dimanche 9 août 2020

Trois textes d'Ilf et Petrov

 


     Ces auteurs, qui écrivirent aussi chacun de leur côté, connurent un immense succès en URSS à la fin des années vingt et au début des années trente avec deux livres à la verve satirique, Les douze chaises et Le veau d’or, dont le héros principal est l’escroc Ostap Bender, plaisamment présenté comme “Grand combinateur” et rappelant certain personnage d’Isaac Babel – nos deux auteurs sont également nés à Odessa… La critique de l’époque resta méfiante, mais comme Staline, que ces écrits devaient amuser, ne bronchait pas… Il envoya même les deux écrivains faire un voyage aux USA, tournée de propagande, tentative diplomatique vis-à-vis de Roosevelt ?


     Les choses se gâtèrent en 1936, lorsque s’installa la Terreur qui allait emporter tant de gens, et pas seulement parmi les artistes. Il semble que les deux écrivains refusèrent de hurler avec les loups des procès de Moscou. Ilf était malade (un mystère plane sur cette maladie), il mourut au printemps 1937 dans des conditions peu claires. Petrov se vit, quant à lui, exclu de l’Union des écrivains. Il partit faire des reportages, en Extrême-Orient d’abord, puis sur le front après l’invasion hitlérienne en URSS. Il y fut tué en 1942.

     

     La critique restée sur sa faim se rattrapa à partir de 1949, époque de la lutte contre le « cosmopolitisme sans racines » – ce qui posait problème étant que Petrov (Kataïev était son vrai nom, Valentin Kataïev était son frère aîné) était fort russe, même si Ilf (s’appelant en fait Fainzilberg) était juif… Ils furent réhabilités et réédités – avec des coupures – pendant le dégel khrouchtchevien.


     Le roman Les douze chaises fut tôt traduit en France, avec succès. Les deux œuvres majeures furent retraduites par Alain Préchac, dont on doit signaler la thèse ici résumée :


https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2001_num_73_2_6733


     La traduction du Veau d’or par A. Préchac s’accompagne d’un impressionnant appareil de notes dû en grande partie au linguiste et historien de la littérature russe Iouri Chtcheglov.


     Le livre Les douze chaises connut plusieurs adaptations au cinéma et à la télévision (https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Douze_Chaises). Quant au Veau d’or, il fut adapté en 1968 par le réalisateur soviétique Mikhaïl Schweïtzer. Il existe aussi une série télévisée russe datant de 2005. Il faut également signaler le film de 1993 de Vassili Pitchoul (le réalisateur de « La petite Véra ») « Rêves d’idiot », d’après Le veau d’or…


     Le premier texte, publié en 1934, rappelle les histoires drôles que Zochtchenko contait dans les années vingt*, en plus grinçant. Le deuxième, publié début 1935, peut se lire de diverses façons, dans la mesure où il a été écrit quelques semaines après l’assassinat de Kirov, prélude à ce qui deviendra la Grande Terreur : au comique de l’exagération typique d’Odessa – la Marseille russe – s’ajoutent des images plus inquiétantes, l’histoire des cyclones et des anticyclones, notamment. Le troisième texte, publié par la « Pravda » en 1932, donna son nom à tout un recueil édité en 1935. C’est une satire férocement bon enfant.


  • Quelques-unes de ces histoires sont sur ce blog, voir le répertoire.




Comment mener une vie tranquille


(Ilf et Petrov)





     Le conférencier. Citoyens, la direction de notre immeuble m’a proposé de tenir devant les locataires une petite conférence sur la façon de mener une vie paisible. Après mûre réflexion, j’ai accepté.


     Bien des gens s’étonnent de me voir conserver mon égalité d’humeur, et en permanence un état d’esprit satisfaisant, alors que tout autour la vie n’est qu’orages et nerfs absurdement en pelote. Bon. À titre d’échange d’expériences, je vais vous parler de tous mes acquis.


     Je vous demande juste de garder le silence, dans le cas contraire, je me verrai obligé de prendre les mesures radicales appropriées.


     Donc, si quelqu’un veut être tranquille, il doit en permanence avoir sur lui les articles suivants : un calepin, un crayon bien taillé et un sifflet. Oui, j’ai bien dit un sifflet. Aucune tranquillité n’est envisageable sans avoir en poche un sifflet.


     Disons que vous entrez dans un magasin pour vous procurer de l’alimentation, ou d’autres articles ordinaires, ou encore des fournitures de bureau. Je n’en disconviens pas, les choses se passent parfois sans anicroche – vous venez rapidement à bout de la queue pour arriver au comptoir, achetez ce dont vous avez besoin, venez rapidement à bout de la queue pour arriver à la caisse, payez et sortez. Mais, d’ordinaire, un incident vous attend au magasin. Il se peut qu’un client vous bouscule, qu’un vendeur se montre grossier, ou encore que la caissière vous déclare qu’elle n’a pas la monnaie. Dans ces cas-là, c’est le début des cris, d’une altercation, de l’agitation – en gros, le sujet de ma conférence : on a de façon absurde les nerfs en pelote. C’est précisément ce qu’il ne faut pas faire. Il ne faut pas élever la voix.

     Disons qu’on vous a bousculé. Bien. Vous restez absolument serein. Vous élucidez la question de savoir qui vous a poussé. Vous lui demandez de présenter ses papiers. Bien sûr, le coupable assure vous avoir bousculé par mégarde et refuse de montrer ses papiers. C’est encore mieux. Vous faites venir le gérant du magasin et, sans faire de bruit mais très fermement, vous exigez qu’il fasse immédiatement expulser le voyou du point de vente. Bien sûr, le gérant déclare que ça ne le regarde pas, et qu’il n’y a pas lieu de faire un esclandre pour des bêtises. Des bêtises ? Parfait. Sans crier, en silence, vous prenez tranquillement votre crayon et vous inscrivez le nom du bureaucrate dans votre carnet. Ah, il s’en moque ? Magnifique ! Vous mobilisez les clients, en tant que militants, vous leur faites resserrer les rangs et vous les entraînez dans la lutte contre un fonctionnaire ayant perdu le sens des réalités.


     Les clients ne veulent pas prendre part à la lutte ? Ils ne veulent pas serrer les rangs ? C’est parfait ! Reprenez votre crayon et, en restant suprêmement calme, inscrivez un par un tous les citoyens présents dans le magasin. Oui, un par un, avec mention de leur adresse et de l’endroit où ils travaillent. Vous engagez les vendeurs à lutter contre ces éléments antisociaux.


     Si les vendeurs ne vous prêtent pas l’assistance légitimement requise, eh bien tant mieux. Tous dans le carnet, eux aussi. La caissière également. Pour qu’elle n’éclate pas d’un rire idiot, au détriment de ses obligations directes. Vous allez bien sûr me dire que les coupables peuvent s’enfuir du magasin, échappant de la sorte aux poursuites. Mais justement, ils ne le peuvent pas. Le scandale a amené la venue de curieux qui forment un bouchon à l’entrée du magasin : pas moyen d’y entrer, ni d’en sortir.


     Des enfants pleurent, des adultes brandissent des menaces, une femme instable s’évanouit, on entend, pour ainsi dire, le bruit que fait son corps en tombant. Produisant ce que j’ai déjà mentionné à deux reprises : tout le monde a, de façon absurde, les nerfs en pelote. Mais vous êtes à votre affaire, vous continuez à inscrire les noms.


     Si vous vous faites alors traiter de noms d’oiseaux, c’est très bien ! Accueillez les injures avec sérénité. Notez-les dans votre carnet, en plaçant un petit oiseau en face du nom des vauriens qui vous insultent.


     Une voix dans la salle, avec impatience. Et si on vous tape sur le museau ?


     Le conférencier. C’est exactement ce qu’il me faut. J’en prends plein le museau. Magnifique. À présent toute la bande, les clients comme les vendeurs, est entre mes mains. Les choses avancent superbement. La loi de Lynch se profile pour moi du côté des citoyens mécontents. On m’attrape déjà par mon cardigan. Et là, je prends mon sifflet et je donne un coup de sifflet sonore et triomphal. Personne ne s’en ira, tout le monde répondra de ses actes – les uns pour faits de violence, les autres pour incitation à la violence, les derniers pour non-assistance à personne subissant des violences. Voici qu’un milicien arrive, et toute la troupe des délinquants prend la direction du poste de police. Remarquez que les gens ont de nouveau les nerfs en pelote de façon insensée. Tout le monde est en ébullition, les gens ne veulent pas aller au poste, crient qu’ils doivent se rendre à leur travail, voir le docteur ou rentrer chez eux. Je suis le seul à garder mon calme.


     C’est la conscience d’être dans mon bon droit qui me fait rester calme. Le pouls à 62 pulsations par minute, bien perceptible. Température du corps : trente-six sept. Les pupilles réagissent normalement. Je souris, même. En chemin, mon calme les énerve tous, on me distribue encore quelques horions, sous les yeux du représentant de l’autorité. Excellent ! Reprenez donc votre crayon et inscrivez avec sang-froid dans votre carnet le nombre de coups reçus, et de la part de qui. Avec le petit oiseau. À présent, on peut être tranquille, l’affaire passera en justice. Retenez cet axiome général, citoyens : il faut absolument saisir à chaque fois la justice. Autrement, il n’y a pas moyen d’avoir la paix.


     Une voix dans la salle. Absolument à chaque fois ?


     Le conférencier. Absolument à chaque fois. Vous étiez à une soirée, et quelqu’un a mis vos caoutchoucs. Vous trouvez le coupable et hop, vous le traînez en justice ! De même que votre hôte, pour négligence. Et que les invités, pour ivresse et complaisance. Il ne s’agit bien sûr pas des caoutchoucs ni de trois roubles, mais de principe. Si nous traitions toutes les affaires devant le tribunal, la courbe des maladies nerveuses s’infléchirait brutalement vers le bas.


     Une voix dans la salle. C’est tout simplement révoltant ! (chahut général)


     Le conférencier. Je vous prie de garder le silence. La violation du silence est passible d’une amende. Tiens, à propos des amendes. Il est grand temps de soulever la question de donner le droit aux citoyens de s’infliger réciproquement des amendes. Cela jouerait un énorme rôle éducatif. Je vous mets à l’amende et vous en faites autant pour moi. Et inversement. Les receveurs collent des amendes aux usagers du tramway et les usagers infligent des amendes aux receveurs. Cela aurait un charme fou, ce serait le début d’une vie si tranquille, sans avoir les nerfs en pelote. Je recevrais cinq roubles de quelqu’un, je lui donnerais une quittance, et au suivant. Mais l’essentiel, c’est le tribunal. Je saisis à chaque fois la justice. Ainsi, à l’heure actuelle, je suis en procès avec ma fiancée pour une affaire personnelle, pour une gifle qu’elle m’a donnée alors que nous nous trouvions ensemble au Théâtre d’Art. Vous allez dire que c’est une affaire intime, qu’il serait bien plus simple de ne pas l’épouser. Oui, ce serait plus simple. Mais je le fais par principe. Et j’ai des témoins. J’ai inscrit les noms de douze personnes du deuxième balcon et celui de trois ouvreuses. Son bandit de père me cherche partout en ville et promet de m’estropier. Parfait ! J’attends sereinement que ce voyou me tombe dessus. Une seule chose me cause du souci : et si vous futur beau-père, pour ainsi dire, allait m’attraper sans témoins ? Il va me falloir, dans tous les prochains jours, que je me fasse accompagner.


     Voilà, citoyens, dans les grandes lignes, les méthodes que j’utilise et qui me permettent de ne pas avoir absurdement les nerfs en pelote et de garder invariablement mon calme. Je le répète encore une fois – pas un pas sans recourir à le justice1, pas un pas sans témoins, tout doit être inscrit au procès-verbal, absolument tout… Qui est un idiot nuisible ? Je suis un idiot nuisible ? Très bien ! Ah, un misérable, même ? Magnifique ! Un gredin ? Splendide ! Je prends mon carnet, mon petit crayon  et je note… Ne gesticulez pas, citoyen Féodalkine, on démêlera l’affaire au tribunal. De toute façon, vous ne prouverez rien avec vos poings. Ah, c’est ainsi ? De la violence ? C’est juste ce dont j’avais besoin. Non, vous n’avez aucun savoir-vivre. Vous en avez encore pour un bout de temps à vous perfectionner. (Avec un soupir, il prend son sifflet et donne un grand coup de sifflet)




(1) La formule « pas un pas sans… » est un slogan classique de l’époque soviétique, ici parodié.








Un froid de loup


(Ilf et Petrov)





     Les patinoires sont fermées. On ne laisse pas sortir les enfants, qui se morfondent à la maison. Les courses de trot ont été annulées. Il fait un froid de loup, comme on dit1.


     À Moscou, certains thermomètres affichent moins trente-quatre, d’autres, pour une raison inconnue, seulement moins trente-et-un, il y a même des thermomètres fantaisistes qui indiquent moins trente-sept. Et cela ne vient pas du fait que les uns mesurent la température en degrés Celsius et que les autres utilisent le système de Réaumur2, pas plus que du fait qu’il fait plus froid sur l’Ostojenka que sur l’Arbat3 ou que la gelée est plus rude sur la place Razgouliaï que rue Gorki4. Non, les raisons en sont autres. Vous le savez vous-mêmes, chez nous, la qualité de ces articles fins et délicats n’atteint pas toujours des sommets. En gros, tle temps que l’organisation du secteur économique concerné, frappée de voir la population se rendre soudain compte, à cause de la gelée, de ses lacunes, commence à corriger la situation, prenons un chiffre moyen – trente-trois degrés en dessous de zéro. C’est incontestablement fidèle et exprime bien sur le plan arithmétique l’idée que l’on se fait d’un froid de loup.


     Emmitouflés jusqu’aux yeux, les Moscovites s’interpellent à travers leurs cols et leurs écharpes :


     — C’est vraiment étonnant, à quel point il fait froid !


     — Qu’y a-t-il d’étonnant ? Le service de la météo fait savoir que le refroidissement s’explique par l’intrusion de masses d’air froid en provenance de la mer de Barents5.


     — Ah, merci. Rien ne leur échappe. Moi qui croyais, comme un idiot, que le refroidissement était dû à l’avancée d’une masse d’air brûlant venant d’Arabie.


     — Vous riez aujourd’hui, mais demain il va faire encore plus froid.


     — Impossible.


     — Je vous assure que si. Je le tiens de source absolument sûre. Mais ne le dites à personne. Vous comprenez ? Un cyclone arrive sur nous, et il y a un anticyclone dans sa queue. Et dans la queue de cet anticyclone se trouve un nouveau cyclone dont la queue va nous attraper. Vous comprenez ? Tout de suite, ce n’est rien, nous sommes dans le noyau de l’anticyclone, mais lorsque nous tomberons sur la queue du cyclone, là vous pourrez pleurer. Il fera incroyablement froid. Mais pas un mot à personne.


     — Permettez, tout de même, qu’est-ce qui est le plus froid – le cyclone, ou l’anticyclone ?


     — L’anticyclone, bien sûr.


     — Mais vous venez de dire qu’il ferait un froid inouï  dans la queue du cyclone.


     — En effet, dans la queue, il fait très froid.


     — Mais l’anticyclone ?


     — Quoi, l’anticyclone ?


     — Vous avez dit vous-même que l’anticyclone était plus froid.


     — Et je continue à le dire. Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? Il fait plus froid dans le noyau de l’anticyclone que dans la queue du cyclone. Il me semble que c’est clair.


     — Et où sommes-nous, à présent ?


     — Dans la queue de l’anticyclone. Ne le voyez-vous pas vous-même ?


     — Pourquoi fait-il donc si froid ?


     — Vous pensiez Ialta attachée à la queue de l’anticyclone ? C’est comme ça, d’après vous ?


     On remarque en général que, par temps de fortes gelées, les gens se mettent sans raison à raconter des bobards. Mentent même des gens fort dignes de foi, d’une parfaite honnêteté, à qui, en temps normal, il ne viendrait pas à l’idée de dire des mensonges. Et plus le froid est vif, plus leurs mensonges sont énormes. Si bien que, par les froids actuels, rencontrer des gens mentant comme ils respirent ne présente aucune difficulté.


     Voici un homme rendant visite à quelqu’un et qui met un certain temps à se défaire de ses couches d’habits ; en dehors de son cache-nez, il enlève un châle de dame tout blanc, retire ses bottes en feutre de concierge et chausse les bottines emmenées dans du papier journal et, entrant dans la pièce, annonce avec délectation :


     — Moins cinquante deux. Degrés Réaumur.


     Son hôte a bien sûr envie de lui dire : « Qu’as-tu à courir les rues et à faire des visites par un froid pareil ? Tu serais bien mieux chez toi. » Mais, à la place, il déclare de façon inattendue et qui le surprend lui-même :


     — Que dites-vous là, Pavel Fiodorovitch, il fait bien plus froid. Il faisait moins cinquante-quatre cet après-midi, il fait assurément plus froid maintenant.


     Un coup de sonnette retentit alors et la rue déverse un nouvel arrivant qui crie joyeusement depuis le couloir :


     — Moins soixante, moins soixante ! Impossible de respirer, absolument impossible.


     Et ils savent parfaitement tous les trois qu’il ne fait ni moins soixante, ni moins cinquante-deux, ni même moins trente-cinq, il fait moins trente-trois, et en degrés Celsius, pas en degrés Réaumur, mais il leur est impossible de ne pas se livrer à des exagérations. Nous leur pardonnerons cette petite faiblesse. Qu’ils racontent des bobards autant que ça leur chante. Cela leur tiendra peut-être un peu chaud.


     Pendant qu’ils discutent, le mastic des fenêtres se détache avec des craquements, parce que c’est moins du mastic que de l’argile simple, bien qu’il soit présenté, dans la gamme des produits, comme du mastic de qualité supérieure. L’inspecteur Gel remarque tout. Même le fait qu’il n’y a pas, au magasin, d’ouate joliment colorée, de celle qu’il fait bon regarder, se tenant entre les cadres des fenêtres6 et préservant la chaleur de l’appartement.


     Mais le récit à propos du grand-père vient couronner le tout. Les grands-pères jouissent toujours d’une santé de fer. Il se raconte toujours des choses intéressantes et héroïques au sujet des grands-pères. (Par exemple : « Mon grand-père était un serf », alors qu’en réalité il possédait une petite épicerie.) De sorte que, par grand froid, la figure du grand-père acquiert des traits cyclopéens.


     Chaque famille a son récit à propos d’un grand-père.


     — Vous et moi, nous nous la coulons douce – nous sommes une génération faible, efféminée. Mais mon grand-père, je me souviens encore de lui (ici, le narrateur s’empourpre, la faute au gel, bien sûr), un simple moujik, un serf, eh bien en plein hiver, par grand froid, moins soixante-quatre, pour vous dire, il allait chercher du bois dans la forêt vêtu seulement de sa veste en lustrine et de sa cravate. Hein ? Costaud, le vieux, non ?


     — C’est intéressant. Cela coïncide pour ainsi dire avec ce qu’il y avait chez moi. Mon grand-père était un drôle d’original. Par un froid de moins soixante-dix, pendant que tous les animaux encore en vie s’étaient réfugiés dans leurs terriers, voilà mon vieux qui, vêtu de son seul caleçon à rayures et emmenant avec lui une hache s’en va à la rivière se baigner. Il fait un trou dans la glace, plonge – et rentre à la maison; En se plaignant d’avoir trop chaud, d’étouffer.


     Ici, le second narrateur pique un fard, sûrement à cause du thé qu’il a bu.


     Les deux interlocuteurs s’observent un temps avec prudence et, convaincus qu’il ne s’élèvera aucune objection à l’encontre des grands-pères mythiques, se mettent à mentir à qui mieux mieux au sujet de leurs ancêtres qui cassaient des roubles d’argent entre leurs doigts, avalaient du verre et épousaient des jeunesses à l’âge de— dites un chiffre, pour voir ? – cent trente-deux ans. Le gel révèle chez les gens de ces traits cachés !


     Quoi qu’aient pu faire les incroyables grands-pères, trente-trois degrés au-dessous de zéro, ça n’a rien d’agréable. Amundsen disait qu’on ne pouvait pas s’habituer au froid. On peut lui faire confiance sans exiger de preuve. Il connaissait à fond la question.


     Les patinoires sont fermées, les enfants restent à la maison, mais la vie suit son cours – on finit de construire le métro, les théâtres sont pleins (plutôt mourir de froid que de rater un spectacle), les agents de police ne quittent pas leurs gants de bal, et par le froid le plus rigoureux, les avions des lignes ordinaires décollent à l’heure précise.       


        




  1. En français, on dit « un froid de canard » ou « un froid de loup », le russe dit « un froid de chien »…
  2. Un degré Réaumur vaut 1,25 degré Celsius. Le système Réaumur est caduc.
  3. Rues de Moscou.
  4. Redevenue rue Tverskaïa.
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mer_de_Barents
  6. Doubles fenêtres (et pas seulement double vitrage) pour l’hiver.




     

     


Comment fut composé Robinson


(Ilf et Petrov)





     À la rédaction de la revue « L’Aventure », née trois semaines plus tôt, se faisait sentir une pénurie d’œuvres d’art capables de captiver un jeune lecteur.


     Il y avait bien des œuvres, mais quelque chose clochait toujours. Il y avait trop de gravité baveuse en elles. À vrai dire, elles assombrissaient l’âme du jeune lecteur, elles ne le captivaient pas. Et la rédaction voulait précisément captiver.


     Pour finir, on décida de passer commande d’un roman feuilleton. 


     Le coursier de la rédaction se rua, porteur d’une convocation, chez l’écrivain Moldavantsev, et le lendemain, Moldavantsev était assis sur un canapé de marchand1 dans le bureau du rédacteur en chef.


     — Vous comprenez, expliquait ce dernier, il faut que ce soit attrayant, nouveau, rempli d’aventures intéressantes.  En gros, ce doit être un Robinson Crusoe soviétique. Que le lecteur ne puisse pas décrocher.


     — Robinson – c’est faisable, dit brièvement l’écrivain.


     — Mais pas un simple Robinson, un Robinson soviétique.


     — Cela va de soi ! Pas un roumain !


     L’écrivain était peu loquace. On voyait tout de suite que c’était un homme d'action.

     Et, de fait, le roman fut prêt dans les délais fixés. Moldavantsev ne s’était pas trop écarté du célèbre original. Robinson, va pour Robinson.


     Un jeune Soviétique subit un naufrage. La vague l’amène jusqu’à une île déserte. Le voilà seul et abandonné en face de la puissante nature. Il est environné de dangers : les fauves, les lianes, la saison des pluies qui arrive. Mais le Robinson soviétique, plein d’énergie, vient à bout de tous les obstacles qui paraissaient insurmontables. Et trois ans plus tard, une expédition soviétique2 le retrouve en pleine possession de ses forces. Il a vaincu la nature, s’est construit une petite maison qu’il a entourée de potagers formant un anneau de verdure, il a élevé des lapins, s’est cousu un vêtement fait de queues de singes et a appris à un perroquet à le réveiller le matin par ces mots : « Attention ! Quittez la couverture,  quittez la couverture ! Commençons la gymnastique matinale ! »


     — Très bien, dit le rédacteur en chef – absolument magnifique, l’histoire des lapins. Tout à fait opportun. Mais, vous savez, je ne saisis pas encore nettement l’idée essentielle de l’œuvre.


     — La lutte de l’homme avec la nature, répond Moldavantsev avec sa brièveté habituelle.


     — Bon, mais il n’y a rien de soviétique là-dedans.


     — Et le perroquet ? Il remplace bien chez moi la radio. C’est un émetteur expérimental.


     — Le perroquet, c’est bien. Et l’anneau des potagers est bien. Mais les organisations de masse soviétiques ne se font pas sentir. Où est, par exemple, le Comité syndical local ? Le rôle dirigeant du syndicat ?


     Moldavantsev s’alarma soudain. Ayant senti que son roman pouvait ne pas être retenu, il cessa instantanément de se montrer taciturne. Il devint éloquent.


     — Il sortirait d’où, le Comité syndical ? Dans une île déserte ?


     — Déserte, c’est absolument exact. Mais il doit y avoir un Comité syndical. Je ne suis pas un artiste du verbe, mais à votre place j’en mettrais un. En tant qu’élément soviétique.


     — Tout de même, la base du sujet, c’est que l’île est déser…


     À ce moment, le regard de Moldavantsev rencontra par hasard les yeux du rédacteur en chef, et il s’arrêta net. Ces yeux étaient si printaniers, on y percevait tant la vacuité bleue du mois de mars, qu’il se résolut à transiger.


     — Vous avez quand même raison, dit-il en levant un doigt. Bien sûr. Comment n’y ai-je pas pensé tout de suite ? Il y a eu deux rescapés du naufrage : notre Robinson et le président du Comité syndical.


     — Ainsi que deux membres du syndicat travailleurs détachés3, dit avec froideur le rédacteur en chef.


     — Aie ! piailla Moldavantsev.


     — Il n’y a pas de « aie » qui tienne. Deux membres détachés, et puis une militante chargée de collecter les cotisations des membres.


     — Pourquoi encore cette perceptrice de cotisations ? Elle collectera quelles cotisations ?


     — Mais celles de Robinson.


     — Le président peut ramasser lui-même les cotisations de Robinson. Ça ne lui fera rien.


     — C’est là que vous vous trompez, camarade Moldavantsev. C’est absolument inadmissible. Un président de Comité syndical ne doit pas éparpiller ses forces et courir après les cotisations. Nous luttons contre cela. Il doit s’occuper de sa tâche sérieuse de direction. 


     — Alors va pour la militante ramassant les cotisations, se résigna Moldavantsev. C’est bien, même. Elle épousera le président, ou Robinson lui-même. Voilà qui sera tout de même plus gai à lire.


     — Ça n’en vaut pas la peine. Ne tombez pas dans la littérature de boulevard, dans l’érotisme malsain. Qu’elle collecte ses cotisations et les garde dans un coffre-fort.


     Moldavantsev se trémoussa sur le canapé.


     — Permettez, il ne peut pas y avoir de coffre-fort sur une île déserte !


     Le rédacteur en chef devint pensif.


     — Attendez, attendez, dit-il, vous avez une place incroyable dans le premier chapitre. En même temps que Robinson et les membres du Comité syndical, la vague amènera diverses affaires sur le rivage…


     — Une hache, une carabine, une boussole, un tonneau de rhum et une bouteille d’antiscorbutique, énuméra triomphalement l’écrivain.


     — Supprimez le rhum, s’empressa de dire le rédacteur en chef ; et qu’est-ce que c’est que cette histoire d’antiscorbutique ? Qui en a besoin ? Plutôt une bouteille d’encre ! Et obligatoirement un coffre-fort.


     — Vous y tenez, à votre coffre-fort ! On peut mettre les cotisations à l’abri dans le creux d’un baobab. Qui viendrait les y voler ?


     — Comment ça, qui ? Et Robinson ? Et le président du Comité ? Et les travailleurs détachés ? Et la Commission de vérification de la coopérative ?


     — Elle a été sauvée, elle aussi ? demanda craintivement Moldavantsev.


     — Oui.


     Il y eut un moment se silence.


     — Peut-être que la vague a rejeté aussi sur le rivage la table servant aux réunions ? demanda ironiquement l’auteur.


     — Im-man-qua-ble-ment ! Il faut créer les conditions qui permettent aux gens de travailler. Bon, avec ça une carafe d’eau, une sonnette, une nappe. N’importe quelle nappe. Elle peut être rouge ou verte. Je ne veux pas entraver la création artistique. Mais, mon ami, ce qu’il faut faire en premier lieu, c’est montrer la masse. Les larges couches de travailleurs. 


     — La vague ne peut pas rejeter la masse sur le rivage, s’entêta Moldavantsev. C’est en contradiction avec le sujet. Réfléchissez ! La vague qui rejette sur le rivage quelques dizaines de milliers de gens ! C’est à mourir de rire4.


     — Au fait, une petite quantité de rire sain, gaillard et plein de vie, ça ne fait jamais de mal, plaça le rédacteur en chef.


     — Non ! La vague ne peut pas faire ça.


     — Pourquoi la vague ? s’étonna brusquement le rédacteur en chef. 


     — Et comment la masse débarquerait-elle autrement sur l’île ? C’est tout de même une île déserte !


     — Qui vous a dit qu’elle était déserte ? Vous m’embrouillez. Les choses sont claires. Il y a une île, une presqu’île conviendrait d’ailleurs mieux. Ce serait plus tranquille. Et il s’y produit une série d’aventures amusantes, nouvelles, intéressantes. Le travail syndical se mène, avec parfois des insuffisances. Une militante découvre une série d’entourloupes, disons par exemple concernant la collecte des cotisations. Les larges couches des travailleurs lui viennent en aide. Ainsi que le président qui se repent. Vers la fin, on peut organiser une assemblée générale. Cela fera très bien d’un point de vue artistique, précisément. Et voilà tout.


     — Et Robinson ? balbutia Moldavantsev.


     — Ah oui. Vous faites bien de me le rappeler. Robinson m’embarrasse. Supprimez-le pour de bon. C’est un geignard inepte et que rien ne justifie.


     — Je comprends tout, à présent, dit Moldavantsev d’une voix sépulcrale. Ce sera prêt demain.


     — Nous en avons fini. Composez. À propos, il se produit un naufrage, au début de votre roman. Vous savez, il ne faut pas de naufrage. Passons-nous de naufrage. Ce sera plus amusant. Correct ? Voilà une bonne chose. Portez-vous bien, au revoir !


     Resté seul, le rédacteur en chef se mit à rire joyeusement.


     — Je vais enfin avoir une œuvre racontant vraiment des aventures, et en outre pleinement artistique.





  1. Canapé à haut dossier.
  2. Expéditions qui avaient bien lieu, comme celles de Papanine : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Papanine
  3. Travaillant pour le syndicat.
  4. L’expression russe est : « Cela ferait rire les poules. »

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