dimanche 24 septembre 2023

Un rendez-vous (Ivan Tourguéniev)

     C’était en automne, vers la mi-septembre. Je me trouvais dans un petit bois de bouleaux. Depuis le matin, une pluie fine tombait, alternant avec de chauds et lumineux passages du soleil ; le temps était changeant. Le ciel tantôt se couvrait de nuages blancs et sans consistance, tantôt s’éclaircissait soudain ça et là pour quelques instants, et l’azur sortait d'une échancrure des nuages, clair et caressant comme un œil de toute beauté. Assis, je regardais autour de moi, et j’écoutais. Le feuillage bruissait à peine au-dessus de ma tête ; à ce seul son, on pouvait reconnaître le moment exact de l’année. Ce n’était pas le joyeux et rieur frémissement du printemps, pas non plus le léger et long chuchotis de l’été, ni le balbutiement timide et froid de la fin d’automne, mais un gazouillis ensommeillé, à peine perceptible. Une faible brise remuait très doucement la cime des arbres. L’intérieur du bois, rendu humide par la pluie, changeait sans cesse d’aspect, selon que le soleil se montrait ou se cachait derrière un nuage ; tantôt il s’illuminait tout entier, comme un grand sourire soudain : les troncs minces des bouleaux assez espacés prenaient brusquement des reflets tendres de soie blanche, les petites feuilles gisant sur le sol s’irisaient d’un coup et s’enflammaient tels des ducats, et les jolies tiges des hautes fougères recourbées, qui avaient déjà revêtu leur livrée automnale, couleur de raisin trop mûr, s’offraient aux yeux dans leur enchevêtrement sans fin ; tantôt l’ensemble reprenait une teinte bleuâtre2 : en un instant, les vives couleurs s’éteignaient, les bouleaux se dressaient, d’un blanc mat, comme une neige fraîchement tombée, que les rayons froids et joueurs du soleil hivernal n’ont pas encore effleurée ; et une pluie très fine commençait à se répandre en douce, murmurant malicieusement dans la forêt. Le feuillage des bouleaux restait encore du même vert, quoiqu’un peu pâli ; à peine si, de-ci de-là, celui, encore jeune, d’un arbre isolé, était tout rouge ou tout doré, et il fallait le voir flamboyer au soleil, lorsque ses rayons le perçaient subitement, se faufilant, en se bariolant au passage, à travers le lacis serré des branches minces récemment lavées par la pluie étincelante. On n’entendait aucun oiseau : ils s’étaient tous abrités et restaient silencieux ; de temps en temps résonnait seulement le cri moqueur d’une mésange, comme une petite cloche de métal. Avant de faire halte dans cette boulaie, j’avais traversé avec mon chien une futaie de trembles. J’avoue ne guère aimer cet arbre – le tremble –, avec son tronc d’un mauve pâle et son feuillage vert-de-gris, couleur de métal, qu’il élève le plus haut possible et qu’il déploie en l’air comme un éventail frissonnant ; je n’aime pas le perpétuel balancement de ses feuilles rondes et sans grâce, gauchement attachées à leurs longues tiges. Il devient beau seulement certains soirs d’été, lorsqu’il se détache, solitaire, au milieu d’un bosquet de buissons bas, et que les rayons déjà raréfiés du soleil couchant le prennent pour cible, le faisant briller et vibrer, inondé depuis les racines jusqu’au faîte par une pourpre uniforme et tirant sur le jaune – ou lorsque, par une claire journée venteuse, il bruit et coule son murmure sur le fond bleu du ciel, chacune de ses feuilles semblant aspirer à se détacher pour s’envoler au loin. Mais, en général, je n’aime pas cet arbre, c’est pourquoi je ne m’étais pas arrêté dans ce bois pour me reposer, j’avais gagné la boulaie et m’étais niché sous un arbre dont les branches basses, proches de la terre, pouvaient donc m’abriter de la pluie, pour m’endormir, ayant contemplé avec admiration le paysage, du doux sommeil paisible que seuls connaissent les chasseurs.
     Je ne saurais dire combien de temps j’ai dormi, mais lorsque j’ouvris les yeux, l’intérieur du bois était tout rempli de soleil, et le ciel d’un bleu vif et quasiment étincelant transperçait le feuillage au gai bruissement dans toutes les directions ; les nuages avaient disparu, chassés par le vent devenu plus fort ; le temps s’était éclairci et l’on sentait dans l’air cette fraîcheur particulière, sans humidité, qui emplit le cœur d’une sensation vivifiante et annonce presque toujours une soirée claire et calme après une journée de mauvais temps. J’allais me lever pour retenter ma chance, lorsque mes yeux s’arrêtèrent soudain sur une forme humaine immobile. Je regardai mieux : c’était une jeune paysanne. Elle était assise à vingt pas de moi, baissant pensivement la tête, ses mains tombées sur ses genoux ; sur l’une de ses mains, à moitié ouverte, était posé un gros bouquet de fleurs des champs qui glissait, à chaque fois qu’elle respirait, sur sa jupe à carreaux. Sa chemise blanche et proprette, boutonnée à la gorge et aux poignets, faisait de petits plis autour de sa taille ; deux rangées de grosses perles de verre jaunes tombaient de son cou sur sa poitrine. Elle n’était pas vilaine du tout. Ses épais cheveux d’un blond joliment cendré se séparaient en deux demi-cercles soigneusement peignés sous un étroit bandeau vermeil presque abaissé sur son front d’une blancheur ivoirine ; le reste de son visage portait ce léger hâle qui est l’apanage des peaux fines. Comme elle ne levait pas les yeux, je ne pouvais pas les voir ; mais j’apercevais nettement ses hauts sourcils fins et ses longs cils : ils étaient humides, et sur l’une de ses joues brillait la trace séchée d’une larme arrêtée près de ses lèvres légèrement pâlies. Toute sa tête était charmante ; jusqu’au nez rond et un peu fort qui ne le déparait pas. Son expression me plaisait particulièrement : si simplement douce, si triste et montrant une perplexité si enfantine devant son propre chagrin. Elle attendait visiblement quelqu’un ; un faible craquement se fit entendre dans le bois : elle leva aussitôt la tête pour regarder autour d’elle ; devant moi, dans l’ombre sans opacité, brillèrent ses grands yeux limpides, craintifs comme ceux d’une biche. Elle tendit quelques instants l’oreille, sans détacher ses yeux de l’endroit où le léger bruit s’était fait entendre, puis poussa un soupir et tourna doucement la tête qu’elle pencha encore plus bas, se mettant à trier sans hâte ses fleurs. Ses paupières avaient rougi, ses lèvres frémirent amèrement et une nouvelle larme roula sous ces cils fournis, s’arrêtant et étincelant sur sa joue. Un long moment s’écoula ainsi ; la pauvre fille ne bougeait pas – elle remuait juste les mains parfois, avec tristesse, et écoutait, écoutait… Il y eut de nouveau du bruit dans la forêt, ce qui la fit tressaillir. Le bruit ne cessa pas, se fit plus net, se rapprocha, devenant finalement celui de pas lestes et décidés. Elle se redressa et sembla un peu intimidée ; son regard attentif trembla, enflammé par l’attente. À travers un taillis se montra vite la silhouette d’un homme. Elle le regarda fixement, rougit brusquement, eut un sourire de joie et de bonheur, fit un mouvement pour se lever, mais se courba de nouveau, pâle, confuse – levant seulement des yeux anxieux, presque suppliants vers le nouvel arrivant lorsque celui-ci se fut arrêté près d’elle.
     Depuis mon refuge, je le regardai avec curiosité. J’avoue qu’il ne me fit pas bonne impression. Tout dénotait en lui le valet de chambre gâté d’un jeune et riche barine. Ses habits trahissaient des prétentions au bon goût et affichaient une désinvolture de gandin : il portait un court manteau mordoré, sûrement un ancien paletot de son maître, une petite cravate rose à bouts lilas et une casquette de velours noir à galon doré, enfoncée jusqu’aux sourcils. Le col rond de de sa chemise blanche exerçait une pression peu miséricordieuse sur ses oreilles et lui coupait cruellement les joues, cependant que ses manchettes empesées cachaient ses mains jusqu’à ses doigts rouges et crochus, ornés de bagues en or et en argent, portant des myosotis en turquoises. Son visage rubicond, frais et impudent, était de ceux qui, selon mes observations, indignent les hommes et, malheureusement, plaisent très souvent aux femmes. Il s’efforçait visiblement de donner à ses traits grossiers une expression méprisante et ennuyée ; à tout instant il plissait des yeux déjà très petits, d’un gris laiteux, faisait la grimace, abaissait les coins de sa bouche, bâillait exagérément et, avec une désinvolture négligente mais pas tout à fait réussie, aplatissait les cheveux roussâtres4 frisant crânement sur ses tempes  ou pinçait les poils jaunes dépassant de son épaisse lèvre supérieure – bref, il faisait des simagrées de manière insupportable. Il s’y était mis dès qu’il avait aperçu la jeune paysanne en train de l’attendre ; il s’approcha d’elle lentement, à pas nonchalants, et se tint devant elle, haussa les épaules, fourra ses mains dans les poches de son manteau et, gratifiant à peine la pauvre jeune fille d’un regard distrait et indifférent, s’assit par terre en se laissant tomber.
     — Eh bien, commença-t-il en continuant à regarder ailleurs, en balançant une jambe et en bâillant, il y a longtemps que tu es là ?
     — La jeune fille ne put lui répondre sur-le-champ.
     — Oui monsieur5, longtemps, Viktor Alexandrytch6, finit-elle par dire d’une voix à peine audible.
     — Ah tiens ! (Il ôta sa casquette et passa, d’un geste majestueux, la main dans ses cheveux épais, aux boucles serrées, commençant presque au ras des sourcils, et, ayant promené autour de lui un regard digne, il couvrit à nouveau, avec précaution, sa précieuse tête.) Moi, j’ai bien failli oublier. Et puis, avec cette pluie, comme tu vois… (il bâilla derechef.) on a plein de travail : on a beau avoir l’œil à tout, l’autre nous enguirlande encore. Nous partons demain…

     — Demain ? articula la jeune fille en le regardant avec effroi.

     — Demain, oui… Allons, allons, s’il te plaît — s’empressa-t-il d’ajouter en la voyant qui, toute tremblante, baissait doucement la tête –, ne pleure pas, Akoulina7, s’il te plaît. Je ne peux pas supporter ça, tu le sais. (Il fronça son nez rond.) Autrement, je m’en vais tout de suite… En voilà une idiotie, de pleurnicher !

     — Bon, je ne pleurerai pas, je ne pleurerai pas, se hâta de dire Akoulina en faisant effort pour ravaler ses larmes. — Alors, vous partez demain ? reprit-elle avec un court silence. quand Dieu nous permettra-t-il de nous revoir, Viktor Alexandrytch ?

     — On se reverra, on se reverra. Si ce n’est pas l’an prochain, par la suite. Le maître, apparemment, souhaite occuper un poste à Pétersbourg, ajouta-t-il négligemment, en parlant un peu du nez ; peut-être aussi que nous irons à l’étranger.

     — Vous m’oublierez, Viktor Alexandrytch, fit tristement Akoulina.

     — Mais non, pourquoi ? Je ne t’oublierai pas : seulement, sois intelligente, ne va pas faire la bête, obéis à ton père… Et moi, je ne t’oublierai pas, non, non. (Il s’étira tranquillement et bâilla encore.)

     — Ne m’oubliez pas, Viktor Alexandrytch, reprit-elle d’une voix implorante. Je vous ai tellement aimé, je crois, j’ai tout fait pour vous, je crois… Vous me dites d’obéir à mon père, Viktor Alexandrytch… Mais comment voulez-vous que je lui obéisse ?…

     — Eh bien quoi ? (Il dit cela comme un ventriloque, allongé par terre et les mains passées sous sa tête.)

     — Mais enfin, Viktor Alexandrytch, vous savez bien vous-même8

     Elle se tut. Viktor jouait avec la chaîne d’acier de sa montre. 

     — Akoulina, tu n’es pas une sotte, finit-il par dire, alors ne dis pas de bêtises. C’est ton bien que je veux, comprends-tu ? Tu n’es certes pas stupide, tu n’es pas  une simple paysanne, si l’on peut dire ; et ta mère non plus ne l’a pas toujours été. Cependant, tu n’as pas d’instruction – par conséquent, tu dois obéir quand on te le dit.

     — Mais ça me fait peur,  Viktor Alexandrytch.

     — Eh, quelle bêtise, ma chère : il y a vraiment de quoi avoir peur ! Qu’est-ce que tu as là – ajouta-t-il en s’approchant d’elle –, des fleurs ?

     — Oui, des fleurs, répondit tristement Akoulina. J’ai cueilli de la tanaisie9, poursuivit-elle en s’animant un peu, c’est bon pour les veaux. Et voici du chanvre d’eau10 – pour soigner les écrouelles. Voyez un peu quelle fleur magnifique, je n’en ai jamais vu d’aussi belle. Voilà des myosotis, et puis des violettes parfumées… Tenez, c’est pour vous, dit-elle encore en sortant de dessous la tanaisie jaune un petit bouquet de bleuets noués avec un brin d’herbe – vous le voulez ?

     Viktor tendit une main paresseuse, prit les fleurs, les sentit et se mit à les faire tourner entre ses doigts, les yeux tournés vers le ciel, ayant l’air de remuer de graves pensées. Akoulina le regardait… Son regard triste, était si plein de tendre dévouement, d’humble vénération et d’amour ! Tout en le craignant et en n’osant pleurer, elle lui faisait ses adieux et l’admirait pour la dernière fois ; lui restait couché, vautré comme un sultan, et tolérait son adoration avec une patience magnanime et condescendante. Je dois avouer que je regardais avec indignation sa figure rouge, où transparaissait, à travers la feinte indifférence méprisante, l’amour-propre rassasié et blasé. Akoulina était tellement jolie à cet instant : elle lui ouvrait son cœur avec passion et confiance, lui tendait les bras et le cajolait, mais lui… lui laissa choir les bleuets sur l’herbe, puis tiira d’une poche de son manteau un morceau de verre cerclé de bronze et s’affaira à se le coller dans l’œil ; en dépit des efforts qu’il faisait pour le maintenir en place en fronçant le sourcil, en relevant la joue et même le nez, le bout de verre ressortait toujours et lui retombait dans la main.

     — Qu’est-ce que c’est ? finit par demander Akoulina, surprise.

     — Un lorgnon, répondit-il avec importance.

     — C’est pour quoi faire ?

     — Pour mieux voir.

     — Montrez donc.

     Viktor fit la grimace, mais lui donna le morceau de verre.

     — Fais attention à ne pas le casser.

     — Bien sûr, que je ne le casserai pas. (Elle l’approcha timidement de son œil.) Je ne vois rien, fit-elle naïvement.

     — Ferme donc l’œil, répliqua-t-il d’un ton mécontent et sentencieux. (Elle ferma l’œil devant lequel elle tenait le verre.) Pas celui-là, idiote ! L’autre ! s’écria Viktor, en lui retirant le lorgnon sans lui laisser le temps de corriger son erreur. 

     Akoulina rougit, tenta de rire et détourna la tête.

     — Visiblement, ce n’est pas pour nous, déclara-t-elle.

     — On dirait bien !

     La pauvrette se tut et poussa un profond soupir.

     — Ah,  Viktor Alexandrytch, comment vivre sans vous ? dit-elle soudain.

     Viktor essuya le lorgon avec un pan de son manteau et le remit dans sa poche.

     — Oui, oui, finit-il par dire, ce sera dur pour toi, au début, c’est vrai. (Il lui tapota l’épaule d’un air protecteur ; elle saisit doucement la main sur son épaule et la baisa timidement.) Bon, bon, oui, tu es une brave fille, reprit-il avec un sourire fat – mais que veux-tu y faire ? Juge toi-même ! Le maître et moi, il nous est impossible de rester ici ; ce sera bientôt l’hiver, et l’hiver à la campagne – tu le sais bien toi-même –, c’est une vraie dégoûtation. À Pétersbourg, c’est bien autre chose ! Il y a là-bas des merveilles dont toi, bécasse, tu n’as pas idée, que tu n’imaginerais même pas en rêvant. Quelles maisons, quelles rues, quelle société, quelle instruction – c’est absolument stupéfiant !… (Akoulina l’écoutait avec une attention dévorante, les lèvres entrouvertes, comme une gamine.) D’ailleurs, ajouta-t-il en se retournant par terre, à quoi bon te raconter tout cela ? Tu ne peux pas comprendre.

     — Pourquoi donc, Viktor Alexandrytch ? J’ai compris ; j’ai tout compris.

     — Voyez-vous ça !

     Akoulina baissa les yeux.

     — Avant, vous ne me parliez pas comme cela, Viktor Alexandrytch, dit-elle sans lever le regard.

     — Avant ?… avant ! Eh bien, toi !… Avant ! releva-t-il, quasiment offusqué.

     Ils gardèrent le silence.

     — Eh bien, il faut que j’y aille, dit Viktor en se soulevant sur un coude…

     — Attendez encore un peu, le supplia Akoulina.

     — À quoi bon attendre ?… Je t‘ai fait mes adieux.   

     — Attendez, répéta Akoulina.

     Viktor s’étendit de nouveau et se mit à siffloter. Akoulina ne le quittait pas des yeux. Je pouvais voir son émotion s’accroître : un tremblement s’empara de ses lèvres, une faible rougeur vint teinter ses joues pâles…

     — Viktor Alexandrytch, dit-elle enfin d’une voix entrecoupée, c’est mal, ce que vous faites… c’est mal, Viktor Alexandrytch, je vous le jure !

     — Qu’est-ce qui est mal ? demanda-t-il en fronçant les sourcils, et il se souleva un peu et tourna la tête vers elle.

     — C’est mal, Viktor Alexandrytch. Vous pourriez tout de même avoir un mot gentil, pour me dire adieu ; me dire au moins quelque chose de gentil, à moi, pauvre malheureuse11

     — Mais que puis-je te dire ?

     — Je ne sais pas ; vous le savez mieux que moi, Viktor Alexandrytch. Vous allez partir, sans même me dire un petit mot gentil… En quoi ai-je mérité ça ?

     — Que tu es étrange ! Qu’y puis-je donc ?

     — Au moins un petit mot…

     — La voilà qui rabâche toujours la même chose ! dit-il avec agacement, et il se leva.

     — Ne vous fâchez pas, Viktor Alexandrytch, s’empressa-t-elle d’ajoutant en retenant à peine ses larmes.

     — Je ne me fâche pas, seulement tu es bête… Que veux-tu ? Je ne peux quand même pas t’épouser !? N’est-ce pas ? Alors, que veux-tu donc ? Hein ? (Il détourna son visage en écartant les doigts12, comme dans l’attente d’une réponse.)

     — Mais rien… je ne veux rien, bégaya-t-elle en osant à peine tendre vers lui ses mains tremblantes – juste un petit mot gentil pour me dire adieu…

     Et elle versa un torrent de larmes.

     — C’est bien ça, la voilà qui pleure, déclara Viktor avec sang-froid, en ramenant sa casquette sur ses yeux.

     — Je ne veux rien, répétait-elle en sanglotant et en cachant son visage dans ses mains – mais comment vais-je faire, maintenant, dans ma famille, comment vais-je faire ? Et que vais-je devenir, malheureuse que je suis ? Une malheureuse qu’on donnera en mariage à un homme détestable… Pauvre de moi !

     — Vas-y, entonne ton refrain, marmonna Viktor en piétinant.

     — Il pourrait me dire un mot gentil, ne soit-ce qu’un petit mot… Il dirait : « Akoulina, je… »

     Les sanglots brusques déchirant sa poitrine l’empêchèrent de terminer – elle s’écroula, le visage dans l’herbe, et pleura à chaudes larmes… L’émotion agitait convulsivement son corps, des soubresauts soulevaient sa nuque… Le chagrin longtemps contenu coulait désormais à flots. Viktor se tint un moment au-dessus d’elle, puis il haussa les épaules, se détourna et partit à grandes enjambées.

     Quelques instants s’écoulèrent… Elle s’apaisa, leva la tête, se releva d’un bond, regarda autour d’elle et leva les bras au ciel ; elle faillit se lancer à sa poursuite, mais les jambes lui manquèrent et elle tomba sur les genoux… Je ne pus y tenir et me précipitai vers elle ; mais à peine m’eut-elle aperçu qu’elle retrouva des forces Dieu sait où, se releva en poussant un faible cri et disparut derrière les arbres, en laissant ses fleurs éparpillées à terre.

     Je demeurai un moment sur place, ramassai le bouquet de bleuets et sortis du bois, retrouvant les champs. Le soleil était bas dans le ciel à la clarté pâle, ses rayons semblaient avoir aussi perdu de leur éclat et de leur chaleur : ils ne brillaient pas, ils répandaient une lumière égale et diffuse. Il ne restait guère qu’une demi-heure avant la venue du soir, et le crépuscule peinait à s’enflammer. Des sautes de vent venaient vivement à ma rencontre à travers les chaumes jaunes et desséchés ; ces rafales soulevaient de petites feuilles froissées qui passaient en coup de vent, traversant le chemin et suivant la lisière du bois ; la partie de la forêt formant une muraille tournée vers les champs frémissait toute et brillait doucement, d’un éclat net mais sans force ; sur l’herbe rougeâtre, sur les brins d’herbe comme sur les fétus de paille, partout étincelaient et s’agitaient d’innombrables fils de la Vierge13. Je m’arrêtai… Une tristesse me gagna ; à travers le sourire sans gaieté14, malgré sa fraîcheur, de la nature en train de se faner, s’approchait à pas de loup l’effrayante mélancolie de l’hiver plus si éloigné. En hauteur, en un vol lourd, fendant rudement l’air de ses ailes, un corbeau15 passa prudemment au-dessus de moi, tourna la tête pour me regarder en biais, reprit son vol et disparut au-delà de la forêt en croassant de façon saccadée ; une grande volée de pigeons s’envola d’un coup d’une grange et, formant soudain une colonne tourbillonnante, alla se disperser d’un air affairé dans les champs : signe d’automne ! Quelqu’un passa en charrette derrière la colline dénudée, la télègue16 vide faisant du bruit…

     Je rentrai chez moi ; mais l’image de la pauvre Akoulina fut longue à sortir de ma tête, et je conserve encore son bouquet de bleuets, depuis longtemps fanés16

     




Notes


  1. Dix-neuvième récit du cycle global des Mémoires d’un chasseur.
  2. C’est É. Halpérine-Kaminsky qui a raison, ici, et non H. Mongault qui voit le tout virer au brun, contrairement à ce que dit le texte russe. Il y a d’ailleurs de nombreuses imprécisions et autres erreurs dans ces deux traductions…
  3. Hobereau, seigneur local, propriétaire…
  4. Dans la littérature russe, les cheveux roux n’annoncent rien de bon, en général.
  5. Juste indiqué, comme d’habitude par l’enclitique sifflée « S ».
  6. Pour Alexandrovitch, fils d’Alexandre.
  7. Prénom fréquent, à cette époque, chez les gens du peuple.
  8. Première d’une série d’allusions (encore plus nettes dans l’ébauche du récit) à la grossesse d’Akoulina, que la censure caviarda.
  9. https://www.promessedefleurs.com/potager/aromatiques/aromatiques-de-a-a-z/tanaisie-tanacetum-vulgare-godet.html
  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Chanvre_d%27eau
  11. « Pauvre orpheline », mais dans un sens figuré, puisque son père a déjà été évoqué.
  12. Je ne vois pas d’autre interprétation possible de ce passage obscur entre parenthèses.
  13. Simples fils de toile d’araignée, dans le texte. Pour une fois que c’est plus poétique en français…
  14. Décidément pas en forme, H. Mongault trouve le moyen d’écrire : « Le joyeux sourire »…
  15. Symbole de mort en Russie.
  16. La nouvelle parut, ainsi qu’un autre récit du cycle, Les chanteurs, en 1851 dans la revue Le Contemporain, qu’avait reprise Nekrassov. Les deux eurent du succès. La critique se partagea néanmoins, un Apollon Grigoriev trouvant un peu mélodramatique le personnage d’Akoulina. Ce texte et la nouvelle de Tchékhov Le chasseur furent l’objet d’analyses comparées ultérieures, portant notamment sur l’influence de Tourguéniev sur le jeune Tchékhov. Affaire à suivre, peut-être…

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