vendredi 24 novembre 2017

Une médisance (Anton Tchékhov)

     Une petite nouvelle drolatique de la fin 1883, parue sous le pseudonyme de Tchékhontié dans la revue « Fragments » . Reprise ensuite dans un recueil de récits, puis dans l’édition d’Adolf Marx.
     Un critique du journal de tendance libérale « La feuille d’Odessa » en fit, en y joignant la nouvelle « La mort d’un fonctionnaire » , traduction à venir, la recension suivante : “C’est le genre d’œuvre où l’auteur évoque les choses de la vie courante, des choses insignifiantes et triviales, il en parle sur le ton de la plaisanterie, on le voit presque sourire, mais le lecteur ne peut pas détacher ses yeux des personnages en train de gémir, de souffrir et même de se perdre dans ces bagatelles, ces petits riens de la vie…”    (La feuille d’Odessa N° 256, 4 octobre 1900)








Une médisance

(Anton Tchékhov)




     Le professeur de calligraphie Sergueï Kapitonytch1 Akhineïev donnait sa fille Natalia en mariage au professeur d’histoire et de géographie Ivan Piétrovitch Lochadinykh2. La noce se passait gaiement, comme sur des roulettes. Dans la salle de réception, ça chantait, ça jouait et ça dansait. Courant d’une pièce à l’autre, les laquais empruntés pour l’occasion au club, en fracs noirs et en cravates blanches couvertes de taches, se démenaient comme des possédés. Le tout était bruyant et les conversations allaient bon train. Taranntoulov3, le professeur de mathématiques, Padeqoi, le professeur de français et Iégor Viénédiktych Mzda, le sous-directeur de la Cour des comptes, assis côte à côte sur un canapé, se bousculant et se coupant la parole, racontaient des histoires de gens enterrés vivants et faisaient part de leurs opinions sur le spiritisme. Aucun des trois ne croyait au spiritisme, mais ils admettaient tous qu’en ce bas monde, beaucoup de choses échappent à l’esprit humain. . Dans une autre pièce, Dodonski, le professeur de littérature, expliquait aux invités dans quels cas une sentinelle a le droit de faire feu sur les passants. Comme on le voit, les conversations étaient effrayantes, mais fort agréables. Du dehors, les gens auxquels leur rang social ne permettait pas d’entrer regardaient par les fenêtres.
     Sur le coup de minuit,  Akhineïev alla en cuisine vérifier que tout était prêt pour le souper. La cuisine était remplie du sol au plafond d’une fumée exhalant des odeurs d’oie et de canard, et d’autres fumets encore. Sur deux tables, s’étalaient dans un désordre artistique des  boissons et des hors-d’œuvre. Auprès des tables s’affairait Marfa4, la cuisinière, bonne femme rubiconde à qui son tablier faisait deux ventres.
     — Montre-moi un peu l’esturgeon5, ma petite mère ! dit Akhineïev en se frottant les mains et en se pourléchant. Quelle odeur, une vraie fièvre ! Je pourrais manger toute la cuisine. Allez, fais voir l’esturgeon !
     Marfa s’approcha d’un banc et souleva précautionneusement une feuille de journal bien huileuse. En-dessous, sur un énorme plat, gisait un esturgeon en gelée de belle taille, émaillé  de câpres, d’olives et de rondelles de carotte. Akhineïev eut un cri en voyant l’esturgeon. Il roula des yeux, son visage s’illumina. Il se pencha et ses lèvres produisirent un bruit de roue mal graissée. Resté ainsi quelques instants, il claqua des doigts de satisfaction et clappa des lèvres encore une fois. 
     — Eh ! Un bruit de baiser passionné… Qui embrasses-tu ici, Marfouchka6 ? fit une voix depuis la pièce à côté, et apparut à la porte la tête rasée de Vannkine, un surveillant-adjoint. Qui donc ? Aha… Magnifique ! C’est Sergueï Kapitonovitch ! Un bon petit vieux, pas à dire ! En tête-à-tête avec le beau sexe !     
     — Je ne l’embrasse pas du tout, dit Akhineïev, gêné, qui t’a raconté ça, espèce d’idiot ? C’est juste que j’ai clappé des lèvres par rapport à… en signe de satisfaction… À la vue du poisson…
     — Tu m’en diras tant !
     La tête de Vannkine se fendit d’un large sourire avant de disparaître derrière la porte. Akhineïev s’empourpra.
     « Diable ! se dit-il. Le gredin va se répandre en calomnies un peu partout.  Cette bourrique va me faire honte dans toute la ville… »
     Akhineïev retourna sans fanfare dans la grande salle et loucha de côté : où était Vannkine ?  Ce dernier se tenait à côté du piano et, crânement penché, chuchotait quelque chose à la belle-sœur de l’inspecteur, qui s’en amusait.
     « Il parle de moi ! pensa Akhineïev. Crève donc ! Et l’autre qui le croit… qui le croit ! La voilà qui rit ! Mon Dieu ! Impossible de laisser les choses en l’état… Impossible… Il faut faire quelque chose pour qu’on ne le croie pas… Je vais aller voir tout le monde, et c’est lui qui aura le rôle du sot calomniateur. »
     Akhineïev, très gêné et se grattant, s’approcha de Padequoi.
     — Je viens de passer à la cuisine donner des instructions pour le souper, dit-il au Français. Je sais que vous aimez le poisson, et j’ai justement, mon cher, un de ces esturgeons, aie ! Dans les deux archines7 ! Hé-hé-hé… Oui, à propos…j’ai failli oublier… Dans la cuisine, à propos de cet esturgeon, une vraie blague ! J’entre dans la cuisine pour examiner les plats… En voyant l’esturgeon, de contentement, pour le piquant de la chose, je clappe des lèvres ! Et c’est alors que surgit cet idiot de Vannkine qui me dit… ha-ha-ha… il me fait : « Aha… vous vous embrassez, ici ? » Avec cette Marfa, la cuisinière ! Qu’est-ce qu’il est allé inventer, cet abruti ! La bonne femme ne ressemble à rien, une vraie bête sauvage, et lui… l’embrasser ! Quel énergumène !
     — Un énergumène, qui ça ? demanda Taranntoulov en s’approchant. 
     — Mais ce Vannkine ! Voyez-vous, j’entre à la cuisine…
     Et de raconter l’histoire avec Vannkine.
     — Il m’a fait rire, cet animal ! Selon moi, il serait plus agréable d’embrasser un mâtin que Marfa, ajouta Akhineïev qui, regardant par-dessus son épaule, aperçut Mzda juste derrière lui.
     — Nous discutons de Vannkine, lui dit-il. Un drôle d’original ! Entrant dans la cuisine, il m’a vu à côté de Marfa et en a conçu toutes sortes de blagues. « Alors, dit-il, vous vous embrassez ? » Des visions d’ivrogne. Moi, je lui dis, j’embrasserais plutôt un dindon que Marfa. D’ailleurs j’ai une femme, je lui dis, imbécile que tu es. Il m’a bien fait rire !
     — Qui vous a bien fait rire ? s’enquit l’aumônier en venant vers Akhineïev.
     — Vannkine. Vous voyez, je suis à la cuisine, en train d’examiner l’esturgeon…
     Et ainsi de suite.  Au bout d’une demi-heure, à peu près, tous les invités avaient entendu parler de l’histoire de l’esturgeon et de Vannkine.
     « Il peut toujours leur raconter, maintenant ! se dit Akhineïev en se frottant les mains. Vas-y donc ! À peine aura-t-il commencé son récit qu’on lui dira : “Arrête avec ces bêtises, crétin ! Nous savons ce qu’il en est !”
     Et Akhineïev se sentit rassuré au point de boire, tout à sa joie, quatre verres de vodka superflus. Après le souper, ayant raccompagnés dans leur chambre les jeunes mariés, il se retira dans ses appartements et s’endormit du sommeil de l’enfant innocent, et le lendemain, il avait tout oublié de l’histoire de l’esturgeon. Héla, hélas ! L’homme propose et Dieu dispose8. Une mauvaise langue fit sa méchante besogne, et la ruse d’ Akhineïev ne lui servit de rien ! Exactement une semaine plus tard, un mercredi, après la troisième heure de cours9, alors qu’ Akhineïev, campé au milieu de la salle des professeurs, analysait les penchants pervers de l’élève Vyssiékine10, le directeur s’approcha de lui pour le prendre à part.
     — Écoutez, Sergueï Kapitonytch, dit le directeur. Vous allez m’excuser… Ça ne me regarde pas, mais je dois tout de même vous faire comprendre… Il est de mon devoir… Voyez-vous, le bruit court que vous vivez avec cette… avec votre cuisinière… Ça ne me regarde pas, mais… Vivez avec elle, embrassez-la, tout ce que vous voulez, seulement, de grâce, pas aussi ouvertement ! Je vous le demande ! N’oubliez pas que vous êtes un pédagogue !
     Akhineïev se transforma en pierre gelée. Il rentra chez lui comme un homme piqué par tout un essaim, comme un homme ébouillanté. Pendant le trajet, il lui sembla que la ville entière l’observait comme s’il avait été enduit de goudron… Un nouveau malheur l’attendait chez lui.
     — Qu’as-tu donc à ne rien avaler ? lui demanda sa femme au cours du déjeuner. À quoi songes-tu ? À tes amours ? Tu te languis de Marfouchka ? Je sais tout, brigand ! De braves gens m’ont ouvert les yeux ! Hou, hou… bbbarbare !
     Et vlan ! une gifle. Il se leva de table et, ne sentant plus le sol sous ses pieds, sans manteau ni chapeau, il se rendit chez Vannkine. Il trouva ce dernier chez lui.
     — Canaille ! lui dit-il. Pourquoi m’as-tu traîné dans la boue devant tout le monde ? Pourquoi as-tu répandu cette calomnie à mon sujet ?
     — Quelle calomnie ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
     — Et qui a  fait courir le bruit que j’aurais embrassé Marfa ? Ce n’est pas toi, dis-moi ? Ce n’est pas toi, bandit ?
     Le visage chiffonné de Vannkine se plissa de tous côtés, ses yeux se portèrent vers l’icône et il proféra :
     — Que Dieu me frappe ! Que mes yeux soient arrachés, que je crève si j’ai prononcé un seul mot à votre sujet. Que je souffre mille morts ! Que le choléra m’atteigne, et plus encore !
     La sincérité de Vannkine ne faisait aucun doute. Ce n’était visiblement pas lui l’auteur des ragots.
     « Mais alors, qui ? se demanda Akhineïev en passant en revue toutes ses connaissances et en se frappant la poitrine. Qui donc ? »
     — Qui donc ? demanderons-nous à notre tour au lecteur.





  1. Pour Kapitonovitch, fils de Kapiton, prénom d’origine grecque.
  2. Un peu comme : Deschevaux.
  3. De l’araignée du même nom… L’auteur s’amuse.
  4. Correspon à Marthe.
  5. Pièce de choix et de taille. Dans Les âmes mortes, Sobakiévitch lui fait un sort…
  6. Diminutif de Marfa.
  7. L’archine fait un peu plus de soixante-dix centimètres.
  8. Cette expression fort connue s’inspire de l’Ancien Testament, notamment des lives de Job et des Psaumes.
  9. Les cours durent un peu moins d’une heure, en fait.
  10. Un nom du genre « Aufouet » .

vendredi 17 novembre 2017

La chose illégitime (Anton Tchékhov)

     Une petite nouvelle de 1887, d’abord publiée sous le pseudonyme (déjà transparent) de A. Tchékhontié. Tolstoï la rangeait parmi les meilleurs récits de l’auteur. 
     Cette traduction est dédiée à Tricia Natho, récemment réapparue dans le Club de Mediapart.











La chose illégitime


(Anton Tchékhov)



     Au cours de sa promenade du soir, l’assesseur de collège1 Migouïev fit halte à proximité d’un poteau télégraphique et poussa un profond soupir. Précisément à cet endroit, une semaine plus tôt, alors qu’il rentrait de sa promenade et regagnait son domicile, il avait été rattrapé par Agnia, son ancienne femme de chambre, qui lui avait dit avec haine :
     — Attends un peu ! Je vais te préparer une écrevisse2, pour t’apprendre à perdre les innocentes ! Je vais te flanquer le marmot, et puis aller voir le juge et tout raconter à ta femme…     
     Et d’exiger cinq mille roubles, à déposer à son nom à la banque. À ce souvenir, Migouïev soupira et, tout contrit, se reprocha une fois de plus le béguin passager qui lui valait tant de tracas et de souffrances.
     Arrivé à sa datcha, Migouïev s’assit sur le perron pour se reposer. Il était tout juste dix heures, et la lune pointait le nez hors des nuages. Dans la rue et auprès des datchas, pas âme qui vive : les vieux villégiateurs étaient déjà couchés, les jeunes se baladaient dans le petit bois. En cherchant dans ses poches une allumette pour allumer sa cigarette, Migouïev heurta du coude quelque chose de mou ; par désœuvrement, il jeta un coup d’œil sous son bras droit et fit soudain une grimace épouvantée, comme à la vue d’un serpent près de lui. Il y avait par terre, au bas de la porte, une sorte de paquet. Quelque chose d’oblong était enveloppé dans ce qui, au toucher, devait être une courtepointe. Le paquet était légèrement ouvert à une extrémité et l’assesseur de collège, y ayant introduit une main, tâta quelque chose de chaud et humide. D’effroi, il sauta sur ses pieds et regarda de tous côtés, comme un criminel s’apprêtant à fausser compagnie à son escorte.
     — Elle l’a tout de même déposé ! murmura-t-il rageusement entre ses dents, les poings serrés. La voici devant moi, notre… chose illégitime ! Oh, Seigneur !
     Il restait pétrifié d’effroi, de rage et de honte… Que faire, à présent ? Que dira sa femme, si elle vient à l’apprendre ? Et ses collègues, au bureau ? Son Excellence, à coup sûr, lui tapotera le ventre en pouffant de rire : « Mes félicitations… Hé-hé-hé… La barbe grisonne, mais on a le diable au corps… Ce polisson de Sémione Érastovitch3 ! » Son secret sera étalé au grand jour dans toutes les datchas, et il se pourrait bien que les respectables mères de famille refusent de le recevoir. Les journaux regorgent d’articles sur les enfants trouvés, si bien que le doux nom de Migouïev va se répandre dans la Russie entière…
     Le fenêtre du milieu de la façade était ouverte et l’on entendait nettement Anna Philippovna, l’épouse de Migouïev, mettre le couvert pour le souper ; dans la cour, juste derrière le portail, le concierge Iermolaï pinçait les cordes d’une balalaïka plaintive… Le poupon n’avait plus qu’à se réveiller et se mettre à couiner, et le pot-aux-roses serait découvert. Migouïev ressentit le désir irrésistible de faire vite.
     — Vite, vite… marmonnait-il. Tout de suite, pendant que personne ne voit rien. Je vais l’emporter et le déposer sur un autre perron…
     Migouïev attrapa d’une main le paquet et, sans faire de bruit, d’un pas mesuré pour ne pas éveiller les soupçons, remonta la rue…
     « Quelle situation abominable ! se disait-il en tâchant de garder un air impassible. Un assesseur de collège en pleine rue, trimballant un nouveau-né. Oh, Seigneur, si quelqu’un me voit et comprend de quoi il retourne, je suis perdu… Je vais le poser là… Non, minute, les fenêtres sont ouvertes, il y a peut-être quelqu’un en train de regarder. Où, alors ? Ah, j’ai trouvé, je vais le porter jusqu’à la datcha de Mielkine, le marchand… Les marchands sont des gens riches et compatissants ; peut-être même qu’ils en sauront gré à la providence,  le garderont et l’élèveront. »
     Et Migouïev se décida résolument à porter le bébé chez Mielkine, malgré la distance, la datcha du marchand se trouvant dans la rue la plus éloignée, à côté de la rivière.
     «  Pourvu seulement qu’il n’aille pas se mettre à brailler ou à glisser en-dehors du paquet, pensa l’assesseur de collège. C’est le cas de le dire : merci pour la surprise ! J’ai sous mon bras un être vivant que je porte comme une serviette. Un être vivant avec une âme et des sentiments comme tout le monde… Si les Melkine, par un heureux hasard, le gardent et se chargent de son éducation, peut-être qu’il deviendra… Ce sera peut-être un professeur, un chef de guerre, un écrivain… C’est que tout arrive, en ce bas monde ! À présent, je le porte sous le bras comme une saleté quelconque, mais peut-être que dans trente ou quarante ans, c’est moi qui serai au garde-à-vous devant lui… »
     Alors que Migouïev traversait un étroit passage désert et bordé de palissades, à l’ombre épaisse et noire de tilleuls, il lui apparut brusquement que ce qu’il faisait était fort cruel et très criminel.
     « Comme c’est lâche, en fait ! se disait-il. Il est impossible d’imaginer quelque chose de plus vil… Qu’avons-nous à balancer de malheureux gosse de perron en perron ? Est-il responsable de sa naissance ? Et quel mal nous a-t-il fait ? Des lâches, voilà ce que nous sommes… Nous aimons les promenades en traîneaux, et ce sont des enfants innocents qui doivent les traîner… Il faut bel et bien réfléchir à tout cela ! Du fait que j’ai fauté, voilà cet enfant voué à un sort féroce… Je vais le déposer furtivement chez les Mielkine, les Mielkine vont l’expédier à l’orphelinat, où tous sont étrangers les uns pour les autres, où tout se fait bureaucratiquement… ni caresses, ni amour ni gâteries… On en fera un cordonnier… il se mettra à la boisson et aux obscénités, il crèvera de faim… Un cordonnier, alors que c’est le fils d’un assesseur de collège, qu’il est de sang noble4… Il est ma chair et mon sang… »
     Migouïev sortit de l’ombre des tilleuls et se retrouva sur la route baignée par le clair de lune ; défaisant un peu le paquet, il jeta un coup d’œil au bébé.
     — Il dort, chuchota-t-il. Voyez-moi ça, le gredin a le nez busqué de son père… Il dort sans se douter que son propre père le regarde… Un vrai drame, mon ami…Pardon, hein, mon petit vieux, pardonne-moi… C’était ta destinée…
     Clignant des yeux, l’assesseur de collège se sentit des fourmillements sur les joues. Il enveloppa de nouveau l’enfant, le reprit sous le bras et se remit en marche. Tout le long du trajet jusqu’à la datcha de Mielkine, des questions sociales se pressèrent dans sa tête et sa conscience lui écorcha la poitrine.
     « Si j’étais quelqu’un de bien, se disait-il, j’enverrais tout promener, j’irais avec le petit voir Anna Philippovna, je m’agenouillerais devant elle et lui dirais :“Pardonne au pécheur que je suis ! Tourmente-moi autant que tu veux, mais ne causons pas la perte de cet innocent. Nous n’avons pas d’enfant ; gardons-le et élevons-le !” C’est une femme bonne, elle y consentirait… Et j’aurais mon enfant… Eh ! »
     Arrivé à proximité de la datcha de Mielkine, il s’arrêta, irrésolu… Il se voyait chez lui en train de lire le journal, avec auprès de lui un bambin au nez busqué, en train de jouer avec les glands de sa robe de chambre ; en même temps, son imagination faisait apparaître fugitivement ses collègues de bureau, ainsi que Son Excellence pouffant de rire et lui tapotant le ventre… Dans son âme, à côté de sa conscience qui le tourmentait, s’était glissé quelque chose de chaud, une tendresse mélancolique…
     L’assesseur de collège posa avec précaution l’enfant sur une marche de la terrasse et fit un geste de renonciation. Il sentit encore une fois un fourmillement le long de ses joues…
       Pardonne-moi, mon petit vieux, pardonne au sale type que je suis ! marmonna-t-il. Ne me garde pas rancune !
     Il fit un pas en arrière, mais eut aussitôt une exclamation décidée et dit :
     — Eh, advienne que pourra ! J’envoie tout promener ! Je le prends avec moi, les gens diront ce qu’ils voudront !
     Migouïev attrapa le nouveau-né et revint rapidement sur ses pas.
     «  Ils pourront dire ce qui leur chantera, pensait-il. Je vais à l’instant me jeter aux genoux de ma femme et lui dire : “Anna Philippovna !” C’est une brave femme, elle l’acceptera… Et nous l’élèveront… Si c’est un garçon, nous l’appellerons Vladimir, et Anna si c’est une fille… Ce sera au moins la consolation de notre vieillesse… »
     Et il fit comme il se l’était promis. En pleurs, mort de honte et de peur, mais plein d’espoir et rempli d’un enthousiasme un peu brumeux, il revint à sa datcha se mettre à genoux devant son épouse…
     — Anna Philippovna ! dit-il avec des sanglots et en posant l’enfant par terre. Ne prononce pas ma sentence, laisse-moi parler… J’ai péché ! C’est mon enfant… Tu te rappelles, Agniouchka, voilà… le diable s’en est mêlé…
     Et, sans attendre la réponse, dévasté par la honte et la peur, il se releva et s’élança au-dehors comme un homme cravaché…
     « Je vais rester ici jusqu’à ce qu’elle m’appelle, se disait-il. Je vais lui laisser le temps de se remettre et de se raviser… »
     Le concierge Iermolaï passa à côté de lui avec sa balalaïka et haussa les épaules…. Il repassa quelques instants plus tard et haussa de nouveau les épaules.
     — En voilà une histoire, je vous demande un peu, bredouilla-t-il avec un sourire. C’est la blanchisseuse Aksinia qui est venue ici, Sémione Érastovitch. Cette andouille a laissé son gamin dehors, sur le perron, et tandis qu’elle était chez moi, quelqu’un a embarqué le marmot… En voilà une bonne !
     — Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? hurla Migouïev. 
     Iermolaï, interprétant à sa façon la colère du maître, se gratta la nuque en soupirant.
     — Je vous demande pardon, Sémione Érastovitch, fit-il, mais ici, en villégiature… on peut pas… sans femme, je veux dire…
     Et, en voyant les yeux écarquillés, étonnés et malveillants du maître, il se râcla la gorge avec embarras et reprit :
     — Bien sûr, c’est un péché, mais que peut-on y faire ? Vous n’acceptez pas qu’on laisse entrer dans la cour des femmes qui ne sont pas de la maison, vrai de vrai, seulement où sont les femmes de la maison ? Avant, du temps d’Aniouchka, pas besoin d’étrangères, on avait la sienne, tandis que maintenant, voyez-vous même… pas moyen de faire sans étrangères… Et du temps d’Aniouchka, vrai de vrai, il n’y avait aucun désordre, parce que…
     — Fiche-moi le camp, misérable ! lui brailla Migouïev qui se mit à trépigner, avant de rentrer chez lui.
     Anna Philippovna était assise à la même place, étonnée et courroucée, ses yeux pleins de larmes fixés sur le bébé…
     — Allez, allez, bredouilla un Migouïev tout pâle,  avec un sourire forcé. Une simple blague… Ce n’est pas le mien, c’est celui d’Aksinia, la blanchisseuse. Je… je plaisantais… Apporte-le au concierge.





  1. Huitième rang, il est au milieu de la table des rangs : https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_Rangs
  2. L’écrevisse est souvent mobilisée par le parler populaire. « Quand les poules auront des dents » se traduit par : « Quand l’écrevisse siffera [ on peut ajouter : sur la colline]. »
  3. Fils d’Éraste, c’est-à-dire de celui qui aime.
  4. Notre conseiller se pousse un peu du col, car il est certes noble, mais son rang ne lui confère pas la noblesse héréditaire…

mardi 7 novembre 2017

Les braves gens (Anton Tchékhov)

     La nouvelle, d’abord intitulée La sœur, date de la fin 1886. Elle passa presque inaperçue. Les deux héros sont cabossés, et le titre semble ironique. Les thèses que remue entre autres Tolstoï – la non-violence notamment : “C’était exactement l’époque, durant les années quatre-vingt, où l’on discutait, en société comme dans la presse, à propos de la non-résistance au mal, du droit de juger, de punir, de combattre, l’époque où certains dans notre milieu commencèrent à se passer de serviteurs, à aller labourer eux-mêmes, à se détourner de la viande et de l’amour charnel ”– y sont défendues par une femme déboussolée et dépressive, médecin sans intérêt pour son art et personne aboulique. Quant à celui qui les tient pour folles, qui n’est autre que son frère, il mène, parallèlement à un emploi de fonctionnaire sur lequel il est fait silence, mais qu’il a peut-être abandonné, une étrange activité de critique littéraire dont le succès ne paraît guère assuré. D’ailleurs, à la fin, à peine est-il mort que tout le monde l’a oublié… Où est l’auteur dans tout ça ? Il observe, il semble plus proche de la critique du corpus idéologique tolstoïen en formation (non-violence et christianisme revisité, végétarisme, haine de la sensualité… ), mais le hérault porteur officiel de cette critique n’a ici rien d’enthousiasmant. Tchékhov avait un temps subi l’influence de Tolstoï, il est en train de s’en détacher, et son expédition à Sakhaline, dans trois ans et demi, le fera définitivement sortir de cette orbite, ce qui se manifestera aussi dans sa critique de La sonate à Kreutzer, parue en 1889, qu’il jugera « inconsistante » . La présente nouvelle paraît marquer l’hésitation de Tchékhov. Il trouvera sa véritable inspiration dans les années qui viennent, avec les grandes nouvelles ainsi que les grandes pièces – si l’on excepte le météore Platonov, qui dormirait dans un coffre de banque.











Les braves gens

(Anton Tchékhov)



     Il était une fois, à Moscou, un certain Vladimir Sémionytch1 Liadovski. Ayant achevé ses études à la Faculté de droit, il servait dans un bureau de contrôle de quelque chemin de fer, mais si vous lui aviez demandé quel était son métier, ses grands yeux brillants vous auraient regardé bien en face à travers son pince-nez2 d’or, il vous aurait répondu doucement, barytonnant d’une voix de velours :
     — La littérature.
     À la fin de ses études universitaires, Vladimir Sémionytch avait placé un entrefilet sur le théâtre dans un journal. De là, il gagna la rubrique des livres et, un an plus tard, tenait sa critique hebdomadaire dans le journal en question. On ne peut pas conclure de tels débuts qu’il s’agissait d’un dilettante à l’activité littéraire occasionnelle, voire passagère. En voyant sa silhouette maigre et soignée, son grand front et sa longue crinière, en écoutant attentivement ses propos, il m’a toujours semblé que son activité d’écriture, quel qu’en soit le style, lui appartenait en propre, autant que les battements de son cœur, et que ce programme littéraire était déjà comme une excroissance de son cerveau, lorsqu’il était encore dans le sein de sa mère. Jusqu’à sa démarche, sa façon de gesticuler, de faire tomber la cendre de sa cigarette, qui me permettait de lire ce programme de A à Z, avec sa part de battage, de choses ennuyeuses et aussi d’honnêteté. On devinait en lui l’homme qui écrit lorsque, l’air inspiré, il déposait une couronne sur le cercueil de quelque célébrité, ou lorsqu’il recueillait, avec une expression imposante et solennelle, des signatures  pour une adresse officielle. Son acharnement à entrer en relations avec des écrivains connus, son aptitude à dénicher des talents inexistants, son éternel enthousiasme, son pouls battant à cent vingt pulsations la minute, son ignorance de la vie, l’excitation proprement féminine avec laquelle il se démenait pour organiser des concerts et des soirées littéraires au profit de la jeunesse studieuse, son attirance pour la jeunesse – tout cela lui aurait établi la réputation d’un « homme qui écrit » même sans ses feuilletons. 
     Il ressemblait bien à un homme de lettres, quand il déclarait : « Nous ne sommes pas nombreux ! » ou encore : « Que serait la vie, sans combat ? En avant ! » , même s’il n’avait jamais livré bataille ni été en première ligne. Se mêlait-il d’idéaux, c’était sans mièvrerie. À la Sainte Tatiana, le jour des étudiants, il s’enivrait et accompagnait le « Gaudeamus» en chantant faux, et son visage en sueur et tout illuminé semblait dire : « Voyez, je suis ivre, je fais la noce ! » Mais même cela lui allait bien.
     Vladimir Sémionytch croyait sincèrement à son droit à l’écriture, il avait foi en son programme, ignorait le doute et, à l’évidence, était très content de lui. Une seule chose le chagrinait : le journal dans lequel il écrivait avait peu d’abonnés, et ne jouissait pas d’une grande réputation. Mais Vladimir Sémionytch se disait que tôt ou tard, il ferait son trou dans un grand journal et y déploierait son talent – et cette brillante espérance effaçait ce petit chagrin.
     Chez cet aimable jeune homme, je fis la connaissance de sa sœur, la doctoresse4 Viéra Sémionovna. Je fus aussitôt frappé par la grande lassitude et l’aspect fort maladif de cette femme. Elle était jeune et bien faite, avec un visage aux traits réguliers quoique un peu durs, mais elle paraissait, par comparaison avec l’animation et l’élégance bavarde de son frère, gauche et avachie, maussade et peu soignée. Ses gestes, ses sourires et ses paroles avaient quelque chose d’arraché à une indifférence froide, elle déplaisait, on la jugeait orgueilleuse et bornée.
     En réalité, je crois qu’elle se reposait.
     — Mon cher ami, me disait souvent son frère avec un soupir et en rejetant en arrière sa crinière d’un joli geste d’écrivain, il ne faut jamais juger sur la seule apparence ! Voyez donc ce livre : il y a un bout de temps qu’on l’a lu, il est fripé, défraîchi, il a traîné dans la poussière comme une chose inutile, mais ouvrez-le, vous pâlirez et il vous tirera des larmes. Ma sœur est comme ce livre. Soulevez sa reliure et venez regarder son âme, vous serez saisi d’effroi. En l’espace de trois mois environ, Viéra a enduré ce qu’on peut subir pendant toute une vie !
     Vladimir Sémionytch jeta un coup d’œil autour de lui, m’attrapa la manche et se mit à chuchoter :
     — Vous savez, après avoir fini ses études, elle s’est mariée avec un architecte, un mariage d’amour. Un vrai drame ! Au bout d’un mois de mariage à peine, voilà son mari, pof ! – qui meurt du typhus. Mais ce n’est pas fini. Elle avait attrapé la maladie à ses côtés, et lorsqu’elle se rétablit et apprend la mort de son Ivan, elle prend une forte dose de morphine. Sans l’énergie de ses amies, ma Viéra serait au Paradis, à présent. Dites-moi, n’est-ce pas un drame ? Vous ne trouvez pas que ma sœur est semblable à une ingénue5 qui aurait déjà joué les cinq actes de sa vie ? Le public veut voir du vaudeville, soit, mais l’ingénue doit rentrer chez elle et se reposer.
     Viéra Sémionovna, après ces trois mois de malheur, s’était installée chez son frère. Elle n’avait pas l’esprit à la pratique médicale, qui la fatiguait sans lui apporter de satisfaction ; elle ne donnait pas l’impression d’en savoir long, et pas une seule fois je ne l’entendis parler de quelque chose en rapport avec la médecine.
     Ayant abandonné la médecine, elle achevait sa jeunesse dans le silence et le désœuvrement, exactement comme une prisonnière, abattue et réfugiée dans une terne oisiveté. La seule chose qui la tirait de son indifférence et mettait un peu de lumière dans les ténèbres de sa vie était la présence de son frère chéri. Elle l’aimait pour lui-même et pour son « programme » , vénérait ses feuilletons, et lorsqu’on lui demandait le métier de son frère, elle répondait à voix basse, comme si elle craignait de le réveiller ou de le déranger : « Il écrit ! » Et lorsqu’il écrivait, elle se tenait assise à ses côtés, les yeux rivés sur sa main qui écrivait. Ce qui lui donnait l’air d’une bête malade se chauffant au soleil…
     Par une soirée d’hiver, Vladimir Sémionytch se tenait à sa table de travail, écrivant son feuilleton pour le journal, Viéra Sémionovna assise à ses côtés, observant à son habitude la main qui écrivait. Le critique écrivait vite, sans rature ni temps d’arrêt. La plume crissait plaintivement. Sur la table se trouvait, à proximité de la main en plein travail, un exemplaire aux pages fraîchement coupées d’une grosse revue.
     Il y avait là un récit tiré de la vie paysanne, avec deux lettres en guise de signature. Vladimir Sémionytch était enthousiasmé. Il trouvait que l’auteur s’en était fort bien tiré sur le plan de la forme, que ses descriptions de la nature rappelaient Tourguéniev, qu’il se montrait sincère et connaissait à la perfection la vie paysanne. Le critique ne connaissait celle-ci que par les livres et par ouï-dire, mais une intuition et une conviction intérieure le contraignaient à ajouter foi au récit. Il prédisait un brillant avenir à l’auteur, l’assurait d’attendre avec impatience la fin du récit, etc.
     — Un récit magnifique ! fit-il en se renversant sur le dossier de sa chaise, fermant les yeux de plaisir. Une idée au plus haut point sympathique !
     Viéra Sémionovna lui jeta un regard, eut un bâillement sonore et posa soudain une question inattendue. Le soir, il lui arrivait souvent de bâiller nerveusement et de poser, d’une voix saccadée, de brèves questions parfois éloignées du contexte.
     — Volodia6, demanda-t-elle, que veut dire la non-résistance au mal7 ?
     — La non-résistance au mal ? répéta son frère en ouvrant les yeux.
     — Oui. Comment l’entends-tu ?
     — Vois-tu, ma chère, suppose que des voleurs ou des brigands te tombent dessus pour te dévaliser et que toi, au lieu de…
     — Non, donne-m’en une définition logique.
     — Une définition logique ? Hmm ! Très bien, fit Vladimir Sémionytch en hésitant. La non-résistance au mal exprime une indifférence complète à ce qui, dans la sphère morale, relève du mal.
     Ayant prononcé ces paroles, Vladimir Sémionytch se pencha au-dessus de la table et se mit à lire une nouvelle. Dans cette nouvelle, écrite par une femme, était décrite la situation illégale et douloureuse d’une dame du monde vivant avec son amant et l’enfant fruit de leurs amours illégitimes8. L’idée, qu’il trouvait sympathique, mais aussi l’intrigue et la narration plaisaient à Vladimir Sémionytch. Ayant résumé la nouvelle, il fit une sélection des meilleurs passages et leur adjoignit ce commentaire : « N’est-ce pas plein de vie, authentique et pittoresque ? L’auteur est non seulement un conteur talentueux, c’est aussi un fin psychologue capable de scruter l’âme de ses personnages. Voyons à titre d’exemple la mise en relief de l’état d’esprit de l’héroïne quand elle rencontre son mari » , etc.   
     — Volodia ! dit Viéra Sémionovna en interrompant ses effusions de critique. Une idée bizarre me préoccupe depuis hier. Je me dis tout le temps : que deviendrions-nous si la non-résistance au mal était le principe directeur de la vie humaine ?
     — Rien du tout, selon toute vraisemblance. La non-résistance au mal laisserait le champ libre à la volonté des criminels, dès lors, sans même parler de la civilisation, il ne resterait pas pierre sur pierre9.
     — Et que resterait-il ?
     — Les Bachi-bouzouks et les maisons de tolérance. J’en parlerai peut-être dans mon prochain feuilleton. Merci de m’y avoir fait penser.
     Et mon ami tint parole une semaine plus tard. C’était exactement l’époque, durant les années quatre-vingt, où l’on discutait, en société comme dans la presse, à propos de la non-résistance au mal, du droit de juger, de punir, de combattre, l’époque où certains dans notre milieu commencèrent à se passer de serviteurs, à aller labourer eux-mêmes, à se détourner de la viande et de l’amour charnel10.
     Ayant lu la chronique de son frère, Viéra Sémionovna resta pensive un moment, puis haussa imperceptiblement les épaules.
     — C’est très joli, dit-elle, mais il y a encore beaucoup de choses que je ne comprends pas ! Par exemple, dans « Les gens de la cathédrale11 » de Leskov, il y a un maraîcher excentrique qui sème pour tout le monde : pour les gens qui lui achètent les légumes, pour les mendiants et même pour les voleurs. Ce qu’il fait est-il raisonnable ?
     À l’intonation et à l’expression de sa sœur, Vladimir Sémionytch comprit qu’elle n’avait pas aimé son feuilleton, sa fierté d’auteur en fut remuée peut-être pour la première fois de sa vie. Non sans irritation, il lui répondit :
     — Le vol est un phénomène immoral. Semer au bénéfice des voleurs signifie reconnaître aux voleurs un droit à l’existence.Que dirais-tu si je fondais un journal et que, en planifiant les rubriques, j’en réservais une, à côté des choses honnêtes, au chantage ? Si l’on suit la logique de ce jardinier, je dois prévoir de la place pour les maître-chanteurs, pour les gredins de la pensée ! C’est bien ça ?
     Viéra Sémionovna ne répondit rien. Elle se leva, se traîna paresseusement jusqu’au canapé et s’y étendit. 
     — Je ne sais pas, je ne sais rien, fit-elle avec hésitation. Tu dois avoir raison, mais il me semble, tel est mon sentiment, qu’il y a, dans notre combat contre le mal, une hypocrisie, comme si l’on ne disait pas tout, comme si l’on cachait quelque chose. Dieu connait la vérité, peut-être que ce que nous envisageons pour résister au mal fait partie des préjugés si profondément enracinés en nous que nous n’avons pas la force de les abandonner, et sommes d’autant plus incapables de les apprécier correctement.
     — Que veux-tu dire ?
     — Je ne sais pas comment t’expliquer. Peut-être l’homme se trompe-t-il en croyant qu’il a le droit, et le devoir, de lutter contre le mal, de la même façon qu’il se trompe, par exemple, en voyant le cœur sous la forme d’un as de cœur. Il est très possible que, pour lutter contre le mal, nous ayons le droit d’utiliser non pas la violence, mais le contraire de la violence ; par exemple, si tu ne veux pas qu’on te vole ce tableau, fais-en don, au lieu de le mettre sous clef…
     — Ça, c’est intelligent ! Si j’ai envie de me marier avec une riche marchande, celle-ci doit m’épouser au plus vite, pour m’éviter de commettre cette vilenie !
     Le frère et la sœur poursuivirent leur dialogue de sourds jusqu’à minuit. Une tierce personne, en les écoutant, aurait eu du mal à comprendre ce qu’ils voulaient, aussi bien l’un que l’autre.
     Le soir, tous deux avaient l’habitude de rester à la maison. Ils n’avaient pas de famille et ne ressentaient pas la nécessité de faire la connaissance d’autres gens ; ils allaient au théâtre seulement à l’occasion d’une nouvelle pièce – tel était l’usage, alors, chez les gens d’écriture – et n’allaient pas au concert, car ils n’aimaient pas la musique…
     — Tu peux penser ce que tu veux, dit le lendemain Viéra Sémionovna, mais pour moi, la question est en partie résolue. Je suis profondément convaincue que je n’ai aucunement le droit de m’opposer au mal me visant personnellement. Veux-t-on m’abattre ? Soit. M’y opposer ne rendra pas l’assassin meilleur. À présent, il me reste seulement à résoudre la seconde partie du problème : comment dois-je me comporter face au mal dirigé contre mes proches ?
     — Viéra, ne t’enflamme pas ! dit en riant Vladimir Sémionytch. À ce que je vois, la non-résistance au mal tourne chez toi à l’idée fixe12 !
     Il avait envie de tourner en plaisanterie ces pesantes discussions, mais il n’avait déjà plus le cœur à plaisanter, son sourire était forcé13. Sa sœur ne s’asseyait plus à la table où il écrivait pour suivre avec vénération le mouvement de sa main, et lui-même sentait chaque soir la présence derrière lui, sur le canapé, d’un être en désaccord avec lui… Il avait l’impression que son échine s’engourdissait et qu’un froid régnait dans son âme. Les auteurs ont la sensibilité rancunière, implacable, ils ignorent le pardon, et sa sœur était la première personne à dévoiler et à mettre en émoi cette sensibilité inquiète, pareille à une grande caisse de vaisselle qu’il est facile de déballer mais impossible de remballer dans l’état exact où elle était.
     Les semaines et les mois passaient sans que la sœur de Vladimir Sémionytch abandonne ses idées et revînt s’asseoir à côté de lui à sa table de travail. Un jour, par un soir d’automne, Vladimir Sémionytch était assis, rédigeant sa chronique. Il faisait l’analyse d’une nouvelle où une institutrice de campagne refuse d’épouser un homme riche et cultivé, qui l’aime et qu’elle aime, pour la seule raison que dans son esprit, ce mariage l’empêcherait de poursuivre son œuvre pédagogique. Étendue sur le canapé, Viéra Sémionovna  était plongée dans ses pensées.
     — Seigneur, quel ennui ! dit-elle en s’étirant. Comme la vie s’écoule, vide, creuse et sans rythme14 !  Je ne sais pas quoi faire de moi, et toi, tu gaspilles tes meilleures années à faire Dieu sait quoi. Tu es comme un alchimiste occupé à fourrager dans de vieilles affaires dont personne n’a besoin – oh mon Dieu ! 
     Vladimir Sémionytch laissa échapper sa plume et se tourna lentement vers sa sœur.
     — Comme tu es ennuyeux à regarder ! reprit-elle. Le Wagner de Faust déterrait des vers15, mais au moins, il cherchait un trésor, alors que toi tu te complais à rechercher des vers…
     — Très obscur, ma chère !
     — Oui, Volodia6, j’ai réfléchi, tous ces jours-ci, j’ai réfléchi longuement, je me suis torturé l’esprit, pour arriver à cette conviction : tu es un incurable obscurantiste, un homme irrémédiablement pris dans sa routine. Demande-toi donc ce que peut t’apporter ton travail assidu et consciencieux. Hein, dis-moi ?  Tant il est vrai que tout ce qu’on pouvait extraire de ces vieilleries que tu scrutes l’a déjà été depuis longtemps. Tu auras beau piler de l’eau  dans ton mortier et chercher à la décomposer, tu ne diras rien de plus que ce qu’en ont déjà dit les chimistes… 
     — Voyez moi ça-a !  dit Vladimir Sémionytch d’une voix traînante en se levant. Oui, ce sont des vieilleries parce que ces idées sont éternelles mais qu’y a-t-il donc de nouveau, d’après toi ?
     — Tu t ‘efforces de travailler dans le domaine des idées, c’est à toi d’inventer quelque chose de nouveau. Ce n’est pas à moi de te l’apprendre.
     — Je suis un alchimiste ! dit le critique avec étonnement et indignation, clignant des yeux d’un air railleur. L’art, le progrès, c’est de l’alchimie ?
     — Vois-tu, Volodia, il me semble que si vous tous, gens de réflexion, vous vous consacriez à la résolution des grands problèmes, toutes les petites questions sur lesquelles tu te casses la tête se résoudraient d’elles-mêmes, au passage. Si tu fais une ascension en ballon pour contempler une ville, il te faudra bien voir aussi les champs, les villages et les rivières… Lorsqu’on fabrique de la stéarine, on obtient de la glycérine comme sous-produit. J’ai l’impression que la pensée contemporaine s’est posée quelque part et n’en bouge plus. Elle est remplie de préventions, elle est timide et veule, un large, un gigantesque essor lui fait peur, comme toi et moi avons peur d’escalader une haute montagne, elle est conservatrice.
     De telles discussions laissaient des traces. De jour en jour, les relations entre le frère et la sœur ne faisaient qu’empirer. Lui n’arrivait pas à travailler en présence de sa sœur et s’irritait de la savoir allongée sur le canapé, braquant son regard sur lui ; elle s’étirait avec une grimace douloureuse lorsqu’il essayait de faire revivre le passé et de lui faire partager ses enthousiasmes. Chaque soir, elle se plaignait de s’ennuyer et discourait sur la liberté de pensée et sur les hommes prisonniers de la routine. Emportée par ses idées nouvelles, Viéra Sémionovna faisait la démonstration que le travail dans lequel était plongé son frère relevait d’un parti pris, de la vaine tentative d’esprits conservateurs pour pérenniser ce qui avait fait son temps et quittait déjà la scène. Elle enchaînait les comparaisons. son frère était pour elle, tantôt un alchimiste, tantôt un scoliaste vieux-croyant16, davantage prêt à mourir qu’à se laisser convaincre…
     Peu à peu son mode de vie se modifia. Elle pouvait rester allongée toute la journée, et des soirées entières, sur le canapé, sans rien faire, sans même lire, occupée seulement à réfléchir, avec cela une expression d’une froide sécheresse sur le visage, celle qu’on voit aux croyants ayant une foi exigeante et exclusive ; elle se mit à se passer de servante : elle faisait elle-même le ménage, sortait elle-même les ordures, s’occupait elle-même de nettoyer ses bottines et de laver sa robe. Son frère ne pouvait voir l’expression froide de ce visage, lorsqu’elle se mettait à quelque gros ouvrage, sans ressentir une exaspération tournant à la haine. Il voyait dans ce travail, toujours effectué avec une certaine ostentation, quelque chose de forcé, d’artificiel, un mélange d’hypocrisie et de coquetterie. Et, sachant qu’il n’était pas en son pouvoir d’ébranler ses convictions, il lui cherchait noise, la taquinant comme un écolier.
     — Tu ne t’opposes pas au mal, mais tu t’opposes à ce que j’ai un domestique ! disait-il fielleusement. Si avoir un domestique est mal, pourquoi t’y opposer ? C’est incohérent !
     Il ressentait de la souffrance, de l’indignation, et même de la honte. Il était très gêné lorsque sa sœur commençait ses bêtises devant des tiers.
     — C’est épouvantable, mon cher ! me disait-il en privé, levant les bras au ciel de désespoir. Voici que notre ingénue12 se met aussi au vaudeville. Elle est devenue complètement folle ! J’en ai fait mon deuil, elle peut bien penser ce qu’elle veut, mais pourquoi le dire tout haut, pourquoi me perturber ? Elle pourrait se demander quel effet ça me fait de l’écouter ! Quel effet ça me fait lorsqu’en ma présence on ose blasphémer en justifiant ses égarements par l’enseignement du Christ ? J’étouffe ! J’ai de la fièvre lorsque ma sœurette se met à prêcher sa bonne parole et s’efforce d’interpréter l’Évangile à son avantage, en passant exprès sous silence l’expulsion des marchands du Temple17 ! Voilà ce que c’est, mon vieux, le développement intellectuel inchevé, la réflexion insuffiante ! Voilà ce qu’il en est de la Faculté de médecine, et de ses lacunes en matière de culture générale18 !
     Un jour, en rentrant de son travail, Vladimir Sémionytch trouva sa sœur en pleurs. Elle était assise sur le canapé, baissant le tête et se tordant les mains, les larmes inondant son visage. Le critique en eut le cœur serré. Lui aussi se mit à verser des larmes, il eut envie de câliner sa sœur, de lui pardonner et de lui demander pardon, de tout refermer pour vivre comme autrefois… Il se mit à genoux, couvrit de baisers la tête de sa sœur, ses mains, ses épaules… Elle eut un sourire sibyllin et amer, lui eut un cri de joie, se releva d’un bond, prit une revue sur sa table et dit fiévreusement :
     — Hourra ! Reprenons notre vie passée, Viérotchka19 ! Que Dieu nous bénisse ! Tu vas voir ce que je t’ai préparé ! Allez, ce sera le champagne de notre réconciliation, lisons-la ensemble ! C’est une chose magnifique, sublime !
     — Ah non, non… dit avec effroi Viéra Sémionovna, écartant le livre. Je l’ai déjà lue ! C’est inutile, inutile !
     — Tu l’as lue quand ?
     — Il y a un an ou deux… Ça fait longtemps et je la connais, je la connais !
     — Hmm ! Tu es une fanatique ! dit froidement son frère en jetant la revue sur sa table.
     — C’est toi le fanatique ! Pas moi ! Toi !
     Et Viéra Sémionovna fondit à nouveau en larmes. Son frère se tenait devant elle, observant ses épaules agitées de tremblements, il méditait. Il ne pensait pas à la solitude torturante qui est le lot de tout penseur original, aux souffrances qui accompagnent inévitablement toute révolution mentale, mais à l’offense faite à son programme, à la blessure subie par son amour-propre d’auteur.
     À partir de ce moment, il se comporta vis-à-vis de sa sœur avec froideur, avec une indifférence railleuse, la tolérant comme on supporte un vieux parasite ; elle, de son côté, cessa de discuter avec lui, opposant à ses conceptions, ses moqueries et ses taquineries un silence condescendant qui l’irritait encore davantage.
     Par un matin d’été, Viéra Sémionovna, en costume de voyage et le sac à l’épaule, entra chez son frère et l’embrassa froidement sur le front.
     — Où vas-tu comme ça ? s’étonna Vladimir Sémionytch.
     — Dans la province de N… , je vais vacciner les gens contre la variole.
     Il l’accompagnat dehors.
     — Toi alors, quelle polissonne ! marmonna-t-il. Tu n’as pas besoin d’argent ?
     — Non, merci. Adieu.
     Elle lui serra la main et s’en alla.
     — Prends au moins un fiacre ! lui cria Vladimir Sémionytch.
     La docteresse ne répondit pas. Son frère la suivit du regard, contemplant son imperméable fauve, observant sa taille qui se balançait au gré de sa démarche paresseuse., il parvint à s’extraire un soupir qui n’éveilla pas en lui de réelle pitié. Sa sœur était désormais pour lui une étrangère. Et lui un étranger pour elle. En tout cas, elle ne se retourna pas.
     Rentré chez lui, Vladimir Sémionytch s’installa tout de suite à sa table de travail et se mit à rédiger une chronique.
     Il ne revit jamais Viéra Sémionovna. Je ne sais pas où elle peut se trouver à l’heure actuelle. Et Vladimir Sémionytch a continué à tenir son feuilleton, à déposer des couronnes, à chanter « Gaudeamus3 » et à intriguer du côté de la « caisse de secours des travailleurs sporadiques des éditions moscovites » .
     Il contracta une pneumonie et fut alité pendant trois mois, d’abord chez lui puis à l’hôpital Golitsyne20. Une fistule se forma à un genou. On parla de l’envoyer en Crimée, une souscription en sa faveur fut ouverte. Mais il n’alla pas en Crimée — il mourut. Nous l’enterrâmes au cimetière Vagankovo21, dans la partie gauche, celle des artistes et des gens de lettres.
     Un jour, entre gens de plume, nous nous trouvions au restaurant « Le Tatare » . J’ai raconté que je m’étais récemment trouvé au  cimetière Vagankovo, et que j’avais vu la tombe de Vladimir Sémionytch. Elle était complètement à l’abandon, on la distinguait à peine de la terre autour, la croix s’était écroulée ; il fallait absolument la remettre en état en réunissant quelques roubles pour cela…
     Mais on m’a écouté avec indifférence, sans rien répondre, et je n’ai pas réuni le moindre kopeck. Personne ne se souvenait plus de Vladimir Sémionytch. Il était complètement oublié.  

     




  1. Pour Sémionovitch, fils de Sémione.  
  2. En français dans le texte.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaudeamus_igitur  Cette tradition remonte en Russie à la fondation de l’Université de Moscou le 12 janvier 1755 (ancien calendrier : 25 janvier de nos jours) : http://www.nouvelle-europe.eu/sainte-tatiana-la-protectrice-accidentelle-des-debauches-estudiantines
  4. Dans le texte russe : la femme-médecin…
  5. En français dans le texte.
  6. Diminutif de Vladimir.
  7. Le terme de non-violence n’existe pas encore, Gandhi le forgera vers 1920, en s’inspirant de Tolstoï.
  8. On pourrait penser à Anna Karénine, publiée une dizaine d’années plus tôt…
  9. Matthieu, 24/2 et Luc, 21/6.
  10. Tolstoï, qui remue tous ces thèmes, est ici clairement visé.
  11. Ensemble de courts récits réunis sous ce titre en 1872, décrivant la sécheresse spirituelle des gens d’église que Leskov, connaissant bien le milieu, ne portait pas dans son cœur.
  12. En français dans le texte.
  13. Comment écrire de nos jours : »Il souriait jaune » , sans faire penser à certaines figurines de nos écrans ?
  14. Les grandes pièces reprendront ce thème – D’ailleurs, Ivanov est pour l’année suivante… Et le roman de Gontcharov, Oblomov, est paru vingt-cinq ans plus tôt.
  15. Tchékhov s’amuse-t-il, comme il lui arrive de le faire ? On trouve seulement, dans la bouche de Faust : « Je suis pareil au ver qui fouille la poussière / Et que, dans la poussière dont il vit se nourrit, / Le pas du voyageur écrase et enfouit. » (Faust, bilingue Aubier-Montaigne page 23)  Toutefois, la notice russe donne d’autres références : fragment d’une ancienne version ?  
  16. Référence au schisme du XVIIe siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants      
  17. Évangile de Marc, 11/ 15-17.        
  18. Bonne pierre envoyée dans le bon jardin par le docteur Tchékhov…      
  19. Diminutif de Viéra – qui, en russe, signifie : foi.  
  20. Ou Galitsyne, le « o » étant prononcé un peu comme un  « a » , car l’accent est sur la syllabe suivante. Une ancienne transcription donne encore : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Galitzine  
  21. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cimeti%C3%A8re_Vagankovo