mardi 5 décembre 2017

Aventure avec une contrebasse (Anton Tchékhov)

      La nouvelle date de 1886, elle parut en juin 1886 dans la revue « Fragments » , sous la signature de A. Tchékhontié. Elle fut ensuite reprise dans l’édition d’Adolf Marx, signée cette fois Tchékhov. D’après Sémionov, Tolstoï considérait le jeune Tchékhov comme « un humoriste de premier rang, à notre époque » . Toutefois, il n’appréciait pas l’humour de cette nouvelle.
     En août 1901, Olga Knipper – depuis peu l’épouse de l’auteur – écrivit à Tchékhov qu’on avait lu, lors d’une « soirée Tchékhov » dans sa famille, cinq récits, dont l’Aventure avec une contrebasse, et que tous étaient morts de rire, ce qui plut à l’auteur. D’autres critiques trouvèrent cet humour un peu facile, manquant de profondeur, mais Ivan Bounine célébra l’auteur, en précisant que raconter de façon intelligente des absurdités en leur conservant leur drôlerie demandait beaucoup d’esprit.

     









Aventure avec une contrebasse


(Anton Tchékhov)





     Venant de la ville, le musicien Smytchkov1 se rendait à la villa du prince Biboulov, où devait avoir lieu, à l’occasion de fiançailles, une soirée musicale et dansante. Il portait sur son dos, dans un étui de cuir, une énorme contrebasse. Smytchkov suivait le bord de la rivière qui roulait ses eaux fraîches avec beaucoup de poésie, à défaut de majesté.
     « Et si je me baignais ? » se dit-il.
     Sans plus réfléchir, il se dévêtit et plongea son corps dans le courant frais. La soirée était magnifique. L’âme poétique de Smytchkov fut bientôt au diapason de l’harmonie environnante. Mais quel doux sentiment ne s’empara-t-il pas de lui lorsque, ayant parcouru quelques dizaines de mètres, il aperçut une belle jeune fille assise sur la berge abrupte et occupée à pêcher. Il retint sa respiration et se figea sous un afflux de sentiments divers : des souvenirs d’enfance, la nostalgie du passé, un amour s’éveillant… Mon Dieu, lui qui croyait ne plus être en état d’aimer ! Après avoir perdu foi en l’humanité (sa femme bien-aimée s’était enfuie avec son ami Sobakine2), son cœur avait ressenti un grand vide et il était devenu misanthrope.
     « Qu’est-ce que la vie ?se répétait-il. Pourquoi vivons-nous ? La vie est un mythe, le songe… d’un ventriloque. »
     Mais, se tenant devant la belle endormie (il n’était pas difficile de voir qu’elle dormait), il ressentit brusquement dans sa poitrine, sans le vouloir, quelque chose de semblable à de l’amour. Il resta longtemps ainsi, la dévorant des yeux…
     « Ça suffit, pensa-t-il en poussant un profond soupir. Adieu, vision merveilleuse ! Il est temps pour moi d’aller au bal de Sa Grâce… »
     Et, après un dernier coup d’œil à la belle, il s’apprêtait à nager dans l’autre sens lorsqu’une idée surgit dans sa tête.
     « Il faut que je lui laisse un souvenir de moi ! se dit-il. Je vais accrocher quelque chose à sa ligne. Cela sera la surprise due à un inconnu. »
     Smytchkov s’approcha sans bruit du bord, cueillit des fleurs des champs et d’autres aquatiques et, nouant son bouquet d’une tige d’arroche, le fixa à l’hameçon.
     Le bouquet s’enfonça dans l’eau, entraînant le joli flotteur.
     La sagesse, les lois de la nature et la position sociale de mon héros exigent que le roman s’arrête ici, mais - hélas ! – le destin de l’auteur est inexorable : en raison de circonstances indépendantes de l’auteur, le bouquet ne mit pas un point final à l’aventure.  En dépit de la nature des choses et du bon sens, le pauvre et insignifiant contrebassiste devait jouer un rôle important dans la vie de la riche et illustre beauté.
     Revenu à son point de départ, Smytchkov fut frappé de stupeur : ses habits avaient disparu. On les lui avait volés… Tandis qu’il admirait la beauté un peu plus loin, des malfaiteurs inconnus avaient tout emporté, à l’exception de la contrebasse et de son haut-de-forme.
     — Malédiction ! s’écria Smytchkov. Ô, humanité, engeance de vipères3 ! C’est moins la perte de mes habits qui m’indigne – les habits sont matière périssable – que l’idée de devoir aller tout nu, à l’encontre de la morale publique.
     Il s’assit sur l’étui contenant la contrebasse et se mit en devoir de trouver une issue à son effrayante situation. 
     « Il n’est pas question de se présenter tout nu chez le prince Biboulov ! se disait-il. Il y aura des dames, là-bas ! En outre, avec mon pantalon, les voleurs ont emporté la colophane qui s’y trouvait ! »
     Il réfléchit longuement, se torturant à en avoir mal aux tempes.
     « Eh ! se rappela-t-il soudain. Il y a, non loin d’ici, un petit pont au milieu de broussailles… Je peux me tenir sous ce pont en attendant l’obscurité, et ensuite me glisser jusqu’à la première isba venue… »
     Sur cette résolution, Smytchkov se coiffa de son haut-de-forme, se remit la contrebasse sur le dos et se traîna jusqu’aux broussailles. Nu, avec son instrument sur le dos, il évoquait un ancien demi-dieu de la mythologie.
     À présent, lecteur, que mon héros fort chagrin attend sous le pont, laissons-le un moment et tournons-nous vers la jeune fille qui pêchait. Que lui était-il arrivé ? Se réveillant et ne voyant plus le flotteur, la belle se dépêcha de tirer sur sa ligne. Celle-ci se tendit, mais ni le flotteur,ni l’hameçon, ne se montrèrent. Évidemment, le bouquet de Smytchkov, en prenant l’eau, avait gonflé et s’était alourdi. 
     « Ou j’ai une belle prise, se dit la jeune fille, ou ma ligne s’est accrochée. »
     Ayant encore un peu tiré sur sa ligne, elle en conclut que l'hameçon était bien accroché.
     « Que c’est fâcheux ! pensa-t-elle. C’est que ça mord drôlement bien, le soir ! Que faire ? »
     Et, sans plus réfléchir, l’excentrique jeune fille se débarrassa de ses vêtements vaporeux et plongea son beau corps jusqu’aux épaules dans le courant. Il ne fut pas facile de détacher l’hameçon du bouquet où la ligne était venue s’emmêler, mais la patience et l’effort eurent raison des difficultés. Au bout d’un quart d’heure environ, la belle, rayonnante de bonheur, sortit de l’eau, l'hameçon à la main.
     Mais le destin malveillant la guettait. Les chenapans qui avaient dérobé les habits de Smytchkov s’étaient aussi emparés des siens, ne lui laissant que sa boîte à vers.
     « Que vais-je faire, maintenant ? se dit-elle en pleurant. Partir dans cette tenue ? Ah, non, jamais ! Plutôt mourir ! Je vais attendre qu’il fasse nuit ; à ce moment-là, j’irai chez Agafia et je l’enverrai me chercher des habits à la maison… Pour l’instant, je vais me cacher sous le petit pont. »
     Mon héroïne, se baissant et prenant par les herbes les plus hautes, courut au pont. Se glissant dessous, elle aperçut un homme tout nu, à la crinière de musicien et à la poitrine velue ; elle poussa un cri et perdit connaissance.
     Smytchkov fut aussi très effrayé. Il prit tout d’abord la jeune fille pour une naïade.
     « N’est-ce pas une sirène sortie de la rivière pour me séduire ? se dit-il, et cette hypothèse le flatta, car il avait toujours eu une haute opinion de son physique. Et si c’est un être humain et non une sirène, comment expliquer cette étrange métamorphose ? Que vient-elle faire sous ce pont ? Que lui arrive-t-il ? »
     Tandis qu’il débattait de la question, la belle revint à elle.
     — Ne me tuez pas ! balbutia-t-elle. Je suis la princesse Biboulov. Je vous en supplie ! Vous recevrez une jolie somme ! Mon hameçon était accroché, pendant que j’étais dans l’eau pour le détacher, des voleurs ont dérobé ma robe neuve, mes bottines et tout !
     — Madame ! l’implora Smytchkov, on m’a pareillement volé mes habits. De plus, en me subtilisant mon pantalon, les voleurs ont encore emporté la colophane qui s’y trouvait ! 
     Les contrebassistes et les trombones4 ont en général peu d’à-propos ; Smytchkov constituait une agréable exception à cette règle. 
     — Madame ! dit-il peu après. Je vois que mon apparence vous embarrasse. Mais vous conviendrez que je ne puis m’éloigner d’ici, pour les mêmes raisons que vous. Voici ce qui me vient à l’esprit : vous pourriez vous installer dans l’étui de ma contrebasse et en rabattre sur vous le dessus ? Ainsi, vous ne me verriez plus…
     Et Smytchkov de sortir la contrebasse de son étui. Il eut un instant l’impression, en prêtant l’étui, de commettre une profanation à l’encontre de l’art sacré, mais cette hésitation fut de courte durée. La belle se coucha en chien de fusil dans l’étui, il attacha les courroies et se réjouit que la nature l’ait doté d’un tel esprit.
     — À présent, madame, vous ne me voyez pas, dit-il. Restez tranquillement ainsi. Lorsqu’il fera nuit, je vous porterai chez vos parents. Je pourrai ensuite revenir chercher la contrebasse.
     La nuit venue, Smytchkov chargea sur ses épaules l’étui contenant la belle et se traîna vers la datcha des Biboulov. Son plan était le suivant : gagner la première isba venue et y trouver des vêtements, avant de poursuivre plus loin…
     « Le mal ne va pas sans le bien… se disait-il en soulevant la poussière avec ses pieds nus, tout courbé qu’il était sous la charge. Biboulov me récompensera sûrement avec largesse de l’attention que j’ai portée au sort de la princesse. »
     — Madame, tout va bien pour vous ? demanda-t-il du ton d’un cavalier galant5 invitant au quadrille. Faites-moi l’amabilité de ne pas vous gêner et de vous installer dans mon étui comme chez vous !
     Tout à coup, il sembla voir à notre galant Smytchkov deux silhouettes humaines marchant devant, enveloppées par l’obscurité. Regardant avec plus d’acuité, il fut vite convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une illusion d’optique : les silhouettes avançaient bien, elles portaient même comme des baluchons…
     « Ne serait-ce pas les voleurs ? La pensée lui traversa l’esprit. Ils portent quelque chose ! Ce doit être nos habits ! »
     Smytchkov posa son étui à côté de la route et se lança à la poursuite des silhouettes.
     — Arrêtez ! s’écria-t-il. Arrêtez ! Retenez-les !
     Les silhouettes se retournèrent et, voyant qu’on les poursuivait, prirent leurs jambes à leur cou… La princesse entendit encore un bon moment le bruit des courses et les cris « Arrêtez ! » Enfin, tout se tut.
     Smytchkov s’était laissé entraîner loin, et la belle aurait sûrement dû attendre longtemps au bord de la route sans un heureux hasard. Il se trouva que cheminaient sur cette route, allant à la datcha de Biboulov des collègues de Smytchkov, le flûtiste Joutchkov et le clarinettiste Razmakhaïkine. Butant contre l’étui, ils échangèrent un coup d’œil surpris et demeurèrent pantois. 
     — Une contrebasse ! dit Joutchkov. Eh, c’est celle de notre Smytchkov ! Que fait-elle ici ?
     — Quelque chose a du arriver à Smytchkov, conclut Razmakhaïkine. Ou il a trop bu, ou il s’est fait dévaliser… En tout cas, il est inutile de laisser ici cette contrebasse. Emportons-la.
     Joutchkov se mit l’étui sur le dos et les musiciens reprirent leur route.
     — C’est diablement lourd ! pesta le flûtiste tout au long du chemin. Pour rien au monde on ne me ferait jouer d’une aussi monstrueuse idole… Ouf !
     Arrivés à la datcha du prince Biboulov, les musiciens déposèrent l’étui à l’endroit affecté à l’orchestre et se dirigèrent vers le buffet.
     On avait déjà allumé, dans la datcha, les lustres et les appliques. Le fiancé, le conseiller aulique6 Lakiéitch7, beau et sympathique fonctionnaire du Ministère des Voies de communication, se tenait au milieu de la salle de réception et, les mains dans les poches, discutait avec le comte Chkalikov8. Ils parlaient musique.
     — À Naples, comte, j’ai connu personnellement un violoniste qui accomplissait de véritables prodiges. Vous ne le croiriez pas ! Avec une contrebasse, une simple contrebasse, il produisait des trilles absolument diaboliques, c’en était effrayant ! Il jouait des valses de Strauss !
     — Arrêtez, c’est impossible, répondit le comte, dubitatif.
     — Je vous assure ! Il exécutait même la rhapsodie de Liszt ! Je partageais sa chambre d’hôtel et, pour chasser l’ennui, j’ai appris avec lui à jouer à la contrebasse la rhapsodie de Liszt.
     — La rhapsodie de Liszt… Hum ! Vous devez plaisanter…
     - Vous ne me croyez pas ? fit en riant Lakiéitch. Eh bien,je vais vous le prouver à l’instant même ! Allons à l’orchestre !
     Le comte et le fiancé se dirigèrent vers l’orchestre. Arrivés à la contrebasse, ils en défirent rapidement les courroies et… horreur !
     Mais ici, tandis que le lecteur, donnant libre cours à son imagination, imagine la conclusion de la controverse musicale, occupons-nous de Smytchkov… Le pauvre musicien, n’ayant pu rattraper les voleurs et une fois revenu à l’endroit où il avait laissé l’étui, n’y aperçut plus son précieux fardeau. Se perdant en conjectures, il arpenta la route dans les deux sens puis, ne voyant toujours pas l’étui, en conclut qu’il s’était trompé de chemin.
     « C’est affreux ! se disait-il, transi et s’arrachant les cheveux. Elle va s’asphyxier dans l’étui ! Je suis un assassin ! »
     Smytchkov écuma les routes jusqu’au milieu de la nuit en cherchant son étui ; enfin, épuisé, il retourna sous le petit pont.
     « Je chercherai à l’aube » décida-t-il.
     Les recherches entreprises au point du jour ne donnèrent pas d’autre résultat, et Smytchkov se résolut à attendre sous le pont que la nuit revienne.
     — Je la trouverai ! marmonnait-il en retirant son haut-de-forme pour se tirer les cheveux. Même si je dois la chercher un an, je la trouverai !

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     Encore maintenant, les paysans des alentours racontent qu’on peut voir la nuit, du côté du petit pont, un homme tout nu, portant un haut-de-forme et très velu. De temps à autre, sous le pont, on entend le râle d’une contrebasse.


     





  1. Nom équivalent à : Delarchet.
  2. Duchien.
  3. Schiller, Les brigands, acte I, scène 2. Karl Von Moor : « Humanité, humanité, engeance de crocodiles, faux et hypocrites ! »
  4. Le terme « trombonistes » a existé.
  5. En français dans le texte.
  6. Conseiller de cour, septième rang du Tchin.
  7. Levalet.
  8. Duverre (à eau-de-vie)

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