mardi 9 janvier 2018

Le rendez-vous (Maxime Gorki, ébauche)

     Cette esquisse de 1890 – l’auteur a vingt-deux ans – doit être inédite en français. Elle parut dans le numéro 45 du journal "Le Caucase", en février 1890, et ne fut pas reprise dans les recueils ultérieurs.



Le rendez-vous

(Maxime Gorki)

(Ébauche)




     … Au bord de la rivière, une jeune fille était assise sous les saules, qui regardait son reflet dans l’eau. Autour d’elle, le sable était jonché de feuilles jaunes ; s’échappant des branches au-dessus de la tête de la jeune fille, elles tombaient sans bruit sur ses épaules et sur sa robe. Ses genoux en étaient couverts ; elle tenait dans une main une feuille qu’elle faisait lentement tourner entre ses doigts, tandis que son autre main serrait une longue canne souple. De haute taille et bien en chair, elle portait les habits de fête d’une campagnarde, mais de la tristesse se lisait sur son visage rond, et ses yeux fixaient pensivement l’eau, d’un air un peu sombre.
     Le long de la berge, soulevant les feuilles, erraient des moutons fraîchement tondus, tous pitoyablement laids. Les arbres bordant la rivière avaient revêtu les teintes de l’automne, où prédominait l’orange ; les grappes rouges des sorbes y affleuraient comme des blessures ensanglantées. C’était un jour paisible, tiède et ensoleillé, tout chagriné par la fanaison.
     Des branches bruirent derrière la jeune fille et parut un grand gaillard au visage hâlé et à la barbe blonde, dépenaillé et nu-pieds.
     La jeune fille fit un mouvement pour se retourner vers lui et dit doucement :
     — Je t’ai attendu, comme je t’ai attendu…
     Il s’assit sur le sable à côté d’elle, enveloppa d’un coup d’œil sa parure de fête – sa robe d’indienne bigarrée, le foulard rose sur sa tête, ses souliers en poil de chèvre – et remarqua, avec un sourire narquois :
     — T’as l’air d’un paon, aujourd’hui…
     Mais ses yeux clairs et vifs rencontrèrent le regard triste de ses grands yeux bleu foncé à elle, et il s’écria, remuant nerveusement la tête :
     — Eh bien ? Y as-tu causé ?
     — J’y ai causé…
     — Et donc ? Hein ? Y gueule?
     — Y m’a tapé dessus…
     — Ah le vieux démon… Alors donc… Mais y dit quoi ?
     — Y dit que t’es pauvre… soupira la jeune fille, regardant l’eau de nouveau.
     Le gars baissa la tête et dit :
     — Hé  oui, m’sieur… C’est la vérité…
     Un des moutons s’approcha d’eux et les fixa de ses yeux serviles et bornés, en continuant à mâcher d’un air mélancolique. Un poisson de la rivière sauta hors de l’eau, et les rayons du soleil jouèrent sur l’argent qui jaillissait. Un accordéon se fit entendre dans le lointain, suivi du mugissement d’un bœuf, de l’aboiement d’un chien et de coups sonores – boum ! boum !
     — Pauvre, je le suis… là, il dit vrai… Et comment que je pourrais être riche ? Je n’ai rien, à part la santé… Et pourtant, toi et moi, nous aurions vécu un siècle ensemble… Hein, Palachka1 ?
     Il lui toucha l’épaule en la regardant d’un air interrogateur.
     — Voilà ce qu’il dit de toi : « Je le connais, qu’il dit. Il ne sera jamais le gendre d’un moujik fortuné ! se mit à raconter la jeune fille, en s’échauffant brusquement. C’est un crève-la-faim, qu’il dit… il devrait me demander de l’embaucher comme valet de ferme, et non comme gendre… »
     — Et toi, tu penses quoi ? demanda le gars, assombri.
     — Tu le sais, ce que je pense… Je pleure, voilà…
     — Hmm… Et qu’est-ce que tu lui as dit ?
     — Quoi ? J’ai dit que c’est toi que j’aime et que je ne veux pas en épouser un autre.
     — Et lui ?
     — Lui, il m’a attrapé par le cou et m’a tiré les cheveux… « Plus un mot à son sujet, ou je t’arrache la langue… » À ton sujet, hein.
     — Et allez donc ! fit le gars, morose, en envoyant un crachat dans la rivière.
     — Après, c’est ma mère qui a commencé à me tanner… « Nous sommes riches, qu’elle fait… Ce serait un déshonneur, pour nous, de prendre un tel gendre, comme si nous ne pouvions pas trouver mieux ? »
     Elle en parlait en donnant l’impression de reprendre tout à son compte. Son visage était fermé, dur, et, dans son désir de rapporter avec exactitude tout ce que lui avaient dit ses parents, elle s’efforçait de reproduire le ton qu’ils avaient employé : tantôt emporté, tantôt  persuasif.
     Le gars écoutait son récit sans rien dire, ses pieds nus creusant le sable par grandes saccades.
     Pépiant gaiement, une volée d’oiseaux passa en coup de vent au-dessus de la rivière ; il les suivit des yeux et, lorsqu’ils disparurent dans les branches d’arbres, sur l’autre rive, il dit sans autre émotion et avec une pointe d’ironie :
     — Visiblement, mon lot est comme le vent dans la plaine… pas moyen de l’attraper…
     La jeune fille soupira et le caressa d’un regard douloureux. Lui, regardait au loin. 
     — Hé bien, si ton père a dit ça… hé bien ce sera comme ça. On ne pourra pas le tordre dans l’autre sens – il est têtu, ce moujik… On aurait beau flanquer à ce vieux diable des coups de pieu sur la tête, qu’il s’en tiendrait à son idée… Pas vrai ? Il ne cédera pas à tes prières ?
     — Oh non ! fit la jeune fille en hochant la tête – même si je versais toutes les larmes de mon corps, il ne se rendrait pas…
     — Bref, point à la ligne ! Notre histoire a fait long feu, Palaguïa ! Ainsi, ce n’est pas notre destin !
     — Alors, que va-t-il arriver ? demanda-t-elle d’une voix douce et pleine d’appréhension.
     — Qu’est-ce qui pourrait bien arriver ? Je vais partir travailler à l’usine… Quand on en a marre, on va voir plus loin ! Oui… On dit adieu !
     Elle le regarda de ses grands yeux et cacha sans rien dire son visage dans la poitrine du gars, 
     Il l’étreignit d’un bras, vit trembler ses épaules et se mit à rêvasser en contemplant la rivière paisible où se dessinaient leurs reflets, comme dans un miroir.
     — Pourtant… dans mes pensées, ce que j’ai pu imaginer tout ça ! Combien de fois je nous ai vus, toi et moi, n’est-ce pas, mariés, travaillant tous les deux ensemble…
     Il s’arrêta – peut-être qu’il se « voyait » encore une fois, marié à cette jeune fille qui se serrait ici sur sa poitrine, et travaillant avec elle ; ou peut-être qu’il ne pouvait plus rien voir du tout.
     — Oui… moi, par exemple, en train de faucher, et toi de râteler… Ou, moi en train de battre et toi, de vanner… Ah ! Sapristi ! On aurait eu des enfants… et tout ce qu’il faut… Une vache, peut-être deux… Des moutons comme ceux-là, aussi… Rien que d’y penser – ça réchauffe le cœur…
     La jeune fille poussa un cri mêlé de sanglots, comme le font les femmes à la campagne, devant leurs morts.
     — Ne pleure donc pas, lui dit calmement le gars en la serrant contre lui. À quoi bon pleurer ? Ça ne sert à rien…
     — Mon Stiopa2 à moi… mon bon Stiopa ! murmurait-elle à travers ses larmes.
     Au-dessus d’eux tournoyaient tristement les feuilles de saule jaunies, et le vent glissa sur la rivière, y faisant naître de fines rides à la surface de l’eau.
     — Ce n’est rien ! disait le gars pour la réconforter. Tu me plains, là, mais… tu t’y feras, ensuite. Vous, les femmes, vous vous habituez vite… Tu m’oublieras – et voilà tout ! Exactement comme si je n’avais pas existé…
     — Stiopa ! Ne me dis pas ça… Jamais je… je ne t’oublierai jamais ! Que suis-je, à présent, sans toi ? Comment pourrai-je vivre, le cœur en moins !
     — Tu te marieras tout de même… dit le gars avec un rictus morose.
     — Seigneur ! Je ne marierai… je ne marierai avec personne ! s’écria la jeune fille avec chagrin.
     — On t’ordonnera d’en épouser un – et tu le feras. Avec moi, on ne te l’a pas permis – et tu as obéi ; on t’en fera épouser un autre – et tu obéiras aussi. C’est toujours comme ça… Tu ne conserveras pas longtemps ta pitié…
     — Pourquoi dois-tu t’en aller, Stiopa ? Si tu restais – je pourrais au moins t’apercevoir de loin, cela m’apaiserait quelques instants… Comment pourrai-je vivre, à présent ?
     En entendant ses mots larmoyants, il la regarda bien en face avec un sourire ironique et soupira profondément.
     — Pourquoi je resterais ? Ce n’est pas raisonnable, ce que tu dis, Palaguïa. Si je me suis éternisé dans le coin, c’est que j’étais petit, ensuite ça été à cause de toi… Je me disais comme ça que ton père faisait peut-être des façons et qu’il finirait par accepter… À présent, je vois que ça n’a pas de sens… L’oncle Ivan lui a parlé de moi plus d’une fois, mais il ne veut rien savoir… Vous êtes trop riches… et fiers, du coup. Par conséquent, je suis obligé de m’éclipser… Parce que je n’ai pas envie… moi non plus, ça ne me plaira pas, de te voir mariée ! Pourquoi je resterais ?
     — Mais peut-être que tu trouverais à te marier, toi aussi, dit doucement la jeune fille.
     — Eh bien… je n’y pense pas du tout… Avec toi, ce serait une autre histoire. Parce que tu es une fille costaud… brave et travailleuse… On aurait drôlement bien vécu ensemble !
     Et, après un deuxième gros soupir, il se tut.
     — Reine des cieux3 ! implora la jeune fille.
     — Ouais… je ne vais pas me marier avec toi, et tu ne vas pas m’épouser4 – nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre… C’est vrai que tu n’as pas voulu pousser les choses loin avec moi… et y en a plein qui le font. Une fois la fille grosse – on se dépêche de lui faire épouser celui qui l’a engrossée… Mais ça, tu ne veux pas… Comme quoi, il n’est pas bien grand, ton amour…
     — Stiopa ! dit plaintivement la jeune fille en levant les yeux pour le regarder en face – c’est que c’est un péché, hors-mariage… et ils me battront, je serai estropiée, défigurée, mais ils ne me donneront pas à toi…
     — Hé bien, fit le gars avec indifférence, c’est ton affaire, c’est à toi de juger. Mais lorsqu’il y a de l’amour, les coups, qu’est-ce que c’est ? Tout de même !
     Elle se remit à pleurer, mais maintenant, elle s’écartait de lui. S’abritant les yeux des mains, il regarda le soleil décliner vers l’ouest, et dit d’une voix lente :
     — Y sera bientôt quatre heures… Faut attendre – on va bientôt sonner les vêpres. Et demain, je me lèverai avec le soleil et je partirai. Et voilà…
     — Et sans avoir pitié de moi ? demanda la fille à travers ses larmes.
     — Pitié ou pas, ça me regarde ! fit sombrement le gars.
     Dans l’eau, il apercevait le visage que la jeune fille cachait dans ses mains, il voyait sa tête oscillant et ses épaules secouées de tremblements. Puis ce furent des pleurs à bas bruit, pitoyables, exactement la pleurnicherie d’un enfant de six ans. Serrant les dents, le gars poussa de vigoureux jurons, sa tête tournée de l’autre côté.  Il resta longtemps assis sans bouger, tandis qu’elle versait des larmes de chagrin et de fierté piétinée.
     — Arrête un peu… dit-il enfin sans la regarder.
     Elle n’entendait pas, ou ne voulait pas entendre. Il se retourna brusquement vers elle, la saisit de ses fortes mains et, la jetant presque à genoux devant lui, se mit à lui parler d’une voix sourde en penchant sur elle sa figure tout excitée :
     — Ça suffit… Ne me rends pas fou d’inquiétude ! Bon, c’est quoi ? Pas de mariage, voilà tout… Bon… Palaguïa ? Autrement, je m’en vais… Ma parole !
     Cherchant à se soustraire à son étreinte, elle continuait à pleurer.
     — Ah, vous alors ! s’écria le gars d’une voix où la colère le disputait à l’affliction, comme vous aimez rendre les choses plus difficiles ! Enfin, c’est déjà pénible, et toi, tu trouves le moyen d’en rajouter ! Puisqu’on te dit d’arrêter de chialer !
     Il la repoussa et se releva ; elle restait sur le sable, la tête enfouie dans les genoux. Fronçant les sourcils, le gars la contempla longuement d’un œil sévère. Puis il lui dit :
     — Hé bien… adieu !
     — Adieu ! répondit-elle en levant la tête vers lui.
     — Embrassons-nous une dernière fois… proposa-t-il.
     Elle se releva et se serra sur sa poitrine, ses mains accrochées aux épaules du gars. Il l’embrassa sur la bouche puis sur les deux joues avec ferveur, et lui dit en détachant ses mains de ses épaules :
     — Demain, je m’en vais… adieu ! Que Dieu t’accorde d’être heureuse… On va sans doute te marier à Sachka5 Nikonov… C’est un gars plutôt doux… juste un peu bête, et faiblard… chétif, quoi… Adieu !
     Et il s’éloigna. Elle tourna vers lui qui s’en allait son visage rougi et gonflé par les larmes et cria une fois encore, comme si elle espérait quelque chose :
     — Stiopa !
     — Hé bien ? fit-il en se retournant.
     — Adieu !
     — Adieu ! cria-t-il en disparaissant au milieu des saules.
     Elle se rassit sur le sable et se mit à pleurer silencieusement.
     Les feuilles jaunes se détachaient toujours des arbres, la rivière paisible reflétait toujours le ciel pur, les arbres, la berge et la jeune fille.
     Les moutons se rapprochèrent et la fixèrent de leurs yeux ronds, éternellement soumis, comme si les bêtes s’étonnaient de voir pleurer cette  jeune fille si robuste, qui les fouettait si fort avec sa canne. 



  1. Diminutif de Palaguïa, déformation de Pélaguïa – Pélagie, en français. Palachka est le nom de la blanchisseuse, au début de La fille du capitaine, de Pouchkine.
  2. Diminutif de Stiépane (souvent écrit Stépan), variante de Stéphane.
  3. Équivalent de « Sainte Vierge ! »
  4. En russe, les deux formulations sont bien distinctes, l'homme marié est "pourvu d'une épouse", tandis que la femme mariée est "derrière son mari".
  5. Diminutif de Sacha, donc surdiminutif d’Alexandre.

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