jeudi 27 juillet 2017

Le ravaudeur (Nikolaï Leskov)

     Nikolaï Semionovitch Leskov (il faut prononcer : Liescoff) est un écrivain russe du dix-neuvième siècle, à l’œuvre considérable. Tenu en haute estime par Tolstoï, Tchékhov et Gorki, il fut en général éreinté par la critique, les milieux conservateurs s’effrayant de son radicalisme – et ses œuvres furent plus d’une fois censurées – et l’opinion libérale le jugeant réactionnaire – sa dénonciation du « nihilisme » est plus violente que celle de Tourguéniev. Cette dernière appréciation le poursuivit après sa mort en 1895, et même du temps de l’Urss, ses écrits n’étant pas ou très partiellement publiés. Il faudra attendre la fin du XXè siècle pour voir un éditeur publier ses œuvres complètes en trente tomes.

     Issu d’un milieu ecclésiastique, son père était devenu un magistrat réputé. Montrant peu de goût pour les études, le jeune Leskov fut d’abord greffier dans le palais de justice où siégeait son père puis, quelque temps après la mort de celui-ci, il abandonna cette carrière et travailla pour le compte de la compagnie de son oncle par alliance, l’Anglais Scott. Ce qui lui valut de parcourir la Russie en tous sens, d’aller à l’étranger et de se familiariser avec diverses techniques agricoles et industrielles. Connaissances pratiques qu’il réutilisera par la suite. Né en 1831, il mettra fin (la maison commerciale de son oncle ayant mis la clé sous le paillasson) à cette seconde carrière vers 1860 et se tournera vers le journalisme et la littérature, d’abord à Kiev puis très vite à Saint-Petersbourg.
     Leskov est un critique d’une grande dureté, un satiriste féroce, ce qui lui valut les déboires indiqués plus haut. Son rapport avec la langue russe est particulier, il invente sa langue à lui, tordant les mots et forgeant des néologismes que le traducteur ignore souvent pour ne pas alourdir le texte. Par ailleurs, ses écrits sont « feuilletés » en plusieurs couches, présentant différents points de vue : le narrateur peut très bien adopter une certaine attitude, tandis que l’auteur en suggère une autre. À l’époque, une partie de la critique taxa de perfidie ce comportement d’écrivain. Si encore il s’était assagi en vieillissant : mais, au contraire, il s’en prend à tout le monde, avec encore plus de mordant : fonctionnaires, militaires, médecins, hommes d ‘église… Il décortique la « saleté » présente dans l’âme russe et l’hypocrisie cachée sous les institutions, prenant un peu, avec son humour de pince-sans-rire et son style littéraire de plus en plus libre, la suite de Gogol, celui des contes et – avant l’effondrement – celui des Âmes mortes.
     La nouvelle présentée ici date de 1882. Je me suis appuyé sur la traduction en anglais et les annotations de Gleb Struve, reproduite dans la réédition de 2014, aux éditions « Dover publications » . 













Le ravaudeur


(Nikolaï Leskov)





Chapitre I

     Elle est vraiment stupide, cette habitude de promettre un bonheur neuf à chacun pour le Nouvel an, et pourtant, il se produit parfois quelque chose d’approchant. Sur ce thème, permettez-moi de vous raconter un petit épisode qui présente tout à fait l’aspect d’un conte de Noël.
     Lors de l’un de mes très anciens séjours à Moscou, je dus y rester plus longtemps que  prévu, et je commençai à me lasser de mon hôtel. Le sacristain de l’une des églises de la Cour1 m’entendit me plaindre des incommodités subies à un ami, prêtre de cette église, et le voilà qui dit :
     — Mon père, le monsieur pourrait aller chez mon « parrain » – il a justement une chambre de libre, qui donne sur la rue.
     — Quel parrain2 ? demande le prêtre. 
     — Vassili Konytch3.
     — Ah, le « maître tailleur Lepoutant4 »
     — Tout juste.
     — Bien sûr – très bonne idée.
     Et le prêtre m’expliqua qu’il connaissait les gens en question, et que la chambre était excellente, le chantre y ajoutant un avantage :
     — Si vous déchirez un de vos habits, ou si le revers de votre pantalon se défait – on vous arrangera tout ça à la perfection.
     Estimant superflu de prendre de plus amples renseignements et n’allant même pas voir moi-même la chambre, je donnai au sacristain la clé de ma chambre d’hôtel en rajoutant mon autorisation sur une de mes cartes de visite, et lui confiai la mission de régler la note, de récupérer mes affaires et de les faire transporter chez son parrain. Et lui demandai de venir me chercher ensuite pour m’accompagner à mon nouveau logement.


  1. Propriété de la Cour impériale.
  2. C’est en fait le parrain de ses enfants. Voir le chapitre III.
  3. Pour Konovitch, fils de Kon – vieux prénom slave. Transcription en russe du français. Mais la suite montrera qu’il y a une apocope ou une coquille, et qu’il s’agit en fait de Kononovitch, fils de Konon, prénom d’origine grecque. Voir le chapitre IX.
  4. Écrit ici en russe, en simple transcription du français.



Chapitre II

     Le sacristain s’acquitta bien vite de sa mission, et revint me chercher chez le prêtre au bout d’un peu plus d’une heure.
     — Allons-y, me dit-il, nous avons déjà défait et rangé vos affaires là-bas, nous vous avons ouvert les fenêtres, ainsi que la porte du petit balcon qui donne sur le jardin, j’ai même pris une tasse de thé avec mon parrain sur le balcon. C’est très bien, il y a plein de fleurs tout autour, des oiseaux nichent dans le groseillier, et un rossignol chante dans une cage sous la fenêtre. Vous y serez mieux qu’à la campagne, car vous aurez la verdure, mais aussi le confort d’une maison, et si un de vos boutons donnait des signes de faiblesse, ou si le bas de votre pantalon venait à se défaire, on vous arrangerait ça tout de suite.
     Le sacristain était quelqu’un de très soigneux, un dandy achevé, ce qui expliquait sa façon d’insister sur cet avantage que présentait mon nouveau domicile.
     Et le prêtre l’épaula.
     — Oui, dit-il, tailleur Lepoutant5 est un grand artiste en la matière, vous ne trouverez pas son pareil, ni à Moscou, ni à Petersbourg.
     — Un spécialiste, affirma avec gravité le sacristain en m’aidant à passer mon manteau.
     Qui était ce Lepoutant, je n’étais guère plus avancé là-dessus, d’ailleurs, cela ne me concernait pas.


(5) En français dans le texte.



Chapitre III

     Nous nous y rendîmes à pied.
     Le sacristain soutenait que cela ne valait pas la peine de prendre un fiacre, que c’était à deux pas, « une prominade6 de rien du tout » .
     En réalité, nous en eûmes pour près d’une demi-heure de marche, mais le sacristain voulait faire sa « prominade » , peut-être à dessein, afin d’afficher la canne au pompon de soie lilas qu’il tenait en main. 
     La maison de Lepoutant se trouvait dans un quartier situé entre la Moskova et la rivière Iaouza7, quelque part sur les bords de celle-ci. J’ai oublié à présent le nom de la paroisse et celui du passage y menant. Davantage qu’un passage, c’était d’ailleurs une sorte de ruelle impraticable, quelque chose comme un vieux cimetière. Il y avait une petite église, que contournait à angle droit une allée où se trouvaient six ou sept maisonnettes, toutes en bois, très petites et grisâtres, l’une surélevée par une assise en pierre assez basse. Cette dernière maison était plus grande et avait plus d’allure que les autres, et sur toute la longueur de sa façade courait une imposante enseigne métallique où se lisait en grandes lettres d’or, se détachant nettement sur un fond noir, l’inscription :
     « Maitr taileur Lepoutant8 »
     C’était visiblement là que je devais m’installer, mais tout cela me parut étrange : pourquoi mon propriétaire, dont le nom était Vassili Konytch, s’appelait-il « Maitr taileur Lepoutant8 » ? Lorsque le prêtre l’avait ainsi appelé, j’avais pensé qu’il s’agissait simplement d’une plaisanterie, et n’y avais accordé aucune importance, tandis qu’à présent, à la vue de l’enseigne, j’étais forcé de me raviser. C’était clairement loin d’être une plaisanterie, du coup, je demandai à mon accompagnateur :
     — Vassili Konytch est-il Russe, ou Français ?
     Le sacristain eut même l’air surpris, comme s’il ne comprenait pas la question, dans un premier temps, puis il répondit :
     — Comment ça ? Comment pourrait-il être Français, c’est un Russe tout ce qu’il y a de plus russe ! Jusqu’aux habits qu’il fabrique et qu’il vend, qui sont russes : les poddiovkas9 et le reste ; mais il est surtout connu dans tout Moscou pour ses raccommodages : c’est effrayant la quantité de vieux habits qui, une fois passés par ses mains, sont revendus comme neufs.
     — Tout de même, insistai-je, ma curiosité n’étant pas satisfaite, il doit bien être d’origine française ?
     Nouvel étonnement du sacristain.
     — Non, pourquoi donc ? Il est vraiment de bonne souche russe, c’est le parrain de mes enfants, et, nous autres ecclésiastiques, nous sommes bien tous orthodoxes. Pourquoi voulez-vous le rattacher à la nation française ?
     — Sur l’enseigne, c’est un nom français.
     — Ah, ça, ce n’est rien du tout. C’est de pure firme6. Et vous voyez, la grande enseigne est en français, mais il y en a une autre en russe du côté du portail, c’est la bonne.
     Je jette un coup d’œil vers le portail et j’aperçois, en effet, une autre enseigne, où sont représentés un armiak10 et une poddiovka9, ainsi que deux gilets noirs dont les boutons d’argent luisent comme les étoiles la nuit, avec, en-dessous, cette inscription :
     « On fait des coustumes6 à la russe et des vêtements ecclésiastiques. Spécialiste du poil, des fioritures et des raccommodages. »
     Encore en-dessous, le nom de celui qui réalisait les « coustumes, fioritures et raccomodages » n’était indiqué que par les deux initiales « V. L. »     


(6) Leskov met souvent dans la bouche de ses personnages des mots qui ne sont pas corrects, qui mélangent du russe avec des termes venant d’autres langues. Il bâtit des néologismes plaisants et allusifs (comme dans le cas du « c’est de pure firme » , façon dont on m’a, sur Mediapart, conseillé de rendre le terme russe, mélange de « forme » et de « firme », avec une allusion à une manufacture de tabac fort connue en Russie au dix-neuvième siècle, Laferm.
(7) Affluent de la Moskova.
(8) En français dans le texte, y compris… les deux lettres et l’accent qui manquent.
(9) Caftan plissé à la taille, porté par les marchands.
(10) Vêtement de bure, porté par les paysans et les cochers.



Chapitre IV

     Le logement et le propriétaire s’avérèrent dans les faits supérieurs à leurs flatteuses descriptions, si bien que je me sentis aussitôt chez moi et me pris d’amitié pour mon bon hôte Vassili Konytch. Nous prîmes bientôt le thé ensemble et eûmes d’agréables conversations sur les sujets les plus variés. Ainsi, un jour, prenant notre thé sur le petit balcon, nous entamâmes une discussion sur l’Ecclésiaste11 et ses thèmes majestueux, la vanité de toute chose sous le soleil, et notre inépuisable tendance à participer à cette vaine agitation12. C’es ainsi que nous en arrivâmes à Lepoutant.
     J’ai oublié comment cela arriva précisément, mais il se fit que Vassili Konytch exprima le désir de me raconter cette étrange histoire13 : comment et pour quelle raison il en était venu à se présenter « sous un titre français » .
     Cela a peu à voir avec les mœurs et la littérature, même si c’est écrit sur une enseigne.
     Konytch commença son récit de façon simple, mais très intéressante.
     « Mon nom de famille, monsieur, dit-il, n’est pas du tout Lepoutant, il est tout autre, et celui qui m’a doté de cette appellation française, c’est le destin lui-même. »



(11) Dans le texte : Qohélet, nom hébreu.
(12) Si vous en doutez, relisez les six pages de ce Livre étonnant…
(13) Facture ici très classique : le récit à l’intérieur du récit.



Chapitre V

     « Je suis un Moscovite de souche, d’un milieu très pauvre. Notre grand-père vendait, près de la barrière Rogojski, des semelles aux vénérables Vieux-Croyants14. C’était un excellent vieillard, une sorte de saint – les cheveux gris comme un lièvre au pelage éteint, qui vécut de son travail toute sa vie, jusqu’à sa mort : il achetait un bout de feutre, y taillait des semelles qu’il attachait d’un fil par paires, et il partait « chez les chrétiens » en chantant doucement : “ Semelles, semelles, qui veut des semelles ? “  De la sorte, il parcourait Moscou et gagnait sa vie avec sa marchandise de trois fois rien. Mon père était tailleur à l’ancienne. Il fabriquait de pauvres habits à trois fronces pour les Vieux-Croyants les plus stricts, et m’enseigna son savoir-faire. Mais moi, dès l’enfance, j’ai eu un don particulier pour le ravaudage. Mes coupes manquent de style, mais j’ai un vrai goût pour le raccommodage. Je m’y suis tellement exercé que je peux faire une reprise à l’endroit le plus visible sans qu’on s’en aperçoive, ou presque.
     Les vieillards disaient à mon père :
     — C’est Dieu qui a donné ce talent au petit, et ce talent sera sa bonne fortune.
     Et il en fut bien ainsi ; mais, comme vous le savez, la fortune requiert humilité et patience, et je subis aussi deux épreuves majeures : d’abord la mort de  mes parents, alors que j’étais encore très jeune, ensuite l’incendie de mon logis, en pleine nuit de Noël, alors que j’étais à l’église pour les matines, et tout mon équipement brûla – mon fer, mon mannequin, ainsi que des habits de clients que je devais raccommoder. Grande fut ma détresse, mais c’est à ce moment-là que j’ai commencé à aller de l’avant. »


(14) Schisme religieux du XVIIe siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants



Chapitre VI

     « Un client qui avait, dans le désastre, perdu une pelisse chez moi, survint et me dit :
     — C’est un grand dommage pour moi, et c’est très ennuyeux de rester sans pelisse pour Noël, mais je vois qu’il n’y a rien à prendre chez toi, mais qu’il faut plutôt te venir en aide. Si tu es quelqu’un de sensé, je te mets sur une bonne voie, à charge pour toi de me rembourser plus tard.
     Moi, je réponds :
     — Si Dieu le veut, j’en ferai mon premier devoir, et ce sera avec grand plaisir.
     Il me dit de m’habiller et m’emmena à l’hôtel situé en face de la maison du Gouverneur militaire15, voir le buffetier-adjoint, auquel il déclara devant moi :
     — Voici l’apprenti dont je vous ai parlé, et qui peut vous rendre de grands services dans votre commerce.
     — Le commerce en question consistait à repasser, pour le compte des voyageurs, les habits sortis froissés des valises, ainsi qu’à y faire les réparations nécessaires le cas échéant.
     Le buffetier me mit à l’essai sur un vêtement et, voyant que je m’en tirais bien, me demanda de rester. 
     — C’est à présent la fête du Christ, dit-il, il est arrivé plein de monde, tous ces gens boivent et se donnent du bon temps, et nous avons encore le Nouvel an et l’Épiphanie à venir, ça va remuer encore plus – alors, reste.  
     Et moi :
     — D’accord.
     Et le client qui m’avait amené fait :
     — Bon, à toi de jouer, on peut se faire de l’argent, ici. Et lui (il montrait le buffetier), tu lui obéis comme à un berger.  Dieu veillera sur toi et t’adjoindra un berger16.
     On m’attribua un coin sous une lucarne dans le couloir du fond, et je me mis à l’ouvrage. Je raccommodai les affaires d’une quantité de gens, je ne saurais dire combien, et c’eût été un péché de s’en plaindre, je rapiéçais à tout-va, j’avais du travail par-dessus la tête et j’étais bien payé. Les gens ordinaires ne descendaient pas à cet hôtel, seuls les gros bonnets le faisaient, ravis à l’idée de se trouver dans le même endroit que le Commandant en chef, leurs fenêtres donnant sur les siennes.
     On me payait particulièrement bien pour des raccommodages et des stoppages lorsqu’on s’apercevait de la déchirure au moment même de passer l’habit en question. Il m’arriva même de me sentir honteux – le trou était de la taille d’une pièce de monnaie et, pour une réparation qui ne se voie pas, on reçoit une pièce d’or.
    Je ne recevais, pour faire disparaître un petit trou, jamais moins qu’une pièce de dix roubles. Mais bien sûr, cela exigeait une adresse véritable, afin qu’on ne pût pas plus distinguer le raccord de l’habit que deux gouttes d’eau entre elles.
     Sur cet argent qu’on me donnait, je gardais un tiers pour moi, un tiers revenait au buffetier adjoint, et le dernier allait aux valets de chambre chargés de défaire les valises des clients et d’en nettoyer les habits. C’étaient eux qui comptaient, puisque c’étaient eux qui manipulaient les habits, les frottaient et repéraient les trous, si bien qu’ils recevaient deux parts et moi une17. Mais ma part me suffisait largement, à tel point que je pus quitter mon coin de corridor et louer une chambre plus tranquille dans la même cour, et un an plus tard, la sœur du buffetier arriva de son village, et je l’épousai. Comme vous le voyez, c’est encore ma femme aujourd’hui – la voilà, elle a atteint un âge respectable et je lui dois peut-être la fortune que Dieu m’a accordée. Le mariage se fit simplement, voici comment – le buffetier me dit : « Elle est orpheline et tu dois la rendre heureuse, et elle te portera chance et bonheur. » Et elle-même déclara : « Je porte chance – Dieu te récompensera de prendre soin de moi. » ; et soudain, comme pour le confirmer, se produisit un événement très surprenant. »


(15) Dans le texte russe : « Le Commandant en chef » . Mais on trouvera, au chapitre XII, le nom du comte Zakrevski.
(16) Aphorisme religieux.  
(17) Le décompte n’est pas clair : il y a un tiers en trop, à moins de mettre le buffetier et les garçons d’étage dans le même sac, ce que suggère peut-être l’auteur.            



Chapitre VII   
     
     « Noël revint, ainsi que la veille du Nouvel an. Le soir, je suis dans ma chambre – je reprise quelque chose en pensant déjà à finir cette besogne pour aller me coucher, lorsqu’un des valets de chambre fait irruption et me dit :
     — Amène-toi tout de suite, un terrible gros bonnet descendu à la chambre numéro un a frappé tout le monde ou presque – et après avoir tapé sur quelqu’un, il lui donne dix roubles — maintenant, c’est toi qu’il réclame.
     — Qu’est-ce qu’il me veut ?
     — Il a commencé à s’habiller pour aller au bal et, au dernier moment, il a aperçu sur son frac, bien visible, un petit trou, résultat d’une brûlure, il a frappé celui qui avait brossé l’habit et lui a donné trois pièces d’or. Viens aussi vite que tu peux, il est tellement en colère qu’on dirait tous les fauves en un seul.
     Je me suis contenté de hocher la tête, connaissant leur habitude d’abîmer exprès les affaires de leurs clients pour tirer profit de la réparation ; néanmoins, je m’habillai et partis voir à quoi ressemblait le gros bonnet qui réunissait en lui tous les fauves à la fois.
     La paye s’annonçait assurément bonne, car la chambre numéro un, dans n’importe quel hôtel, est celle d’une « grosse légume18 » , seuls les fastueux personnages y séjournent ; et cette chambre de notre hôtel coûtait l’équivalent de quinze de nos roubles par jour, et à l’époque cela faisait cinquante deux roubles et demi en papier-monnaie, celui qui l’occupait, on l’appelait Gros bonnet.
     Celui devant qui l’on m’avait fait venir avait vraiment une apparence effrayante  – un géant au visage sauvage et basané, lui donnant pour de bon l’air de tous les fauves réunis en un seul.
     — Tu peux recoudre ça si habilement que rien ne se verra ? me demande-t-il d’un ton hargneux.
     Moi :
     — Cela dépend du tissu. Si c’est de la laine, ça peut très bien se faire, mais avec du satin brillant ou de la soie de mauvaise qualité, je ne garantis rien.
     — Mauvais toi-même, fait-il, en attendant, quelque salopard assis hier derrière moi m’a fait un trou avec sa cigarette. Bon, jette un coup d’œil à mon frac et dis-moi ce que tu en penses.
     Ayant regardé l’habit, je lui ai dit :
     — C’est très faisable.
     — Et ça prendra combien de temps ?
     — Ça sera prêt dans une heure.
     — Fais-le. Si le travail est bien fait, tu auras des sous, sinon, je te casse le cou19. Tu n’as qu’à te renseigner sur les tournées que j’ai distribuées ici, tu prendras cent fois davantage. »


(18) Signalons pour information – et aussi pour sourire – qu’en russe, le texte ne parle pas de gros bonnet, d’huile ou de grosse légume, mais d’atout – en anglais : trump. En russe contemporain, en utilisant encore le vocabulaire des cartes, on parlera d’un as…
(19) Une façon comme une autre de rendre l’expression employée dans le texte.



Chapitre VIII

     « Je suis parti faire la réparation, sans être emballé plus que ça, car on ne peut pas toujours être sûr de la façon dont les choses tourneront : avec un drap déjà souple, la pièce se fondra plus facilement dans l’ensemble, alors que, sur un tissu plus rêche, il est difficile que la retouche ne se voie pas.
     J’ai tout de même fait du bon travail, mais n’ai pas rapporté l’habit moi-même, car sa façon de me parler ne m’avait pas du tout plu. Mon activité est fort exposée aux caprices, et si le client est d’humeur querelleuse – il peut très bien en découler des désagréments. 
     J’ai envoyé mon épouse chez son frère, avec le frac, en lui enjoignant de rendre l’habit à son frère et de rentrer à la maison aussi vite que possible, et dès que ce fut fait, j’ai mis le crochet à la porte et nous sommes allés nous coucher.
     Le lendemain matin, je me suis levé et j’ai commencé la journée comme d’habitude : je m’assois à ma table de travail, en attendant de savoir si j’allais recevoir des sous, ou bien me faire casser le cou. 
     Et tout-à-coup, à une heure passée, le valet de chambre fait son apparition et me dit :
     — Le monsieur de la chambre numéro un te réclame.
     Et moi :
     — Pas question.
     — Pourquoi ça ?
     — Comme ça. Je n’irai pas, un point c’est tout ; j’aurai travaillé pour rien, soit, mais je n’ai aucune envie de le voir.
     Mais le valet insiste :
     — Tu te fais des peurs pour rien : il est très content de toi, il a passé la soirée du Nouvel an20 dans le frac que tu as réparé, sans que personne remarque le trou. Il a maintenant des invités venus déjeuner avec lui à l’occasion du Nouvel an, ils ont arrosé ça et se sont mis à discuter de ton travail, ils en sont venus à parier que quelqu’un trouverait le trou – et aucun ne l’a trouvé. À présent, tout joyeux et saisissant l’occasion, il boivent à ton habileté d’artisan russe et désirent te rencontrer. Dépêche-toi d’y aller – saisis ta chance pour la Nouvelle année.
     Et ma femme de l’appuyer :
     — Vas-y donc. Je pressens le début de notre nouvelle fortune.
     Me rangeant à leur avis, je suis parti. »
   

(20) En russe, on accueille le Nouvel an.



Chapitre IX

     « Dans la chambre numéro un, je trouve une dizaine de personnes déjà bien éméchées, on me met tout de suite en main un verre de vin en me disant :
     — Bois avec nous à ce savoir-faire russe qui est le tien, et qui fait la gloire de notre nation.
     Et le vin leur fait dire toutes sortes de choses sans grand intérêt.
     Naturellement, je les remercie en m’inclinant et bois deux verres à la Russie et à leur santé, puis je refuse de boire davantage de vin doux, en alléguant le fait que je manque d’habitude, et que je me sens déplacé en pareille compagnie.
     À quoi le terrible client de la chambre rétorque :
     — Mon ami, tu es un âne, un idiot et une bourrique – tu ne connais ni ta valeur, ni ton mérite. Tu m’as aidé, en cette nuit de Nouvel an, à redresser le cours entier de ma vie, car, à ce bal, j’ai déclaré ma flamme à la jeune femme de haute lignée qui est désormais ma fiancée, j’ai reçu son consentement et, sitôt la fin du carême, aura lieu notre mariage.
     — Je vous souhaite, ai-je dit, à vous et votre épouse, de connaître la félicité dans le mariage.
     — Tu dois boire à ce vœu.
     Il m’était impossible de refuser, et j’ai porté mon toast en demandant ensuite à prendre congé.
     — Très bien, fait-il, dis-moi juste où tu habites, ainsi que ton prénom, ton patronyme et ton nom de famille : je désire être ton bienfaiteur.
     Je réponds :
     — Je suis Vassili, fils de Konon, mon nom est Lapoutine et mon atelier est tout à côté, sous une petite enseigne où il est écrit : “Lapoutine“. 
     En disant cela, je vois les autres convives se tordre de rire et, sans crier gare, le monsieur dont j’avais recousu le frac, paf ! sur une oreille, et puis paf ! sur l’autre, je ne tenais plus sur mes jambes. Et il m’a poussé vers la porte, et mis dehors.
     Je n’y comprenais rien, et me suis enfui à toutes jambes.
     Je rentre chez moi, et ma femme me demande :
     — Alors, dis-moi, Vassienka21 : quel service t’a rendu ma bonne fortune ?
     Et moi :
     — Ne me demande pas de te raconter tout en détail, Machenka22, mais si ta bonne fortune doit encore se manifester de la sorte, il vaudrait mieux que je m’en passe. Ce seigneur m’a roué de coups, mon ange.
     Cette réponse l’a alarmée : qu’as-tu donc fait pour mériter cela ?  Moi, bien entendu, je ne peux rien expliquer, puisque je n’y comprends rien.
     Sur ces entrefaites, on entend soudain du bruit dans l’entrée, des coups sonores, un vrai tonnerre, et mon bienfaiteur de la chambre numéro un fait son apparition.
     Nous nous sommes levés tous les deux, les yeux braqués sur lui, et lui, rougissant sous le coup d’une agitation intérieure ou par suite d’une nouvelle ingestion de vin, tient d’une main une hache de gardien à long manche et de l’autre, réduite en copeaux, la petite planche qui portait ma pauvre enseigne, avec mon nom et mon métier : "Lapoutine répare et retourne les vieux habits". »


(21) Diminutif de Vassili.
(22) Diminutif de Macha, donc surdiminutif de Maria.



Chapitre X

     « Ce seigneur est entré, et il a jeté dans le poêle les petits bouts de bois qu’il avait en main, et le voilà qui me dit : “Habille-toi, nous partons à l’instant dans ma calèche – je vais faire ta fortune. Sinon, je vous réduis en miettes, toi, ta femme et tout ce que vous avez, comme j’ai fendu ces planches.“
     Je me dis : plutôt que de discuter avec un pareil braillard, il vaut mieux l’éloigner au plus vite de chez moi, avant que ma femme n’ait à en souffrir.
     M’étant habillé en toute hâte, je dis à mon épouse : “Bénis-moi d’un signe de croix, Machenka ! “ – et nous voilà partis. Nous sommes allés rue Bronnaïa, où habitait le fameux agent immobilier Prokhor Ivanytch, auquel notre gentilhomme a d’emblée demandé :
     — Dis-moi quelles maisons sont en vente, et où cela, dans les vingt-cinq ou trente mille, voire un peu plus (bien sûr, il parlait en monnaie de l’époque, en billets de banque). Il me faut une maison que je puisse occuper immédiatement.
     L’agent a sorti d’un tiroir un cahier, mis ses lunettes, étudié une page, puis une autre, pour déclarer finalement :
     — il y a une maison qui vous irait parfaitement, mais il faudra mettre un peu plus.
     — C’est faisable.
     — Cela ira vers les trente-cinq mille.
     — D’accord.
     — Dans ce cas, dit-il, c’est l’affaire d’une heure, et il sera possible de s’y installer demain, parce qu’un diacre s’est étranglé avec un os dans cette maison, lors d’un baptême, si bien que, depuis sa mort, personne n’y habite plus.
     Et voilà, il s’agissait de cette maison où nous sommes tous les deux à l’heure actuelle. Selon certaines rumeurs, le diacre défunt se promènerait la nuit en s’étouffant, mais ce sont des balivernes et nul parmi nous ne l’a jamais aperçu. Le lendemain, nous avons déménagé pour nous installer ici, ma femme et moi, le gentilhomme nous en ayant fait don ; et le surlendemain, le voilà qui survient avec une échelle et six ou sept ouvriers, et je me retrouve avec cette enseigne faisant de moi un tailleur français.
     M’ayant cloué l’enseigne, les ouvriers sont partis, et le gentilhomme m’a dit :
     — Je n’ai qu’une directive à te donner : ne jamais modifier cette enseigne, et ne jamais récuser ce nom. 
     Et le voilà qui, brusquement, s’écrie :
     — Lepoutant !
     Et moi de répliquer :
     — Qu’y a-t-il pour votre service ?
     — Bravo, fait-il. Tiens, voici encore mille roubles pour les cuillers et les soucoupes, mais fais attention, Lepoutant – suis bien mes recommandations et tu seras sain et sauf… mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, j’apprends que tu as repris ton ancien nom… primo, je te flanque une raclée du tonnerre, et secundo, la loi dispose : “Le don revient au donateur.“ Mais si tu te conformes à mes désirs, tu recevras de moi tout ce dont tu auras besoin.
     Je le remercie et lui dis que je n’exprime aucun désir et que rien ne me vient à l’esprit, excepté ceci – aurait-il la bonté de m’expliquer le sens de tout cela, et en quel honneur je reçois une maison ?
     Mais il ne me l’a pas dit.
     — Tu n’as nul besoin de le savoir, a-t-il déclaré, mais souviens-toi que tu t’appelles dorénavant "Lepoutant" , c’est sous ce nom que je t’ai donné la maison. Conserve ce nom : cela sera à ton avantage. »



Chapitre XI

     « Nous sommes donc restés dans notre maison, et tout s’est bien passé pour nous, et nous mettions cette bonne fortune sur le compte de mon épouse car, pendant longtemps, nous n’avons pu obtenir de personne la véritable explication ; mais un jour, deux messieurs passant rapidement à côté de chez nous se sont arrêtés tout à coup, et les voilà qui entrent.
     Ma femme leur demande :
     — Vous désirez ?
     Et eux de répondre :
     — Parler à M’sieur Lepoutant.
     Je suis sorti de mon atelier, ils ont échangé des regards, se sont mis à rire tous les deux en même temps et se sont adressés à moi en français.
     Je m’excuse, et leur dis que je ne comprends pas le français.
     — Et cela fait longtemps, demandent-ils, que vous avez cette enseigne ?
     Je leur ai dit combien d’années cela faisait.
     — C’est bien ça. Nous nous souvenons de vous : vous avez, le soir de Noël, merveilleusement raccommodé le frac d’un monsieur, avant un bal, et ce monsieur, ensuite, à l’hôtel, vous a frotté les oreilles devant nous.
     — C’est absolument exact, je réponds, ce que vous dites a bien eu lieu, cela dit, j’éprouve de la reconnaissance envers ce monsieur qui m’a mis le pied à l’étrier, mais je ne connais ni son prénom ni son nom de famille, car tout cela m’a été caché.
     Ils m’ont indiqué son prénom, quant à son nom, ont-ils ajouté, c’était Lapoutine.
     — Comment ça, Lapoutine ?
     — Bien sûr, Lapoutine. Se peut-il que vous ne sachiez pas pourquoi il s’est montré si généreux envers vous ? Il ne voulait pas voir son nom sur votre enseigne.
     — Figurez-vous que, jusqu’à maintenant, nous n’y comprenions rien ; nous avons joui de ses bienfaits, mais en restant littéralement dans le noir.
     — Tout de même, reprennent mes hôtes, ça ne lui a pas réussi. Il lui est arrivé hier une nouvelle histoire.
     Et ils se sont mis à me donner des nouvelles23 qui m’ont rendu triste pour mon ancien homonyme. »


(23) Mais le tailleur va rester le narrateur, ici.


Chapitre XII

     « L’épouse de Lapoutine, c’est-à-dire la personne dont il avait, vêtu de son frac raccommodé, demandé la main, était encore plus hautaine que son mari, et adorait prendre de grands airs. Ils n’étaient ni l’un ni l’autre de haute naissance, leurs pères s’étaient simplement enrichi en collectant les taxes, mais ils ne recherchaient que la compagnie des nobles. À cette époque, le gouverneur militaire de Moscou était le comte Zakrevski24, lui-même également de noble ascendance polonaise, disait-on, et de véritables gentilhommes comme le prince Sergueï Mikhaïlovitch Golitsyne25 n’en faisaient pas grand cas26 ; mais tout le reste de la société se trouvait flatté d’être reçu chez le gouverneur. La femme de mon ancien homonyme brûlait d’envie qu’on lui fît cet honneur. Cependant, Dieu sait pourquoi, elle dut attendre longtemps, mais enfin, il se trouva que Lapoutine put faire quelque amabilité au comte, et celui-ci lui dit :
     — Viens donc me voir, mon vieux, je vais donner l’ordre qu’on t‘admette. Dis-moi donc, histoire que je ne l’oublie pas, comment t’appelles-tu ?
     Et l’autre de répondre qu’il s’appelait Lapoutine.
     — Lapoutine ? répète le comte, Lapoutine…Attends un peu, s’il te plaît. Lapoutine…Ça me dit quelque chose, Lapoutine… C’est le nom de quelqu’un.
     — Parfaitement, votre Grâce, c’est mon nom.
     — Oui, oui, mon cher, c’est certainement ton nom, mais je me rappelle… il y avait un autre Lapoutine. C’est ton père, peut-être, qui s’appelait Lapoutine ?
     Le gentilhomme confirme.
     — Ça doit être pour ça que je me souviens… Lapoutine. C’est sûrement ton père. J’ai une très bonne mémoire ; viens donc demain, Lapoutine ; je vais donner l’ordre qu’on te fasse entrer, Lapoutine.
     L’autre, ne se sentant plus de joie, y va le lendemain même. »


(24) De 1848 à 1859. Ultra-conservateur.
(26) Vieille animosité russo-polonaise.



Chapitre XIII

     « Mais le comte Zakrevski, qui s’était pourtant vanté de son excellente mémoire, fit un faux pas et oublia de prévenir qu’il fallait laisser entrer Lapoutine.
     Ce dernier s’amena comme s’il volait.
     — Untel, dit-il, je désire voir le comte.
     Mais le portier ne le laisse pas passer :
     — Le comte n’y est pour personne.
     Le gentilhomme tente de le convaincre :
     — Je ne suis pas venu de moi-même, mais sur l’invitation personnelle du comte. 
     Le portier reste inflexible.
       Personne ne m’a été signalé. Si vous venez pour une affaire, passez par les bureaux.
     — Je ne viens pas pour une affaire, se vexe le gentilhomme, mais en vertu de ma relation personnelle avec le comte, qui a dû te donner mon nom – Lapoutine, tu auras confondu.
     — Le comte ne m’a donné aucun nom, hier.
     — C’est impossible ; tu auras simplement oublié le nom – Lapoutine.
     — Je n’oublie jamais rien, et quant à ce nom, je ne saurais l’oublier, puisque Lapoutine, c’est moi.
     Le gentilhomme entra en transes.
     — Comment ça, Lapoutine, c’est toi ! qui t’as dit de prendre ce nom ?
     Et le portier de répondre :
     — Personne. C’est notre nom de famille, et il y a une flopée de Lapoutine à Moscou, mais les autres ne comptent pas, je suis le seul à avoir percé dans le monde.
     Au même moment, alors qu’ils sont en pleine discussion, le comte descend l’escalier et déclare :
     — En effet, je me souviens de lui à présent, c’est ce Lapoutine, c’est l’un de mes gredins. Quant à toi, viens une autre fois, je n’ai pas le temps tout de suite. Au revoir.
     Mais bien sûr, comment le revoir après un tel au revoir ? »



Chapitre XIV

    Maître tailleur Lepoutant27 me raconta tout cela avec une modestie pleine de compassion, ajoutant comme pour le finale que le lendemain, alors qu’il suivait le boulevard, une commande dans les mains, il fit la rencontre du Lapoutine de l’histoire, celui que Vassili Konytch28 avait des raisons de regarder comme son bienfaiteur. 
     « Je le vois assis sur un banc, fort triste. J’ai voulu m’esquiver, mais il m’a aperçu et m’a dit aussitôt :
     — Bonjour, monsieur Lepoutant27 ! Comment vas-tu ?
     — Très bien, Dieu merci, et grâce à vous. Et vous, petit père, comment allez-vous ?
     — Ça ne pourrait pas être pire ; il m’est arrivé une très vilaine histoire.
     — J’en ai entendu parler, monsieur, et je me suis réjoui que, en tout cas, vous n’ayez pas porté la main sur lui.
     — Pas question de porter la main sur lui, puisqu’il n’est pas à son compte, cette canaille sert de laquais au comte ; mais ce que je veux savoir, c’est : qui l’a soudoyé pour qu’il me joue ce sale tour ?
     Et Konytch29, en homme simple, s’est mis à consoler le gentilhomme.
    — Ne cherchez pas, monsieur, à savoir le fin mot de l’histoire. Il est bien vrai que les Lapoutine sont en grand nombre, il y a parmi eux de fort honnêtes gens, par exemple mon défunt grand-père, qui arpentait tout Moscou en vendant des semelles…
     À ces mots, il m’a soudain flanqué un coup de canne à travers le dos… Je me suis enfui et ne l’ai plus jamais revu, j’ai seulement entendu dire que lui et son épouse étaient partis à l’étranger, en France, qu’il s’était ruiné là-bas et qu’il était mort, et que sa femme aurait, à cette occasion, fait inscrire sur sa stèle le même nom que celui écrit sur mon enseigne : “Lepoutant“. Ainsi sommes-nous redevenus homonymes. »


(27) En français dans le texte.
(28) Voir la note (3).
(29) On peut désigner affectueusement quelqu’un par son seul patronyme.



Chapitre XV

     Vassili Konytch conclut ainsi son récit, et je lui demandai pourquoi il ne voulait pas, à présent, modifier l’enseigne et reprendre son légitime nom russe.  
     — Monsieur, à quoi bon remuer ce qui a changé ma fortune et ainsi nuire, peut-être, à tout le voisinage ?
     — Comme cela nuirait-il au voisinage ?
     — Hé bien, voyez-vous, monsieur, mon enseigne française, même si tout un chacun sait sans doute que c’est une simple convention, a tout de même donné un cachet différent au quartier, et les maisons de mes voisins ont acquis à présent davantage de valeur.
     C’est ainsi que Konytch garda son nom français dans l’intérêt de son passage d’outre-Moskova30, tandis que son aristocratique homonyme pourrissait au Père-Lachaise sous un pseudonyme inutile.


(30) Quartier moins huppé.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire