mercredi 2 septembre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 3

 Vous avez l’essence, nous avons les idées



     Un an avant que Panikovski ne violât la convention en pénétrant dans le secteur d’exploitation d’un autre, la première automobile avait fait son apparition à Arbatov. Le père fondateur de cette industrie automobile était un chauffeur du nom de Kozlewicz.


     La décision de commencer une nouvelle vie l’avait amené derrière un volant. Dans son ancienne vie, Adam Kozlewicz était un pécheur. Il allait d’infraction en infraction au regard du Code pénal de la RSFSR, et notamment de l’article 162 relatif au fait de s’emparer en secret de la propriété d’autrui (vol).


     Cet article contient plus d’un paragraphe, mais Adam le pécheur ignorait le paragraphe A (vol sans usage de moyens techniques). Voilà qui était trop primitif pour lui. Le paragraphe D, puni d’une privation de liberté pouvant aller jusqu’à cinq ans, ne s’appliquait pas non plus à lui. Il n’aimait pas rester longtemps en prison. Et comme il était, depuis l’enfance, attiré par la technique, il s’adonnait de toute son âme au paragraphe B (appropriation en secret du bien d’autrui avec recours à des moyens techniques, ou bien répétée, ou encore avec entente préalable avec des tierces personnes, dans les gares, sur les débarcadères, à bord de bateaux à vapeur ou de trains, dans les hôtels).


     Mais Kozlewicz n’avait pas de chance. Il se faisait prendre et quand il employait ses moyens techniques préférés, et quand il s’en passait. Il se faisait pincer dans les gares, sur les débarcadères, à bord de bateaux à vapeur et dans les hôtels. On l’appréhendait aussi dans les trains. Il se faisait attraper même lorsque, complètement désespéré, il recourait à une entente préalable avec des tierces personnes. 


     Ayant passé en tout quelque trois années en prison, Adam Kozlewicz en vint à se dire qu’il y avait moins d’inconvénients à faire fructifier de façon déclarée son propre bien qu’à s’approprier secrètement celui d’autrui. Cette idée apporta de l’apaisement à son âme agitée. Il se mua en prisonnier modèle, écrivant des vers accusateurs dans le journal de la prison Le soleil se lève, le soleil se couche et travaillant avec ardeur à l’atelier de mécanique de l’établissement. Le système pénitentiaire exerça sur lui une bonne influence. Kozlewicz, Adam Casimirovitch, quarante-six ans, né dans une famille paysanne de l’ex-district de Częstochowa, célibataire, condamné à plusieurs reprises, ressortit de prison dans la peau d’un honnête homme.


     Ayant travaillé deux ans dans un garage moscovite, il acheta d’occasion une automobile si vieille que seule la liquidation d’un musée de l’automobile pouvait expliquer son apparition sur le marché. Il fit l’acquisition de cette pièce rare pour cent quatre-vingt-dix roubles. Un même lot comprenait, allez savoir pourquoi, l’automobile et un palmier artificiel dans sa cuve verte. Il fallut donc acheter aussi le palmier. Ce dernier pouvait encore aller, mais il fallut pas mal bricoler, pour l’automobile : dénicher aux Puces les pièces manquantes, rafistoler les sièges et remplacer tout le système électrique. Le couronnement de ces réparations fut de repeindre la voiture en vert lézard. L’automobile était d’une race inconnue, mais Adam Casimirovitch soutenait que c’était une « Lorraine-Dietrich ». En guise de preuve, il accrocha au radiateur une plaque de cuivre  portant cette marque de fabrique. Il ne restait plus qu’à faire avec elle le taxi privé, ce dont Kozlewicz rêvait depuis longtemps. 


     Le jour où Adam Casimirovitch s’apprêtait à présenter au monde son enfant, c’est-à-dire à le mettre sur le marché, se produisit un événement bien triste pour tous les chauffeurs privés. Faisant penser à des brownings, cent vingt petits taxis noirs de marque « Renault » arrivèrent à Moscou. Kozlewicz n’essaya même pas de rivaliser avec eux. Il mit le palmier  en dépôt au bistrot des cochers « Versailles » et partit travailler en province.


     Ignorant encore le transport automobile, Arbatov plut au chauffeur, qui décida de s’y établir pour toujours.


     Adam Casimirovitch imagina avec quelle application, quelle joie et surtout quelle probité il allait faire le taxi. Il se voyait en service devant la gare tôt le matin, par un froid arctique, attendant le train de Moscou. Emmitouflé dans une pelisse rousse en peau de vache, des lunettes d’aviateur remontées sur le front, il offre aimablement des cigarettes aux porteurs. Des cochers de fiacre, transis, se serrent quelque part derrière lui. Le froid les fait pleurer et ils secouent leurs grosses capes bleues. Mais voilà que la cloche de la gare sonne l’alarme. C’est une convocation, le train est arrivé. Les voyageurs sortent sur la place devant la gare et s’arrêtent, grimaçant de satisfaction, devant la voiture. Ils ne s’attendaient pas à ce que l’idée du taxi ait déjà atteint un coin perdu comme Arbatov. Klaxonnant, Kozlewicz emmène en trombe les voyageurs à la « Maison du paysan ». 


     Il a du travail pour toute la journée, tout le monde est content de jouir des services d’une voiture. Kozlewicz et sa fidèle « Lorraine-Dietrich » sont de tous les mariages, toutes les excursions et toutes les solennités en ville. Mais c’est l’été qu’il a le plus de travail. Tous les dimanches, des familles entières sortent de la ville et se promènent à bord de la voiture de Kozlewicz. Le rire stupide des gamins résonne, le vent arrache les écharpes et les rubans, les femmes babillent joyeusement, les pères de famille regardent avec respect le cuir couvrant le dos du chauffeur et demandent à ce dernier comment marche l’industrie automobile aux États-Unis d’Amérique du Nord : est-il vrai, notamment, que Ford s’achète chaque jour une nouvelle voiture ?


     Tel était le tableau que Kozlewicz se faisait de sa nouvelle et féérique existence à Arbatov. Mais, en un temps très bref, la réalité fit s’écrouler le château en Espagne bâti par l’imagination d’Adam Casimirovitch, avec toutes ses tourelles, ses ponts-levis, ses girouettes et ses étendards.


     L’horaire des chemins de fer commença par lui jouer un mauvais tour. Les trains  express traversaient la gare d’Abatov sans s’y arrêter, prenant en chemin les bâtons-pilotes et lançant le courrier urgent. Les trains mixtes ne passaient que deux fois par semaine. Ils amenaient des gens toujours plus insignifiants : des délégués de villages et des cordonniers porteurs de besaces, d’embauchoirs et de pétitions. En règle générale, les passagers des trains mixtes n’utilisaient pas de taxi. Il n’y avait ni excursions ni solennités, et Kozlewicz n’était pas invité aux noces. La coutume, à Arbatov, était de louer pour les processions nuptiales des charretiers qui entrelaçaient des roses en papier et des chrysanthèmes dans la crinière des chevaux, ce qui plaisait beaucoup aux parrains des noces.


     Il y avait tout de même beaucoup de sorties à la campagne. Mais ces promenades n’étaient pas celles dont avait rêvé Adam Casimirovitch. Point d’enfants, ni d’écharpes frémissantes, ni de joyeux babil.


     Le premier soir, à la faible lueur des réverbères à pétrole, quatre hommes s’approchèrent d’Adam Casimirovitch, qui avait en vain stationné toute la journée place du Sauveur-et-de-la-Coopérative. Ils passèrent un long moment à contempler en silence l’automobile. Puis l’un d’eux, un bossu, demanda avec hésitation :


     — Tout le monde peut monter ?


     — Tout le monde, répondit Kozlewicz étonné par la timidité des habitants d’Arbatov. C’est cinq roubles l’heure.


     Les hommes se mirent à chuchoter entre eux.  Au chauffeur parvinrent d’étranges soupirs et ces paroles : « Si nous faisions un tour, après la réunion, camarades ? Est-ce approprié ? Un rouble vingt-cinq par personne, ce n’est pas cher. Pourquoi ce ne serait pas approprié… ?


     Et la vaste voiture reçut dans son giron tendu de calicot ses premiers Arbatoviens. Les passagers se turent quelques minutes, écrasés par la vitesse, l’odeur d’essence brûlante et le sifflement du vent. Puis, tourmentés d’un vague pressentiment, ils entonnèrent tout bas : « Rapides comme les flots sont les jours de notre vie ». Kozlewicz passa la troisième. Les contours sombres d’un magasin d’alimentation désaffecté défilèrent, et l’auto s’élança dans la campagne, sur la grand-route de la lune.


     « Chaque jour nous rapproche de la tombe », fredonnaient les passagers avec langueur. Ils s’apitoyèrent sur eux-mêmes, se sentant humiliés de ne jamais avoir été à l’université. Ils chantèrent le refrain à pleine gorge : « Un petit verre chacun, un petit verre, tra-la-la, tra-la-la ».


     — Stop ! cria soudain le bossu. Rebroussons chemin ! Je n’en peux plus.


     En ville, les passagers prirent avec eux une quantité de petites bouteilles blanches, ainsi qu’une citoyenne  aux larges épaules. Revenus dans la campagne, ils établirent un bivouac, soupèrent en buvant de la vodka puis, sans musique, dansèrent la polka « Coquette ».


     Épuisé par son aventure nocturne, Kozlewicz somnola toute la journée derrière son volant, à sa place de stationnement. Le soir, la même compagnie se présenta, déjà éméchée ; ils prirent place dans la voiture et tournèrent toute la nuit autour de la ville. Ce fut la même chose le surlendemain. Sous le commandement du bossu, la joyeuse bande festoya la nuit deux semaines d’affilée. Les joies de l’automobile exercèrent une étrange influence sur les clients d’Adam Casimirovitch : leurs visages enflaient et blanchissaient dans l’obscurité, on aurait dit des oreillers ; un morceau de saucisson à moitié sorti de sa bouche, le bossu avait l’air d’un vampire. 


     Ils devinrent agités, se mettant parfois à pleurer au beau milieu de leur allégresse. Une fois, le bossu dégourdi amena en fiacre un sac de riz. On l’échangea à l’aube à la campagne contre de l’excellent samogone, et l’on ne revint pas en ville ce jour-là. Assis sur des meules, le quatuor scella par des libations son amitié avec les moujiks. Et la nuit, à la lueur des feux de camp allumés, ils pleurèrent encore plus douloureusement.


     Le petit matin gris qui suivit, la coopérative ferroviaire « L’homme de la ligne », dont le bossu était le gérant et ses joyeux compagnons membres du conseil d’administration et de la commission de contrôle, ferma pour inventaire. Quels ne furent pas l’étonnement et l ‘amertume des inspecteurs en ne trouvant au magasin ni farine, ni poivre, ni savon de ménage, ni baquets, ni tissu, ni riz. Étagères et comptoirs, casiers et cuveaux, tout était vide. On voyait seulement au beau milieu du magasin de gigantesques bottes de chasse  à semelles de carton jaune de pointure quarante-neuf qui, posées par terre, se dressaient vers le plafond, et la caisse enregistreuse de marque « National », au buste nickelé couvert de boutons de différentes couleurs, qui luisait faiblement dans sa cage de verre. Et Kozlewicz reçut une convocation d’un juge d’instruction, il était cité à comparaître comme témoin dans l’affaire de la coopérative « L’homme de la ligne ».


     Le bossu et ses amis ne réapparurent pas et la voiture verte chôma trois jours.


     Tout comme les premiers, les nouveaux passagers se montrèrent sous le couvert de l’obscurité.  Eux aussi commençaient par une innocente promenade, mais l’idée de la vodka naissait en eux alors que la voiture avait à peine fait un demi-kilomètre. Visiblement, les Arbatoviens ne concevaient pas qu’on pût utiliser l’automobile en restant sobre et prenaient la charrette automobile de Kozlewicz pour un repaire de débauche où l’on se devait de se conduire gaillardement en braillant des obscénités et en brûlant la chandelle par les deux bouts. Kozlewicz  comprit alors seulement pourquoi les hommes qui passaient dans la journée à côté de son aire de stationnement échangeaient des clins d’œil et souriaient d’une drôle de façon.


     Tout ça n’était pas du tout ce qu’avait imaginé Adam Casimirovitch. La nuit, ses phares allumés, il longeait en vitesse les bois des environs, entendant derrière lui le tapage et les hurlements des passagers ivres, et dans la journée, abruti par l’insomnie, il se retrouvait chez le juge d’instruction et y faisait des dépositions. Sans qu’on sût pourquoi, les Arbatoviens dépensaient sans compter… un argent qui n’était pas le leur, mais celui de l’État, de la collectivité et des coopératives. Et Kozlewicz se trouva malgré lui de nouveau précipité dans le gouffre du Code pénal, dans le monde du chapitre trois, lequel parle de façon édifiante de la prévarication.


     Les procès débutèrent. Et dans chacun d’eux, Adam Casimirovitch était le témoin principal de l’accusation. Ses récits véridiques désarçonnaient les accusés qui, s’étouffant dans leurs larmes et leurs reniflements, avouaient tout. Il ruina un bon nombre d’organisations. Sa dernière victime fut la filiale locale d’une compagnie cinématographique régionale qui avait tourné à Arbatov le film historique Stienka Razine et la princesse. On mit toute la filiale sous les verrous pour six ans et le film, d’intérêt strictement judiciaire, fut remis aux archives des pièces à conviction où se trouvaient déjà les grandes bottes de chasse de la coopérative « L’homme de la ligne ».


     Après, survint la faillite. On se mit à craindre l’automobile verte comme la peste. Les citoyens faisaient de grands détours pour éviter la place du Sauveur-et-de-la-Coopérative, où Kozlewicz avait planté un poteau rayé portant l’écriteau : « Automobiles à louer ». Durant plusieurs mois, Adam ne gagna pas un seul kopeck et vécut sur les économies faites du temps des randonnées nocturnes.


     Il fit alors des sacrifices. Il mit sur la portière, en lettres blanches, l’inscription à ses yeux très attirante : « Hé, je vous emmène faire un tour ! » et abaissa son tarif de cinq à trois roubles. Mais cela ne fit pas changer les citoyens de tactique. Le chauffeur roulait lentement en ville, s’approchait des bâtiments administratifs et criait en direction des fenêtres :


     — Comme il fait bon, au grand air ! Allons faire un tour, ça vous dit ?


     Les fonctionnaires passaient la tête par la fenêtre et répondaient, dans le crépitement des Underwood :


     — Va faire un tour toi-même, scélérat !


     — Pourquoi scélérat ? demandait Kozlewicz, au bord des larmes.


     — Scélérat, parfaitement, répondaient les fonctionnaires. Tu nous mènerais aux assises.


     — Payez donc avec votre propre argent ! s’emportait le chauffeur. Votre argent à vous !


     En l’entendant, les fonctionnaires échangeaient des coups d’œil amusés et fermaient les fenêtres. Dépenser son propre argent pour faire une balade en voiture leur semblait tout bonnement stupide.


     Le propriétaire de « Hé, je vous emmène faire un tour ! » se fâcha avec la ville entière. Ne saluant plus personne, il devint nerveux et méchant. Apercevant quelque fonctionnaire  soviétique en longue chemise caucasienne aux manches bouffantes, il remontait vers lui et, par derrière, lui criait avec un rire amer :


     — Escrocs ! Je vais vous amener à l’instruction, moi ! Article cent neuf !


     Le fonctionnaire sursautait, rajustait d’un air indifférent sa ceinture dont les clous d’argent rappelaient  le harnachement ordinaire d’un cheval de trait et pressait le pas en feignant de croire que les cris ne s’adressaient pas à lui. Mais le vindicatif Kozlewicz continuait à rouler à côté de lui, harcelant l’ennemi en lui faisant d’une voix monotone la lecture, comme celle d’un missel, d’une édition de poche du Code criminel :


     « Le fait, pour un fonctionnaire, de s’emparer, en abusant de sa position, d’argent, de valeurs ou d’autres biens se trouvant sous sa gestion est puni… »


     Le fonctionnaire poltron prenait la fuite, agitant vers le haut son postérieur aplati par les longues heures de bureau.


     « … d’une privation de liberté pouvant aller jusqu’à trois ans », criait dans son dos Kozlewicz.


     Mais tout cela n’apportait au chauffeur qu’une satisfaction morale. Sur le plan financier, ça allait mal. Il arrivait au bout de ses économies. Il fallait prendre une décision. Cela ne pouvait pas continuer ainsi.


     Adam Casimirovitch était un jour assis dans sa voiture, pareillement surexcité, regardant d’un air dégoûté le poteau rayé annonçant « Automobiles à louer ». Il comprenait confusément que sa vie honnête était un échec, que le messie automobile était venu trop tôt et que les citoyens n’y croyaient pas. Kozlewicz était tellement plongé dans ses tristes ruminations qu’il n’avait même pas remarqué deux jeunes gens qui admiraient déjà depuis un assez long moment sa voiture.


     — Voilà une construction originale, dit enfin l’un des deux, l’aube de l’automobilisme. Vous voyez, Balaganov, ce qu’on peut faire à partir d’une simple machine à coudre Singer ? Avec de petites modifications, on obtient une charmante moissonneuse de kolkhoze.


     — Dégage, fit Kozlewicz, maussade.


     — Comment ça, « dégage » ? Pourquoi, dans ce cas, avoir mis cette publicité « Hé, je vous emmène faire un tour ! » sur votre batteuse ? Mon ami et moi voulons peut-être faire un voyage d’affaires ? Ou justement « faire un tour » ?


     Un sourire apparut pour la première fois de sa période arbatovienne sur le visage du martyr de l’automobilisme. Il sauta hors de sa voiture et fit promptement démarrer le moteur qui se mit à cogner lourdement.


     — Je vous en prie, dit-il. Où dois-je vous emmener ?


     — Nulle part, pour cette fois-ci, répondit Balaganov, nous n’avons pas d’argent. Rien à faire, camarade mécanicien, c’est la dèche.


     — Installe-toi quand même ! s’écria Kozlewicz au désespoir.  Je vous promène gratuitement. Vous n’allez pas boire ? Vous n’allez pas danser tout nus au clair de lune ? Eh, on va faire un tour !


     — Soit, nous allons profiter de votre hospitalité, dit Ostap en s’asseyant à côté du chauffeur. Je vois que vous avez bon caractère. Mais pourquoi nous croyez-vous capables de danser tout nus ?


     — Il y a des gens qui en sont capables, par ici, répondit le chauffeur en s’engageant dans la rue principale. Des criminels d’État.


     Il était tenaillé du désir de partager son chagrin avec quelqu’un. Le mieux eût été, bien sûr, de raconter ses souffrances à sa tendre maman ridée. Elle l’aurait plaint. Mais madame Kozlewicz était depuis longtemps morte de chagrin en apprenant que son fils Adam commençait à acquérir une certaine réputation en tant que voleur récidiviste. Et le chauffeur raconta à ses nouveaux passagers toute l’histoire de la chute d’Arbatov, sous les décombres de laquelle cahotait à présent son automobile verte.


     — Où aller, maintenant ? Où partir ? conclut avec angoisse Kozlewicz.


     Ostap prit son temps pour répondre ; il regarda d’un air expressif son compagnon aux cheveux roux et dit :


     — Tous vos malheurs proviennent de ce que vous recherchez la vérité. Vous êtes tout simplement un agneau, un baptiste raté. Il est triste de voir un chauffeur broyer du noir à ce point. Vous avez une automobile… et vous ne savez pas où aller. Notre situation est pire : nous n’avons pas d’automobile. Mais nous, nous savons où nous voulons aller. Voulez-vous que nous y allions ensemble ?


     — Où donc ? demanda le chauffeur.


     — À Tchernomorsk, dit Ostap. Nous y avons une petite affaire personnelle à régler. Et vous y trouveriez du travail. À Tchernomorsk, on apprécie les antiquités et on aime se balader dedans. Allez, on y va.


     Adam Casimirovitch se contenta de sourire, au début, comme une veuve à qui la vie n’offre plus d’agrément. Mais Bender déploya son éloquence. Il fit miroiter devant le chauffeur perplexe d’extraordinaires perspectives qu’il peignit aussitôt en bleu et en rose.


     — Alors qu’à Arbatov, vous n’avez à perdre que vos chaînes de rechange. Et vous ne mourrez pas de faim en route, j’en fais mon affaire. Vous avez l’essence, nous avons les idées.


      Kozlewicz arrêta la voiture et, ne se rendant pas encore, déclara d’un air sombre :


     — Je n’ai pas beaucoup d’essence.


     — De quoi faire cinquante kilomètres ?


     — De quoi en faire quatre-vingts.


     — Dans ce cas, pas de problème. Je vous ai déjà fait savoir que je ne manque pas d’idées, ni de pensées. À soixante kilomètres d’ici, très exactement, un grand fût métallique rempli d’essence pour avions va vous attendre sur la route. Ça vous plaît, l’essence pour avions ?


     — Ça me plaît, répondit timidement Kozlewicz.


     La vie lui parut soudain facile et gaie. Il eut envie de partir sur-le-champ à Tchernomorsk.


     — Et cette essence, conclut Ostap, ne vous coûtera absolument rien. Je dirai même plus. Cette essence, on vous priera de l’accepter.


     — Quelle essence ? chuchota Balaganov. Qu’est-ce que vous racontez ?


     Ostap regarda avec morgue les taches de rousseur parsemant la figure de son frère de lait et répondit d’une voix tout aussi basse :


     — Il faudrait moralement abattre les gens qui ne lisent pas les journaux. Je vous laisse la vie sauve uniquement parce que j’ai l’espoir de vous rééduquer.


     Ostap n’expliqua pas le rapport entre la lecture des journaux et le grand fût d’essence censé les attendre au bord de la route.


     — Je déclare ouverte la course à grande vitesse Arbatov-Tchernomorsk, dit solennellement Ostap. Je me nomme capitaine du rallye. Nous inscrivons comme chauffeur… votre nom ? Adam Kozlewicz. Le citoyen Balaganov est établi mécanicien de bord, lui incombant aussi toutes les obligations annexes. Seulement, Kozlewicz, l’inscription « Hé, je vous emmène faire un tour ! », il faut immédiatement la badigeonner. Nous n’avons pas besoin de marques spéciales.


     Deux heures plus tard, la voiture, portant sur le flanc une tache de peinture fraîche vert foncé, se coulait lentement hors d’un garage et roulait une dernière fois dans les rues d’Arbatov. L’espoir brillait dans les yeux de Kozlewicz. Balaganov était assis à côté de lui. D’un air affairé, il essuyait avec un chiffon les parties en cuivre de l’automobile, remplissant avec ardeur les obligations, nouvelles pour lui, de mécanicien de bord. Le capitaine de la course était vautré sur les coussins roux du siège arrière, observant avec satisfaction ses nouveaux subordonnés.


     — Adam ! cria-t-il en couvrant les grincements du moteur, comment s’appelle votre charrette ?


     — « Lorraine-Dietrich », répondit Kozlewicz.


     — En voilà un nom ! Tout comme un vaisseau de guerre, une voiture doit avoir son propre nom. Votre « Lorraine-Dietrich » se signale par sa vitesse remarquable et par sa ligne d’une noble beauté. Je propose donc de la nommer « Antilope-Gnou ». Qui est contre ? Adopté à l’unanimité.


     Grinçant de toutes parts, la verte « Antilope » passa en coup de vent à la sortie du « Boulevard des Jeunes Talents » et s’élança sur la place du Marché.


     Là, un étrange spectacle s’offrit à la vue de l’équipage de l’ « Antilope ».  Venant de la place, tout plié, un homme courait, une oie blanche sous le bras, en direction de la grand-route. De la main gauche, il retenait sur sa tête un chapeau de paille dure. Une grande foule le poursuivait en criant. Le fuyard se retournait souvent pour regarder derrière lui, et l’épouvante se lisait sur sa vénérable figure d’acteur.


     — C’est Panikovski ! cria Balaganov.


     — Deuxième phase du vol d’une oie, observa froidement Ostap. La troisième phase commencera lorsque le coupable sera appréhendé. Elle ne va pas sans une douloureuse raclée. 


     Panikovski se doutait sans doute de l’approche de la troisième phase, car il courait du plus vite qu’il pouvait. La peur l’empêchait de lâcher l’oie, ce qui irritait grandement ses poursuivants.


     — Article cent seize, récita par cœur Kozlewicz. Vol de bétail, tant ouvert que dissimulé, chez des agriculteurs et des éleveurs.


     Balaganov éclata de rire. La pensée que le violateur de la convention allait recevoir un châtiment légitime l’amusait beaucoup.


     Coupant à travers la foule bruyante, la voiture s’engagea sur la grand-route.


     — Sauvez-moi ! cria Panikovski lorsque l’ « Antilope » arriva à sa hauteur.


     — Dieu s’en chargera, répondit Balaganov, penché par-dessus bord.


     La voiture enveloppa Panikovski d’un nuage de poussière couleur framboise.


     — Prenez-moi avec vous ! hurla Panikovski en rassemblant ses dernières forces et en se maintenant au niveau de la voiture. Je suis un bon gars.


     Les voix des poursuivants se fondaient en un brouhaha hostile.


     — On la prend, cette canaille ? demanda Ostap.


     — Pas la peine, répondit avec cruauté Balaganov. Qu’il apprenne à ne pas violer la convention, une autre fois. 


     Mais Ostap avait déjà pris sa décision.


     — Lâche l’oiseau ! cria-t-il à Panikovski, en ajoutant à l’adresse du chauffeur : « vitesse réduite ».


     Panikovski s’empressa d’obéir. L’air mécontent, l’oie se releva, se gratta et repartit vers la ville comme s’il ne s’était rien passé.


     — Grimpez à bord, invita Ostap, que le diable vous emporte ! Mais ne péchez plus, sinon je vous arrache les bras.


     Continuant à tricoter des jambes, Panikovski empoigna la carrosserie puis, appuyant son ventre contre le bord, se jeta à l’intérieur comme un baigneur montant dans une barque et tomba au fond de la voiture dans le fracas de ses manchettes.


     — En avant toute ! ordonna Ostap. La séance continue.


     Balaganov pressa la poire, et la corne de cuivre fit entendre d’anciens sons joyeux s’interrompant brusquement :



La matchiche est une danse charmante. Ta-ra-ta…

La matchiche est une danse charmante. Ta-ra-ta…



     Et l’« Antilope-Gnou » s’élança en pleine campagne, à la rencontre du fût d’essence pour avions.










Notice synthétique




     Rappelons que la RSFSR était, du temps de l’URSS, la République socialiste fédérative soviétique de Russie.


     Le titre du journal de la prison, Le soleil se lève, le soleil se couche, est le début de la « Chanson des va-nu-pieds de la Volga », poème de Gorki mis en musique, avec des variantes, et chanté dans les prisons. Le premier vers est tiré de l’Ecclésiaste I-5. 


Le soleil se lève, le soleil se couche,

Mais il fait noir dans ma prison.

Jour et nuit, les sentinelles

Surveillent ma fenêtre.


Vous pouvez me surveiller,

Je ne m’évaderai pas.

J’ai beau aspirer à la liberté,

Je ne puis briser ma chaîne.


Oh, vous, mes chaînes,

Vous êtes mes gardiens de fer…

Je ne puis vous arracher,

Mon âme est épuisée !


     La réhabilitation par le travail en prison était un thème à la mode, donnant lieu à des articles lénifiants. L’établissement s’appelait d’ailleurs : « Établissement de correction [par le travail] ». Dénomination d’ailleurs étendue aux camps de travail du Goulag en cours de formation… Le prisonnier modèle Adam Kozlewicz va servir de faire valoir au « Grand Combinateur ».


     Le coup du palmier est typique de la Russie soviétique, où le monopole de l’État permet de vendre des articles dont personne ne veut en même temps que d’autres, eux très demandés (note trouvée chez A. Préchac).


     Pour la voiture : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lorraine-Dietrich


     Les « Maisons du paysan » sont destinées à loger les ruraux de passage. En réalité, on n’en trouvait qu’à Moscou, les auteurs ironisent (note trouvée chez A.P.).


     La place du Sauveur-et-de-la-Coopérative est un idiotisme ironique mélangeant deux époques.


     Ce que fredonnent les passagers d’Adam : « Rapides comme les flots… » est le début d’un poème d’Andreï Srebrianski, rédigé vers 1830 et mis en musique plus tard. Nombreuses variantes.


     Rappel : le samogone est une vodka fabriquée à la campagne dans des alambics clandestins. Cet alcool est souvent un tord-boyaux au sens strict.


     Le thème des « dilapidateurs de fond » est à l’époque très fréquent. C’est le titre d’un livre de V. Kataïev, le frère aîné de Petrov. Il semble que voler l’État, à la fin de la Nep, était un sport très développé. On peut y voir ce qu’il en coûte de confondre socialisme et étatisme – A. Préchac se montre plus pessimiste que moi.


     L’histoire de la compagnie cinématographique est un exemple de ces détournements de fonds, apparemment fréquents dans l’industrie cinématographique. Ce qui n’empêcha pas Eisenstein de réaliser ses chefs d’œuvre…


     « Un chercheur de vérité, un agneau, un baptise raté » : une allusion aux baptistes avait déjà été faite dans la préface des deux auteurs, que je n’ai pas traduite. Prônant le retour au christianisme originel, ils étaient regardés comme une secte. Certains louvoyaient avec le régime, d’autres étaient candidats au martyre – on en retrouve des exemples dans L’Archipel du Goulag, sauf erreur. Ainsi qu’un membre de la brigade d’Ivan Denissovitch…


     « Vous n’avez à perdre que vos chaînes de rechange » est peut être une allusion satirique (nos auteurs ont mauvais esprit) à la célèbre phrase par laquelle se clôt le Manifeste du Parti communiste… (note trouvée chez A. Préchac)

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