mardi 26 décembre 2017

Volodia le grand et Volodia le petit (Anton Tchékhov)

      La nouvelle fut publiée fin 1893 par le journal  Les nouvelles russes* . La rédaction – par une réaction d’une chaste couardise, selon Tchékhov – en supprima des passages entiers, ce dont l’auteur se plaignit amèrement. En France, La revue bleue** refusa le texte non censuré en 1894, le jugeant « sans intérêt ». Elle trouva place, avec des corrections dues à Tchékhov, dans un recueil (en russe) de nouvelles et de récits, édité par Adolphe Marx. Les comptes-rendus ne furent pas légion. Mais le peintre Ilya Répine, dans sa lettre à Tchékhov de février 1895, exprima son enthousiasme pour la totalité des récits contenus dans le recueil en question, y compris donc pour cette nouvelle.

     Comme dans Lueurs, cinq années plus tôt, ou dans Ariane, deux ans plus tard, Tchékhov prend pour thème le destin des femmes dans la Russie de la fin du dix-neuvième siècle. Pour prolonger la référence à Schopenhauer, on peut citer cette réflexion datant de 1886 d’un penseur dont le féminisme n’était pas la vertu première, Nietzsche : « Jusqu’à présent les hommes ont traité les femmes comme des oiseaux qui seraient descendus d’on ne sait quelle hauteur céleste pour s’égarer parmi eux ; comme des êtres plus délicats, plus vulnérables, plus farouches, plus bizarres, plus doux,  doués de plus d’âme, mais qu’il faut enfermer dans des cages pour qu’ils ne s’envolent pas***. »



*** Par delà bien et mal, paragraphe 237, traduction de Cornélius Heim.















Volodia le grand et Volodia le petit


(Anton Tchékhov)






     — Je veux conduire moi-même, laissez-moi ! Je vais m’asseoir à côté du cocher ! disait à haute voix Sophia Lvovna1. Cocher, attends, je vais m’asseoir sur le siège, à côté de toi.
     Elle était debout dans le traîneau, son mari Vladimir Nikititch et son ami d’enfance Vladimir Mikhaïlytch la retenaient chacun par un bras pour l’empêcher de tomber. Ils allaient à vive allure.
     — Je l’avais dit, qu’il ne fallait pas lui donner de cognac, murmura avec humeur Vladimir Nikititch à son compagnon. Toi, alors, vraiment !
     D’expérience, le colonel savait que chez les femmes comme la sienne, l’agitation joyeuse due à l’ébriété cède la place à des rires hystériques suivis de pleurs. Il redoutait de devoir, une fois qu’ils seraient rentrés à la maison, s’affairer avec des gouttes et des compresses au lieu de dormir. 
     — Tprrr ! criait Sophia Lvovna. Je veux conduire !
     Elle était franchement gaie, elle triomphait. Depuis deux mois qu’elle avait épousé le colonel Iaguitch, l’idée la tourmentait qu’elle s’était mariée par intérêt et, comme on dit, par dépit3 ; aujourd’hui cependant, dans ce restaurant de banlieue, elle avait enfin acquis la conviction qu’elle l’aimait passionnément. Il avait beau avoir cinquante-quatre ans, il affichait une telle prestance et montrait une telle souplesse, il manipulait le calembour si joliment et accompagnait si bien les Tziganes ! Vraiment, de nos jours, les vieux sont mille fois plus intéressants que les jeunes, on dirait bien que la jeunesse et la vieillesse ont échangé leurs rôles. Le colonel a deux ans de plus que son père, mais ce détail a-t-il la moindre importance puisque, honnêtement, il y a en lui infiniment plus de force vitale, d’allant et de fraîcheur qu’en elle-même, malgré ses vingt-deux ans ?
     « Oh, qu’il est merveilleux, mon chéri ! » pensait-elle.
     Au restaurant , elle s’était également persuadée qu’elle avait éteint en elle la dernière étincelle de ses feux précédents. Elle ressentait maintenant une complète indifférence pour son ami d’enfance Volodia, c’est-à-dire Vladimir Mikhaïlytch, qu’elle aimait la veille encore à la folie, désespérément. Il lui avait, toute la soirée, paru mou, à moitié assoupi, sans intérêt, insignifiant, et le sang-froid avec lequel, à son habitude, il avait esquivé le paiement de la note au restaurant l’avait cette fois indignée, et elle avait dû faire un effort sur elle-même pour ne pas lui dire : « Quand on est pauvre, on reste chez soi. » C’est le colonel qui avait tout payé.
     Peut-être en raison des arbres, des congères et des poteaux télégraphiques4 qui défilaient devant ses yeux, les pensées les plus diverses lui venaient à l’esprit. Elle pensait : la note au restaurant s’est montée à cent-vingt roubles, plus cent pour les Tziganes, et demain, si ça lui chante, elle peut jeter un millier de roubles aux quatre vents, et seulement deux mois plut tôt, avant son mariage, elle n’avait même pas trois roubles à elle, il lui fallait s’adresser à son père pour la moindre babiole. Quel changement dans sa vie !
     Ses pensées s’embrouillaient, et il lui revenait en mémoire que le colonel Iaguitch, présentement son époux, faisait la cour à sa tante lorsqu’elle-même avait une dizaine d’années, et tout le monde à la maison disait qu’il avait causé sa perte et, de fait, la tante se montrait souvent à table avec des yeux rougis, elle partait sans cesse à droite et à gauche, on disait d’elle que la pauvre était comme une âme en peine. Lui, était alors un très bel homme, qui avait un extraordinaire succès auprès des femmes, toute la ville parlait de lui, on racontait qu’il faisait chaque jour la tournée de ses admiratrices, comme un médecin visite ses malades. Même à présent, en dépit de ses lunettes, de ses rides et de ses cheveux grisonnants, il arrive à son visage émacié de paraître beau, en particulier de profil.
     Le père de Sophia Lvovna était médecin militaire, et il avait un temps servi dans le régiment de Iaguitch. Le père de Volodia5 lui aussi, était médecin des armées, et il avait également servi un temps dans ce régiment, avec le père de Sophia et Iaguitch. Ses histoires d’amour souvent fort enchevêtrées et mouvementées n’avaient pas empêché Volodia de faire d’excellentes études ; ayant brillamment achevé son cursus universitaire, il s’était spécialisé dans la littérature étrangère, à présent il rédige sa thèse, à ce qu’il paraît. Il habite chez son père, à la caserne, et n’a pas d’argent à lui, malgré ses trente ans sonnés. Pendant leur enfance, Sophia Lvovna et lui vivaient, certes dans des appartements différents, mais sous le même toit, il venait souvent jouer avec elle et ils avaient appris ensemble la danse et le français ; mais lorsqu’il fut devenu un svelte et très beau jeune homme, elle se mit à éprouver de la gêne en sa présence avant de tomber éperdument amoureuse de lui et de le rester jusqu’à la veille de son mariage avec Iaguitch. Lui aussi, avait un extraordinaire succès avec les femmes, à peu près depuis l’âge de quatorze ans, et les dames qui trompaient leurs maris avec lui s’innocentaient à leurs propres yeux du fait que ce n’était qu’un gamin. Quelqu’un racontait naguère que lorsqu’il était étudiant, il occupait une chambre proche de l’Université, et chaque fois qu’on venait frapper à sa porte, on entendait ses pas derrière la porte, puis cette excuse, formulée à mi-voix : « Pardon, je ne suis pas seul3. » Il enthousiasmait Iaguitch, qui bénissait son avenir comme Dierjavine le fit pour Pouchkine6 et, visiblement, l’aimait beaucoup. Il leur arrivait de jouer ensemble des heures entières au billard ou au piquet7, sans dire un mot, et si Iaguitch partait faire un tour en troïka8, il emmenait avec lui Volodia qui lui confiait, et à lui seul, les secrets de sa thèse. Au début, lorsque le colonel était encore jeune, ils se retrouvaient souvent rivaux, mais sans éprouver de jalousie l’un envers l’autre. Quand on les voyait ensemble dans le monde, on appelait Iaguitch le grand Volodia, et son ami – le petit Volodia.
     Outre le grand Volodia, le petit Volodia et Sophia Lvovna, il se trouvait encore dans le traîneau Margarita Alexandrovna9 ou, comme tout le monde disait, Rita, une cousine de la vieille madame Iaguitch, demoiselle ayant déjà la trentaine, très pâle de teint, les sourcils noirs, portant un pince-nez3 et fumant cigarette sur cigarette, même par un froid de loup ; elle avait en permanence de la cendre sur la poitrine et sur les genoux. Elle parlait du nez, en traînant les mots, montrait de la froideur, buvait du cognac et des liqueurs à volonté sans s’enivrer et racontait mollement et sans intonation des histoires équivoques. Elle lisait chez elle toute la journée de grosses revues qu’elle couvrait de cendre, ou mangeait des pommes gelées.
     — Sonia10, arrête de te déchaîner, fit-elle d’une voix traînante. Ça devient vraiment bête. 
     Quand la barrière fut en vue, la troïka ralentit l’allure ; les maisons et les gens défilaient, et Sophia Lvovna, redevenue silencieuse, se serra contre son mari, plongée dans ses pensées. Volodia le petit était assis en face d’elle. Des pensées plus moroses vinrent vite se mêler à ses idées gaiement légères. Elle se disait : cet homme assis en face d’elle savait qu’elle l’aimait et, bien sûr, croyait ceux qui disaient qu’elle avait épousé le colonel par dépit3. Jusqu’alors, elle ne lui avait jamais dit qu’elle l’aimait et, ne voulant pas le lui avouer, le cachait, mais son expression montrait bien qu’il savait à quoi s’en tenir – et son amour-propre à elle en souffrait. Mais le plus humiliant dans sa situation était que ce Volodia, le petit, s’était brusquement mis à lui témoigner de l’attention après son mariage, ce qui ne lui était jamais arrivé jusque là, restant des heures en sa compagnie sans piper mot, ou bavardant au sujet de vétilles sans intérêt, alors qu’à présent, dans le traîneau, sans parler avec elle, il lui faisait discrètement du pied et lui pressait la main ; visiblement, il avait attendu le moment où elle serait mariée ; et il était clair qu’il la méprisait et qu’en lui s’éveillait seulement pour elle, cette vilaine femme peu convenable, un intérêt d’une nature bien connue. Et lorsqu’en elle l’humiliation et la fierté blessée fusionnaient avec son amour triomphant pour son mari, une fougue la reprenait et lui donnait envie de s’asseoir à côté du cocher pour lâcher des cris et des sifflements…
     Au moment précis où ils passaient à côté du monastère des femmes, retentit le gros bourdon de mille pouds11. Rita fit un signe de croix.
     — Notre Olia12 est dans ce couvent, dit Sophia Lvovna en se signant également, avec un frisson.
     — Pourquoi y est-elle entrée ? demanda le colonel.
     Par dépit3, répondit Rita d’un ton courroucé, avec une allusion évidente au mariage de Sophia Lvovna avec Iaguitch. C’est à la mode, de nos jours, de faire les choses par dépit. Comme pour défier le monde entier. Elle était très gaie, toujours à jouer les coquettes, ne comptaient pour elle que les bals et ses cavaliers, et brusquement – voyez un peu la surprise !
     — C’est inexact, dit petit Volodia en abaissant le col de sa pelisse et en laissant voir son joli minois. Il ne s’agit pas ici de dépit, mais de quelque chose d’absolument épouvantable, si vous voulez. Son frère Dmitri a été condamné aux travaux forcés, on ne sait pas où il se trouve, maintenant. Le chagrin a tué leur mère.
     Il remonta son col.
     — Et Olia a bien fait, ajouta-t-il d’une voix sourde. Se retrouver dans une position de pupille donne à réfléchir, même quand la tutrice est d’un or aussi pur que Sophia Lvovna !
     Celle-ci sentit du mépris dans le ton de sa voix et eut envie de lui répondre une insolence, mais demeura coite. Sa fougue la reprit ; elle se releva et cria d’une voix plaintive :
     — Je veux aller aux matines ! Cocher, demi-tour ! Je veux voir Olia !
     On fit demi-tour. Le son de la cloche du monastère était grave et profond, et quelque chose dans ce son, semblait-il à Sophia Lvovna, évoquait Olia et sa vie. Les cloches sonnaient aussi dans les autres églises. Lorsque le cocher eut arrêté la troïka, Sophia Lvovna jaillit du traîneau et s'en alla toute seule vers le portail.
     — Fais vite ! lui cria son mari. Il se fait tard !
     Elle franchit le sombre porche puis remonta l’allée qui menait à la grande église, faisant crisser la neige sous ses pas, le son de la cloche retentissait à présent au-dessus de sa tête et semblait la pénétrer toute entière. C’était déjà la porte de l’église, trois marches à descendre et puis l’avant-nef avec des images de saints des deux côtés, une odeur de genièvre et d’encens, une nouvelle porte qu’une silhouette sombre ouvre avant de s’incliner très bas… L’office n’avait pas encore commencé. Une nonne longeait l’iconostase en allumant des cierges, une autre allumait un lustre. Ça et là, près des colonnes des petits autels latéraux, se tenaient des formes sombres. « Ces silhouettes resteront figées dans cette pose jusqu’au matin » , se dit Sophia Lvovna en éprouvant une sensation de froid dans cette obscurité morose – encore plus triste qu’un cimetière. Elle observa tristement les silhouettes figées dans leur immobilité, et elle eut soudain le cœur serré. Sans savoir comment, dans l’une des nonnes, petite et maigrichonne, un fichu noir sur la tête, elle avait reconnu Olia, alors que celle-ci, en entrant au monastère, était, dans son souvenir, forte et plus grande. Très émue, hésitant encore, Sophia Lvovna s’approcha de la novice pour voir son visage par-dessus son épaule, et vit que c’était bien elle.
     — Olia ! dit-elle en levant les bras au ciel, clouée par l’émotion. Olia !
     La religieuse la reconnut aussitôt, levant les sourcils d’étonnement, et sa figure pâle et lavée récemment s’illumina de joie, tout comme la coiffe blanche qu’on apercevait sous son fichu. 
     — Le Seigneur m’envoie un miracle, dit-elle en écartant elle aussi ses mains pâles et fluettes.
     Sophia Lvovna l’étreignit fortement et l’embrassa en redoutant de sentir le vin.
     — Nous passions par ici et nous nous sommes souvenus de toi, dit-elle, essoufflée comme au sortir d’une course rapide. Mon Dieu, que tu es pâle ! Je… je suis très contente de te voir. Bon, alors ? Comment es-tu ? Tu t’ennuies ?
     Sophia Lvovna enveloppa du regard les autres nonnes et poursuivit en baissant la voix :
     — Il y a eu tant de changements, chez nous… Sais-tu, j’ai épousé Iaguitch, Vladimir Nikititch. Tu te souviens sûrement de lui… Je suis très heureuse avec lui.
     — Allons, Dieu merci. Et ton père va bien ?
     — Il est en bonne santé. Il repense souvent à toi. Olia, viens donc nous voir pour les fêtes. D’accord ?
     — Je viendrai, répondit Olia avec un sourire malicieux. Je viendrai le lendemain.
     Sans savoir elle-même pourquoi elle pleurait, Sophia Lvovna se mit à pleurer ; elle pleura en silence quelques instants, puis s’essuya les yeux et dit :
     — Rita va beaucoup regretter de ne pas t’avoir vue. Elle est avec nous. Volodia également. Ils sont près du portail. Comme ils seraient contents de te voir ! Allons-y, puisque l’office n’a pas encore commencé.
     — Allons-y, accepta Olia.
     Elle se signa trois fois de suite et se dirigea vers la sortie de l’église en compagnie de. Sophia Lvovna.
     — Donc, tu dis que tu es heureuse, Sonietchka14 ? demanda-t-elle alors qu’elles franchissaient le portail.
     — Très heureuse.
     — Eh bien, remercions le Seigneur.
     En apercevant la religieuse, Volodia le grand et Volodia le petit quittèrent le traîneau et la saluèrent avec déférence ; sa figure pâle et son habit noir de nonne les émouvaient visiblement, et il leur était agréable qu’elle se fût souvenue d’eux et fût venue les saluer. Pour qu’elle n’ait pas froid, Sophia Lvovna l’enveloppa d’un plaid et étendit sur elle un pan de sa pelisse. Les larmes qu’elle venait de verser l’avaient soulagée en éclairant son âme ; elle se réjouissait de voir cette nuit pleine de bruit, d’agitation et, au fond, de choses impures, s’achever inopinément dans tant d’innocence et de douceur. Et, afin de garder Olia un peu plus longtemps auprès d’elle, elle proposa :
     — Allez, on va faire un tour avec elle ! Monte dans le traîneau, Olia, juste un pettit tour.
     Les deux hommes s’attendaient à un refus de la part de la nonne – les saints ne vont pas en troïka – mais elle les étonna en acceptant et s’asseyant dans le traîneau. Et, tandis que la troïka s’élançait en direction de la barrière, ils gardèrent tous le silence, veillant seulement à ce qu’elle fût bien installée et n’eût pas froid, et chacun d’eux comparait son état présent à ce qu’elle était autrefois. Son visage était à présent impassible, peu expressif, s’y lisait une froideur pâle et transparente, comme si dans ses veines, ce n’était plus du sang qui coulait, mais de l’eau. Et deux-trois ans plus tôt, elle était toute rose, bien en chair, elle parlait de fiançailles, n’arrêtait pas de rire…
     Arrivée à la barrière, la troïka revint en arrière ; quand elle s’arrêta près du monastère une dizaine de minutes plus tard et qu’Olia descendit du traîneau, le carillon retentissait déjà au clocher. 
     — Que Dieu vous préserve, dit Olia en s’inclinant profondément, comme le font les nonnes.
     — Nous comptons sur toi, Olia.
     — Je viendrai, je viendrai.
     Elle s’en alla d’un pas rapide et l’obscurité de l’entrée l’engloutit. Et lorsque la troïka reprit sa course, une tristesse inexpliquée régna dans le traîneau. Ils se taisaient tous. Sophia Lvovna éprouva une grande lassitude et du découragement ; son insistance à faire s’asseoir une religieuse pour une promenade en traîneau en compagnie de gens éméchés lui semblait maintenant une sottise, un manque de tact proche du sacrilège ; en même temps qu’elle se dégrisait, elle n’avait plus envie de s’abuser elle-même et il devenait clair à présent qu’elle n’aimait pas son mari et ne pourrait jamais l’aimer, que tout cela n’était qu’absurdité et stupidité. Elle l’avait épousé par intérêt, parce qu’il était atrocement riche, suivant l’expression de ses amies de pension, aussi par peur de rester vieille fille comme Rita et enfin parce qu’elle en avait plus qu’assez de son docteur de père et qu’elle voulait vexer Volodia le petit. Si elle avait pu supposer, en se mariant, que ce serait aussi affreusement pesant et laid, pour rien au monde elle n’aurait ceint la couronne nuptiale. Seulement, à présent, le mal était fait, irréparable. Il n’y avait plus qu’à l’accepter.
     Ils rentrèrent. En se couchant dans le lit doux et chaud et en s’enveloppant dans la couverture, Sophia Lvovna se remémora l’obscurité de l’avant-nef, l’odeur de l’encens et les silhouettes auprès des colonnes, et il lui fut pénible de se dire que ces silhouettes allaient rester debout, immobiles, pendant qu’elle dormirait. Les matines seraient longues, longues les heures, et puis la messe, le Te Deum…
     « Mais Dieu existe tout de même, c’est sûr, de même que ma mort est certaine, il faut donc tôt ou tard penser à son âme, à la vie éternelle, comme le fait Olia. Olia est sauvée, à présent, il ne subsiste plus pour elle de questions… Mais si Dieu n’existe pas ? Alors, elle a perdu sa vie. Qu’est-ce que cela veut dire, perdu ? Pourquoi perdu ? »
     Et cette pensée, de nouveau, une minute après :
     «  Dieu existe, la mort est certaine, il faut penser à son âme. Si la mort se présente à l’instant même à Olia, celle-ci n’aura pas peur. Elle est prête. Et surtout, elle a, en ce qui la concerne, résolu le problème de la vie. Dieu existe… oui… Mais n’y a-t-il pas d’autre voie que le monastère ? Entrer au monastère, c’est quand même renoncer à la vie, en finir avec elle… »
     Sophia Lvovna était un peu effrayée ; elle cacha sa tête sous un oreiller.
     — Il ne faut pas penser à cela, chuchota-t-elle. Il ne faut pas…
     Dans la pièce voisine, Iaguitch marchait sur le tapis, dans un faible bruit d’éperons, il pensait à quelque chose. La pensée vint à Sophia Lvovna qu’une seule chose le lui rendait proche et aimable : lui aussi s’appelait Vladimir. Elle s’assit dans son lit et appela avec tendresse :
     — Volodia !
     — Qu’y a-t-il ? répliqua son mari.
     — Rien. 
     Elle se recoucha. Une sonnerie retentit, c’étaient peut-être les cloches du monastère, l’avant-nef obscure et les silhouettes se montrèrent de nouveau, elle roula dans sa tête des pensées au sujet de Dieu et de la mort inévitable, et elle se recouvrit la tête pour ne pas entendre la sonnerie ; elle se fit cette réflexion qu’une longue-longue vie allait précéder la venue de la vieillesse et de la mort, et qu’elle aurait chaque jour à supporter la compagnie d’un homme qu’elle n’aimait pas, et tiens, le voici qui entrait dans leur chambre et se couchait, et il lui faudrait réprimer en elle son amour sans espoir pour un autre — un homme jeune, délicieux et, lui semblait-il, extraordinaire. Elle jeta un coup d’œil à son mari et voulut lui souhaiter une bonne nuit, mais à la place, elle se mit brusquement à pleurer. Elle était mécontente d’elle.
     — Allons bon, voilà la musique qui commence ! fit Iaguitch en accentuant le si15.
     Elle ne réussit à s’apaiser que tardivement, vers les neuf heures du matin ; ses pleurs cessèrent, de même que les frissons qui la faisaient trembler de tout son corps, mais elle se mit à éprouver un violent mal de tête. Dans la pièce voisine, Iaguitch, qui se hâtait d’aller à la grand-messe, s’emporta contre son ordonnance en train de l’aider à s’habiller .  Il entra une fois dans la chambre dans un doux cliquetis d’éperons, prit quelque chose, puis revint, portant déjà ses épaulettes et ses décorations, boitillant légérement à cause de ses rhumatismes, et sa démarche comme son regard parurent à Sophia Lvovna, sans qu’elle sût pourquoi, ceux d’un oiseau de proie. 
     Elle entendit Iaguitch téléphoner.
     — Veuillez me passer les casernes Vassilievski16, dit-il ; et, une minute plus tard : 
     — Les casernes Vassilievski ? Passez-moi, je vous prie, le docteur Salimovitch… Et encore quelques instants plus tard :
     — Qui est à l’appareil ? C’est toi, Volodia ? Très bien. Mon cher, demande à ton père de venir tout de suite chez nous, mon épouse ne se sent pas bien après notre soirée d’hier. Il n’est pas là ? Hmm… Je te remercie. Excellent… Tu me rendras un très grand service… Merci3. 
     Iaguitch pénétra dans la chambre pour la troisième fois, s’inclina au-dessus de sa femme, la bénit d’un signe de croix, lui présenta sa main à baiser (les femmes qui l’aimaient lui baisaient la main, il en avait pris l’habitude) et lui dit qu’il rentrerait pour le déjeuner17. Et sortit.
     Peu avant midi, la femme de chambre annonça Vladimir Mikhaïlytch. Sophia Lvovna, que la fatigue et son mal de tête faisaient chanceler, enfila en vitesse sa nouvelle et magnifique robe de chambre bleu lilas bordée de fourrure et se coiffa tant bien que mal en toute hâte ; elle sentait en elle une tendresse inexprimable et tremblait de joie, et aussi de peur qu’il ne parte. Qu’elle ait au moins le temps de l’apercevoir.
     Pour lui rendre visite, le petit Volodia avait revêtu la tenue qui convenait, il était en habit et portait une cravate blanche. Lorsque Sophia Lvovna entra au salon, il lui baisa la main et regretta sincèrement de la voir souffrante. Puis, une fois assis, il s’extasia devant la robe de chambre. 
     — C’est la rencontre d’hier avec Olia qui m’a perturbée, dit-elle. Au début, j’en avais le cœur serré, mais maintenant, je l’envie. C’est un roc indestructible, inébranlable ; mais vraiment, Volodia, aucune autre issue ne se présentait à elle ? S’enterrer vivante, est-ce vraiment résoudre le problème de la vie ? Tout de même, ce n’est pas une vie, c’est être déjà mort.
     À cette évocation d’Olia, le visage de petit Volodia exprima de l’attendrissement. 
     — Volodia, vous qui êtes quelqu’un d’intelligent, déclara Sophia Lvovna, conseillez-moi, pour que je puisse me comporter absolument comme elle. Évidemment, je ne suis pas croyante et le monastère n’est pas pour moi, mais il doit y avoir moyen de faire quelque chose d’équivalent. Il ne m’est pas facile de vivre, ajouta-t-elle après une pause. Éclairez-moi… Dites-moi quelque chose de convaincant. Ne serait-ce qu’un mot.
     — Un mot ? Volontiers : tararaboumbiya18.
     — Pourquoi me méprisez-vous, Volodia ? demanda-t-elle vivement. Pardonnez-moi, mais vous me parlez sur un ton spécial, avec cette fatuité dont on préserve les amis et les femmes comme il faut. Vous êtes un savant reconnu, vous aimez la science, pourquoi donc ne m’entretenez-vous jamais de science ? Je n’en vaux pas la peine ?
     Petit Volodia grimaça de contrariété et dit :
     — D’où vous vient cet appétit soudain pour la science ? Il vous faut peut-être aussi une Constitution ? Ou bien de l’esturgeon au raifort19 ?
     — Très bien, je suis une nullité, une saleté, une femme sans principes, bornée… Mes fautes sont innombrables, je suis folle, dépravée, on doit me mépriser pour cela. Mais aussi, Volodia, vous avez dix ans de plus que moi, quant à mon mari, il en a trente de plus. Vous m’avez vue grandir et, si vous en aviez eu le désir, vous auriez pu faire de moi ce que vous auriez voulu, même un ange. Mais vous… (sa voix eut un tremblement) vous comportez affreusement avec moi. Iaguitch m’a épousée alors qu’il était déjà vieux, et vous…
     — Allons, en voilà assez, ça suffit, dit Volodia en s’asseyant à côté d’elle et en lui baisant les deux mains. Laissons Schopenhauer philosopher et prouver ce qu’il lui plaira, nous allons, quant à nous, embrasser ces petites mains-là. 
     — Vous me méprisez, et si vous saviez combien j’en souffre ! dit-elle d’un ton irrésolu, sachant par avance qu’il ne la croirait pas. Et si vous saviez à quel point je souhaite changer, et commencer une vie nouvelle ! J’y pense avec extase, ajouta-t-elle, et des larmes de ravissement apparurent en effet dans ses yeux. Être une bonne personne, quelqu’un d’honnête et de pur, qui ne ment pas, qui a un but dans la vie.
     — Allons, allons, allons, pas de simagrées, je vous prie ! Je n’aime pas ça ! dit Volodia,  une expression capricieuse sur le visage. Ma parole, on se croirait au théâtre. Comportons-nous comme des êtres humains.
     Pour ne pas le voir se fâcher et s’en aller, elle entreprit de se justifier et, se forçant à sourire pour lui faire plaisir, se remit à parler d’Olia, et de son désir à elle de résoudre le problème que lui posait sa vie, de devenir une véritable personne.
     — Tara…ra… boumbiya… fredonna Volodia. Tara… ra… boumbiya !
     Et soudain, il lui prit la taille. Et elle, sans comprendre ce qu’elle faisait, posa les mains sur ses épaules et , ravie, contempla une minute avec enivrement son visage spirituel et moqueur, son front, ses yeux, sa jolie barbe…
     — Tu sais depuis longtemps que je t’aime, avoua-t-elle en rougissant, tourmentée, sentant que même ses lèvres se convulsaient de honte. Je t’aime. Alors, pourquoi me tortures-tu ?
     Fermant les yeux, elle lui baisa fortement les lèvres, en un long baiser d’une minute, peut-être, un baiser qu’elle ne parvenait pas à interrompre, tout en sachant que ce n’était pas convenable, qu’elle encourait la réprobation de Volodia, qu’un domestique pouvait entrer…
     — Ah, ce que tu peux me torturer ! répéta-t-elle.
     Une demi-heure plus tard, ayant obtenu ce qu’il lui fallait, Volodia reprenait des forces, assis dans la salle à manger, tandis qu’à genoux, elle regardait avidement son visage ; il lui dit qu’elle ressemblait à un petit chien attendant qu’on lui jette un petit bout de jambon. Puis il l’installa sur l’un de ses genoux et se mit à la bercer comme un enfant, en fredonnant :
     — Tara…ra… boumbiya…Tara… ra… boumbiya !
     Et, alors qu’il se préparait à partir, elle lui demanda d’une voix passionnée :
     — Quand nous revoyons-nous ? Aujourd’hui ? Où donc ?
     Et elle tendit les mains vers ses lèvres, comme pour saisir sa réponse, la prendre dans ses mains.
     — Difficile, aujourd’hui, réfléchit-il. Demain ?
     Et ils se séparèrent. Avant le déjeuner, Sophia Lvovna alla au monastère voir Olia, mais on lui expliqua qu’Olia lisait les psaumes pour un défunt. Du monastère, elle se rendit chez son père, qu’elle ne trouva pas non plus chez lui, puis elle changea de fiacre et se mit à rouler sans but par les rues et les passages, ainsi jusqu’au soir. En repensant de façon inexplicable à cette tante aux yeux rougis qui était comme une âme en peine.
     La nuit tombée, on fit une nouvelle promenade en troïka et on alla encore écouter les tziganes dans un restaurant de banlieue. En repassant devant le monastère, Sophia Lvovna repensa à Olia, et son cœur se serra à la pensée que les femmes et les jeunes filles de son milieu n’avaient le choix qu’entre les promenades en traîneau et les mensonges d’une part, l’entrée au monastère et la mortification de la chair de l’autre… Et le lendemain, elle eut son rendez-vous et se retrouva à parcourir la ville en fiacre toute seule, en repensant à sa tante.
     Au bout d’une semaine, le petit Volodia se débarrassa d’elle. Et la vie reprit comme par le passé, sans intérêt, remplie d’ennui, parfois même pénible. Le colonel et le petit Volodia faisaient de longues parties de billard ou de piquet, Rita racontait sans entrain des histoires fades, Sophia Lvovna passait son temps dans les fiacres et demandait à son mari de l’emmener faire un tour en troïka.
     Se rendant presque chaque jour au monastère, elle importunait Olia, se plaignait devant elle de ses souffrances insupportables, pleurait et sentait qu’avec elle entrait dans la cellule de la nonne une vieille chose souillée et pitoyable ; d’une voix machinale, comme récitant une leçon apprise, Olia lui disait que ce n’était pas grave, que tout cela passerait et que Dieu lui pardonnerait.     



  1. Fille de Léon.
  2. Pour Mikhaïlovitch. Volodia est un diminutif de Vladimir : le compte y est.
  3. En français dans le texte. Par la suite aussi.
  4. Il y aurait une étude à faire sur les poteaux télégraphiques qui obsèdent Tchékhov.
  5. Il s’agit ici de l’ami d’enfance, Vladimir Mikhaïlytch. L’autre sera provisoirement désigné par son nom de famille, Iaguitch, avant de devenir « Volodia le grand » , tandis que l’ami d’enfance sera « Volodia le petit » .
  6. Au début 1815, au lycée de Tsarskoïé Siélo, où Pouchkine finissait ses études en écrivant ses premières ébauches. Dierjavine, un an avant de mourir, salua en lui le grand poète qui s’annonçait. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gavrila_Derjavine
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Piquet_(jeu_de_cartes)
  8. Attelage de trois chevaux, tirant une calèche ou, comme ici, un traîneau.
  9. Fille d’Alexandre.
  10. Diminutif de Sophia.
  11. Soit une cloche de plus de seize tonnes.
  12. Diminutif du prénom Olga.
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Iconostase
  14. Diminutif de Sonia, donc surdiminutif de Sophia.
  15. En russe, la musique se dit mouzyka, mais c’est la première syllabe qui est accentuée.
  16. À Saint-Petersbourg. Voir par exemple le récit La sentinelle, de N. Leskov.
  17. Que l’on peut aussi traduire par « dîner » , à la mode de l’Ancien régime, car il se prend tard, vers 15h…
  18. Le mot russe fut pris en 2010 comme titre d’une grande manifestation théâtralo-carnavalesque montée pour le 150e anniversaire de la naissance d’Anton Tchékhov par Dmitri Krylov et son « théâtre-laboratoire » , mettant en scène un certain nombre de personnages des pièces de Tchékhov, « en roue libre » . Grand émule de Tchékhov, Vassili Choukchine mettra aussi dans la bouche de certains personnages de ses nouvelles de pures créations verbales. Cela dit, la notice russe de la grande édition soviétique de Tchékhov suggère qu’il pourrait s’agir de la transcription en russe d’un refrain à la mode chez les demi-mondaines parisiennes de la fin du dix-neuvième siècle. D’ailleurs, un peu plus loin, le petit Volodia va fredonner ces syllabes…Tchékhov, quelques années plus tard, fera fredonner la même chose à Tchéboutykine, dans Les trois sœurs. Les généalogistes pourront faire des recherches dans le livre d’un certain A. Langueux, Amours 1900, paru en 1961. Mais un abonné de Mediapart m'a donné une référence précise :   http://www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/paroles/tha_ma_ra_boum_di_he.htm, ainsi qu'une version anglaise : https://youtu.be/SQcp2GNd49o
  19. Citation satirique de Saltykov-Chtchédrine : « Le besoin de quelque chose se faisait sentir : d’une Constitution, d’esturgeon au raifort, ou encore d’écorcher quelqu’un. »

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