vendredi 17 novembre 2017

La chose illégitime (Anton Tchékhov)

     Une petite nouvelle de 1887, d’abord publiée sous le pseudonyme (déjà transparent) de A. Tchékhontié. Tolstoï la rangeait parmi les meilleurs récits de l’auteur. 
     Cette traduction est dédiée à Tricia Natho, récemment réapparue dans le Club de Mediapart.











La chose illégitime


(Anton Tchékhov)



     Au cours de sa promenade du soir, l’assesseur de collège1 Migouïev fit halte à proximité d’un poteau télégraphique et poussa un profond soupir. Précisément à cet endroit, une semaine plus tôt, alors qu’il rentrait de sa promenade et regagnait son domicile, il avait été rattrapé par Agnia, son ancienne femme de chambre, qui lui avait dit avec haine :
     — Attends un peu ! Je vais te préparer une écrevisse2, pour t’apprendre à perdre les innocentes ! Je vais te flanquer le marmot, et puis aller voir le juge et tout raconter à ta femme…     
     Et d’exiger cinq mille roubles, à déposer à son nom à la banque. À ce souvenir, Migouïev soupira et, tout contrit, se reprocha une fois de plus le béguin passager qui lui valait tant de tracas et de souffrances.
     Arrivé à sa datcha, Migouïev s’assit sur le perron pour se reposer. Il était tout juste dix heures, et la lune pointait le nez hors des nuages. Dans la rue et auprès des datchas, pas âme qui vive : les vieux villégiateurs étaient déjà couchés, les jeunes se baladaient dans le petit bois. En cherchant dans ses poches une allumette pour allumer sa cigarette, Migouïev heurta du coude quelque chose de mou ; par désœuvrement, il jeta un coup d’œil sous son bras droit et fit soudain une grimace épouvantée, comme à la vue d’un serpent près de lui. Il y avait par terre, au bas de la porte, une sorte de paquet. Quelque chose d’oblong était enveloppé dans ce qui, au toucher, devait être une courtepointe. Le paquet était légèrement ouvert à une extrémité et l’assesseur de collège, y ayant introduit une main, tâta quelque chose de chaud et humide. D’effroi, il sauta sur ses pieds et regarda de tous côtés, comme un criminel s’apprêtant à fausser compagnie à son escorte.
     — Elle l’a tout de même déposé ! murmura-t-il rageusement entre ses dents, les poings serrés. La voici devant moi, notre… chose illégitime ! Oh, Seigneur !
     Il restait pétrifié d’effroi, de rage et de honte… Que faire, à présent ? Que dira sa femme, si elle vient à l’apprendre ? Et ses collègues, au bureau ? Son Excellence, à coup sûr, lui tapotera le ventre en pouffant de rire : « Mes félicitations… Hé-hé-hé… La barbe grisonne, mais on a le diable au corps… Ce polisson de Sémione Érastovitch3 ! » Son secret sera étalé au grand jour dans toutes les datchas, et il se pourrait bien que les respectables mères de famille refusent de le recevoir. Les journaux regorgent d’articles sur les enfants trouvés, si bien que le doux nom de Migouïev va se répandre dans la Russie entière…
     Le fenêtre du milieu de la façade était ouverte et l’on entendait nettement Anna Philippovna, l’épouse de Migouïev, mettre le couvert pour le souper ; dans la cour, juste derrière le portail, le concierge Iermolaï pinçait les cordes d’une balalaïka plaintive… Le poupon n’avait plus qu’à se réveiller et se mettre à couiner, et le pot-aux-roses serait découvert. Migouïev ressentit le désir irrésistible de faire vite.
     — Vite, vite… marmonnait-il. Tout de suite, pendant que personne ne voit rien. Je vais l’emporter et le déposer sur un autre perron…
     Migouïev attrapa d’une main le paquet et, sans faire de bruit, d’un pas mesuré pour ne pas éveiller les soupçons, remonta la rue…
     « Quelle situation abominable ! se disait-il en tâchant de garder un air impassible. Un assesseur de collège en pleine rue, trimballant un nouveau-né. Oh, Seigneur, si quelqu’un me voit et comprend de quoi il retourne, je suis perdu… Je vais le poser là… Non, minute, les fenêtres sont ouvertes, il y a peut-être quelqu’un en train de regarder. Où, alors ? Ah, j’ai trouvé, je vais le porter jusqu’à la datcha de Mielkine, le marchand… Les marchands sont des gens riches et compatissants ; peut-être même qu’ils en sauront gré à la providence,  le garderont et l’élèveront. »
     Et Migouïev se décida résolument à porter le bébé chez Mielkine, malgré la distance, la datcha du marchand se trouvant dans la rue la plus éloignée, à côté de la rivière.
     «  Pourvu seulement qu’il n’aille pas se mettre à brailler ou à glisser en-dehors du paquet, pensa l’assesseur de collège. C’est le cas de le dire : merci pour la surprise ! J’ai sous mon bras un être vivant que je porte comme une serviette. Un être vivant avec une âme et des sentiments comme tout le monde… Si les Melkine, par un heureux hasard, le gardent et se chargent de son éducation, peut-être qu’il deviendra… Ce sera peut-être un professeur, un chef de guerre, un écrivain… C’est que tout arrive, en ce bas monde ! À présent, je le porte sous le bras comme une saleté quelconque, mais peut-être que dans trente ou quarante ans, c’est moi qui serai au garde-à-vous devant lui… »
     Alors que Migouïev traversait un étroit passage désert et bordé de palissades, à l’ombre épaisse et noire de tilleuls, il lui apparut brusquement que ce qu’il faisait était fort cruel et très criminel.
     « Comme c’est lâche, en fait ! se disait-il. Il est impossible d’imaginer quelque chose de plus vil… Qu’avons-nous à balancer de malheureux gosse de perron en perron ? Est-il responsable de sa naissance ? Et quel mal nous a-t-il fait ? Des lâches, voilà ce que nous sommes… Nous aimons les promenades en traîneaux, et ce sont des enfants innocents qui doivent les traîner… Il faut bel et bien réfléchir à tout cela ! Du fait que j’ai fauté, voilà cet enfant voué à un sort féroce… Je vais le déposer furtivement chez les Mielkine, les Mielkine vont l’expédier à l’orphelinat, où tous sont étrangers les uns pour les autres, où tout se fait bureaucratiquement… ni caresses, ni amour ni gâteries… On en fera un cordonnier… il se mettra à la boisson et aux obscénités, il crèvera de faim… Un cordonnier, alors que c’est le fils d’un assesseur de collège, qu’il est de sang noble4… Il est ma chair et mon sang… »
     Migouïev sortit de l’ombre des tilleuls et se retrouva sur la route baignée par le clair de lune ; défaisant un peu le paquet, il jeta un coup d’œil au bébé.
     — Il dort, chuchota-t-il. Voyez-moi ça, le gredin a le nez busqué de son père… Il dort sans se douter que son propre père le regarde… Un vrai drame, mon ami…Pardon, hein, mon petit vieux, pardonne-moi… C’était ta destinée…
     Clignant des yeux, l’assesseur de collège se sentit des fourmillements sur les joues. Il enveloppa de nouveau l’enfant, le reprit sous le bras et se remit en marche. Tout le long du trajet jusqu’à la datcha de Mielkine, des questions sociales se pressèrent dans sa tête et sa conscience lui écorcha la poitrine.
     « Si j’étais quelqu’un de bien, se disait-il, j’enverrais tout promener, j’irais avec le petit voir Anna Philippovna, je m’agenouillerais devant elle et lui dirais :“Pardonne au pécheur que je suis ! Tourmente-moi autant que tu veux, mais ne causons pas la perte de cet innocent. Nous n’avons pas d’enfant ; gardons-le et élevons-le !” C’est une femme bonne, elle y consentirait… Et j’aurais mon enfant… Eh ! »
     Arrivé à proximité de la datcha de Mielkine, il s’arrêta, irrésolu… Il se voyait chez lui en train de lire le journal, avec auprès de lui un bambin au nez busqué, en train de jouer avec les glands de sa robe de chambre ; en même temps, son imagination faisait apparaître fugitivement ses collègues de bureau, ainsi que Son Excellence pouffant de rire et lui tapotant le ventre… Dans son âme, à côté de sa conscience qui le tourmentait, s’était glissé quelque chose de chaud, une tendresse mélancolique…
     L’assesseur de collège posa avec précaution l’enfant sur une marche de la terrasse et fit un geste de renonciation. Il sentit encore une fois un fourmillement le long de ses joues…
       Pardonne-moi, mon petit vieux, pardonne au sale type que je suis ! marmonna-t-il. Ne me garde pas rancune !
     Il fit un pas en arrière, mais eut aussitôt une exclamation décidée et dit :
     — Eh, advienne que pourra ! J’envoie tout promener ! Je le prends avec moi, les gens diront ce qu’ils voudront !
     Migouïev attrapa le nouveau-né et revint rapidement sur ses pas.
     «  Ils pourront dire ce qui leur chantera, pensait-il. Je vais à l’instant me jeter aux genoux de ma femme et lui dire : “Anna Philippovna !” C’est une brave femme, elle l’acceptera… Et nous l’élèveront… Si c’est un garçon, nous l’appellerons Vladimir, et Anna si c’est une fille… Ce sera au moins la consolation de notre vieillesse… »
     Et il fit comme il se l’était promis. En pleurs, mort de honte et de peur, mais plein d’espoir et rempli d’un enthousiasme un peu brumeux, il revint à sa datcha se mettre à genoux devant son épouse…
     — Anna Philippovna ! dit-il avec des sanglots et en posant l’enfant par terre. Ne prononce pas ma sentence, laisse-moi parler… J’ai péché ! C’est mon enfant… Tu te rappelles, Agniouchka, voilà… le diable s’en est mêlé…
     Et, sans attendre la réponse, dévasté par la honte et la peur, il se releva et s’élança au-dehors comme un homme cravaché…
     « Je vais rester ici jusqu’à ce qu’elle m’appelle, se disait-il. Je vais lui laisser le temps de se remettre et de se raviser… »
     Le concierge Iermolaï passa à côté de lui avec sa balalaïka et haussa les épaules…. Il repassa quelques instants plus tard et haussa de nouveau les épaules.
     — En voilà une histoire, je vous demande un peu, bredouilla-t-il avec un sourire. C’est la blanchisseuse Aksinia qui est venue ici, Sémione Érastovitch. Cette andouille a laissé son gamin dehors, sur le perron, et tandis qu’elle était chez moi, quelqu’un a embarqué le marmot… En voilà une bonne !
     — Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? hurla Migouïev. 
     Iermolaï, interprétant à sa façon la colère du maître, se gratta la nuque en soupirant.
     — Je vous demande pardon, Sémione Érastovitch, fit-il, mais ici, en villégiature… on peut pas… sans femme, je veux dire…
     Et, en voyant les yeux écarquillés, étonnés et malveillants du maître, il se râcla la gorge avec embarras et reprit :
     — Bien sûr, c’est un péché, mais que peut-on y faire ? Vous n’acceptez pas qu’on laisse entrer dans la cour des femmes qui ne sont pas de la maison, vrai de vrai, seulement où sont les femmes de la maison ? Avant, du temps d’Aniouchka, pas besoin d’étrangères, on avait la sienne, tandis que maintenant, voyez-vous même… pas moyen de faire sans étrangères… Et du temps d’Aniouchka, vrai de vrai, il n’y avait aucun désordre, parce que…
     — Fiche-moi le camp, misérable ! lui brailla Migouïev qui se mit à trépigner, avant de rentrer chez lui.
     Anna Philippovna était assise à la même place, étonnée et courroucée, ses yeux pleins de larmes fixés sur le bébé…
     — Allez, allez, bredouilla un Migouïev tout pâle,  avec un sourire forcé. Une simple blague… Ce n’est pas le mien, c’est celui d’Aksinia, la blanchisseuse. Je… je plaisantais… Apporte-le au concierge.





  1. Huitième rang, il est au milieu de la table des rangs : https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_Rangs
  2. L’écrevisse est souvent mobilisée par le parler populaire. « Quand les poules auront des dents » se traduit par : « Quand l’écrevisse siffera [ on peut ajouter : sur la colline]. »
  3. Fils d’Éraste, c’est-à-dire de celui qui aime.
  4. Notre conseiller se pousse un peu du col, car il est certes noble, mais son rang ne lui confère pas la noblesse héréditaire…

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