homme dort assis, car il étouffe en position couchée. Son visage est gris, son nez est long et pointu et, du fait qu’il a maigri de façon effrayante, ses yeux sont immenses ; il a les tempes creusées, la barbe clairsemée, les cheveux longs… À voir son visage, on ne peut absolument pas repérer sa condition sociale : est-ce un noble, un marchand ou un moujik ? L’expression sur sa figure et ses cheveux longs font penser à un habitué du jeûne, à un novice de couvent, mais à l’écouter, on ne pense plus à un moine. Le ballottement, la touffeur et sa maladie l’ont épuisé, il respire avec peine et remue ses lèvres desséchées. S’apercevant que Goussiev le regarde, il tourne la tête vers lui et dit :

     — Je commence à deviner… Oui… À présent, je comprends tout parfaitement.

     — Qu’est-ce que vous comprenez, Pavel Ivanytch ?

     — Voilà… Je trouvais cela étrange, que vous qui êtes très malades, au lieu d’être au repos, vous vous trouviez sur un vapeur où la chaleur est accablante, où ça tangue, bref, où la mort vous guette, mais tout est clair, à présent, pour moi… Oui… Vos docteurs vous ont abandonné sur ce paquebot pour se débarrasser de vous. Ils en ont assez de s’occuper de bourriques comme vous… Vous ne les payez pas, vous leur causez du tracas et en plus vous gâchez leurs bilans, en mourant – des bourriques, quoi ! Et ce n’est pas compliqué, de se défaire de vous… Pour cela, il faut juste premièrement n’avoir ni conscience ni humanité, et deuxièmement tromper le commandement du bateau. On peut ne pas mentionner la première condition, nous sommes des artistes en la matière, quant à la deuxième, on y arrive avec un peu d’expérience. Cinq malades ne sautent pas aux yeux, dans la foule que représentent quatre cents soldats et matelots valides ; eh bien, on vous a expédiés sur le vapeur, mélangés aux bien-portants, on vous a comptés à la va-vite et, dans le tumulte, personne n’a rien vu d’anormal, et c’est une fois le bateau parti qu’on a remarqué des paralytiques vautrés sur le pont, ainsi que des phtisiques au dernier degré…

     Goussiev ne comprend pas Pavel Ivanytch ; pensant qu’on le réprimande, il dit pour se justifier :

     — J’étais couché sur le pont parce que j’étais à bout de forces ; j’ai eu terriblement froid lorsqu’on nous a fait passer de la barge sur le vapeur.

     — Révoltant ! poursuit Pavel Ivanytch. Surtout qu’ils savent parfaitement que vous ne supporterez pas cette longue traversée, et ils vous plantent là quand même ! Bon, en admettant que vous teniez le coup jusqu’à l’océan Indien, ensuite ? C’est horrible, d’y penser… Et cela en remerciement de votre fidélité et d’impeccables états de service !

     Pavel Ivanytch a les yeux mauvais, il grimace d’un air dégoûté et dit d’une voix étranglée :

     — Il faudrait les agonir d’injures dans les journaux, à en faire tomber les plumes !

     Les deux soldats et le matelot malades se sont réveillés, les voilà qui jouent déjà aux cartes. Le matelot est à moitié allongé dans son hamac, les soldats sont assis par terre dans des positions très malcommodes. L’un des soldats a le bras droit bandé, ça lui fait un vrai bonnet autour du poignet, si bien qu’il tient ses cartes sous son aisselle droite ou au pli du coude, et joue de la main gauche. Ça tangue fortement. Impossible de se lever, de se verser du thé ou de prendre ses potions.

     — Tu étais ordonnance ? demande Pavel Ivanytch à Goussiev.

     — Tout juste, ordonnance.

     — Mon Dieu, mon Dieu ! dit Pavel Ivanytch en hochant tristement la tête. Extraire un homme de son nid natal, lui faire parcourir quinze mille verstes1 puis lui faire attraper la phtisie et… et pourquoi tout cela, on se le demande ? Pour en faire l’ordonnance d’un quelconque capitaine Kopeïkine ou d’un enseigne de vaisseau Dyrka2. Comme c’est logique !

     — Ce n’est guère compliqué, Pavel Ivanytch. On se lève le matin, on cire les bottes, on allume le samovar, on range la chambre et il n’y a plus rien à faire. Le lieutenant passe la journée à dessiner des plantes3, et toi tu fais ce que tu veux, prier, lire ou te balader dehors. Qu’il plaise à Dieu de donner une telle vie à chacun !

     — C’est très bien, en effet ! Le lieutenant dessine des plantes et toi tu passes toute la journée à la cuisine à te morfondre en pensant à ta patrie… Des plantes… Il ne s’agit pas de plantes, mais de la vie humaine ! La vie n’est pas donnée deux fois, il faut la ménager.

     — Pour sûr, Pavel Ivanytch, on ne fait grâce nulle part au mauvais sujet, ni chez lui ni au service, mais si tu vis correctement, en obéissant, quelle raison aurait-on de t’en faire voir ? Les maîtres ont de l’instruction, ils comprennent ça… En cinq ans, je n’ai jamais été au cachot, et on m’a battu qu’une seule fois, si je me souviens bien…

     — Pour quel motif ?

     — Pour une bagarre. J’ai la main lourde, Pavel Ivanytch. Quatre Manzas4 sont entrés chez nous ; ils amenaient du bois, quelque chose comme ça, j’ai oublié. Moi, par ennui, je leur ai froissé les côtes, l’un de ces maudits a saigné du nez… Le lieutenant a tout vu par une fenêtre, il s’est fâché et m’a flanqué une gifle.

     — Tu es stupide et pitoyable… murmure Pavel Ivanytch. Tu ne comprends rien.

     Le tangage l’épuise complètement, il ferme les yeux ; tantôt sa tête part en arrière, tantôt elle retombe sur sa poitrine. Il essaye plusieurs fois de se coucher, mais ça ne donne rien : il a du mal à respirer.

     — Et tes quatre Manzas, tu les as rossés pour quel motif ?

     — Comme ça. Ils sont entrés dans la cour, j’ai tapé dessus.

     Et le silence se fait… Les joueurs de cartes s’adonnent à leur passion avec force jurons deux heures durant, mais le tangage en vient aussi à bout ; ils jettent les cartes et s’allongent. Goussiev voit de nouveau le grand étang, la fabrique, le village… Voilà de nouveau le traîneau qui avance, Vanka rit et cette petite sotte d’Akoulka a ouvert tout grand sa pelisse et ses jambes dépassent du traîneau : regardez voir, bonnes gens, mes bottes de feutre ne sont pas comme celles de Vanka, j’en ai des neuves.

     — Elle va sur ses six ans, délire Goussiev, mais elle n’est toujours pas raisonnable ! Au lieu de montrer tes jambes, viens plutôt apporter à boire à ton oncle le soldat. Je te donnerai une friandise.

     Voilà Androne, son fusil à silex sur l’épaule, il tient un lièvre qu’il a abattu, mais le vieux Juif Issaïtchik le suit et lui propose un bout de savon en échange du lièvre ; voici une petite génisse noire dans l’entrée de l’izba, et Domna qui coud une chemise en pleurant pour quelque raison, et revoilà la tête de bœuf sans yeux, la fumée noire…

     Quelqu’un a poussé un grand cri, en haut, quelques matelots ont accouru ; il semble qu’on traîne sur le pont quelque chose d’encombrant, ou que quelque chose ait éclaté. Nouvelle cavalcade… Quelque malheur serait-il arrivé ? Goussiev relève la tête, tend l’oreille et voit les deux soldats et le matelot qui jouent de nouveau aux cartes ; Pavel Ivanytch, assis, remue els lèvres. On étouffe, respirer fatigue trop, on a soif mais l’eau est chaude, répugnante… Le tangage ne cesse pas.

     Brusquement, il se passe quelque chose d’étrange avec un des soldats jouant aux cartes… Il appelle carreaux les cœurs, s’embrouille en comptant et laisse tomber ses cartes, après quoi il dévisage tout le monde en souriant bêtement, d’un air épouvanté.

     — À tout de suite, les amis… dit-il en se couchant par terre.

     On est perplexe, on l’interpelle, mais il ne répond rien.

     — Stiépane, tu te sens mal ? Hein ? demande l’autre soldat, celui qui a le bras bandé. Il faut aller chercher le pope ? Hein ?

     — Stiépane, bois donc un peu d’eau… fait le matelot. Allez, vieux frère, bois un peu.

     — Enfin, qu’est-ce que tu as à lui flanquer ton gobelet dans les dents ? se fâche Goussiev. Tu ne vois donc pas, espèce de buse ?

     — Quoi donc ?

     — Quoi donc ? reprend Goussiev en le singeant. Il ne respire pas, il est mort ! Voilà ce que tu devrais voir ! Seigneur mon Dieu, en voilà des idiots !…     


  1. La verste faisait 1,1 km environ.
  2. Personnages de Gogol : le premier au chapitre X des Àmes mortes, le deuxième dans la pièce Le mariage.
  3. Dessine des plantes : Denis Roche pensait à une erreur de Goussiev, voulant dire : « trace des plans ». À moins qu’il ne s’agisse d’une expédition scientifique comme celles d’Arséniev un peu plus tard : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Arseniev  
  4. Peuple vivant du côté de l’Oussouri : cela fait de plus en plus penser à Arséniev, voir « Dersou Ouzala ».





III

     Il n’y a plus de tangage, et Pavel Ivanytch est redevenu gai. Il ne se fâche plus. Il a sur le visage une expression provocante, ironique et fanfaronne. C’est comme s’il voulait dire : « Je vais à l’instant vous raconter quelque chose de si drôle que vous en aurez tous mal au ventre à force de rire. » Le hublot est ouvert et une légère brise arrive sur Pavel Ivanytch. On entend des voix, ainsi que le bruit d’avirons heurtant l’eau… Juste sous le hublot, une petite voix grêle gémit de façon déplaisante : sans doute un Chinois qui chante.

     — Et nous voilà en rade, dit Pavel Ivanytch avec un sourire ironique. Dans quelque chose comme un mois, nous serons en Russie. Oui, chers messieurs les soudards. J’arriverai à Odessa, et de là, je filerai directement à Kharkov. J’ai un ami homme de lettres, à Kharkov. Arrivé là-bas, je lui dirai : « Allons, vieux frère, laisse un moment tes sujets infects, les amourettes féminines et les beautés de la nature, et viens démasquer les ordures à deux pattes… J’ai des thèmes pour toi…

     Il songe une minute à quelque chose, puis dit :

     — Goussiev, sais-tu comment je les ai dupés ?

     — Qui ça, Pavel Ivanytch ?

     — Mais les mêmes… Tu comprends, sur le bateau, il n’y a que des premières et des troisièmes classes, en outre on ne laisse que les moujiks, c’est-à-dire les mufles, aller en troisième classe. Donc, si tu portes un veston et pour peu que tu aies, de loin, l’air d’un noble ou d’un bourgeois, tu es bon pour la première classe. Rien à faire, allonge tes cinq cents roubles. « Pourquoi cette règle ? demandé-je. Serait-ce pour relever le prestige de l’intelligentsia russe ? » « Pas le moins du monde. Nous ne vous laissons pas aller en troisième parce que voyager en troisième classe ne convient pas à une personne correcte : on y est mal, c’est hideux. » « Vraiment, messieurs ? Je vous remercie de vous soucier des gens comme il faut. Mais de toute façon, qu’on y soit mal ou pas, je n’ai pas cinq cents roubles. je n’ai pas volé le Trésor, je n’ai pas exploité les allogènes, je ne me suis pas livré à la contrebande, je n’ai fait périr personne sous les verges, à vous de juger : ai-je le droit de siéger en première classe et, a fortiori, de me mettre dans les rangs de l’intelligentsia russe ? » Mais la logique les laisse de marbre… Il m’a fallu recourir à la tromperie. J’ai enfilé un caftan et mis de grandes bottes, je me suis composé une sale gueule, un mufle d’ivrogne et me voilà chez l’agent : « Votre Haute Noblesse, je fais, donne-moi un petit billet… »

     — Mais vous-même, quel est votre état ? demande le matelot.

     — Ecclésiastique. Mon père était un pope honnête. Il a toujours dit leurs quatre vérités aux grands de ce monde, ce qui lui a valu bien des souffrances.

     Parler fatigue Pavel Ivanytch, il étouffe mais poursuit cependant :

     — Oui, je dis toujours la vérité aux gens, bien en face… Je n’ai peur de rien ni de personne. Sous ce rapport, il y a une énorme différence entre vous et moi. Vous êtes des gens gnorants, aveugles, des abrutis, vous ne voyez rien ou alors, ce que vous voyez,  vous ne le comprenez pas… On vous dit que le vent brise ses chaînes, que vous êtes des bestiaux, des Petchénègues1, et vous le croyez ; on vous rosse, vous baisez la main qui vous bat ; quelque animal en pelisse de raton vous dépouille avant de vous balancer un pourboire de quinze kopecks en argent, et vous : « Votre main, maître, je vous en prie ! » Vous êtes des parias, des gens pitoyables… Moi, c’est autre chose. Je vis en pleine conscience, je vois tout, à la façon de l’aigle ou de l’épervier volant au-dessus de la terre, et je comprends tout. Je suis la protestation incarnée. Je vois l’arbitraire : je proteste ; je vois le tartufe, l’hypocrite : je proteste ; je vois le triomphe d’un porc : je proteste. Et je suis invincible2, aucune inquisition espagnole ne peut me réduire au silence. Oui… Qu’on me coupe la langue, je protesterai par une mimique ; qu’on m’emmure dans une cave, je crierai si fort qu’on m’entendra à une verste, ou je me laisserai mourir de faim pour augmenter d’un poud3 le poids pesant sur une noire conscience ; qu’on me tue, je reviendrai sous la forme d’une ombre. Tous ceux qui me connaissent me disent : « Vous êtes l’homme le plus insupportable qui soit, Pavel Ivanytch ! » Je suis fier d’avoir une telle réputation. Ayant servi trois ans en Extrême-Orient, j’ai laissé derrière moi pour un siècle de souvenirs : je me suis brouillé avec tout le monde. Mes amis m’écrivent de Russie pour me dire de ne pas revenir. Et moi, je prends le bateau et je vais revenir pour les faire enrager… Oui… C’est la vie que je comprends. Ce qu’on peut appeler une vie.

     Goussiev n’écoute pas, il regarde par le hublot. Sur l’eau transparente et d’une délicate nuance de turquoise, inondée d’un soleil brûlant et aveuglant, se balance une embarcation. À l’intérieur se tiennent deux Chinois nus qui tendent des cages avec des canaris, en criant :

     — Il chante ! Il chante !

     Une autre embarcation est venue heurter la première, une vedette à vapeur est passée rapidement. Voilà une autre barque :  à son bord, un gros Chinois mange du riz avec des baguettes. L’eau se balance paresseusement, des mouettes blanches la survolent paresseusement.

     «  Ce gros-là, on lui frictionnerait bien le cou… », songe Goussiev en regardant le Chinois adipeux et en bâillant.

     Il somnole et a l’impression que la nature entière est à moitié assoupie. Le temps file. Le jour a passé sans qu’on s’en aperçoive, les ténèbres se sont déjà installées… Le bateau a quitté son mouillage, il avance, allant on ne sait où. 


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Petch%C3%A9n%C3%A8gues
  2. On attendrai plutôt « indomptable », mais ce n’est pas le terme rencontré dans le texte russe.
  3. Plus de seize kilos





IV

     Deux jours passent. Pavel Ivanytch n’est plus assis, mais couché ; il a les yeux fermés, son nez semble encore plus pointu. 

     — Pavel Ivanytch ! le hèle Goussiev ; hé, Pavel Ivanytch !

     Pavel Ivanytch ouvre les yeux et remue les lèvres.

     — Ça ne va pas ?

     — Ce n’est rien… répond Pavel Ivanytch en s’étouffant. Rien, au contraire, même… ça va mieux… Tu vois, je peux même m’allonger, maintenant… Je me sens mieux…

     — Allons, Dieu soit loué, Pavel Ivanytch.

     — Quand je me compare à vous, j’ai pitié de vous, mes pauvres…  Mes poumons sont en bon état, ma toux vient de l’estomac… Je peux supporter l’enfer, alors la mer Rouge… ! De plus, je porte un regard critique sur ma maladie et sur les remèdes. Tandis que vous… ignorants que vous êtes… C’est dur pour vous, très dur !

     Il n’y a pas de tangage, le temps est calme, mais il fait chaud et étouffant comme dans une étuve ; on a du mal non seulement à parler, mais même à écouter. Goussiev enserre de ses bras ses genoux, sur lesquels il laisse reposer sa tête, il songe à son pays natal. Mon Dieu, dans une telle touffeur, quel délice de penser à la neige et au froid ! On va en traîneau ; brusquement, les chevaux prennent peur et s’emballent… Sans distinguer routes, fossés ou ravins, ils foncent comme des possédés à travers la campagne, ils traversent l’étang, passent à côté de la fabrique et vont dans les champs… « Arrête, retiens-les ! lui crient les gens de la fabrique et les passants. Arrête ! » Mais pourquoi arrêter ? Le vent âpre et froid peut bien vous cingler le visage et vous mordre les mains, les paquets de neige envoyés par les sabots peuvent bien vous retomber sur la chapka, derrière votre col, sur votre cou et votre poitrine, les patins peuvent glapir, les rênes casser et le palonnier se rompre, au diable tout cela ! Quel délice, lorsque le traîneau se renverse et qu’on part en vol plané dans une fondrière, le nez en plein dans la neige, pour se relever ensuite, tout blanc, des glaçons dans la moustache ; plus de chapka, plus de moufles, la ceinture défaite… Les gens rient aux éclats, les chiens aboient…

     Pavel Ivanytch entrouvre un œil, regarde Goussiev et lui demande à voix basse :

     — Goussiev, est-ce que ton commandant volait ?

     — Qui peut le savoir, Pavel Ivanytch ? Nous n’en savons rien, ça ne vient pas jusqu’à nous.

     Ensuite, le silence se prolonge un bon moment. Goussiev songe, délire et boit de l’eau sans arrêt ; il lui est pénible de parler, pénible d’écouter, il redoute qu’on lui adresse la parole. Une heure s’écoule, une deuxième, une troisième ; le soir tombe, puis c’est la nuit, mais il ne remarque rien de tout cela, il est toujours assis, songeant à quand il gèle.

     Au bruit, il semble que quelqu’un soit entré dans l’infirmerie ; des voix résonnent, mais au bout de cinq ou six minutes, c’est le silence.

     — Que Dieu ait son âme, qu’il repose en paix, dit le soldat au bras bandé. Quel homme tourmenté !

     — Quoi ? demande Goussiev. De qui parles-tu ?

     — Il est mort. On vient à l’instant de l’emporter en haut.

     — Hé bien, oui, marmonne Goussiev, que Dieu ait son âme.

     — Comment vois-tu la chose, Goussiev ? demande le soldat au pansement après un silence. Ira-t-il au ciel, ou pas ?

     — Tu parles de qui ?

     — De Pavel Ivanytch.

     — Il y ira… En plus, c’est quelqu’un du clergé et les popes ont beaucoup de parents. Ils vont prier pour lui.

     Le soldat au bras bandé s’asseoit sur son hamac et dit à mi-voix, tourné vers Goussiev :

     — Toi aussi, Goussiev, tu files un mauvais coton. Tu n’arriveras pas en Russie.

     — C’est ce que le docteur a dit, ou  l’aide-médecin1 ?  demande Goussiev.

     — Ce n’est pas tant que quelqu’un l’ait dit, mais ça se voit… L’homme qui va bientôt mourir, on le voit tout de suite. Tu ne manges rien, tu ne bois pas, tu es tout maigre – tu fais peur à voir. La phtisie, quoi. Je ne dis pas ça pour t’inquiéter, mais au cas où tu voudrais communier et recevoir l’onction. Et si tu as de l’argent, tu devrais le remettre au capitaine en second.

     — Je n’ai pas écrit chez moi, soupire Goussiev. Ils ne sauront pas que je suis mort.

     — Ils le sauront dit la voix de basse du matelot malade. Quand tu mourras, ce sera noté sur le livre de bord ; à Odessa, on en donnera un extrait au commandement militaire, qui transmettra au district, enfin, là où il faut…

     Une telle discussion devient pénible à Goussiev, et un désir imprécis commence à le tourmenter. Boire un peu d’eau n’y fait rien ; se rapprocher du hublot et respirer l’air humide et brûlant non plus ; s’efforcer de penser au pays natal, aux jours de gel, pas davantage. Il finit par avoir l’impression qu’il va immanquablement mourir d’asphyxie s’il reste encore un seul instant à l’infirmerie.

     — Je me sens mal, les amis, dit-il. Faut que j’aille en haut. Amenez-moi en haut, au nom du Christ !

     — D’accord, fait le soldat au bras bandé. Tu n’y arriveras pas, je vais te porter. Accroche-toi à mon cou.

     Goussiev enlace le cou du soldat qui l’entoure de son bras valide et le porte en haut. Sur le pont dorment, vautrés en vrac, les soldats mis en congé permanent et les matelots ; il y en a tant qu’il est difficile de se frayer un passage.

     — Laisse-toi glisser à terre, dit à voix basse le soldat au pansement. Suis-moi tout doucement, accroche-toi à ma chemise…

     Il fait noir. Il n’y a de lumières ni sur le pont, ni dans la mâture, ni sur la mer aux alentours. Une sentinelle se tient à la proue, immobile comme une statue, mais l’homme a l’air de dormir. On a l’impression que le bateau est livré à lui-même et qu’il va où il a envie d’aller.

     — On jette à la mer Pavel Ivanytch, à l’heure actuelle, dit le soldat au bras bandé. Dans un sac, et à la flotte.

     — Oui. C’est la règle.

     — Mais, chez nous, c’est mieux de reposer dans la terre. Qu’au moins la mère puisse venir devant la tombe pleurer un peu.

     — Bien sûr.

     Une odeur de foin et de fumier se répand. Tête baissée, des bœufs se tiennent près du bord. Un, deux, trois… il y en a huit ! Et voilà aussi un petit cheval. Goussiev tend la main pour le caresser, mais il secoue la tête, montre les dents et veut mordre sa manche.

     — Maudite bête… se fâche Goussiev.

     Sans faire de bruit, ils se glissent tous les deux, le soldat et lui, vers la proue, puis s’arrêtent près du bord et regardent en silence tantôt vers le haut, tantôt vers le bas. En haut, la profondeur du ciel, les étoiles bien visibles, le silence et la paix, tout à fait comme chez nous à la campagne – en bas, ténèbres et agitation. On en sait pourquoi, bruissent de hautes vagues. Quelle que soit celle qu’on regarde, elle essaie d’aller plus haut que les autres, elle presse et pousse sa voisine ; avec fracas, une troisième, tout aussi féroce et hideuse, accourt en faisant miroiter sa crinière blanche. 

     La mer n’a ni raison ni compassion. Si le vapeur était plus petit et n’était pas constitué de fort métal, les vagues le briseraient sans la moindre pitié et engloutiraient tout le monde sans faire de différence entre les saints et les pécheurs. Le paquebot a lui aussi une expression de cruauté stupide. Ce monstre à grand nez avance en fendant des millions de vagues sur sa route ; il ne craint ni les ténèbres ni le vent, ni l’immensité ni la solitude, rien n’a de prise sur lui, et si l’océan avait ses propres habitants, le monstre les broierait sans lui non plus faire de différence entre les saints et les pécheurs.

     — Où sommes-nous, maintenant ? demande Goussiev.

     — Je ne sais pas. Ce doit être l’océan.

     — On ne distingue pas la terre…

     — Ça ne risque pas ! On dit qu’on la verra seulement dans sept jours. 

      Les deux soldats contemplent l’écume blanche aux reflets phosphorescents et se taisent, songeurs. Goussiev rompt le silence le premier.

     — Il n’y a rien là d’effrayant, dit-il. C’est seulement qu’on en a horreur, comme de se trouver dans une forêt en pleine nuit ou encore, une supposition, si une chaloupe avait été mise à l’eau et que l’officier avait donné l’ordre d’aller pêcher le poisson à cent verstes — j’y irais. Ou, disons, si un baptisé tombait à l’instant à l’eau – je m’y jetterais moi aussi. Je n’irais pas sauver un Allemand ou un Manza, mais un baptisé, si.

     — Et mourir, ça te fait peur ?

     — Oui, ça me fait peur. J’ai du regret pour notre bien. Mon frère, là-bas,  vois-tu, il n’est pas raisonnable : il boit, bat sa femme pour rien et ne respecte pas les parents. Sans moi, tout sera fichu et le père et la vieille, j’en ai peur, devront aller mendier. Dis donc, mon vieux, je ne tiens plus debout et on étouffe, ici… Allons dormir. 


(1) Il s’agit du feldscher souvent rencontré chez Tchékhov, terme transcrit de l’allemand et désignant une fonction intermédiaire entre docteur et infirmier.     



     
V

     Goussiev revient à l’infirmerie et se couche dans son hamac.  Il est de nouveau tourmenté par un désir vague, il n’arrive pas à comprendre ce qui lui manque. Il a une pression dans la poitrine, des coups résonnent dans sa tête et il a la bouche tellement sèche qu’il a du mal à remuer la langue. Il s’assoupit, délire et, épuisé par les cauchemars, la toux et la chaleur suffocante, tombe au matin dans un profond sommeil. Il rêve qu’à la caserne on vient de sortir du pain du four et qu’il s’est introduit dans le four et y prend un bain de vapeur en se fouettant avec des branches de bouleau. Il dort pendant deux jours et, le troisième jour à midi, deux matelots descendent pour le sortir de l’infirmerie et l’emporter.

     On le coud dans de la grosse toile et, pour l’alourdir, on place avec lui deux grilles de fer. Cousu dans sa toile, il ressemble à une carotte, ou à un gros radis : grosse tête et pied effilé… Avant le coucher du soleil, on le porte sur le pont et on le met sur une planche ; un bout de la planche repose sur la lisse et l’autre extrémité sur une caisse placée sur un tabouret. Tout autour, les soldats renvoyés chez eux et l’équipage, tête nue.

     — Béni soit notre Dieu, commence le prêtre, toujours, maintenant et à jamais, dans les siècles des siècles !

     — Amen ! chantent trois matelots.

     Les soldats mis en congé et l’équipage se signent et jettent des regards vers les vagues. Il est étrange qu’un homme soit cousu dans une toile et doive à l’instant s’élancer dans les vagues. Est-il concevable que cela puisse arriver à chacun ?

     Le prêtre verse de la terre sur Goussiev et s’incline. On chante « Souvenir éternel ».

     L’officier de quart soulève le bout de la planche, Goussiev se met à glisser, se précipite la tête la première, puis se retourne et plouf ! L’écume le recouvre, il semble un instant enveloppé de dentelles – mais cela dure très peu de temps, il disparaît déjà dans les vagues.

     Il descend rapidement vers le fond. L’atteindra-t-il ? On dit que le fond est à quatre verstes1 de profondeur. Ayant parcouru huit à dix sagènes2, il ralentit de plus en plus, se balance régulièrement, comme s’il réfléchissait, et le courant l’emporte de côté plus vite que vers le bas. 

     Mais le voilà qui croise un banc de petits poissons, de ceux qu’on appelle des poissons-pilotes. Ayant aperçu le corps sombre, les petits poissons s’arrêtent, cloués sur place, puis font tous demi-tour d’un seul coup et disparaissent.  Moins d’une minute plus tard, ils reviennent comme des flèches sur Goussiev et se mettent à fendre l’eau en zigzagant autour de lui…

     Puis un autre corps sombre fait son apparition. C’est un requin. Il s’approche par en-dessous, avec importance et nonchalance, tout à fait comme s’il ne remarquait pas la présence de Goussiev, et ce dernier se retrouve sur son dos, puis le requin se retourne, le ventre en haut, se prélasse dans l’eau tiède et transparente et ouvre paresseusement sa gueule à la double rangée de dents. Les pilotes sont ravis ; ils se sont arrêtés pour voir ce qui allait se passer. Ayant un peu joué avec le corps, le requin place comme à contrecœur sa gueule en dessous, le tâte prudemment avec ses dents et la toile se déchire sur toute sa longueur, de la tête aux pieds ; une grille s’en échappe et tombe, effrayant les pilotes et heurtant le flanc du requin, pour couler avec rapidité.

     Cependant, en surface, vers le couchant, s’amoncellent les nuages ; l’un d’eux ressemble à un arc de triomphe, l’autre à un lion, un troisième à des ciseaux… Un large rayon vert sort des nuages et s’allonge, gagnant le milieu du ciel ; peu après le rejoint un rayon violet, puis un rayon doré, un rose… Le ciel prend une tendre teinte de lilas. En voyant ce ciel grandiose, enchanteur, l’océan commence par se renfrogner, mais bientôt il prend à son tour des couleurs douces, gaies, passionnées, pour lesquelles la langue des hommes a du mal à trouver des noms.


  1. Plus de quatre mille mètres.
  2. Une bonne vingtaine de mètres.