dimanche 2 juillet 2017

Allez ! (Alexandre Kouprine)



     Une miniature de 1897, appréciée de Tolstoï, d’après la notice de M. Niqueux, qui a traduit cette nouvelle pour les éditions du Globe en 1996. La fin de la nouvelle peut rappeler celle de La douce, de Dostoïevski, que Kouprine connaissait sûrement.

     Un petit récit cruel, s’appuyant sur des choses vécues car l’auteur, parmi toutes les activités exercées durant la première partie de sa vie, avant 1917, avait travaillé dans un cirque.

     Ce  court texte peut sans difficulté être imprimé, pour soulager les yeux…




Allez !


     Cette injonction saccadée1 était le premier souvenir que mademoiselle2 Nora gardait de l’errance lugubre et monotone que fut son enfance. Ce mot, sa petite langue d’enfant le prononça en premier, et ce cri éveillait toujours en elle, même en rêve, cette suite d’images : la piste du cirque, non chauffée, où l’on avait froid, l’odeur d’écurie, le lourd galop du cheval, le claquement sec du long fouet et sa morsure cuisante, la douleur du coup chassant aussitôt l’hésitation due un instant à la peur.
     — Allez !
     Le cirque est vide, il y fait froid et sombre. Ça et là, traversant à peine le dôme de verre, les rayons d’un soleil  hivernal recouvrent de taches pâles le velours framboise et les dorures des loges, les écussons à têtes de chevaux et les étendards ornant les poteaux ; ils jouent sur le verre dépoli des lampadaires électriques et viennent effleurer l’acier des barres fixes et des trapèzes là-haut, à cette hauteur effrayante où s’entremêlent les cordes et les accessoires. On distingue seulement la première rangée de fauteuils, tandis que les ténèbres engloutissent les loges et le promenoir.
     C’est la répétition quotidienne. Cinq ou six artistes en manteaux et bonnets de fourrure sont assis au premier rang, près de l’entrée de l’écurie, fumant d’infects cigares. Au centre de la piste se tient un bonhomme trapu et courtaud, un haut-de-forme renversé sur la nuque, avec des moustaches soigneusement frisées et effilées. Il entoure d’une longue corde la taille d’une toute petite fille de cinq ans à qui l’émotion et le froid donnent des frissons. L’énorme cheval blanc que le garçon d’écurie mène le long de la barrière renâcle et remue le cou en tous sens, et ses naseaux rejettent des jets de vapeur blanche. Toutes les fois qu’il passe devant le haut-de-forme, le cheval louche sur le fouet dépassant de sous le bras de l’homme, il s’ébroue en remuant les oreilles d’inquiétude et entraîne le palefrenier qui résiste. La petite Nora entend derrière elle les mouvements nerveux du cheval, et n’en tremble que davantage.
     Deux mains puissantes la saisissent par la taille et la catapultent sans effort sur le dos du cheval,  sur un large matelas de cuir. Presque aussitôt, les chaises, les poteaux blancs et les portières de coutil aux entrées, tout se confond et ne forme plus qu’un cercle bigarré qui accourt à la rencontre du cheval.  Les mains figées de la fillette se crispent vainement sur la rude crinière du cheval, ses yeux se ferment étroitement, troublés et aveuglés par le tournoiement déchaîné du manège. L’homme au haut-de-forme arpente la piste en donnant de sa chambrière près de la tête du cheval, les claquements du fouet sont assourdissants…
     — Allez !
     Et la voici maintenant dans un court tutu de gaze, ses maigres bras encore enfantins laissés à nu, qui se tient juste sous le dôme du cirque, sous les feux des projecteurs, perchée sur un trapèze oscillant fortement.  Aux pieds de la fillette, un homme râblé est suspendu la tête en bas à ce même trapèze, accroché par les genoux à la barre. Il porte un maillot rose à franges et paillettes d’or, il est frisé, pommadé, il a l’air cruel. Le voilà qui relève les bras en les écartant et qui, de ses yeux aigus d’acrobate, fixe un regard d’hypnotiseur droit sur Nora… et qui frappe dans ses mains. D’un rapide mouvement vers l’avant, Nora va se précipiter dans ces bras vigoureux et sans pitié (ô, comme vont haleter d’angoisse des centaines de spectateurs !), mais la peur la glace tout-à-coup, son cœur s’arrête de battre et elle ne fait que serrer plus fort les minces cordes. Les bras impitoyables se relèvent, l’acrobate plante de nouveau en elle son regard, avec plus d’intensité encore… L’espace qui s’étend sous ses pieds semble un gouffre.
     — Allez !
     Elle se tient en équilibre, osant à peine respirer, au sommet d’une « pyramide vivante » de six hommes. Tordant comme un serpent son corps souple, elle glisse entre les barreaux d’une longue échelle blanche que, tout en bas, quelqu’un tient sur sa tête. Dans les « jeux d’Icare » , elle pirouette, propulsée en l’air par les bras terribles, de véritables ressorts d’acier, d’un jongleur. À une grande hauteur au-dessus du sol, elle déambule le long d’un fil mince et tremblant qui lui cisaille horriblement la plante des pieds. Et toujours les mêmes visages à la beauté inexpressive, les mêmes cheveux pommadés, partagés par une raie ou en crête de coq, les mêmes moustaches tortillées, cette odeur de cigare et de sueur, cette peur qui ne la quitte jamais et ce cri fatidique, inéluctable, lancé aussi bien à l’adresse des humains qu’à celle des chevaux ou des chiens savants :
     — Allez !
     Elle venait d’avoir seize ans, et elle était très belle, lorsque, au cours d’une représentation, la barre du trapèze lui échappa et qu’elle tomba, non dans le filet, mais directement sur la piste. On l’emporta, inconsciente, dans les coulisses où, suivant la bonne habitude en vigueur dans les cirques, on la secoua comme un prunier pour lui faire reprendre ses esprits. Revenue à elle, elle poussa un gémissement, son bras démis lui faisant mal. « Le public est en émoi, les gens commencent à partir, lui dit-on, allez vous montrer ! » Elle arbora docilement son sourire de « gracieuse écuyère » mais, au bout de deux pas, poussa un cri et chancela, la douleur était trop forte. Une dizaine de bras la soulevèrent alors et la poussèrent de force au-delà des portières, vers le public.
     — Allez !
     Cette saison-là, le cirque avait comme invité de marque le clown Menotti3. Ce dernier, loin d’être un clown banal, un pauvre diable se roulant dans le sable de la piste, se faisant souffleter et capable, le ventre creux,  de distraire le public d’un soir avec sa réserve inépuisable de blagues, était une vraie célébrité, le premier « clown-solo » au monde, imitateur hors-pair, dresseur connu dans le monde entier., nanti de diplômes d’honneur et de distinctions, etc. Il portait sur la poitrine une lourde chaîne composée de médailles en or, demandait deux cent roubles pour se produire, se flattait de ne porter depuis cinq ans que des costumes de moire, se déclarait immanquablement « brisé » après chaque soirée,  et disait de lui-même, avec emphase et amertume : « Oui ! Nous sommes des bouffons, nous devons amuser un public de gens repus ! En piste, il chantait de vieux couplets, d’un air avantageux mais d’une voix de fausset, déclamait des vers de sa composition ou brocardait la douma4 et le tout-à-l’égout, ce qui apparaissait comme autant de minauderies grandiloquentes, ennuyeuses et incongrues à un public rameuté au cirque par une publicité tapageuse. En dehors des représentations, il affichait des airs languides et protecteurs, et aimait faire de mystérieuses et nonchalantes allusions à ses liaisons avec des comtesses merveilleusement belles et extraordinairement riches, mais dont il avait fini par se lasser complètement.
     Après que son bras fut guéri, Nora réapparut au cirque pour une répétition matinale.Quand il la salua, Menotti retint sa main dans la sienne, prit un air las, un peu larmoyant et, d’une voix mourante, s’enquit de sa santé. Elle se troubla, rougit et retira sa main. Ces quelques instants décidèrent de sa destinée.
     Une semaine plus tard, en raccompagnant Nora après la grande représentation du soir, Menotti l’invita à souper au restaurant de l’hôtel magnifique où descendait toujours la célébrité mondialement connue, le premier clown-solo.
     Le dernier étage abritait les cabinets particuliers et, parvenue jusque là, Nora s’arrêta un instant – fatigue, émotion, hésitation ultime de sa pudeur… Mais Menotti la prit fermement par le coude. Sa voix résonna d’un désir bestial et fit ressurgir l’ordre cruel de jadis, celui de l’acrobate, lorsqu’il lui souffla :
     — Allez !
     Et elle y alla… Il lui apparaissait comme un être extraordinairement supérieur, presque un dieu… Sur un ordre de lui, elle se serait jetée dans le feu.
     Elle le suivit de ville en ville, une année durant. Elle gardait les diamants et les médailles de Menotti lorsqu’il était en scène, l’aidait à enfiler son maillot et à le retirer, s’occupait de son vestiaire, l’assistait quand il dressait des rats et des cochons, lui frictionnait le visage avec du cold-cream et – surtout – elle avait, en lui et sa grandeur universelle, une foi d’idolâtre. Quand il se retrouvait seul avec elle, il n’avait rien à lui dire, et acceptait ses caresses passionnées en exagérant sa lassitude et en prenant l’air d’un homme blasé qui se laisse adorer par mansuétude.   
      Au bout d’un an, elle l’ennuyait complètement. Son œil alangui s’était posé sur l’une des sœurs Wilson, artistes dont le numéro s'intitulait « acrobaties aériennes » . À présent, il ne prenait plus de gants avec Nora, il lui arrivait, dans sa loge et pour un bouton non recousu, de lui envoyer des paires de gifles, en présence d’artistes et de garçons d’écurie. Elle acceptait ces traitements avec la résignation dont fait preuve une vieille chienne intelligente et dévouée à son maître, lorsque celui-ci la bat.
     À la fin, cependant, une nuit, après un spectacle au cours duquel le premier dresseur du monde avait été sifflé pour un coup de fouet trop rude envoyé à un chien, Menotti déclara carrément à Nora qu’elle pouvait fiche le camp et aller au diable, et sans tarder. En lui obéissant, elle se retourna, sur le seuil de la chambre d’hôtel, pour lui lancer un regard implorant. Menotti courut alors à la porte qu’il ouvrit toute grande d’un furieux coup de pied, en criant :
     — Allez !
     Mais le surlendemain, elle revint vers lui comme un chien battu et chassé retourne chez son maître. Sa vue s’obscurcit lorsque le garçon d’hôtel lui déclara, un sourire impudent aux lèvres : « On ne peut pas déranger Monsieur, il est en privé avec une demoiselle. »
     Nora grimpa l’escalier et, par un instinct infaillible, se retrouva devant la porte de ce même cabinet particulier où Menotti l’avait entraînée, un an plus tôt. Il était bien là : elle reconnut sa voix alanguie de célébrité surmenée, qu’interrompait de temps à autre le rire de l’Anglaise rousse, aux anges. Elle ouvrit vivement la porte.
     Le papier peint framboise, la lumière crue de deux candélabres et les éclats de cristal, la montagne de fruits et les bouteilles dans des seaux en argent, Menotti vautré sans redingote sur le divan et le corsage dégrafé de Wilson, l’odeur de parfum, de poudre et de cigare – tout cela la sidéra dans un premier temps ; puis elle se jeta sur Wilson, dont elle martela la figure avec ses poings. L’autre poussa un glapissement, et ce fut la mêlée…
     Lorsque Menotti parvint à grand-peine à séparer les deux femmes, Nora se jeta impétueusement à ses pieds et, agenouillée, couvrant ses bottes de baisers, le supplia de  la reprendre. L’ayant écartée, non sans mal, Menotti lui saisit le cou de sa forte poigne et dit :
     — Si tu ne disparais pas à l’instant, sale rosse, je te fais jeter dehors par le chasseur !
     Elle se releva, reprenant son souffle avec difficulté, et murmura :
     — A-ah ! Dans ce cas… dans ce cas…
     Son regard vint à tomber sur la fenêtre ouverte. D’un mouvement souple et rapide, en gymnaste, elle se retrouva sur le rebord de la fenêtre et se pencha dans le vide, se tenant des deux mains au châssis extérieur.
     Tout en bas, sur la chaussée, passaient avec fracas les équipages que la distance réduisait à d’étranges petits animaux, les trottoirs étaient rendus luisants par la pluie qui avait cessé, et la lumière des réverbères se reflétait avec des ondulations dans les flaques d’eau.
     Les doigts de Nora devinrent tout froids, son cœur cessa un instant de battre, d’effroi… Alors, fermant les yeux et prenant une profonde inspiration, elle leva les bras au-dessus de sa tête, et, dans son effort familier pour vaincre sa faiblesse, elle s’écria comme au cirque :
     — Allez !   

     

  1. En français dans le texte, tout du long.
  2. En français dans le texte.
  3. Nom imaginaire.
  4. Assemblées municipales, datant de 1870. La douma s’État naîtra en 1905.

     





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