mardi 18 juillet 2017

Un malheur (Anton Tchékhov)

     Une petite nouvelle de 1886. Après le grand conte moral de Tolstoï (Ce qu’il faut de terre à l’homme), voici une historiette souriante due à Anton Tchékhov.






Un malheur

(Anton Tchékhov)




     Il survint à Nikolaï Maximytch1 Poutokhine2 un malheur que les insouciantes natures russes auraient tort de regarder de haut, de même qu'il ne faut pas croire que la prison et la misère, c’est seulement pour les autres3 : par mégarde, il s’enivra et, en état d’ivresse, oubliant son travail et sa famille, passa en titubant d’un lieu de plaisir à un autre, pendant cinq jours et cinq nuits. De cet épisode de vie dissolue, surnagea seulement dans sa mémoire un salmigondis chaotique de gueules d’ivrognes, de jupes teintes, de bouteilles et de jambes s’agitant frénétiquement. Ses efforts pour se souvenir de quelque chose le ramenaient seulement à cette soirée où, tandis qu’on allumait les réverbères, il était passé en coup de vent chez son ami discuter d’une affaire, et où cet ami lui avait offert de la bière… Poutokhine en avait pris un verre, puis un deuxième, un troisième… Six bouteilles plus tard, les deux amis étaient allés voir un certain Pavel Semionovitch ; ce dernier les avait régalés de lavaret fumé et de madère. Ayant épuisé le madère, ils avaient envoyé quelqu’un chercher du cognac. La suite des événements se perdait dans un brouillard à travers lequel Poutokhine apercevait quelque chose ressemblant à une vision de rêve : le visage couleur lilas d’une Suédoise en train de crier : « L’homme doit offrir du porter ! » , une salle de danse au plafond bas et tout en longueur, remplie de fumée et de trognes de larbins, lui-même, les pouces dans les poches de son gilet et repoussant quelque chose du pied…  Puis, toujours comme en rêve, c’était une chambrette avec des chromos et des habits de femme accrochés aux murs… Il se rappelait l’odeur de porter répandu, d’eau de Cologne aux essences de fleurs et de savon à la glycérine… Se détachait un peu plus nettement de ce chaos d’images celle d’un mauvais réveil, l’un de ces pénibles réveils où vous est insupportable jusqu’à la lumière du soleil…

     Il se rappelait comment, ne retrouvant dans sa poche ni montre ni médaillons, portant la cravate d’un autre, la tête encore alourdie par l’alcool, il s’était dépêché de se rendre au travail. Rouge de honte, frissonnant encore d‘ivresse, il écoutait, debout, son chef lui dire avec indifférence et en regardant ailleurs : 

     — Ne vous fatiguez pas à tenter de vous justifier…Je ne comprends même pas pourquoi vous avez pris la peine de venir ! Il est bien sûr entendu que vous ne travaillez plus pour nous… Nous nous passons de tels employés, et vous êtes assez intelligent pour le comprendre vous-même, n’est-ce pas…

     Ce ton indifférent, les yeux perçants du chef qui clignaient, le silence plein de tact des collègues tranchaient avec ses visions embrouillées et ne ressemblaient déjà plus à un rêve…

     — Misérable ! Gredin ! murmurait Poutokhine en rentrant chez lui après cette explication avec le chef. Je me suis couvert de honte et j’ai perdu ma place… Gredin ! Sale type !
     La répugnante sensation d’empester l’alcool le remplissait de la tête aux pieds, et il avançait difficilement… L’impression « qu’un escadron entier avait passé la nuit dans sa bouche4 » l’écrasait corps et âme. Il avait la nausée, il avait peur, il avait honte.

     — Je ferais mieux de me tirer une balle ! marmonnait-il. Je suffoque de honte et de rage. Impossible d’avancer !

     — Oui, c’est une sale affaire ! acquiesça celui qui l’escortait, son collègue Fiodor Iélissiéitch. Tout ça ne serait pas grand chose, ce qui est moche, c’est d’avoir perdu sa place ! Voilà qui est pire que tout, mon vieux… De quoi se tirer une balle, c’est le mot…

     — Dieu du ciel, ma tête… ma tête ! bredouillait Poutokhine, grimaçant douloureusement. Elle craque comme si elle allait se rompre. Rien à faire, faut que j’aille boire un coup pour faire passer ce mal aux cheveux… Allons-y !

     Les deux amis entrèrent dans un cabaret…

     — Je ne comprends pas comment j’ai pu me saouler ! s’effara Poutokhine après le deuxième petit verre. Ça doit faire deux ans que je n’avais pas bu une goutte, je l’avais juré à ma femme, devant l’icône… je me moquais des ivrognes, et voilà – tout ça au diable ! J’ai perdu ma place et je n’aurai plus la paix ! Quelle horreur !

     Il hocha la tête et reprit :

     — Rentrer chez moi, c’est comme aller à la potence… Je ne regrette ni ma montre, ni mon argent, ni ma place… Je suis prêt à accepter ces pertes, ma migraine et la semonce du chef… une seule chose me tracasse : comment revoir ma femme ? Qu’est-ce que je vais lui dire ? J’ai découché cinq nuits de suite, j’ai tout dilapidé pour boire et me voilà congédié… Qu’est-ce que je vais pouvoir lui dire ?

     — Ce n’est rien, elle va t’engueuler un bon coup, et puis ça lui passera !
     
     — Je vais à coup sûr lui apparaître comme un misérable, un individu répugnant… Elle ne supporte pas les gens pris de boisson et voit en chaque fêtard un salopard… Et elle a raison… N’est-ce pas une saloperie, de dilapider son argent et d’y perdre sa place, comme je viens de le faire ?

     Poutokhine vida son verre, grignota un morceau d’esturgeon salé et devint rêveur.

     — Demain, par conséquent, dit-il après un moment de silence, il me faudra aller à la caisse de prêts.  Je ne suis pas près de retrouver un emploi, de sorte que la perspective de mourir de faim se présente soudain à nous dans toute sa splendeur… Et les femmes, mon petit vieux, peuvent pardonner beaucoup de choses – la gueule de soûlaud, la tromperie, les coups, la différence d’âge – mais elles ne pardonnent jamais la misère. À leurs yeux, l’indigence est le pire des vices. Du moment que ma Macha5 est habituée à déjeuner tous les jours, il faut lui fournir de quoi déjeuner, quitte à voler. « Se passer de déjeuner, jamais, dira-t-elle ; ce n’est pas tant que j’aie faim, mais j’aurais honte devant la domestique. » C’est comme ça, mon vieux… Je les connais bien, les bonnes femmes… Elle me pardonnera cinq jours de débauche, mais pas de voir s’installer la misère.

     — Oui, tu vas te prendre un sacré savon… soupira Fiodor Iélissiéitch.

     — Elle aura vite fait de trancher… Et peu lui importe que je reconnaisse mes torts, que je sois profondément malheureux… Qu’en a-t-elle à faire ? Les femmes n’en ont cure, surtout lorsqu’il y va de leur intérêt… L’homme souffre, la honte lui coupe la respiration, il se tirerait avec joie une balle dans le front, mais il est coupable, il a péché, il faut le fustiger… Si encore elle usait une bonne fois de l’injure ou de la cravache, mais non, elle va t’accueillir avec calme, en silence, elle te punira toute la semaine d’un silence méprisant, te dira des choses méchantes, des paroles pitoyables… L’Inquisition, vois-tu.

     — Mais demande-lui pardon ! lui conseilla Fiodor Iélissiéitch.

     — Ce serait prendre une peine inutile… Sa vertu lui interdit le pardon des péchés.

     En rentrant chez lui, Nikolaï Maximytch réfléchit à ce qu’il allait servir à sa femme. Il se figura son visage blême et indigné, ses yeux rougis de pleurs, le torrent de phrases empoisonnées qu’elle débiterait, et il fut envahi par ce lâche sentiment d’effroi qui est familier aux écoliers.

     «  Et zut ! conclut-il, arrivé devant sa porte et tirant la sonnette. Advienne que pourra ! Si ça devient trop insupportable, je m’en vais. Je lui dis tout et je m’en vais au petit bonheur. »

     Quand il entra, Macha, son épouse, se tenait dans le vestibule, le regard interrogateur.

     « À elle de commencer. » se dit-il devant ce visage blême, en hésitant à enlever ses caoutchoucs.

     Mais elle ne disait rien… Il passa au salon, puis dans la salle à manger, tandis qu’elle se taisait toujours, le regard interrogateur.

     « Je vais me tirer une balle dans la tête ! résolut-il, ravagé par la honte. Je ne peux plus supporter ça ! C’est au-dessus de mes forces ! »

     Il marcha de long en large un petit moment, sans se décider à parler, puis s’approcha en hâte de la table et écrivit au crayon sur une page de journal : « J’ai fait la noce et j’ai perdu ma place. » Ayant lu, sa femme écrivit, avec le même crayon : « Courage ! » Il lut à son tour et… s’en alla en vitesse dans son bureau.

     Peu après, assise à ses côtés, sa femme le réconfortait :

     — Ça va mal, mais tout finira bien, lui disait-elle. Il faut chasser le cafard et se conduire en homme… Si Dieu le veut, nous surmonterons ce grand malheur et nous trouverons une meilleure place.

     Il l’écoutait sans en croire ses oreilles et, ne sachant quoi dire, riait aux éclats, heureux comme un enfant. Elle lui donna à manger, lui permit de boire un petit verre et le mit au lit.

     Le lendemain, gaillard et joyeux, il se mettait à la recherche d’un emploi, et ne mit qu’une semaine à en trouver un… Le malheur qui lui est arrivé a changé beaucoup de choses pour lui. En voyant des gens ivres, il ne s’esclaffe plus et ne porte plus de jugements comme par le passé. Il aime faire la charité aux mendiants ivres et il lui arrive souvent de dire :

     — Le vice n’est pas de boire, mais de ne pas venir en aide aux ivrognes.

     Ce qui est peut-être vrai aussi.           

     

1. Pour Maximovitch, fils de Maxime.
2. On trouve, dans un dictionnaire du parler populaire, la racine « Pouto » , voulant dire (à côté d'autres sens) : type pas très malin, un peu lent d’esprit.
3. Proverbe russe.
4. Citation tirée des Âmes mortes.
5. Diminutif de Maria.

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