jeudi 28 septembre 2023

Le chasseur (Anton Tchékhov)

      Ce bref récit parut en juillet 1885 dans le Journal de Pétersbourg, avec le sous-titre « Petite scène » et sous la signature : A. Tchékhontié. Dans la lettre fameuse qu’il adressa à l’auteur en mars 1886, l’écrivain et critique Dmitri Grigorovitch déclara avoir lu ce texte par hasard, ne pas se souvenir du titre mais avoir été frappé par son originalité, sa véracité et le caractère authentique de la description des deux personnages. Depuis lors, il lisait tout ce qui portait la signature A. Tchékhontié. Tchékhov lui répondit qu’il passait peu de temps à rédiger ces récits, et qu’il avait écrit celui-ci aux bains !

     Entretemps, Grigorovitch était allé voir l’éditeur Souvorine en le tannant pour que ce dernier invitât Tchékhov. Le chasseur avait été accueilli avec des louanges par la critique, on le comparait aux meilleurs récits du cycle Mémoires d’un chasseur de Tourguéniev. On ne pouvait comparer le personnage central du récit au narrateur du texte Un rendez-vous, mais en revanche, il faisait irrésistiblement penser à Iermolaï, le chasseur accompagnant souvent ledit narrateur – voir Iermolaï et la meunière.

     D’autres analyses comparèrent ultérieurement Un rendez-vous et Le chasseur, après la mort de Tchékhov, à l’époque soviétique, et ce n’est pas fini : j’ai trouvé une thèse sur le thème « Tchékhov, lecteur et critique de Tourguéniev », soutenue à Moscou en 2019…



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     Un midi torride et étouffant. Pas un nuage dans le ciel… L’herbe brûlée par le soleil a un air triste et désespéré : elle ne reverdira plus, même s’il tombe de la pluie… Le bois reste silencieux, immobile, on dirait que les cimes de ses arbres regardent fixement d’un certain côté, ou qu’il est dans l’attente de quelque chose.

     Au bord d’une coupe, un homme de haute taille, les épaules étroites, d’environ quarante ans, se traîne paresseusement, en se dandinant ; il porte une chemise rouge, un pantalon rapiécé ayant appartenu à son maître et de grandes bottes. Il se traîne le long du chemin. La trouée offre la masse verte de la forêt sur sa droite, et, sur sa gauche, s’étend la mer dorée des seigles mûrs… Il est rouge et suant. Sur sa belle tête blonde siège crânement une petite casquette blanche à visière droite de jockey, visiblement un cadeau de quelque fils de barine1 en veine de générosité. Il a jeté sur son épaule une gibecière où gît un coq de bruyère chiffonné. L’homme a dans les mains un fusil à deux coups, armé2, et plisse les paupières en regardant son vieux chien efflanqué qui court devant en flairant les buissons. Aux alentours, tout est calme, il n’y a pas un bruit… Toute la vie s’est mise à l’abri de la fournaise.

     — Iégor Vlassytch3 ! entend soudain le chasseur : on l’appelle doucement.

     Il sursaute, se retourne et fronce les sourcils. Près de lui, comme surgie de terre, se tient une paysanne d’une trentaine d’années au visage blême, une faucille à la main. Elle s’efforce de le regarder en face et sourit timidement.

     — Ah, c’est toi, Pélaguéïa ! dit le chasseur en s’arrêtant et en abaissant lentement les chiens de son fusil. Hum !… Que fais-tu donc ici ?

     — Y a des femmes de notre village qui travaillent par ici, alors je me suis amenée avec elles. Pour me faire embaucher, Iégor Vlassytch.

     — C’est donc ça… grogne vaguement Iégor Vlassytch, qui poursuit lentement son chemin.

     Pélaguéïa le suit. Ils font une vingtaine de pas en silence.

     — Ça fait longtemps que je vous ai pas vu, Iégor Vlassytch, dit Pélaguéïa, en regardant avec tendresse les épaules remuantes et les omoplates du chasseur. Depuis que vous êtes passé à notre izba boire un verre d’eau pendant la Semaine sainte, on ne vous a plus vu… À la Semaine sainte, vous êtes resté seulement une minute, et Dieu sait dans quel état vous étiez… ivre… Vous m’avez braillé dessus, vous m’avez frappée et vous êtes parti… Je vous ai attendu attendu… Je me suis usé les yeux à regarder si vous ne veniez pas… Ah, Iégor Vlassytch, Iégor Vlassytch ! Vous auriez pu venir au moins une fois !

     — Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire chez toi ?

     — Oui, évidemment, vous n’avez rien à y faire… tout de même, il y a les affaires du ménage… Jeter un coup d’œil, quoi… C’est vous le patron… Ah, dis donc, on a abattu un coq de bruyère, Iégor Vlassytch ! Vous vous seriez assis, reposé un peu…

     En disant cela, Pélaguéïa rit comme une petite sotte et lève les yeux pour regarder le visage de Iégor… Sa figure respire un tel bonheur…

     — M’asseoir un peu ? Peut-être… dit Iégor avec indifférence, et il choisit une petite place entre deux sapins4 poussant côte à côte. — Eh bien, pourquoi restes-tu debout ? Assieds-toi aussi !

       Pélaguéïa s’assoit non loin, en plein soleil, et, sa gaieté lui faisant honte, cache de sa main le sourire de sa bouche. Deux minutes s’écoulent sans que le silence soit rompu. 

     — Vous auriez pu venir au moins une fois, dit Pélaguéïa doucement.

     — Pour quoi faire ? soupire Iégor en ôtant sa casquette et en essuyant avec sa manche son front rouge. Il n’y a là aucune nécessité. Aller y passer une heure ou deux, ce serait seulement des tracas, ça te troublerait, et je ne supporte pas l’idée de vivre constamment au village… Tu sais bien que je suis difficile… Moi, pourvu que j’aie un lit, un bon thé, des conversations raffinées, qu’on me traite avec respect… Dans ton village, c’est pauvreté et compagnie, des izbas enfumées… Je ne tiendrais pas une journée. Si l’on m’obligeait par décret – une supposition, hein – à vivre chez toi, de deux choses l’une : ou bien je mettrais le feu à l’izba, ou bien je me tuerais. Ces exigences, je les ai depuis mon enfance, on ne peut rien y faire. 

     — Et ousque vous êtes, à l’heure actuelle ?

     — Chez le barine Dmitri Ivanytch, comme chasseur. Je ramène du gibier pour sa table, mais… c’et surtout que ça lui fait plaisir de me garder.

     — C’est pas bien sérieux, comme emploi, Iégor Vlassytch… Les gens voient ça comme un amusement, et, pour vous, c’est un métier, un vrai travail…

     — Tu ne comprends pas, idiote, dit Iégor, rêveur, les yeux tournés vers le ciel. Tu n’as jamais compris, et tu ne pourras jamais comprendre quel homme je suis… Pour toi, je suis un fou, une brebis égarée, mais pour ceux qui y entendent quelque chose, je suis le meilleur tireur du district. Les messieurs s’en rendent compte, et l’on a même parlé de moi dans une revue. Personne n’est mon égal en matière de chasse… Et si je dédaigne vos occupations villageoises, ce n’est pas par caprice, mais par fierté. Depuis mon enfance, vois-tu, je ne me suis jamais occupé d’autre chose que du fusil et des chiens. On me retirait le fusil, je prenais la canne à pêche, on me l’enlevait, je travaillais de mes mains. Concernant les chevaux, j’ai fait le maquignon, j’ai couru les foires quand l’argent rentrait, et tu sais bien toi-même que lorsqu’un moujik s’est fait chasseur ou maquignon, fini pour lui, la charrue. De même que, si un barine se fait acteur ou, disons, peintre, il ne pourra plus être fonctionnaire ou propriétaire. La paysanne que tu es ne comprend pas ça, mais il faut le comprendre.

     — Je comprends, Iégor Vlassytch.

     — Tu es prête à pleurer, c’est donc que tu ne comprends pas… 

     — Je… je ne pleure pas, dit Pélaguéïa en lui tournant le dos. C’est mal, Iégor Vlassytch ! Vous pourriez passer une petite journée avec moi, pauvrette ! Voilà douze ans que nous sommes mariés, et… et il n’y a jamais eu d’amour entre nous ! Je… je ne pleure pas…

     — D’amour… marmonne Iégor en se grattant le bras. Il ne peut y avoir aucun amour. Mari et femme, nous le sommes officiellement, c’est tout, qu’y a-t-il d’autre ? Tu me vois comme un sauvage, et pour moi tu es une simple paysanne, ne comprenant rien à rien. Drôle de couple ! Je suis un homme libre, j’aime vivre à ma guise et faire la noce, et toi tu es une travailleuse, une paysanne inculte, tu passes ton temps dans la boue, le dos courbé. Je me vois comme un champion en matière de chasse, et toi tu me regardes avec pitié… Drôle de couple !

     — Mais, tout de même, nous nous sommes mariés à l’église, Iégor Vlassytch ! sanglote Pélaguéïa.

     — Pas de mon plein gré… L’aurais-tu oublié ? Tu peux remercier le comte Serguéï Pavlytch5… Par jalousie, parce que je tire mieux que lui, m’avait fait boire pendant un mois entier, et, un homme saoul, on peut le pousser non seulement à se marier, mais à changer de religion. Pour se venger, il m’a fait t’épouser… Un chasseur marié à une vachère ! Tu as bien vu que j’étais saoul, pourquoi m’as-tu épousé ? Tu n’étais pas serve, tu pouvais t’y opposer ! Bien sûr, pour une vachère, c’est une chance d’épouser un chasseur, mais il faut tout de même avoir de la jugeote. Eh bien, à présent, tu peux te tourmenter et pleurer. Le comte se marre, à toi les larmes… cogne-toi la tête contre les murs…

     Un silence. Trois canards sauvages survolent la trouée. Iégor les suit du regard jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que trois points à peine visibles tombant au loin, derrière la forêt.

     — De quoi vis-tu ? demande-t-il en ramenant ses regards sur Pélaguéïa. 

     — Pour l’heure, j’ai du travail, l’hiver je prends un mioche de l’orphelinat en nourrice, je lui donne le biberon. Ça me fait un rouble et demi par mois.

     — Hmm…

     Nouveau silence. D’un champ moissonné monte une chanson douce qui s’interrompt tout de suite. Il fait trop chaud pour chanter…

     — On dit que vous avez monté une izba neuve à Akoulina6, dit Pélaguéïa.

     Iégor se tait.

     — C’est donc qu’elle vous plaît…

     — C’est malheureux pour toi, c’est le destin ! dit le chasseur en s’étirant. Supporte-le, pauvre abandonnée. Sapristi, je bavarde sans penser à l’heure ; adieu, il faut que je me dépêche d’être à Boltovo d’ici ce soir…

     Iégor se lève, s’étire, met son fusil en bandoulière.  Pélaguéïa se lève.

     — Et quand est-ce que vous viendrez au village ? demande-t-elle à voix basse.

     — Il n’y a pas de raison que je vienne. Je ne viendrai jamais à jeun, et tu n’as guère intérêt à ce que je vienne saoul. Je deviens méchant quand j’ai bu… Adieu !

     — Adieu, Iégor Vlassytch…

     Iégor pose sa casquette sur sa nuque et, ayant clappé des lèvres pour appeler son chien, poursuit son chemin. Pélaguéïa se tient debout et le suit des yeux… Elle voit ses omoplates qui remuent, sa nuque crâne, sa démarche paresseuse et nonchalante, et ses yeux se remplissent de tristesse et d’une tendre affection… Son regard court avec une douceur caressante le long de la haute et maigre silhouette de son mari… Il se tait, mais son visage et ses épaules levées montrent à Pélaguéïa qu’il veut lui dire quelque chose. Elle s’approche timidement de lui et le regarde avec des yeux implorants.

     — Prends ça ! fait-il en se détournant.

     il lui donne un billet d’un rouble tout froissé et s’en va d’un pas rapide.

       Adieu, Iégor Vlassytch ! dit-elle en prenant le billet d’un geste machinal.

     Il suit le long chemin, droit comme une courroie étirée… Pâle, immobile, elle se tient debout et boit du regard chacun de ses pas. Mais le rouge de sa chemise se fond déjà avec la couleur sombre de son pantalon, on ne le voit plus marcher, on ne distingue plus son chien de ses bottes. Sa casquette seule reste visible, mais… voilà que Iégor prend soudain à droite, entrant dans la trouée, et sa casquette disparaît dans la verdure.

     — Adieu, Iégor Vlassytch ! chuchote Pélaguéïa qui se dresse sur la pointe des  pieds pour apercevoir encore une fois la petite casquette blanche.

     




Notes


  1. Seigneur, maître, propriétaire.
  2. Astuce trouvée dans la Pléiade. Le texte russe dit : « aux chiens levés », mais cela entraîne une fâcheuse répétition du terme chien, dans deux sens différents…
  3. Pour Vlassovitch, fils de Vlass.
  4. Devenus des pins dans la Pléiade…
  5. Pour Pavlovitch, fils de Pavel (Paul). L’emploi du prénom suivi du patronyme n’est pas irrespectueux.
  6. Akoulina et  Pélaguéïa sont des prénoms de femme du peuple fréquents. On peut aussi penser à un clin d’œil de Tchékhov au récit de Tourguéniev Un rendez-vous

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