vendredi 24 novembre 2017

Une médisance (Anton Tchékhov)

     Une petite nouvelle drolatique de la fin 1883, parue sous le pseudonyme de Tchékhontié dans la revue « Fragments » . Reprise ensuite dans un recueil de récits, puis dans l’édition d’Adolf Marx.
     Un critique du journal de tendance libérale « La feuille d’Odessa » en fit, en y joignant la nouvelle « La mort d’un fonctionnaire » , traduction à venir, la recension suivante : “C’est le genre d’œuvre où l’auteur évoque les choses de la vie courante, des choses insignifiantes et triviales, il en parle sur le ton de la plaisanterie, on le voit presque sourire, mais le lecteur ne peut pas détacher ses yeux des personnages en train de gémir, de souffrir et même de se perdre dans ces bagatelles, ces petits riens de la vie…”    (La feuille d’Odessa N° 256, 4 octobre 1900)








Une médisance

(Anton Tchékhov)




     Le professeur de calligraphie Sergueï Kapitonytch1 Akhineïev donnait sa fille Natalia en mariage au professeur d’histoire et de géographie Ivan Piétrovitch Lochadinykh2. La noce se passait gaiement, comme sur des roulettes. Dans la salle de réception, ça chantait, ça jouait et ça dansait. Courant d’une pièce à l’autre, les laquais empruntés pour l’occasion au club, en fracs noirs et en cravates blanches couvertes de taches, se démenaient comme des possédés. Le tout était bruyant et les conversations allaient bon train. Taranntoulov3, le professeur de mathématiques, Padeqoi, le professeur de français et Iégor Viénédiktych Mzda, le sous-directeur de la Cour des comptes, assis côte à côte sur un canapé, se bousculant et se coupant la parole, racontaient des histoires de gens enterrés vivants et faisaient part de leurs opinions sur le spiritisme. Aucun des trois ne croyait au spiritisme, mais ils admettaient tous qu’en ce bas monde, beaucoup de choses échappent à l’esprit humain. . Dans une autre pièce, Dodonski, le professeur de littérature, expliquait aux invités dans quels cas une sentinelle a le droit de faire feu sur les passants. Comme on le voit, les conversations étaient effrayantes, mais fort agréables. Du dehors, les gens auxquels leur rang social ne permettait pas d’entrer regardaient par les fenêtres.
     Sur le coup de minuit,  Akhineïev alla en cuisine vérifier que tout était prêt pour le souper. La cuisine était remplie du sol au plafond d’une fumée exhalant des odeurs d’oie et de canard, et d’autres fumets encore. Sur deux tables, s’étalaient dans un désordre artistique des  boissons et des hors-d’œuvre. Auprès des tables s’affairait Marfa4, la cuisinière, bonne femme rubiconde à qui son tablier faisait deux ventres.
     — Montre-moi un peu l’esturgeon5, ma petite mère ! dit Akhineïev en se frottant les mains et en se pourléchant. Quelle odeur, une vraie fièvre ! Je pourrais manger toute la cuisine. Allez, fais voir l’esturgeon !
     Marfa s’approcha d’un banc et souleva précautionneusement une feuille de journal bien huileuse. En-dessous, sur un énorme plat, gisait un esturgeon en gelée de belle taille, émaillé  de câpres, d’olives et de rondelles de carotte. Akhineïev eut un cri en voyant l’esturgeon. Il roula des yeux, son visage s’illumina. Il se pencha et ses lèvres produisirent un bruit de roue mal graissée. Resté ainsi quelques instants, il claqua des doigts de satisfaction et clappa des lèvres encore une fois. 
     — Eh ! Un bruit de baiser passionné… Qui embrasses-tu ici, Marfouchka6 ? fit une voix depuis la pièce à côté, et apparut à la porte la tête rasée de Vannkine, un surveillant-adjoint. Qui donc ? Aha… Magnifique ! C’est Sergueï Kapitonovitch ! Un bon petit vieux, pas à dire ! En tête-à-tête avec le beau sexe !     
     — Je ne l’embrasse pas du tout, dit Akhineïev, gêné, qui t’a raconté ça, espèce d’idiot ? C’est juste que j’ai clappé des lèvres par rapport à… en signe de satisfaction… À la vue du poisson…
     — Tu m’en diras tant !
     La tête de Vannkine se fendit d’un large sourire avant de disparaître derrière la porte. Akhineïev s’empourpra.
     « Diable ! se dit-il. Le gredin va se répandre en calomnies un peu partout.  Cette bourrique va me faire honte dans toute la ville… »
     Akhineïev retourna sans fanfare dans la grande salle et loucha de côté : où était Vannkine ?  Ce dernier se tenait à côté du piano et, crânement penché, chuchotait quelque chose à la belle-sœur de l’inspecteur, qui s’en amusait.
     « Il parle de moi ! pensa Akhineïev. Crève donc ! Et l’autre qui le croit… qui le croit ! La voilà qui rit ! Mon Dieu ! Impossible de laisser les choses en l’état… Impossible… Il faut faire quelque chose pour qu’on ne le croie pas… Je vais aller voir tout le monde, et c’est lui qui aura le rôle du sot calomniateur. »
     Akhineïev, très gêné et se grattant, s’approcha de Padequoi.
     — Je viens de passer à la cuisine donner des instructions pour le souper, dit-il au Français. Je sais que vous aimez le poisson, et j’ai justement, mon cher, un de ces esturgeons, aie ! Dans les deux archines7 ! Hé-hé-hé… Oui, à propos…j’ai failli oublier… Dans la cuisine, à propos de cet esturgeon, une vraie blague ! J’entre dans la cuisine pour examiner les plats… En voyant l’esturgeon, de contentement, pour le piquant de la chose, je clappe des lèvres ! Et c’est alors que surgit cet idiot de Vannkine qui me dit… ha-ha-ha… il me fait : « Aha… vous vous embrassez, ici ? » Avec cette Marfa, la cuisinière ! Qu’est-ce qu’il est allé inventer, cet abruti ! La bonne femme ne ressemble à rien, une vraie bête sauvage, et lui… l’embrasser ! Quel énergumène !
     — Un énergumène, qui ça ? demanda Taranntoulov en s’approchant. 
     — Mais ce Vannkine ! Voyez-vous, j’entre à la cuisine…
     Et de raconter l’histoire avec Vannkine.
     — Il m’a fait rire, cet animal ! Selon moi, il serait plus agréable d’embrasser un mâtin que Marfa, ajouta Akhineïev qui, regardant par-dessus son épaule, aperçut Mzda juste derrière lui.
     — Nous discutons de Vannkine, lui dit-il. Un drôle d’original ! Entrant dans la cuisine, il m’a vu à côté de Marfa et en a conçu toutes sortes de blagues. « Alors, dit-il, vous vous embrassez ? » Des visions d’ivrogne. Moi, je lui dis, j’embrasserais plutôt un dindon que Marfa. D’ailleurs j’ai une femme, je lui dis, imbécile que tu es. Il m’a bien fait rire !
     — Qui vous a bien fait rire ? s’enquit l’aumônier en venant vers Akhineïev.
     — Vannkine. Vous voyez, je suis à la cuisine, en train d’examiner l’esturgeon…
     Et ainsi de suite.  Au bout d’une demi-heure, à peu près, tous les invités avaient entendu parler de l’histoire de l’esturgeon et de Vannkine.
     « Il peut toujours leur raconter, maintenant ! se dit Akhineïev en se frottant les mains. Vas-y donc ! À peine aura-t-il commencé son récit qu’on lui dira : “Arrête avec ces bêtises, crétin ! Nous savons ce qu’il en est !”
     Et Akhineïev se sentit rassuré au point de boire, tout à sa joie, quatre verres de vodka superflus. Après le souper, ayant raccompagnés dans leur chambre les jeunes mariés, il se retira dans ses appartements et s’endormit du sommeil de l’enfant innocent, et le lendemain, il avait tout oublié de l’histoire de l’esturgeon. Héla, hélas ! L’homme propose et Dieu dispose8. Une mauvaise langue fit sa méchante besogne, et la ruse d’ Akhineïev ne lui servit de rien ! Exactement une semaine plus tard, un mercredi, après la troisième heure de cours9, alors qu’ Akhineïev, campé au milieu de la salle des professeurs, analysait les penchants pervers de l’élève Vyssiékine10, le directeur s’approcha de lui pour le prendre à part.
     — Écoutez, Sergueï Kapitonytch, dit le directeur. Vous allez m’excuser… Ça ne me regarde pas, mais je dois tout de même vous faire comprendre… Il est de mon devoir… Voyez-vous, le bruit court que vous vivez avec cette… avec votre cuisinière… Ça ne me regarde pas, mais… Vivez avec elle, embrassez-la, tout ce que vous voulez, seulement, de grâce, pas aussi ouvertement ! Je vous le demande ! N’oubliez pas que vous êtes un pédagogue !
     Akhineïev se transforma en pierre gelée. Il rentra chez lui comme un homme piqué par tout un essaim, comme un homme ébouillanté. Pendant le trajet, il lui sembla que la ville entière l’observait comme s’il avait été enduit de goudron… Un nouveau malheur l’attendait chez lui.
     — Qu’as-tu donc à ne rien avaler ? lui demanda sa femme au cours du déjeuner. À quoi songes-tu ? À tes amours ? Tu te languis de Marfouchka ? Je sais tout, brigand ! De braves gens m’ont ouvert les yeux ! Hou, hou… bbbarbare !
     Et vlan ! une gifle. Il se leva de table et, ne sentant plus le sol sous ses pieds, sans manteau ni chapeau, il se rendit chez Vannkine. Il trouva ce dernier chez lui.
     — Canaille ! lui dit-il. Pourquoi m’as-tu traîné dans la boue devant tout le monde ? Pourquoi as-tu répandu cette calomnie à mon sujet ?
     — Quelle calomnie ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
     — Et qui a  fait courir le bruit que j’aurais embrassé Marfa ? Ce n’est pas toi, dis-moi ? Ce n’est pas toi, bandit ?
     Le visage chiffonné de Vannkine se plissa de tous côtés, ses yeux se portèrent vers l’icône et il proféra :
     — Que Dieu me frappe ! Que mes yeux soient arrachés, que je crève si j’ai prononcé un seul mot à votre sujet. Que je souffre mille morts ! Que le choléra m’atteigne, et plus encore !
     La sincérité de Vannkine ne faisait aucun doute. Ce n’était visiblement pas lui l’auteur des ragots.
     « Mais alors, qui ? se demanda Akhineïev en passant en revue toutes ses connaissances et en se frappant la poitrine. Qui donc ? »
     — Qui donc ? demanderons-nous à notre tour au lecteur.





  1. Pour Kapitonovitch, fils de Kapiton, prénom d’origine grecque.
  2. Un peu comme : Deschevaux.
  3. De l’araignée du même nom… L’auteur s’amuse.
  4. Correspon à Marthe.
  5. Pièce de choix et de taille. Dans Les âmes mortes, Sobakiévitch lui fait un sort…
  6. Diminutif de Marfa.
  7. L’archine fait un peu plus de soixante-dix centimètres.
  8. Cette expression fort connue s’inspire de l’Ancien Testament, notamment des lives de Job et des Psaumes.
  9. Les cours durent un peu moins d’une heure, en fait.
  10. Un nom du genre « Aufouet » .

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