jeudi 27 juillet 2017

Le ravaudeur (Nikolaï Leskov)

     Nikolaï Semionovitch Leskov (il faut prononcer : Liescoff) est un écrivain russe du dix-neuvième siècle, à l’œuvre considérable. Tenu en haute estime par Tolstoï, Tchékhov et Gorki, il fut en général éreinté par la critique, les milieux conservateurs s’effrayant de son radicalisme – et ses œuvres furent plus d’une fois censurées – et l’opinion libérale le jugeant réactionnaire – sa dénonciation du « nihilisme » est plus violente que celle de Tourguéniev. Cette dernière appréciation le poursuivit après sa mort en 1895, et même du temps de l’Urss, ses écrits n’étant pas ou très partiellement publiés. Il faudra attendre la fin du XXè siècle pour voir un éditeur publier ses œuvres complètes en trente tomes.

     Issu d’un milieu ecclésiastique, son père était devenu un magistrat réputé. Montrant peu de goût pour les études, le jeune Leskov fut d’abord greffier dans le palais de justice où siégeait son père puis, quelque temps après la mort de celui-ci, il abandonna cette carrière et travailla pour le compte de la compagnie de son oncle par alliance, l’Anglais Scott. Ce qui lui valut de parcourir la Russie en tous sens, d’aller à l’étranger et de se familiariser avec diverses techniques agricoles et industrielles. Connaissances pratiques qu’il réutilisera par la suite. Né en 1831, il mettra fin (la maison commerciale de son oncle ayant mis la clé sous le paillasson) à cette seconde carrière vers 1860 et se tournera vers le journalisme et la littérature, d’abord à Kiev puis très vite à Saint-Petersbourg.
     Leskov est un critique d’une grande dureté, un satiriste féroce, ce qui lui valut les déboires indiqués plus haut. Son rapport avec la langue russe est particulier, il invente sa langue à lui, tordant les mots et forgeant des néologismes que le traducteur ignore souvent pour ne pas alourdir le texte. Par ailleurs, ses écrits sont « feuilletés » en plusieurs couches, présentant différents points de vue : le narrateur peut très bien adopter une certaine attitude, tandis que l’auteur en suggère une autre. À l’époque, une partie de la critique taxa de perfidie ce comportement d’écrivain. Si encore il s’était assagi en vieillissant : mais, au contraire, il s’en prend à tout le monde, avec encore plus de mordant : fonctionnaires, militaires, médecins, hommes d ‘église… Il décortique la « saleté » présente dans l’âme russe et l’hypocrisie cachée sous les institutions, prenant un peu, avec son humour de pince-sans-rire et son style littéraire de plus en plus libre, la suite de Gogol, celui des contes et – avant l’effondrement – celui des Âmes mortes.
     La nouvelle présentée ici date de 1882. Je me suis appuyé sur la traduction en anglais et les annotations de Gleb Struve, reproduite dans la réédition de 2014, aux éditions « Dover publications » . 













Le ravaudeur


(Nikolaï Leskov)





Chapitre I

     Elle est vraiment stupide, cette habitude de promettre un bonheur neuf à chacun pour le Nouvel an, et pourtant, il se produit parfois quelque chose d’approchant. Sur ce thème, permettez-moi de vous raconter un petit épisode qui présente tout à fait l’aspect d’un conte de Noël.
     Lors de l’un de mes très anciens séjours à Moscou, je dus y rester plus longtemps que  prévu, et je commençai à me lasser de mon hôtel. Le sacristain de l’une des églises de la Cour1 m’entendit me plaindre des incommodités subies à un ami, prêtre de cette église, et le voilà qui dit :
     — Mon père, le monsieur pourrait aller chez mon « parrain » – il a justement une chambre de libre, qui donne sur la rue.
     — Quel parrain2 ? demande le prêtre. 
     — Vassili Konytch3.
     — Ah, le « maître tailleur Lepoutant4 »
     — Tout juste.
     — Bien sûr – très bonne idée.
     Et le prêtre m’expliqua qu’il connaissait les gens en question, et que la chambre était excellente, le chantre y ajoutant un avantage :
     — Si vous déchirez un de vos habits, ou si le revers de votre pantalon se défait – on vous arrangera tout ça à la perfection.
     Estimant superflu de prendre de plus amples renseignements et n’allant même pas voir moi-même la chambre, je donnai au sacristain la clé de ma chambre d’hôtel en rajoutant mon autorisation sur une de mes cartes de visite, et lui confiai la mission de régler la note, de récupérer mes affaires et de les faire transporter chez son parrain. Et lui demandai de venir me chercher ensuite pour m’accompagner à mon nouveau logement.


  1. Propriété de la Cour impériale.
  2. C’est en fait le parrain de ses enfants. Voir le chapitre III.
  3. Pour Konovitch, fils de Kon – vieux prénom slave. Transcription en russe du français. Mais la suite montrera qu’il y a une apocope ou une coquille, et qu’il s’agit en fait de Kononovitch, fils de Konon, prénom d’origine grecque. Voir le chapitre IX.
  4. Écrit ici en russe, en simple transcription du français.



Chapitre II

     Le sacristain s’acquitta bien vite de sa mission, et revint me chercher chez le prêtre au bout d’un peu plus d’une heure.
     — Allons-y, me dit-il, nous avons déjà défait et rangé vos affaires là-bas, nous vous avons ouvert les fenêtres, ainsi que la porte du petit balcon qui donne sur le jardin, j’ai même pris une tasse de thé avec mon parrain sur le balcon. C’est très bien, il y a plein de fleurs tout autour, des oiseaux nichent dans le groseillier, et un rossignol chante dans une cage sous la fenêtre. Vous y serez mieux qu’à la campagne, car vous aurez la verdure, mais aussi le confort d’une maison, et si un de vos boutons donnait des signes de faiblesse, ou si le bas de votre pantalon venait à se défaire, on vous arrangerait ça tout de suite.
     Le sacristain était quelqu’un de très soigneux, un dandy achevé, ce qui expliquait sa façon d’insister sur cet avantage que présentait mon nouveau domicile.
     Et le prêtre l’épaula.
     — Oui, dit-il, tailleur Lepoutant5 est un grand artiste en la matière, vous ne trouverez pas son pareil, ni à Moscou, ni à Petersbourg.
     — Un spécialiste, affirma avec gravité le sacristain en m’aidant à passer mon manteau.
     Qui était ce Lepoutant, je n’étais guère plus avancé là-dessus, d’ailleurs, cela ne me concernait pas.


(5) En français dans le texte.



Chapitre III

     Nous nous y rendîmes à pied.
     Le sacristain soutenait que cela ne valait pas la peine de prendre un fiacre, que c’était à deux pas, « une prominade6 de rien du tout » .
     En réalité, nous en eûmes pour près d’une demi-heure de marche, mais le sacristain voulait faire sa « prominade » , peut-être à dessein, afin d’afficher la canne au pompon de soie lilas qu’il tenait en main. 
     La maison de Lepoutant se trouvait dans un quartier situé entre la Moskova et la rivière Iaouza7, quelque part sur les bords de celle-ci. J’ai oublié à présent le nom de la paroisse et celui du passage y menant. Davantage qu’un passage, c’était d’ailleurs une sorte de ruelle impraticable, quelque chose comme un vieux cimetière. Il y avait une petite église, que contournait à angle droit une allée où se trouvaient six ou sept maisonnettes, toutes en bois, très petites et grisâtres, l’une surélevée par une assise en pierre assez basse. Cette dernière maison était plus grande et avait plus d’allure que les autres, et sur toute la longueur de sa façade courait une imposante enseigne métallique où se lisait en grandes lettres d’or, se détachant nettement sur un fond noir, l’inscription :
     « Maitr taileur Lepoutant8 »
     C’était visiblement là que je devais m’installer, mais tout cela me parut étrange : pourquoi mon propriétaire, dont le nom était Vassili Konytch, s’appelait-il « Maitr taileur Lepoutant8 » ? Lorsque le prêtre l’avait ainsi appelé, j’avais pensé qu’il s’agissait simplement d’une plaisanterie, et n’y avais accordé aucune importance, tandis qu’à présent, à la vue de l’enseigne, j’étais forcé de me raviser. C’était clairement loin d’être une plaisanterie, du coup, je demandai à mon accompagnateur :
     — Vassili Konytch est-il Russe, ou Français ?
     Le sacristain eut même l’air surpris, comme s’il ne comprenait pas la question, dans un premier temps, puis il répondit :
     — Comment ça ? Comment pourrait-il être Français, c’est un Russe tout ce qu’il y a de plus russe ! Jusqu’aux habits qu’il fabrique et qu’il vend, qui sont russes : les poddiovkas9 et le reste ; mais il est surtout connu dans tout Moscou pour ses raccommodages : c’est effrayant la quantité de vieux habits qui, une fois passés par ses mains, sont revendus comme neufs.
     — Tout de même, insistai-je, ma curiosité n’étant pas satisfaite, il doit bien être d’origine française ?
     Nouvel étonnement du sacristain.
     — Non, pourquoi donc ? Il est vraiment de bonne souche russe, c’est le parrain de mes enfants, et, nous autres ecclésiastiques, nous sommes bien tous orthodoxes. Pourquoi voulez-vous le rattacher à la nation française ?
     — Sur l’enseigne, c’est un nom français.
     — Ah, ça, ce n’est rien du tout. C’est de pure firme6. Et vous voyez, la grande enseigne est en français, mais il y en a une autre en russe du côté du portail, c’est la bonne.
     Je jette un coup d’œil vers le portail et j’aperçois, en effet, une autre enseigne, où sont représentés un armiak10 et une poddiovka9, ainsi que deux gilets noirs dont les boutons d’argent luisent comme les étoiles la nuit, avec, en-dessous, cette inscription :
     « On fait des coustumes6 à la russe et des vêtements ecclésiastiques. Spécialiste du poil, des fioritures et des raccommodages. »
     Encore en-dessous, le nom de celui qui réalisait les « coustumes, fioritures et raccomodages » n’était indiqué que par les deux initiales « V. L. »     


(6) Leskov met souvent dans la bouche de ses personnages des mots qui ne sont pas corrects, qui mélangent du russe avec des termes venant d’autres langues. Il bâtit des néologismes plaisants et allusifs (comme dans le cas du « c’est de pure firme » , façon dont on m’a, sur Mediapart, conseillé de rendre le terme russe, mélange de « forme » et de « firme », avec une allusion à une manufacture de tabac fort connue en Russie au dix-neuvième siècle, Laferm.
(7) Affluent de la Moskova.
(8) En français dans le texte, y compris… les deux lettres et l’accent qui manquent.
(9) Caftan plissé à la taille, porté par les marchands.
(10) Vêtement de bure, porté par les paysans et les cochers.



Chapitre IV

     Le logement et le propriétaire s’avérèrent dans les faits supérieurs à leurs flatteuses descriptions, si bien que je me sentis aussitôt chez moi et me pris d’amitié pour mon bon hôte Vassili Konytch. Nous prîmes bientôt le thé ensemble et eûmes d’agréables conversations sur les sujets les plus variés. Ainsi, un jour, prenant notre thé sur le petit balcon, nous entamâmes une discussion sur l’Ecclésiaste11 et ses thèmes majestueux, la vanité de toute chose sous le soleil, et notre inépuisable tendance à participer à cette vaine agitation12. C’es ainsi que nous en arrivâmes à Lepoutant.
     J’ai oublié comment cela arriva précisément, mais il se fit que Vassili Konytch exprima le désir de me raconter cette étrange histoire13 : comment et pour quelle raison il en était venu à se présenter « sous un titre français » .
     Cela a peu à voir avec les mœurs et la littérature, même si c’est écrit sur une enseigne.
     Konytch commença son récit de façon simple, mais très intéressante.
     « Mon nom de famille, monsieur, dit-il, n’est pas du tout Lepoutant, il est tout autre, et celui qui m’a doté de cette appellation française, c’est le destin lui-même. »



(11) Dans le texte : Qohélet, nom hébreu.
(12) Si vous en doutez, relisez les six pages de ce Livre étonnant…
(13) Facture ici très classique : le récit à l’intérieur du récit.



Chapitre V

     « Je suis un Moscovite de souche, d’un milieu très pauvre. Notre grand-père vendait, près de la barrière Rogojski, des semelles aux vénérables Vieux-Croyants14. C’était un excellent vieillard, une sorte de saint – les cheveux gris comme un lièvre au pelage éteint, qui vécut de son travail toute sa vie, jusqu’à sa mort : il achetait un bout de feutre, y taillait des semelles qu’il attachait d’un fil par paires, et il partait « chez les chrétiens » en chantant doucement : “ Semelles, semelles, qui veut des semelles ? “  De la sorte, il parcourait Moscou et gagnait sa vie avec sa marchandise de trois fois rien. Mon père était tailleur à l’ancienne. Il fabriquait de pauvres habits à trois fronces pour les Vieux-Croyants les plus stricts, et m’enseigna son savoir-faire. Mais moi, dès l’enfance, j’ai eu un don particulier pour le ravaudage. Mes coupes manquent de style, mais j’ai un vrai goût pour le raccommodage. Je m’y suis tellement exercé que je peux faire une reprise à l’endroit le plus visible sans qu’on s’en aperçoive, ou presque.
     Les vieillards disaient à mon père :
     — C’est Dieu qui a donné ce talent au petit, et ce talent sera sa bonne fortune.
     Et il en fut bien ainsi ; mais, comme vous le savez, la fortune requiert humilité et patience, et je subis aussi deux épreuves majeures : d’abord la mort de  mes parents, alors que j’étais encore très jeune, ensuite l’incendie de mon logis, en pleine nuit de Noël, alors que j’étais à l’église pour les matines, et tout mon équipement brûla – mon fer, mon mannequin, ainsi que des habits de clients que je devais raccommoder. Grande fut ma détresse, mais c’est à ce moment-là que j’ai commencé à aller de l’avant. »


(14) Schisme religieux du XVIIe siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants



Chapitre VI

     « Un client qui avait, dans le désastre, perdu une pelisse chez moi, survint et me dit :
     — C’est un grand dommage pour moi, et c’est très ennuyeux de rester sans pelisse pour Noël, mais je vois qu’il n’y a rien à prendre chez toi, mais qu’il faut plutôt te venir en aide. Si tu es quelqu’un de sensé, je te mets sur une bonne voie, à charge pour toi de me rembourser plus tard.
     Moi, je réponds :
     — Si Dieu le veut, j’en ferai mon premier devoir, et ce sera avec grand plaisir.
     Il me dit de m’habiller et m’emmena à l’hôtel situé en face de la maison du Gouverneur militaire15, voir le buffetier-adjoint, auquel il déclara devant moi :
     — Voici l’apprenti dont je vous ai parlé, et qui peut vous rendre de grands services dans votre commerce.
     — Le commerce en question consistait à repasser, pour le compte des voyageurs, les habits sortis froissés des valises, ainsi qu’à y faire les réparations nécessaires le cas échéant.
     Le buffetier me mit à l’essai sur un vêtement et, voyant que je m’en tirais bien, me demanda de rester. 
     — C’est à présent la fête du Christ, dit-il, il est arrivé plein de monde, tous ces gens boivent et se donnent du bon temps, et nous avons encore le Nouvel an et l’Épiphanie à venir, ça va remuer encore plus – alors, reste.  
     Et moi :
     — D’accord.
     Et le client qui m’avait amené fait :
     — Bon, à toi de jouer, on peut se faire de l’argent, ici. Et lui (il montrait le buffetier), tu lui obéis comme à un berger.  Dieu veillera sur toi et t’adjoindra un berger16.
     On m’attribua un coin sous une lucarne dans le couloir du fond, et je me mis à l’ouvrage. Je raccommodai les affaires d’une quantité de gens, je ne saurais dire combien, et c’eût été un péché de s’en plaindre, je rapiéçais à tout-va, j’avais du travail par-dessus la tête et j’étais bien payé. Les gens ordinaires ne descendaient pas à cet hôtel, seuls les gros bonnets le faisaient, ravis à l’idée de se trouver dans le même endroit que le Commandant en chef, leurs fenêtres donnant sur les siennes.
     On me payait particulièrement bien pour des raccommodages et des stoppages lorsqu’on s’apercevait de la déchirure au moment même de passer l’habit en question. Il m’arriva même de me sentir honteux – le trou était de la taille d’une pièce de monnaie et, pour une réparation qui ne se voie pas, on reçoit une pièce d’or.
    Je ne recevais, pour faire disparaître un petit trou, jamais moins qu’une pièce de dix roubles. Mais bien sûr, cela exigeait une adresse véritable, afin qu’on ne pût pas plus distinguer le raccord de l’habit que deux gouttes d’eau entre elles.
     Sur cet argent qu’on me donnait, je gardais un tiers pour moi, un tiers revenait au buffetier adjoint, et le dernier allait aux valets de chambre chargés de défaire les valises des clients et d’en nettoyer les habits. C’étaient eux qui comptaient, puisque c’étaient eux qui manipulaient les habits, les frottaient et repéraient les trous, si bien qu’ils recevaient deux parts et moi une17. Mais ma part me suffisait largement, à tel point que je pus quitter mon coin de corridor et louer une chambre plus tranquille dans la même cour, et un an plus tard, la sœur du buffetier arriva de son village, et je l’épousai. Comme vous le voyez, c’est encore ma femme aujourd’hui – la voilà, elle a atteint un âge respectable et je lui dois peut-être la fortune que Dieu m’a accordée. Le mariage se fit simplement, voici comment – le buffetier me dit : « Elle est orpheline et tu dois la rendre heureuse, et elle te portera chance et bonheur. » Et elle-même déclara : « Je porte chance – Dieu te récompensera de prendre soin de moi. » ; et soudain, comme pour le confirmer, se produisit un événement très surprenant. »


(15) Dans le texte russe : « Le Commandant en chef » . Mais on trouvera, au chapitre XII, le nom du comte Zakrevski.
(16) Aphorisme religieux.  
(17) Le décompte n’est pas clair : il y a un tiers en trop, à moins de mettre le buffetier et les garçons d’étage dans le même sac, ce que suggère peut-être l’auteur.            



Chapitre VII   
     
     « Noël revint, ainsi que la veille du Nouvel an. Le soir, je suis dans ma chambre – je reprise quelque chose en pensant déjà à finir cette besogne pour aller me coucher, lorsqu’un des valets de chambre fait irruption et me dit :
     — Amène-toi tout de suite, un terrible gros bonnet descendu à la chambre numéro un a frappé tout le monde ou presque – et après avoir tapé sur quelqu’un, il lui donne dix roubles — maintenant, c’est toi qu’il réclame.
     — Qu’est-ce qu’il me veut ?
     — Il a commencé à s’habiller pour aller au bal et, au dernier moment, il a aperçu sur son frac, bien visible, un petit trou, résultat d’une brûlure, il a frappé celui qui avait brossé l’habit et lui a donné trois pièces d’or. Viens aussi vite que tu peux, il est tellement en colère qu’on dirait tous les fauves en un seul.
     Je me suis contenté de hocher la tête, connaissant leur habitude d’abîmer exprès les affaires de leurs clients pour tirer profit de la réparation ; néanmoins, je m’habillai et partis voir à quoi ressemblait le gros bonnet qui réunissait en lui tous les fauves à la fois.
     La paye s’annonçait assurément bonne, car la chambre numéro un, dans n’importe quel hôtel, est celle d’une « grosse légume18 » , seuls les fastueux personnages y séjournent ; et cette chambre de notre hôtel coûtait l’équivalent de quinze de nos roubles par jour, et à l’époque cela faisait cinquante deux roubles et demi en papier-monnaie, celui qui l’occupait, on l’appelait Gros bonnet.
     Celui devant qui l’on m’avait fait venir avait vraiment une apparence effrayante  – un géant au visage sauvage et basané, lui donnant pour de bon l’air de tous les fauves réunis en un seul.
     — Tu peux recoudre ça si habilement que rien ne se verra ? me demande-t-il d’un ton hargneux.
     Moi :
     — Cela dépend du tissu. Si c’est de la laine, ça peut très bien se faire, mais avec du satin brillant ou de la soie de mauvaise qualité, je ne garantis rien.
     — Mauvais toi-même, fait-il, en attendant, quelque salopard assis hier derrière moi m’a fait un trou avec sa cigarette. Bon, jette un coup d’œil à mon frac et dis-moi ce que tu en penses.
     Ayant regardé l’habit, je lui ai dit :
     — C’est très faisable.
     — Et ça prendra combien de temps ?
     — Ça sera prêt dans une heure.
     — Fais-le. Si le travail est bien fait, tu auras des sous, sinon, je te casse le cou19. Tu n’as qu’à te renseigner sur les tournées que j’ai distribuées ici, tu prendras cent fois davantage. »


(18) Signalons pour information – et aussi pour sourire – qu’en russe, le texte ne parle pas de gros bonnet, d’huile ou de grosse légume, mais d’atout – en anglais : trump. En russe contemporain, en utilisant encore le vocabulaire des cartes, on parlera d’un as…
(19) Une façon comme une autre de rendre l’expression employée dans le texte.



Chapitre VIII

     « Je suis parti faire la réparation, sans être emballé plus que ça, car on ne peut pas toujours être sûr de la façon dont les choses tourneront : avec un drap déjà souple, la pièce se fondra plus facilement dans l’ensemble, alors que, sur un tissu plus rêche, il est difficile que la retouche ne se voie pas.
     J’ai tout de même fait du bon travail, mais n’ai pas rapporté l’habit moi-même, car sa façon de me parler ne m’avait pas du tout plu. Mon activité est fort exposée aux caprices, et si le client est d’humeur querelleuse – il peut très bien en découler des désagréments. 
     J’ai envoyé mon épouse chez son frère, avec le frac, en lui enjoignant de rendre l’habit à son frère et de rentrer à la maison aussi vite que possible, et dès que ce fut fait, j’ai mis le crochet à la porte et nous sommes allés nous coucher.
     Le lendemain matin, je me suis levé et j’ai commencé la journée comme d’habitude : je m’assois à ma table de travail, en attendant de savoir si j’allais recevoir des sous, ou bien me faire casser le cou. 
     Et tout-à-coup, à une heure passée, le valet de chambre fait son apparition et me dit :
     — Le monsieur de la chambre numéro un te réclame.
     Et moi :
     — Pas question.
     — Pourquoi ça ?
     — Comme ça. Je n’irai pas, un point c’est tout ; j’aurai travaillé pour rien, soit, mais je n’ai aucune envie de le voir.
     Mais le valet insiste :
     — Tu te fais des peurs pour rien : il est très content de toi, il a passé la soirée du Nouvel an20 dans le frac que tu as réparé, sans que personne remarque le trou. Il a maintenant des invités venus déjeuner avec lui à l’occasion du Nouvel an, ils ont arrosé ça et se sont mis à discuter de ton travail, ils en sont venus à parier que quelqu’un trouverait le trou – et aucun ne l’a trouvé. À présent, tout joyeux et saisissant l’occasion, il boivent à ton habileté d’artisan russe et désirent te rencontrer. Dépêche-toi d’y aller – saisis ta chance pour la Nouvelle année.
     Et ma femme de l’appuyer :
     — Vas-y donc. Je pressens le début de notre nouvelle fortune.
     Me rangeant à leur avis, je suis parti. »
   

(20) En russe, on accueille le Nouvel an.



Chapitre IX

     « Dans la chambre numéro un, je trouve une dizaine de personnes déjà bien éméchées, on me met tout de suite en main un verre de vin en me disant :
     — Bois avec nous à ce savoir-faire russe qui est le tien, et qui fait la gloire de notre nation.
     Et le vin leur fait dire toutes sortes de choses sans grand intérêt.
     Naturellement, je les remercie en m’inclinant et bois deux verres à la Russie et à leur santé, puis je refuse de boire davantage de vin doux, en alléguant le fait que je manque d’habitude, et que je me sens déplacé en pareille compagnie.
     À quoi le terrible client de la chambre rétorque :
     — Mon ami, tu es un âne, un idiot et une bourrique – tu ne connais ni ta valeur, ni ton mérite. Tu m’as aidé, en cette nuit de Nouvel an, à redresser le cours entier de ma vie, car, à ce bal, j’ai déclaré ma flamme à la jeune femme de haute lignée qui est désormais ma fiancée, j’ai reçu son consentement et, sitôt la fin du carême, aura lieu notre mariage.
     — Je vous souhaite, ai-je dit, à vous et votre épouse, de connaître la félicité dans le mariage.
     — Tu dois boire à ce vœu.
     Il m’était impossible de refuser, et j’ai porté mon toast en demandant ensuite à prendre congé.
     — Très bien, fait-il, dis-moi juste où tu habites, ainsi que ton prénom, ton patronyme et ton nom de famille : je désire être ton bienfaiteur.
     Je réponds :
     — Je suis Vassili, fils de Konon, mon nom est Lapoutine et mon atelier est tout à côté, sous une petite enseigne où il est écrit : “Lapoutine“. 
     En disant cela, je vois les autres convives se tordre de rire et, sans crier gare, le monsieur dont j’avais recousu le frac, paf ! sur une oreille, et puis paf ! sur l’autre, je ne tenais plus sur mes jambes. Et il m’a poussé vers la porte, et mis dehors.
     Je n’y comprenais rien, et me suis enfui à toutes jambes.
     Je rentre chez moi, et ma femme me demande :
     — Alors, dis-moi, Vassienka21 : quel service t’a rendu ma bonne fortune ?
     Et moi :
     — Ne me demande pas de te raconter tout en détail, Machenka22, mais si ta bonne fortune doit encore se manifester de la sorte, il vaudrait mieux que je m’en passe. Ce seigneur m’a roué de coups, mon ange.
     Cette réponse l’a alarmée : qu’as-tu donc fait pour mériter cela ?  Moi, bien entendu, je ne peux rien expliquer, puisque je n’y comprends rien.
     Sur ces entrefaites, on entend soudain du bruit dans l’entrée, des coups sonores, un vrai tonnerre, et mon bienfaiteur de la chambre numéro un fait son apparition.
     Nous nous sommes levés tous les deux, les yeux braqués sur lui, et lui, rougissant sous le coup d’une agitation intérieure ou par suite d’une nouvelle ingestion de vin, tient d’une main une hache de gardien à long manche et de l’autre, réduite en copeaux, la petite planche qui portait ma pauvre enseigne, avec mon nom et mon métier : "Lapoutine répare et retourne les vieux habits". »


(21) Diminutif de Vassili.
(22) Diminutif de Macha, donc surdiminutif de Maria.



Chapitre X

     « Ce seigneur est entré, et il a jeté dans le poêle les petits bouts de bois qu’il avait en main, et le voilà qui me dit : “Habille-toi, nous partons à l’instant dans ma calèche – je vais faire ta fortune. Sinon, je vous réduis en miettes, toi, ta femme et tout ce que vous avez, comme j’ai fendu ces planches.“
     Je me dis : plutôt que de discuter avec un pareil braillard, il vaut mieux l’éloigner au plus vite de chez moi, avant que ma femme n’ait à en souffrir.
     M’étant habillé en toute hâte, je dis à mon épouse : “Bénis-moi d’un signe de croix, Machenka ! “ – et nous voilà partis. Nous sommes allés rue Bronnaïa, où habitait le fameux agent immobilier Prokhor Ivanytch, auquel notre gentilhomme a d’emblée demandé :
     — Dis-moi quelles maisons sont en vente, et où cela, dans les vingt-cinq ou trente mille, voire un peu plus (bien sûr, il parlait en monnaie de l’époque, en billets de banque). Il me faut une maison que je puisse occuper immédiatement.
     L’agent a sorti d’un tiroir un cahier, mis ses lunettes, étudié une page, puis une autre, pour déclarer finalement :
     — il y a une maison qui vous irait parfaitement, mais il faudra mettre un peu plus.
     — C’est faisable.
     — Cela ira vers les trente-cinq mille.
     — D’accord.
     — Dans ce cas, dit-il, c’est l’affaire d’une heure, et il sera possible de s’y installer demain, parce qu’un diacre s’est étranglé avec un os dans cette maison, lors d’un baptême, si bien que, depuis sa mort, personne n’y habite plus.
     Et voilà, il s’agissait de cette maison où nous sommes tous les deux à l’heure actuelle. Selon certaines rumeurs, le diacre défunt se promènerait la nuit en s’étouffant, mais ce sont des balivernes et nul parmi nous ne l’a jamais aperçu. Le lendemain, nous avons déménagé pour nous installer ici, ma femme et moi, le gentilhomme nous en ayant fait don ; et le surlendemain, le voilà qui survient avec une échelle et six ou sept ouvriers, et je me retrouve avec cette enseigne faisant de moi un tailleur français.
     M’ayant cloué l’enseigne, les ouvriers sont partis, et le gentilhomme m’a dit :
     — Je n’ai qu’une directive à te donner : ne jamais modifier cette enseigne, et ne jamais récuser ce nom. 
     Et le voilà qui, brusquement, s’écrie :
     — Lepoutant !
     Et moi de répliquer :
     — Qu’y a-t-il pour votre service ?
     — Bravo, fait-il. Tiens, voici encore mille roubles pour les cuillers et les soucoupes, mais fais attention, Lepoutant – suis bien mes recommandations et tu seras sain et sauf… mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, j’apprends que tu as repris ton ancien nom… primo, je te flanque une raclée du tonnerre, et secundo, la loi dispose : “Le don revient au donateur.“ Mais si tu te conformes à mes désirs, tu recevras de moi tout ce dont tu auras besoin.
     Je le remercie et lui dis que je n’exprime aucun désir et que rien ne me vient à l’esprit, excepté ceci – aurait-il la bonté de m’expliquer le sens de tout cela, et en quel honneur je reçois une maison ?
     Mais il ne me l’a pas dit.
     — Tu n’as nul besoin de le savoir, a-t-il déclaré, mais souviens-toi que tu t’appelles dorénavant "Lepoutant" , c’est sous ce nom que je t’ai donné la maison. Conserve ce nom : cela sera à ton avantage. »



Chapitre XI

     « Nous sommes donc restés dans notre maison, et tout s’est bien passé pour nous, et nous mettions cette bonne fortune sur le compte de mon épouse car, pendant longtemps, nous n’avons pu obtenir de personne la véritable explication ; mais un jour, deux messieurs passant rapidement à côté de chez nous se sont arrêtés tout à coup, et les voilà qui entrent.
     Ma femme leur demande :
     — Vous désirez ?
     Et eux de répondre :
     — Parler à M’sieur Lepoutant.
     Je suis sorti de mon atelier, ils ont échangé des regards, se sont mis à rire tous les deux en même temps et se sont adressés à moi en français.
     Je m’excuse, et leur dis que je ne comprends pas le français.
     — Et cela fait longtemps, demandent-ils, que vous avez cette enseigne ?
     Je leur ai dit combien d’années cela faisait.
     — C’est bien ça. Nous nous souvenons de vous : vous avez, le soir de Noël, merveilleusement raccommodé le frac d’un monsieur, avant un bal, et ce monsieur, ensuite, à l’hôtel, vous a frotté les oreilles devant nous.
     — C’est absolument exact, je réponds, ce que vous dites a bien eu lieu, cela dit, j’éprouve de la reconnaissance envers ce monsieur qui m’a mis le pied à l’étrier, mais je ne connais ni son prénom ni son nom de famille, car tout cela m’a été caché.
     Ils m’ont indiqué son prénom, quant à son nom, ont-ils ajouté, c’était Lapoutine.
     — Comment ça, Lapoutine ?
     — Bien sûr, Lapoutine. Se peut-il que vous ne sachiez pas pourquoi il s’est montré si généreux envers vous ? Il ne voulait pas voir son nom sur votre enseigne.
     — Figurez-vous que, jusqu’à maintenant, nous n’y comprenions rien ; nous avons joui de ses bienfaits, mais en restant littéralement dans le noir.
     — Tout de même, reprennent mes hôtes, ça ne lui a pas réussi. Il lui est arrivé hier une nouvelle histoire.
     Et ils se sont mis à me donner des nouvelles23 qui m’ont rendu triste pour mon ancien homonyme. »


(23) Mais le tailleur va rester le narrateur, ici.


Chapitre XII

     « L’épouse de Lapoutine, c’est-à-dire la personne dont il avait, vêtu de son frac raccommodé, demandé la main, était encore plus hautaine que son mari, et adorait prendre de grands airs. Ils n’étaient ni l’un ni l’autre de haute naissance, leurs pères s’étaient simplement enrichi en collectant les taxes, mais ils ne recherchaient que la compagnie des nobles. À cette époque, le gouverneur militaire de Moscou était le comte Zakrevski24, lui-même également de noble ascendance polonaise, disait-on, et de véritables gentilhommes comme le prince Sergueï Mikhaïlovitch Golitsyne25 n’en faisaient pas grand cas26 ; mais tout le reste de la société se trouvait flatté d’être reçu chez le gouverneur. La femme de mon ancien homonyme brûlait d’envie qu’on lui fît cet honneur. Cependant, Dieu sait pourquoi, elle dut attendre longtemps, mais enfin, il se trouva que Lapoutine put faire quelque amabilité au comte, et celui-ci lui dit :
     — Viens donc me voir, mon vieux, je vais donner l’ordre qu’on t‘admette. Dis-moi donc, histoire que je ne l’oublie pas, comment t’appelles-tu ?
     Et l’autre de répondre qu’il s’appelait Lapoutine.
     — Lapoutine ? répète le comte, Lapoutine…Attends un peu, s’il te plaît. Lapoutine…Ça me dit quelque chose, Lapoutine… C’est le nom de quelqu’un.
     — Parfaitement, votre Grâce, c’est mon nom.
     — Oui, oui, mon cher, c’est certainement ton nom, mais je me rappelle… il y avait un autre Lapoutine. C’est ton père, peut-être, qui s’appelait Lapoutine ?
     Le gentilhomme confirme.
     — Ça doit être pour ça que je me souviens… Lapoutine. C’est sûrement ton père. J’ai une très bonne mémoire ; viens donc demain, Lapoutine ; je vais donner l’ordre qu’on te fasse entrer, Lapoutine.
     L’autre, ne se sentant plus de joie, y va le lendemain même. »


(24) De 1848 à 1859. Ultra-conservateur.
(26) Vieille animosité russo-polonaise.



Chapitre XIII

     « Mais le comte Zakrevski, qui s’était pourtant vanté de son excellente mémoire, fit un faux pas et oublia de prévenir qu’il fallait laisser entrer Lapoutine.
     Ce dernier s’amena comme s’il volait.
     — Untel, dit-il, je désire voir le comte.
     Mais le portier ne le laisse pas passer :
     — Le comte n’y est pour personne.
     Le gentilhomme tente de le convaincre :
     — Je ne suis pas venu de moi-même, mais sur l’invitation personnelle du comte. 
     Le portier reste inflexible.
       Personne ne m’a été signalé. Si vous venez pour une affaire, passez par les bureaux.
     — Je ne viens pas pour une affaire, se vexe le gentilhomme, mais en vertu de ma relation personnelle avec le comte, qui a dû te donner mon nom – Lapoutine, tu auras confondu.
     — Le comte ne m’a donné aucun nom, hier.
     — C’est impossible ; tu auras simplement oublié le nom – Lapoutine.
     — Je n’oublie jamais rien, et quant à ce nom, je ne saurais l’oublier, puisque Lapoutine, c’est moi.
     Le gentilhomme entra en transes.
     — Comment ça, Lapoutine, c’est toi ! qui t’as dit de prendre ce nom ?
     Et le portier de répondre :
     — Personne. C’est notre nom de famille, et il y a une flopée de Lapoutine à Moscou, mais les autres ne comptent pas, je suis le seul à avoir percé dans le monde.
     Au même moment, alors qu’ils sont en pleine discussion, le comte descend l’escalier et déclare :
     — En effet, je me souviens de lui à présent, c’est ce Lapoutine, c’est l’un de mes gredins. Quant à toi, viens une autre fois, je n’ai pas le temps tout de suite. Au revoir.
     Mais bien sûr, comment le revoir après un tel au revoir ? »



Chapitre XIV

    Maître tailleur Lepoutant27 me raconta tout cela avec une modestie pleine de compassion, ajoutant comme pour le finale que le lendemain, alors qu’il suivait le boulevard, une commande dans les mains, il fit la rencontre du Lapoutine de l’histoire, celui que Vassili Konytch28 avait des raisons de regarder comme son bienfaiteur. 
     « Je le vois assis sur un banc, fort triste. J’ai voulu m’esquiver, mais il m’a aperçu et m’a dit aussitôt :
     — Bonjour, monsieur Lepoutant27 ! Comment vas-tu ?
     — Très bien, Dieu merci, et grâce à vous. Et vous, petit père, comment allez-vous ?
     — Ça ne pourrait pas être pire ; il m’est arrivé une très vilaine histoire.
     — J’en ai entendu parler, monsieur, et je me suis réjoui que, en tout cas, vous n’ayez pas porté la main sur lui.
     — Pas question de porter la main sur lui, puisqu’il n’est pas à son compte, cette canaille sert de laquais au comte ; mais ce que je veux savoir, c’est : qui l’a soudoyé pour qu’il me joue ce sale tour ?
     Et Konytch29, en homme simple, s’est mis à consoler le gentilhomme.
    — Ne cherchez pas, monsieur, à savoir le fin mot de l’histoire. Il est bien vrai que les Lapoutine sont en grand nombre, il y a parmi eux de fort honnêtes gens, par exemple mon défunt grand-père, qui arpentait tout Moscou en vendant des semelles…
     À ces mots, il m’a soudain flanqué un coup de canne à travers le dos… Je me suis enfui et ne l’ai plus jamais revu, j’ai seulement entendu dire que lui et son épouse étaient partis à l’étranger, en France, qu’il s’était ruiné là-bas et qu’il était mort, et que sa femme aurait, à cette occasion, fait inscrire sur sa stèle le même nom que celui écrit sur mon enseigne : “Lepoutant“. Ainsi sommes-nous redevenus homonymes. »


(27) En français dans le texte.
(28) Voir la note (3).
(29) On peut désigner affectueusement quelqu’un par son seul patronyme.



Chapitre XV

     Vassili Konytch conclut ainsi son récit, et je lui demandai pourquoi il ne voulait pas, à présent, modifier l’enseigne et reprendre son légitime nom russe.  
     — Monsieur, à quoi bon remuer ce qui a changé ma fortune et ainsi nuire, peut-être, à tout le voisinage ?
     — Comme cela nuirait-il au voisinage ?
     — Hé bien, voyez-vous, monsieur, mon enseigne française, même si tout un chacun sait sans doute que c’est une simple convention, a tout de même donné un cachet différent au quartier, et les maisons de mes voisins ont acquis à présent davantage de valeur.
     C’est ainsi que Konytch garda son nom français dans l’intérêt de son passage d’outre-Moskova30, tandis que son aristocratique homonyme pourrissait au Père-Lachaise sous un pseudonyme inutile.


(30) Quartier moins huppé.

vendredi 21 juillet 2017

La caverne (Ievguéni Zamiatine)

      Ingénieur de formation, polyglotte, nouvelliste, dramaturge, théoricien littéraire, Eugène Zamiatine ( 1884-1937) est un intellectuel impressionnant. 

     Esprit rebelle, il verra ses premiers écrits censurés par la censure tsariste. Il lui arrivera la même chose après la révolution, la censure ayant changé de camp. Entre temps, il aura notamment inspiré le groupe des « Frères Sérapion » (voir la présentation de Zochtchenko précédant la nouvelle Les aventures d’un singe).
     Arrêté par le nouveau pouvoir, il est condamné à être expulsé. Ses amis se démènent pour faire reporter la mesure. Il se remet au travail et connaît un énorme succès avec la pièce La puce, inspirée du récit de Leskov Le gaucher. 
     Mais la publication à l’étranger du roman-nouvelle Nous autres, interdit en URSS, lui vaut de nouveau ennuis : il ne peut plus rien publier et risque de mourir de faim. Staline accède (coup de chance, appui de Gorki et fait du prince) à sa demande et le laisse partir pour l’Allemagne puis la France, où il vivra à partir de 1931 jusqu’à sa mort en 1937. Il participe notamment à l’adaptation par Jean Renoir de la pièce de Gorki Les bas-fonds.

     Iouri Annenkov, très lié d’amitié avec Zamiatine, rapporte ainsi dans son Journal de mes rencontres ce que l’Encyclopédie soviétique de 1936 écrivait sur Ievguéni Zamiatine :
« Dans ses œuvres d’avant la révolution (Province, Au diable vauvert, 1913), Zamiatine peint l’abrutissement, l’étroitesse d’esprit et la cruauté des petits-bourgeois et des officiers des coins perdus de province. Dans ses œuvres postérieures à la révolution, Zamiatine continue de montrer la province sous le même jour conservateur et trivial caractéristique, à son sens, également de la Russie soviétique. Dans ses œuvres (en particulier La caverne et les Récits impertinents), l’écrivain bourgeois Zamiatine trace un tableau complètement déformé de la réalité soviétique. Dans le roman Nous autres publié à l’étranger, Zamiatine calomnie haineusement le pays des Soviets. »
Annenkov termine ainsi ce florilège : « Dans les éditions suivantes de l’ “Encyclopédie soviétique“ , le nom de Zamiatine n’est pas mentionné. »

      Voici donc ce sombre récit datant de1921. Nous sommes à Petrograd, le « communisme de guerre » se termine : terrible famine et froid épouvantable. 
     Remarquer le flot d’images, leur insistance, à rapprocher de ce qu’écrit I. Annenkov à propos de son ami Zamiatine : il s’attachait à la couleur locale d’un récit, à la langue propre du milieu dépeint.
     Si l’on se laisse emporter par ce flot d’images historiques (et préhistoriques), climatiques, telluriques, physiologiques, techniques (de formation, Zamiatine était ingénieur en construction navale), on se retrouve déporté loin dans le temps et l’espace, quasiment à chasser le mammouth, comme le titre l’annonçait.
     Signalons que Tatiana Tolstoï s’est, de façon lointaine, inspirée de cette nouvelle pour son propre récit de 1985 [(’histoire d’une dépression tournant mal) « La chasse au mammouth » .















La caverne


(Ievguéni Zamiatine)




     Des glaciers, des mammouths, des étendues désertiques. Des amas de roches sombres qui, la nuit, ressemblent à des maisons ; au milieu des roches, des cavernes. Pas moyen de savoir qui trompette la nuit sur le sentier empierré passant entre les rochers et, reniflant tout du long, y fait flotter une poussière de neige : peut-être un mammouth à la trompe grise ; peut-être le vent ; mais peut-être que le vent n’est que le barrissement gelé d’un mammouth du genre roi des mammouths. Une seule chose est claire : c’est l’hiver. Et, pour éviter de claquer des dents, il faut les serrer fort, aussi fort qu’on peut ; et il faut détacher des copeaux de bois avec une hache de pierre ; et toutes les nuits, il faut transporter son feu dans une autre caverne, toujours plus profondément ; et il faut s’envelopper de toujours plus de peaux de bêtes velues…
     Entre les roches, là où fut jadis Petersbourg, errait la nuit le mammouth à trompe grise.  Et, couverts de peaux, de manteaux, de couvertures, de loques – le peuple des cavernes reculait de grotte en grotte. Le jour de l’Intercession1, Martin Martinytch2 et Macha3 condamnèrent le cabinet de travail ; pour la fête de la Vierge de Kazan4, ils déménagèrent, abandonnant la salle à manger pour se tapir dans la chambre à coucher. Il n’y avait pas moyen de reculer davantage ; il fallait à présent soutenir le siège – ou mourir.
     Dans la chambre-caverne de Petersbourg, c’était à présent comme, un peu plus tôt, dans l’arche de Noé : des créatures propres et d’autres sales, dans le désordre du Déluge. Le bureau de Martin Martinytch ; des livres ; des galettes quasi-préhistoriques ressemblant à des poteries ; l’opus 74 de Scriabine5 ; un fer à repasser ; cinq pommes de terres blanches, lavées avec tendresse ; des sommiers en nickel ; une hache ; un chiffonnier ; des bûches. Et, au centre de cet univers, le dieu : un dieu trapu et courtaud, d’un roux tirant sur la rouille, un dieu de caverne, avide d’offrandes – un poêle de fonte.
     Le dieu ronflait puissamment. Dans la caverne obscure trônait ce prodige ardent. Les humains – Martin Martinytch et Macha – tendaient leurs bras vers lui en silence, avec vénération et reconnaissance. Pour une heure – c’était le printemps dans la caverne ; pour une heure – on pouvait enlever les peaux de bêtes avec leurs griffes et leurs crocs, et, transperçant la couche de glace entourant les cervelles, pointaient de petites tiges vertes – des pensées.
     — Mart6, as-tu oublié que demain – si, je le vois bien, que tu l’as oublié !
     En octobre, lorsque les feuilles ont déjà commencé à jaunir, à se faner, à se recourber – surviennent des jours aux yeux bleus ; par une pareille journée, en rejetant la tête en arrière pour ne plus voir la terre, on peut encore y croire : la joie est là, c’est encore l’été.. Il en va de même avec Macha, en fermant les yeux et en l’écoutant seulement – on peut s’imaginer qu’elle est celle d’avant, qu’elle va se mettre à l’instant à rire, se lever, vous enlacer, alors qu’une heure plus tôt, comme un couteau raclant une vitre – sa voix n’était pas la même, elle n’était pas du tout la même.
     — Ah, Mart, Mart ! Comme tout… Tu n’oubliais jamais, avant. Le vingt-neuf : la Sainte Marie…
     Le dieu de fonte continuait à bourdonner. . On n’y voyait rien, comme d’habitude : on aurait de la lumière à dix heures seulement. La voûte sombre et festonnée de la caverne ondulait. Martin Martinytch, accroupi, tout noué – serré, toujours plus serré ! – a la tête en arrière, il contemple le ciel d’octobre – ignorer les lèvres jaunies et déprimées. Et Macha :
     — Tu vois, Mart : en chauffant demain dès le matin, on aurait chaud toute la journée, comme maintenant ! Hein ? Bon, il nous reste quoi ? On a bien encore un stère dans le cabinet ?
     Depuis longtemps, Macha n’avait pas mis les pieds dans le cabinet glacial, elle ne savait pas que là-bas… Le nœud se resserrait sans cesse !     — Un stère ? Plus que ça ! Je crois que…
     La lumière d’un seul coup : il est dix heures du soir8. Sans finir sa phrase, Martin Martinytch plissa les paupières et se détourna : la lumière n’arrange rien. La lumière révèle son visage chiffonné, couleur de terre ; beaucoup de gens ont ce visage d’argile, à présent : on remonte le temps – direction : Adam. Et Macha :
     — Et tu sais, Mart, je pourrais essayer… peut-être que je me lèverais, si tu chauffais dès le matin.
     — Eh bien, Macha, bien sûr… C’est à essayer… Bien sûr, dès le matin…
     Le dieu de la caverne baissait d’intensité, s’apaisait, on n’entendit plus qu’un léger crépitement. Ce qu’on entend à présent, c’est qu’en bas, chez les Obiortychev, on fend avec une hache de pierre la coque d’une barque – c’est Martin Martinytch que la hache taille en pièces. Un fragment de Martin Martinytch adressait un sourire d’argile à Macha en mettant dans le moulin à café les épluchures de pomme de terre séchées qui servaient pour les galettes – et un autre fragment de Martin Martinytch, s’envolant comme un oiseau, se cognait à l’aveuglette au plafond, aux vitres et aux murs : « Où trouver du bois  ? – où trouver du bois ? – où trouver du bois ? »
     Martin Martinytch mit son manteau ; il le ceignit d’une ceinture de cuir (la légende veut, chez les hommes des cavernes, qu’on ait plus chaud comme ça) ; à grand bruit, il cogna un seau contre un angle du chiffonnier.
     — Où vas-tu, Mart ?
     — Je reviens tout de suite. Je vais chercher de l’eau en bas. 
     Martin Martinytch resta un moment à se balancer d’un pied sur l’autre en haut de l’escalier sombre et couvert d’éclaboussures gelées, poussa un soupir et, son seau produisant un cliquetis semblable à celui des fers d’un prisonnier, se mit à descendre, vers l’appartement des Obiortychev : ils avaient encore l’eau courante. Obiortychev vint lui-même ouvrir, portant un manteau ceint d’une corde ; il ne s’était pas rasé depuis un bout de temps, et son visage était une sorte de terrain vague envahi par des mauvaises herbes roussâtres et poussiéreuses. À travers les broussailles – des dents jaunes comme la pierre, et entre les pierres – frétillement rapide d’une petite queue de lézard - un sourire. 
     — Tiens, Martin Martinytch ! Quoi, c’est pour prendre de l’eau ? Entrez, entrez, je vous en prie.
     Pas moyen de se retourner, avec le seau, dans le petit espace entre les deux portes, l’extérieure et l’intérieure – Obiortychev entreposait là son bois. Martin Martinytch, l’homme d’argile, se fit mal en se cognant de flanc aux bûches — qui entamèrent nettement l’argile. L’entaille s’approfondit lorsque, dans le couloir plongé dans l’obscurité,  il heurta l’angle d’une commode. Traversée de la salle à manger – dans celle-ci, la femelle Obiortychev et trois petits ; la femelle s’empressant de dissimuler une soupière sous une serviette : venant d’une autre grotte, le nouvel arrivant pouvait se ruer dessus pour s’en emparer, allez savoir.
     Dans la cuisine, en faisant tourner le robinet, Obiortychev souriait de ses dents de pierre :
     — Alors, dites un peu : comment va votre votre femme ? Hein, comment va votre femme ? Comment va-t-elle ?
     — Oh, vous savez, Alexeï Ivanytch9, c’est toujours pareil. Elle va mal. Demain, c’est sa fête, et je n’ai plus de bois.
     — C’est la même chose pour tout le monde, Martin Martinytch, pour tout le monde, tout le monde10
     Dans la cuisine, on entend l’oiseau prendre son vol, ses ailes bruissent, il part sur la droite, sur la gauche – et soudain, désespéré, il heurte le mur de sa poitrine :
     — Alexeï Ivanytch, je voulais… Alexeï Ivanytch, il n’y a pas moyen… Juste cinq ou six bûches… 
     Les dents de pierre réapparurent à travers les broussailles, ces dents toutes jaunes – à partir des yeux, Obiortychev se recouvrait de dents, des dents toujours plus longues.
     — Allons, allons, Martin Martinytch, allons, voyons ! Nous-mêmes n’avons… Vous savez bien comment c’est, à présent, vous le savez bien, vous le savez bien…
     Plus serré, le nœud ! Plus serré – encore plus serré ! Martin Martinytch resserra sa ceinture, souleva le seau – et retraversa la cuisine, le couloir sombre, la salle à manger. Sur le seuil de la salle à manger, Obiortychev lui tendit une main de lézard furtif :
     — Allez, portez-vous bien… N’oubliez pas de claquer les deux portes, Martin Martinytch, surtout. Les deux portes, les deux, les deux, autrement, pas moyen de garder la chaleur !
     Dans le noir, Martin Martinytch posa le seau sur le palier couvert de glace et se retourna pour claquer la première porte. Il prêta l’oreille – il n’entendit que le frissonnement sec de ses os à l’intérieur de son corps, et sa respiration tremblante, faisant comme des pointillés. Tendant la main, il explora le petit espace entre les deux portes - sa main rencontra une bûche, une autre, encore une… Non ! Il se poussa lui-même en vitesse au-dehors et referma à demi la porte. Il restait juste à la claquer pour faire jouer la serrure…
     Mais voilà, il n’en avait pas la force. Il ne pouvait pas refermer cette porte sur les espoirs de Marta. Et sur la ligne en pointillés marquée par la respiration à peine perceptible de sa respiration, s’affrontèrent, dans une lutte à mort, deux Martin Martinytch : l’ancien, l’amateur de Scriabine, qui le savait : il ne devait pas – et le nouveau, l’homme de la caverne,  qui ne savait qu’une chose : il en avait besoin. Grinçant des dents, l’homme de la caverne écrasa l’autre de son poids – et Martin Martinytch, se cassant les ongles, ouvrit la porte, fourra sa main dans le tas de bois – une bûche, une quatrième, une cinquième : sous le manteau, à la ceinture, dans le seau – puis il claqua la porte et hop, retour en haut – en faisant d’énormes bonds de bête sauvage. Au milieu de l’escalier, sur une marche gelée — il se figea soudain, se serra contre le mur : il avait de nouveau entendu la porte cliqueter, en bas, puis ce fut la voix empoussiérée d’ Obiortychev :
     — Qui est là ? Qui est là ? Qui est là ?
     — C’est moi, Alexeï Ivanytch. Je… j’avais oublié la porte… Je voulais… Je suis revenu la fermer…
     — C’est vous ? Hmm… Comment avez-vous pu ? Il faut faire plus attention, plus attention. Vous savez bien qu’on vole tout, de nos jours, vous le savez bien. Comment avez-vous pu ?
     Le vingt-neuf. Dès le matin, un ciel bas, cotonneux et troué, un souffle glacé passant par les trous. Mais le dieu de la caverne, s’étant rempli le ventre dès l’aube, s’était mis à ronfler avec bienveillance – et tant pis pour les trous, et Obiortychev, tout couvert de dents, pouvait bien recompter ses bûches – peu importait ; seul comptait aujourd’hui ; « demain » ne signifiait rien dans la caverne ; il faudrait des siècles pour que « demain » et « après-demain » reprennent un sens.
     Macha se leva et, chancelant sous un vent invisible, se coiffa comme autrefois : en se recouvrant les oreilles et avec une raie au milieu. Et c’était comme la dernière feuille fanée voltigeant sur un arbre dnudé.  Du tiroir du milieu de son bureau, Martin Martinytch sortit des papiers, des lettres, un thermomètre, une espèce de fiole bleue (qu’il se hâta de remettre dans le tiroir avant que Macha ne l’aperçoive) – et enfin, cachée dans un coin, une petite boîte recouverte de laque noire : dans le fond de la boîte, il y avait encore du vrai – si, si ! du vrai thé !  Ils burent du vrai thé. La tête renversée en arrière, Martin Martinytch écoutait une voix qui ressemblait tant à celle d’autrefois :
     — Tu te souviens, Mart : ma chambre bleue, avec le piano et sa housse, et le petit cheval de bois – un cendrier – sur le piano, et je jouais, et tu étais venu derrière moi…
     Oui, ce soir-là avait été celui de la création de l’univers, avec la lune montrant sa face d’une admirable sagesse, et le carillon de la sonnerie dans le couloir, comme un trille de rossignol.
     — Et tu te rappelles, Mart : le fenêtre ouverte, le ciel vert – et, en bas, créature d’un autre monde, le joueur d’orgue de Barbarie ? 
     Où es-tu, merveilleux joueur d’orgue de Barbarie ?
     — Et sur la berge… Tu te rappelles ? Les branches encore dénudées, l’eau vermeille – et le dernier bloc de glace bleutée, flottant comme un cercueil. Et ce cercueil nous paraissait seulement comique – parce que nous étions immortels. Tu te rappelles ?
     En bas, on se mit à fendre du bois à la hache de pierre. Le bruit cessa, il y eut comme une course, un cri. Martin Martinytch se scinda en deux, l’une des deux moitiés voyait l’immortel joueur d’orgue de Barbarie, l’immortel petit cheval de bois, l’immortel bloc de glace, tandis que l’autre moitié – respirant en pointillés – recomptait les bûches avec Obiortychev.  Voilà que ce dernier a fini de compter, qu’il met son manteau, il est couvert de dents, il claque la porte et…
     — Attends, Macha, je crois qu'on a frappé.
     Non, il n’y a personne. Pour le moment. On peut encore respirer, on peut encore rejeter la tête en arrière et écouter la voix – si semblable à celle d’avant.
     C’est le crépuscule. Le vingt-neuf octobre est déjà vieux. Des yeux de vieillard, fixes, troubles – sous ce regard fixe, tout se contracte, se recourbe, se recroqueville. La voûte du plafond s’affaisse, les fauteuils s’aplatissent, ainsi que le bureau, Martin Martinytch, le lit et, sur le lit – une Macha de papier, sans épaisseur.
     Siélikhov, le président du comité d’immeuble11, est venu au crépuscule. Il pesait cent kilos, autrefois, il a fondu de la moitié, il flotte dans son veston comme une noix dans un grelot. Mais il a gardé son gros rire rocailleux.
     — Hé b-bien, Martin Martinytch, primo et secundo, félicitations pour la grande fête de votre épouse. Bien sûr ! Bien sûr ! Obiortychev m’a dit…
     Martin Martinytch fut propulsé à toute allure hors de son fauteuil, cherchant frénétiquement — parler, dire quelque chose…
     — Du thé… je vais tout de suite… à l’instant… Aujourd’hui, nous avons du vrai thé ! Je viens de le…
     — Du thé ? C’est que je préférerais du champagne. Vous n’en avez pas ? Sans blague  ! Gra-gra-gra ! Vous savez, avec un ami, cela fait deux jours qu’on distille de l’alcool à partir de gouttes de Hoffmann12. Qu’est-ce que c’est marrant ! Il était complètement ivre… “Je suis Zinoviev13 : à genoux ! » , qu’il me fait. C’était marrant ! Après, je rentrais chez moi – sur le Champ de Mars14, un type en manches de chemise vient à ma rencontre, ma parole ! « Qu’avez-vous ? » , je lui demande. « Oh, rien, on vient de me déshabiller, je fonce chez moi, à Vassilievski15. » C’était marrant !
     Aplatie sur le lit, la Macha de papier riait. Réduit à un nœud bien serré, Martin Martinytch riait de plus en plus fort – pour entretenir le feu de Siélikhov, pour qu’il ne s’arrête pas, surtout qu’il ne s’arrête pas…
     Siélikhov s’arrêta, eut une sorte de reniflement et se tut. Il ballotta à droite et à gauche dans son veston-coquille, et se leva.
     — Hé bien, madame, votre main. Jébiélo ! Comment, vous ne connaissez pas ? Dans leur jargon : j’ai bien l’honneur – de vous saluer. Jébiélo16. C’est marrant !
     Il tonitrua dans le couloir, dans le vestibule. La dernière seconde – il s’en va, ou alors…
     Le sol vacilla un peu, sembla tournoyer sous les pieds de Martin Martinytch. Un sourire d’argile à la bouche, Martin Martinytch se retint au montant de la porte. Siélikov, haletant, enfonçait ses jambes dans d’énormes bottes.
     Ayant mis ses bottes et sa pelisse, faisant très mammouth — il se redressa, reprenant son souffle. après quoi, il prit en silence le bras de Martin Martinytch, ouvrit sans rien dire la porte du cabinet glacial et s’assit, toujours silencieux, sur le divan.
     Dans le bureau, le sol n’était qu’une banquise ; la banquise craqua imperceptiblement, se détacha du bord – et emmena Martin Martinytch, le fit tournoyer loin du bord opposé, celui du divan – on entendait à peine Siélikov.
     — Primo et secundo, cher monsieur, je dois vous dire : ce fumier d’Obiortychev, je l’écraserais comme un pou, ma parole… Mais, vous le comprenez bien : du moment qu’il porte plainte officiellement, du moment qu’il dit : « J’irai demain à la police » … Quelle vermine ! Je ne peux vous donner qu’un conseil : allez le voir aujourd’hui, tout se suite, et enfoncez-lui ces bûches dans la gorge.
     La banquise allait toujours plus vite. Minuscule, tout aplati, guère plus visible qu’un copeau, Martin Martinytch répondit – se parlant à lui-même ; et pas au sujet des bûches, mais d’autre chose :
     — Très bien. Aujourd’hui même. Tout de suite.
     — Eh bien, voilà qui est parfait, voilà qui est parfait ! C’est vraiment un pou, un sale pou, je vous dirai…
     Il fait encore sombre dans la caverne. Tel un bloc d’argile froide et aveugle – Martin Martinytch se cognait stupidement contre les objets que le Déluge avait entassé dans la grotte. Il eut un frisson : une voix semblable à l’ancienne voix de Macha disait :
     — De quoi discutais-tu là-bas avec Siélikhov ? Hein ? De cartes de ravitaillement ? Mart, j’étais couchée, en train de me dire : en rassemblant notre courage, aller quelque part, au soleil… Ah, comme tu es bruyant !  Tu le fais exprès, on dirait. Tu le sais, pourtant — je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas !
     Comme un couteau raclant une vitre. D’ailleurs, à présent, ça n’avait plus d’importance. Bras et jambes mécaniques. Pour les lever et les abaisser, il faut des chaînes et un treuil, comme pour la flèche d’un mât, sur un navire, et un homme ne suffit pas pour faire tourner le treuil, il en faut trois. Tendant les chaînes de toutes ses forces, Martin Martinytch mit à chauffer la bouilloire pour le thé et une petite casserole, et fourra dans le poêle les dernières bûches d’Obiortychev.
     — Tu entends ce que je te dis ? Pourquoi restes-tu sans rien dire ? Tu m’entends ?
     Cela, bien sûr, n’est pas Macha, ce n’est pas sa voix. Martin Martinytch se déplaçait de plus en plus lentement, ses jambes s’enlisaient dans des sables mouvants, faire tourner le treuil devenait de plus en plus dur. Brusquement, la chaîne d’une poulie cassa, la flèche s’écroula, heurtant fâcheusement la bouilloire et la casserole – tonnerre au sol, et le dieu de la caverne avait des sifflements de serpent. Et de la rive lointaine, du lit – la voix étrangère, stridente :
     — Tu le fais exprès ! Va-t’en ! Tout de suite ! Je ne veux voir personne, je n’ai besoin de rien , de rien ! Va-t’en !
     Le vingt octobre mourut, et moururent l’immortel joueur d’orgue de Barbarie, et les blocs de glace flottant sur l’eau rougie par le crépuscule, et Macha. Et c’est bien. Il ne doit pas y avoir d’improbable lendemain, pas d'Obiortychev, ni de Siélikov, pas de Macha, ni de Martin Martinytch, que tout meure.
     Le Martin Martinytch mécanique et lointain  s’activait encore. Peut-être rallumait-il le poêle, ramassait-il la casserole et faisait repartir la bouilloire, et peut-être que Macha disait quelque chose – il ne l’entendait pas : juste la douleur sourde de l’entaille dans l’argile, causée par certaines paroles, par les angles du chiffonnier, des chaises, du bureau. 
    Martin Martinytch sortait lentement du bureau des paquets de lettres, le thermomètre, de la cire à cacheter, la petite boîte de thé, d’autres lettres. Et enfin, du fin fond du tiroir, dans un coin, la petite fiole bleu foncé.
     Dix heures : la lumière était revenue.  Une lumière électrique toute nue, âpre, prosaïque et froide – comme la vie dans la caverne, et comme la mort. Tout aussi prosaïque, aux côtés du fer à repasser, de l’opus 74 et des galettes – la petite fiole bleue.
     Le dieu de fonte bourdonna avec bienveillance en dévorant les lettres au papier blanc, bleui, jauni comme un parchemin. La bouilloire rappela à bas bruit son existence, à petits coups de son couvercle. Macha se retourna :
     — Le thé est prêt ? Mart, mon chou, donne m’en…
     Elle vit. Une seconde que traversa de part en part la forte lumière électrique, la lumière nue et cruelle : Martin Martinytch blotti devant le poêle ; sur les lettres, un reflet rougeâtre, la teinte qu’avait eu l’eau au crépuscule ; et là-bas, le petit flacon bleu.
     — Mart… Tu… tu veux déjà…
     Dévorant paisiblement les mots amers, tendres, blancs, bleus, jaunes – le dieu de fonte ronronnait doucement. Et Macha, aussi simplement qu’elle avait demandé du thé :
     — Mart, mon chou ! Mart – donne m’en !
     Martin Martinytch lui sourit de loin :
     — Tu sais bien, Macha : il n’y en a que pour une personne.
     — Mart, de toute façon, je ne suis déjà plus là. Ce n’est plus moi. C’est tout pareil… Mart, tu le comprends bien — Mart !
     Ah, c’est l’autre voix, la même voix… Et, en renversant la tête en arrière…
     — Macha, je t’ai menti : il n’y a plus une seule bûche dans le cabinet. Et je suis allé chez Obiortychev et là, entre les portes… J’ai volé – tu comprends ? Et Siélikhov m’a dit… Je dois tout rapporter – mais j’ai tout brûlé, j’ai tout brûlé – tout17 !
     Indifférent à tout, le dieu de fonte est en train de s’assoupir. La voûte de la caverne  vacille un peu en s’éteignant, comme les maisons, les amas de roches, les mammouths, Macha.
     — Mart, si tu m’aimes encore… Allons, Mart, rappelle-toi ! Mart, chéri !
     L’immortel petit cheval de bois, le joueur d’orgue de Barbarie, le bloc de glace. Et cette voix… Martin Martinytch se releva lentement. Faisant lentement et péniblement tourner le treuil, il ramassa la fiole bleue sur la table et la tendit à Macha.
     Rejetant la couverture, elle s’assit sur le lit, toute rose, vive, immortelle – comme alors l’eau au crépuscule, elle s’empara du flacon et se mit à rire.
     — Hé bien, tu vois : ce n’est pas en vain que je suis tant restée couchée,  à penser à quitter ce endroit. Allume une autre lampe – celle-là, sur la table. Voilà. Maintenant, mets encore quelque chose dans le poêle. 
     Au hasard, Martin Martinytch retira d’autres papiers du bureau et les fourra dans le poêle.
     — Maintenant… Va faire un tour. La lune est dans le ciel, je crois – Ma lune : tu te rappelles ? N’oublie pas d’emporter la clé, autrement, la porte va claquer et tu ne pourras pas…
     Non, la lune n’était pas visible. D’épais nuages noirs formaient une voûte basse – tout n’est qu’une immense caverne silencieuse. À l’infini, des passages étroits entre les murs ; et des amas de roches sombres et couvertes de glace, ressemblant à des maisons ; et au milieu des rochers – des trous profondément creusés, rougeoyant ; dans ces trous, des humains accroupis près du feu. Un petit courant d’air glacé court à leurs pieds, soufflant une poussière blanche et, sans que personne ne l’entende – dans la poussière blanche, par les blocs de pierre et les cavernes où se serrent les gens accroupis –  de sa démarche de mammouth, erre le roi des mammouths.







  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Intercession_de_la_M%C3%A8re_de_Dieu
  2. Pour Martinovitch, fils de Martin.
  3. Diminutif de Maria, c’est-à-dire Marie (cf note 7)
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Notre-Dame_de_Kazan
  5. Dernière œuvre du compositeur. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cinq_pr%C3%A9ludes_op._74
  6. Pour Martin.
  7. Dans le calendrier julien, soit le 11 novembre dans le grégorien, le nôtre. Et il ne s’agit pas de la Vierge Marie, mais de Sainte Marie (région d’Édesse), nièce de Saint Abramios…
  8. Pendant les terribles années de la guerre civile et du « communisme de guerre » , l’électricité ne revient qu’à cette heure-là.
  9. Pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  10. Une autre mouture, trouvée sur le Web, porte : « — Mais vous avez des chaises, des armoires, Martin Martinytch… Et des livres : ça brûle parfaitement, les livres, parfaitement… — Vous savez bien que ce mobilier n’est pas à nous, il n’y a que le piano… — Vraiment, comme c’est fâcheux ! Comme c’est regrettable ! » Il est possible que ce passage ait été censuré à l’époque, remplacé par le texte que je trouve dans l’édition de Gleb Struve…
  11. Chaque immeuble a son comité.
  12. Vieille médication. https://fr.wikipedia.org/wiki/Friedrich_Hoffmann
  13. Chef bolchevik, à l’époque président du soviet de Petrograd.
  14. Grande place du centre de Petersbourg.
  15. Une des îles de Petersbourg.
  16. Difficile à rendre en français.
  17. Dans la version sur le Web se trouve rajouté ici : « Je ne parle pas des bûches, qu’est-ce que les bûches ? Tu comprends ? » Il y a jusqu’à la fin du texte de légères différences.