jeudi 24 septembre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 7

 Le doux fardeau de la gloire



     Le capitaine de la course, le conducteur, le mécanicien de bord et la bonne à tout faire se sentaient au mieux. 


     La matinée était fraîche. Un soleil blême se perdait dans le ciel gris perle. Les petits oiseaux gazouillaient dans l’herbe. 


     Les « pastourelles », ces oiseaux familiers des routes, traversaient lentement la chaussée juste devant les roues de l’automobile. Les lointains de la steppe exhalaient de si bonnes odeurs qu’à la place d’Ostap, un quelconque écrivain-paysan moyen du groupe « Le Pis d’acier » n'aurait pu s'empêcher de descendre de voiture, de s’asseoir dans l’herbe et de se mettre à écrire sur les feuilles d’un bloc-notes de voyage un nouveau récit commençant ainsi : « Ainsi les blés d’hiver transpiraient-ils tant et plus. Desserrant sa ceinture, le soleil se mit à inonder de ses rayons le monde entier. Le vieux Romualdytch renifla sa chaussette russe et marmonna des sortidictions… »


     Mais Ostap et ses compagnons étaient fort loin de la poésie. Cela faisait vingt-quatre heures qu’ils fonçaient en tête de la course. On les accueillait avec de la musique et des discours. Les enfants jouaient du tambour en leur honneur. Les adultes leur offraient à déjeuner et à dîner, les ravitaillaient en pièces de rechange pour automobile mises plus tôt de côté  et, dans une bourgade, on leur présenta le pain et le sel de bienvenue sur un plateau de chêne sculpté couvert d’un essuie-main brodé de petites croix. Le pain et le sel restèrent dans la voiture, entre les jambes de Panikovski. Lequel passait son temps à chiper de petits bouts de pain arrachés à la miche, si bien qu’il finit par y faire un trou de souris. Dégoûté, Ostap balança alors sur la route le pain et le sel. Les Antilopiens passèrent la nuit dans un petit village où les militants locaux prirent grand soin d’eux. Ils en repartirent en emportant une grande jatte de lait cuit au four et le doux souvenir de l’odeur d’eau de Cologne du foin sur lequel ils avaient dormi.


     — Du lait et du foin, dit Ostap lorsque l’ « Antilope », à l’aube, quitta le village, que peut-il y avoir de mieux ? On se dit toujours : « Je le ferai plus tard, ça, j’aurai le temps. Il y aura encore plein de lait et de foin dans ma vie. » Mais non, ça ne reviendra jamais plus. Sachez donc, mes pauvres amis, que cette nuit a été la meilleure de notre vie. Et vous ne l’aviez même pas remarqué.


     Les compagnons de Bender le regardaient avec respect. La vie facile dont la perspective s’ouvrait devant eux les enthousiasmait.


     — La vie est belle ! dit Balaganov. Nous roulons, repus. La bonne fortune nous attend peut-être…


     — En êtes-vous vraiment sûr ? demanda Ostap. La bonne fortune nous attend sur la route ? Elle bat peut-être de ses petites ailles avec impatience ? « Où est donc l’amiral Balaganov ?  demande-t-elle. Pourquoi tarde-t-il tant ? » Vous êtes toqué, Balaganov ! La bonne fortune n’attend personne. Elle erre à travers le pays, vêtue de longs habits blancs et fredonnant une chanson enfantine : « Ah, l’Amérique, dans ce pays on fait la noce et on boit à même la bouteille. » Seulement, cette petite fille naïve, il faut l’attraper, il faut lui plaire, il faut lui faire la cour. Vous n’aurez pas d’aventure avec la petite, Balaganov. Vous êtes un pouilleux. Regardez-vous un peu ! Un homme avec votre costume ne saisira jamais sa chance. D’ailleurs, tout l’équipage de l’« Antilope » est équipé de façon atroce. Je m’étonne qu’on nous prenne encore pour des participants à la course !


     Ostap regarda avec commisération ses compagnons et reprit :


     — Je reste absolument confus devant le chapeau de Panikovski. Toute sa tenue est d’un luxe provoquant. Cette dent en or, ces lacets de caleçon, cette poitrine velue sous la cravate… Il faut vous habiller plus modestement, Panikovski ! Vous êtes un respectable vieillard. Il vous faut une redingote noire et un chapeau de castorine. Une chemise à carreaux de cow-boy et des guêtres de cuir iront bien à Balaganov. Il aura tout de suite l’air d’un étudiant en culture physique, au lieu de ressembler, comme à l’heure actuelle, à un matelot de la marine de commerce congédié pour ivrognerie. Et ne parlons pas de notre honorable chauffeur. Les pénibles épreuves que la destinée lui a fait subir l’ont empêché de s’habiller conformément à son rang. Ne voyez-vous pas à quel point une combinaison de cuir et une casquette noire en box-calf conviendraient à son visage inspiré, un peu barbouillé d’huile ? Oui, les enfants, il faut vous équiper.


     — L’argent manque, dit Kozlewicz en se retournant.


     — Le chauffeur est dans le vrai, répondit aimablement Ostap, l’argent manque effectivement. Ces petits ronds de métal que j’aime tant…


     L’« Antilope-Gnou » dévala une colline en glissant. Les champs continuaient à tourner lentement des deux côtés de la voiture. Une grande chouette rousse se tenait au bord de la route, la tête penchée de côté, écarquillant d’un air stupide ses yeux jaunes et aveugles. Inquiétée par les grincements de l’« Antilope », l’oiseau déploya ses ailes, plana au-dessus de la voiture et s’éloigna vite, pris par ses fastidieuses affaires de chouette. Il ne se produisit plus rien de notable par la suite.


     — Regardez ! s’écria brusquement Balaganov. Une automobile !


     À tout hasard, Ostap donna l’ordre de retirer la banderole exhortant les citoyens à porter un coup, grâce à la course, au laisser-aller. Pendant que Panikovski exécutait cet ordre, l’« Antilope » se rapprochait de l’autre voiture.


     Une « Cadillac » grise à toit rigide stationnait au bord de la route, un peu penchée. La nature de la Russie centrale se reflétait dans ses épaisses vitres polies en y paraissant plus belle et plus propre qu’elle ne l’était réellement. À genoux, le chauffeur démontait le pneu d’une roue avant. Trois individus en pardessus de voyage jaune sable attendaient avec ennui au-dessus de lui.


     — Vous avez fait naufrage ? demanda Ostap en soulevant poliment sa casquette.


     Le chauffeur leva la tête, le visage tendu, et, sans répondre, s’absorba de nouveau dans sa besogne.


     Les Antilopiens sortirent de leur charrette verte. Kozlewicz fit plusieurs fois le tour de la merveilleuse voiture avec des soupirs d’envie, s’accroupit à côté du chauffeur et entama avec lui une conversation de spécialistes. Panikovski et Balaganov examinaient avec une curiosité enfantine les passagers ; deux d’entre eux avaient un air fort hautain d’étrangers. Le troisième, à en juger par l’odeur enivrante de galoches émanant de son ciré provenant du Trust du caoutchouc, était un compatriote.


     — Vous avez fait naufrage ? répéta Ostap en effleurant délicatement l’épaule caoutchoutée du compatriote tout en adressant un regard pensif aux étrangers.


     Le compatriote se mit à parler avec irritation du pneu crevé, mais ce qu’il marmonnait n’atteignit pas les oreilles d’Ostap. Sur la grand-route, à cent-trente kilomètres de tout chef-lieu de district, au beau milieu de la Russie d’Europe se promenaient en automobile deux poulets étrangers bien dodus. Voilà qui mettait en émoi le Grand Combinateur.


     — Dites-moi, dit-il en interrompant l’autre, ils ne sont pas de Rio de Janeiro, ces deux-là ?


     — Non, répondit le compatriote, ils sont de Chicago. Et moi, je suis l’interprète de l’« Intourist ».


     — Que diable font-ils ici, à la croisée des chemins en pleine campagne ancienne et sauvage, loin de Moscou et du ballet « Le Coquelicot », des magasins d’antiquités et du célèbre tableau du peintre Répine « Ivan le Terrible assassinant son fils » ? Je ne comprends pas ! Pourquoi les avoir amenés ici ?


     — Ah ! qu’ils aillent au diable ! dit avec amertume l’interprète. Cela fait trois jours que nous galopons à travers la campagne comme des possédés. J’ai eu souvent affaire à des étrangers, mais des comme ceux-là, je n’en ai jamais vu. 


     Il eut un geste désespéré en direction de ses compagnons rubiconds et poursuivit :


     — Les touristes sont tous les mêmes, ils vont et viennent à Moscou et achètent à des artisans des coupes en bois sculpté. Mais ces deux-là s’en sont écartés, ils font le tour des villages.


     — C’est méritoire, fit Ostap. Les larges masses des milliardaires font connaissance avec le mode de vie qu’on a dans la nouvelle campagne soviétique.


     Les citoyens de Chicago observaient avec gravité la réparation de leur automobile. Ils portaient des chapeaux argentés, des faux-cols empesés et des souliers d’un rouge mat.


     L’interprète regarda Ostap avec indignation et s’écria :


     — Comment donc ! Ils en ont rudement besoin, de la nouvelle campagne ! C’est le samogone campagnard qu’il leur faut, pas la campagne !


     Au mot de « samogone », que l’interprète avait accentué, les gentlemen regardèrent à la ronde avec inquiétude avant de se rapprocher d’Ostap et de l’interprète.

     — Tenez, vous voyez ! fit l’interprète. Ils deviennent nerveux dès qu’ils entendent ce mot. 


     — Oui. Il y a quelque mystère là-dessous, dit Ostap. Ou alors, des goûts pervers. Je ne comprends pas qu’on puisse aimer le samogone alors que notre patrie dispose d’un grand choix d’excellentes boissons fortes.


     — Tout cela est bien plus simple que vous ne le pensez, dit le traducteur. Ils sont à la recherche d’une bonne recette de samogone.


     — Bien sûr ! s’exclama Ostap. Il y a la prohibition, chez eux. Compris… Ils l’ont obtenue, la recette ?… Non ? Évidemment. Pourquoi ne pas amener trois automobiles, pendant que vous y étiez ? C’est clair, les gens pensent que vous êtes envoyés par les autorités. Je peux vous assurer que vous n’êtes pas près de l’avoir, la recette.


     L’interprète se mit à récriminer contre les étrangers.


     — Le croirez-vous, ils m’ont sauté dessus : « Allez, donne-nous le secret du samogone ! » Je ne suis pas un distillateur clandestin, moi. Je suis membre du syndicat des travailleurs de l’enseignement public. J’ai ma vieille mère, à Moscou.


     — Et vous avez très envie de retourner à Moscou ? Rejoindre votre mère ?


     Le traducteur poussa un soupir à fendre le cœur.


     — Dans ce cas, la séance continue, déclara Bender. Vos chefs sont prêts à donner combien pour la recette ? Ils iront jusqu’à cent cinquante ?


     — Jusqu’à deux cents, chuchota l’interprète. Mais vous avez vraiment la recette ?


     — Je peux vous la dicter à l’instant – je veux dire, dès que j’aurai touché l’argent. Au choix : à partir de pommes de terre, de blé, d’abricots, d’orge, de mûres ou de bouillie de sarrasin. On peut même distiller du samogone à partir d’un vulgaire tabouret. Il y a des gens qui aiment ça, la gnôle de tabouret. On peut utiliser de simples raisins secs, ou des prunes. Bref, je peux vous fournir n’importe laquelle des cent cinquante recettes de samogone que je connais.


     Ostap fut présenté aux Américains. Les chapeaux, levés par politesse, planèrent un long moment dans l’air. Puis on se mit à parler affaires.


     Séduits par  sa simplicité de fabrication, les Américains choisirent le samogone de blé. Ils en inscrivirent longuement la recette dans leurs blocs-notes. En guise de prime, Ostap indiqua aux pèlerins américains la conception d’un alambic de cabinet, facile à dissimuler à l’intérieur d’un meuble de bureau. Les pèlerins assurèrent à Ostap que la fabrication d’un tel appareil ne présentait aucune difficulté pour la technique américaine. De son côté, Ostap assura aux Américains que cet appareil de sa conception produirait quotidiennement un seau du plus parfumé des piervatch.


     — Oh ! s’écrièrent les Américains.


     Ils avaient déjà entendu prononcer ce mot dans une honorable famille de Chicago. Où l’on recommandait chaudement le piervatch en question. Le chef de cette famille avait été à une certaine époque à Arkhangelsk avec les troupes d’occupation américaines, il y avait bu du piervatch et ne pouvait oublier la délicieuse sensation qu’il avait alors ressentie. 


     Le rude terme de piervatch prenait, dans la bouche des touristes consumés par la soif, une résonance tendre et attirante.


     Les Américains donnèrent sans difficulté les deux cents roubles et secouèrent un bon moment la main de Bender. Panikovski et Balaganov eurent également le privilège de serrer la main des citoyens de la république d’outre-Atlantique harassés par la prohibition.  De joie, l’interprète fit une bise à Ostap sur sa rude joue et l’invita à venir le voir, en ajoutant que sa mère serait ravie. Toutefois, allez savoir pourquoi, il ne donna pas son adresse. 


     Les nouveaux amis remontèrent dans leurs véhicules respectifs. En guise d’adieu, Kozlewicz fit donner la matchiche et, accompagnés par ces joyeux sons, les automobiles se séparèrent, partant dans des directions opposées.


     — Vous voyez, dit Ostap une fois la voiture américaine disparue dans un nuage de poussière, tout s’est passé comme je vous l’avais dit. Nous roulions. De l’argent traînait sur la route. Je l’ai ramassé. Regardez, il n’y a même pas de poussière dessus.


     Et il fit craquer la liasse de billets de banque.


     — Au fond, il n’y a pas de quoi se vanter, la combinaison était toute simple. Mais la propreté, l’honnêteté – c’est ça qui a de la valeur. Deux cents roubles. En cinq minutes. Et non seulement je n’ai enfreint aucune loi, mais j’ai même fait plaisir à des gens. J’ai approvisionné en liquide l’équipage de l’ »Antilope ». L’interprète est parti retrouver sa vieille maman. Et, pour finir, j’ai étanché la soif spirituelle de citoyens d’un pays avec lequel, après tout, nous entretenons des relations commerciales.


     Le moment du déjeuner approchait. Ostap se plongea dans la carte de la course qu’il avait arrachée à une revue pour automobilistes et annonça que l’on serait bientôt à proximité de Loutchansk.


     — C’est une toute petite ville, dit Bender, ce qui est ennuyeux. Plus la ville est petite, plus  s’allongent les discours de bienvenue. C’est pourquoi nous demanderons aux autorités de la ville de nous servir le déjeuner d’abord, et les discours ensuite. Pendant l’entracte, je m’occuperai de votre équipement. Panikovski ? Vous commencez à oublier vos devoirs.  Remettez la banderole en place.


     Devenu expert dans l’art des finish grandioses, Kozlewicz planta son auto juste au pied de la tribune. Bender se limita à de brèves salutations. On convint de reporter le meeting à deux heures. Fortifiés par le repas gratuit, les automobilistes se dirigèrent dans les meilleures dispositions d’esprit vers un magasin d’habillement. Ils étaient entourés de curieux. Les Antilopiens portaient dignement le doux fardeau de leur gloire nouvelle. Ils marchaient au milieu de la rue, se tenant par la main et chaloupant comme des matelots dans un port étranger. Ayant réellement l’air d’un jeune maître d’équipage, le rouquin Balaganov entonna une chanson de marins.


     Le magasin « Vêtements pour hommes, pour dames et pour enfants » se trouvait sous une enseigne gigantesque occupant tout un bâtiment d'un étage. Sur l’enseigne étaient peinturlurés des dizaines de personnages : des hommes au visage jaune et aux fines moustaches, dans des pelisses dont les pans retroussés vers l’extérieur étaient en fourrure de putois, des dames avec des manchons aux mains, des enfants aux jambes courtes en costume de petit matelot, des militantes du Komsomol en fichu rouge et des administrateurs moroses enfoncés jusqu’aux hanches dans des bottes de feutre.


     Toute cette splendeur venait se fracasser sur un petit papier collé à la porte d’entrée du magasin :


PLUS DE CULOTTES


     — Fi, quelle grossièreté, dit Ostap en entrant. On voit que nous sommes en province. Ils devraient mettre, comme à Moscou : « Plus de pantalons », décemment et de façon distinguée. Les citoyens peuvent alors rentrer chez eux contents.


     Les automobilistes ne s’attardèrent guère dans le magasin. On trouva pour Balaganov une chemise de cow-boy jaune canari à grands carreaux et un chapeau Stetson à petits trous.  Kozlewicz dut se contenter de la casquette en box-calf promise, et d’un veston fait du même matériau et luisant comme du caviar pressé. S’occuper de Panikovski donna plus de tracas. La redingote à longues basques et le chapeau mou qui devaient, dans l’esprit de Bender, anoblir la silhouette du violateur de la convention, il n’en fut très vite plus question. Le magasin n’avait à offrir qu’une tenue de pompier : blouson au col orné de petites pompes dorées, pantalon mi-laine à poils et casquette à liseré bleu. Panikovski passa un certain temps à faire des bonds devant le miroir à la surface ondulée.


     — Je ne vois pas ce qui vous déplaît dans la tenue de pompier, dit Ostap. C’est tout de même mieux que le costume de roi en exil  que vous avez  sur vous. Voyons, tournez-vous un peu, fiston ! Parfait ! Je vous le dis tout net, cela vous va mieux que la redingote et le chapeau que j’avais en tête pour vous.


     Ils ressortirent dans leurs nouvelles tenues.


     — Moi, il me faut un smoking, dit Ostap. Mais il n’y en a pas ici. Attendons des jours meilleurs.


     Ostap ouvrit le meeting en grande forme, sans soupçonner l’orage qui approchait pour fondre sur les passagers de
 l’ « Antilope ». Il fit de l’esprit, raconta d’amusantes aventures survenues en chemin et des histoires juives, se gagnant ainsi les faveurs de l’assistance. Il consacra la fin de son discours à l’analyse de la question urgente, la question automobile :


     « L’automobile, claironna-t-il, n’est pas un luxe mais… »


     À cet instant, il vit un gamin courir vers le président du comité d’accueil et lui remettre un télégramme.


     Tout en prononçant les mots : « … mais un moyen de transport », Ostap se pencha vers la gauche et coula un regard, par-dessus l’épaule du président, en direction du télégramme. Ce qu’il lut l’abasourdit. Il pensait avoir encore toute une journée pour voir venir. Sa conscience recensa en un éclair la liste des villes et des villages où l’« Antilope » avait puisé dans le matériel et les fonds d’autrui.


     Le président en était encore à faire frémir sa moustache en s’efforçant de comprendre le contenu de la dépêche qu’Ostap, sans attendre, sautait au bas de la tribune et se frayait un passage à travers la foule. L’« Antilope » verdoyait au carrefour. Heureusement, les autres passagers étaient déjà à leur place, attendant avec ennui qu’Ostap leur ordonnât de charger dans la voiture les offrandes de la ville. Ce qui se produisait, d’ordinaire, à l’issue du meeting.


     Le président parvint enfin à saisir le sens du télégramme. 


     Levant les yeux, il vit le capitaine en train de s’enfuir à toutes jambes.


     — Ce sont des escrocs ! s’écria-t-il douloureusement.


     Il avait passé la nuit à composer son discours d’accueil et se trouvait maintenant blessé dans son amour-propre d’auteur.


     — Attrapez-les, les gars !


     Le cri du président parvint aux oreilles des Antilopiens. Ils se mirent en branle  avec nervosité. Kozlewicz descendit pour faire démarrer le moteur et se retrouva d’un seul élan à sa place. La voiture s’élança sans attendre Ostap. Ils ne s’étaient même pas rendu compte, dans leur hâte, qu’ils abandonnaient leur capitaine en plein danger.


     — Arrêtez ! criait Ostap en faisant des bonds gigantesques. Si je vous rattrape, vous êtes tous virés !


     — Arrêtez ! criait le président.


     — Arrête-toi, idiot ! cria  Balaganov à Kozlewicz. Tu ne vois pas que nous avons perdu le chef ?


     Adam Casimirovitch appuya sur la pédale du frein et l’« Antilope » s’arrêta en grinçant.  Le capitaine culbuta dans la voiture en poussant un cri désespéré : « En avant toutes ! » En dépit de sa nature complexe et de son sang-froid, il avait horreur de la violence physique. Perdant la tête, Kozlewicz enclencha la troisième, la voiture bondit en avant et Balaganov tomba par la portière qui s’était ouverte. Tout cela n’avait demandé qu’un instant. Pendant que  Kozlewicz appuyait de nouveau sur le frein, l’ombre de la foule lancée en pleine course s’étendait déjà sur Balaganov. D’énormes battoirs se tendaient déjà vers lui lorsque l’« Antilope » s’approcha en marche arrière et que la poigne de fer du capitaine l’attrapa par sa chemise de cow-boy.      


     « Pleins gaz ! » hurla Ostap.


     Ce fut à ce moment que les habitants de Loutchansk comprirent la supériorité de la locomotion automobile sur la traction hippomobile. Cliquetant de toutes parts, la voiture s’enfuit, soustrayant les quatre délinquants à un juste châtiment.


     Les escrocs haletèrent pendant tout le premier kilomètre. Soucieux de sa beauté, Balaganov examinait dans un miroir de poche les égratignures framboise qu’il avait au visage par suite de sa chute. Dans sa tenue de pompier, Panikovski était agité de tremblements. Il redoutait la vengeance du capitaine. Laquelle ne se fit pas attendre. 


     — C’est vous qui avez fait presser l’allure avant que je n’aie eu le temps de m’asseoir ? demanda le capitaine d’un ton menaçant.


     — Ma parole… commença Panikovski.


     — Non, non, ne niez pas ! Ce sont bien vos façons. Et vous êtes un lâche, par-dessus le marché ? Je me trouve à la fois en compagnie d’un voleur et d’un lâche ? Bien ! Je vous dégrade. Vous étiez, dans mon esprit, chef des sapeurs-pompiers. Vous voilà simple sapeur, maintenant.


     Et Ostap  arracha avec solennité les petites pompes dorées ornant les pattes rouges du col de Panikovski.


     Cette procédure terminée, Ostap informa ses compagnons du contenu du télégramme.


     — Ça va mal. Le télégramme invite à arrêter la voiture verte se trouvant en tête de la course. Nous devons tout de suite tourner quelque part. Nous avons eu suffisamment d’accueils triomphaux, de branches de palmier et de repas à l’huile gratuits. L’idée s’est éliminée d’elle-même. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prendre la route de Griajsk. Mais c’est à trois heures de route. Je suis certain qu’un accueil  plutôt chaud nous attend dans toutes les localités voisines. Ce maudit télégraphe a fourré partout ses poteaux et ses fils. 


     Le capitaine ne s’était pas trompé.


     Plus loin, en chemin, se trouvait une petite ville dont les Antilopiens ne surent jamais le nom, mais qu’ils eussent bien voulu connaître pour l’assaisonner d’injures en le mentionnant de temps en temps. À l’entrée même de la ville, la route était barrée par un lourd rondin. L’« Antilope » tourna et, comme un chiot aveugle, se démena en tous sens pour faire un détour. Mais il n’y avait pas moyen.


     « Revenons en arrière ! » dit Ostap, devenu grave.


     Les escrocs entendirent alors des moteurs chanter au loin, comme un bourdonnement de moustiques. Cela devait être les voitures de la vraie course. Il n’y avait pas moyen de rebrousser chemin, et les Antilopiens se ruèrent de nouveau en avant.  


     Kozlewicz fronça les sourcils et lança à toute vitesse la voiture sur le rondin. Les citoyens se tenant tout autour prirent peur et s’enfuirent de tous les côtés, s’attendant à une catastrophe. Mais Kozlewicz ralentit soudain et franchit lentement l’obstacle. Quand   l’« Antilope » traversa la ville, les passants invectivèrent ses passagers avec hargne, mais Ostap ne répondit même pas.


     L’« Antilope » approcha de la route de Griajsk alors que s’accentuait le grondement des voitures restant encore invisibles. Ils eurent à peine le temps de quitter la maudite grand-route et de faire disparaître la voiture à l’abri d’une colline et de l’obscurité survenue que retentirent les explosions et les coups de feu des moteurs et qu’apparut, à la lueur des faisceaux lumineux, la voiture de tête. Les escrocs se cachèrent dans l’herbe au bord de la route et, ayant perdu leur impudence habituelle, regardèrent en silence la colonne qui passait.


     De minces bannières de lumière aveuglante claquaient sur la route. Les voitures grinçaient doucement en passant devant les Antilopiens abattus. Les roues soulevaient la poussière. Les klaxons mugissaient. Le vent soufflait de tous les côtés. Tout cela disparut en une minute, il ne demeura, vacillant et sautant longuement dans les ténèbres, que le feu arrière de la voiture de queue.


     La vie réelle était passée en coup de vent devant eux, trompétant gaiement et faisant miroiter ses ailes vernies.


     Une traîne de vapeurs d’essence fut tout ce qui resta aux aventuriers. Qui restèrent longtemps dans l’herbe, à éternuer et à se secouer.


     — Oui, dit Ostap, je vois par moi-même que l’automobile n’est pas un luxe, mais un moyen de transport. Vous n’êtes pas jaloux, Balaganov ? Moi, je le suis.

     





Notice synthétique



     La citation pompeuse et peu compréhensible du début parodie de façon caricaturale la « littérature paysanne », qu’on peut rapprocher de la tendance des « écrivains prolétariens », dont l’association, la RAPP, fraya la voie à la stérilisante Union des écrivains (note due à I. Chtcheglv).


     Sur l’Intourist : https://fr.wikipedia.org/wiki/Intourist 


     Le paragraphe suivant est plein d’allusions : l’histoire de la « croisée des chemins » est une allusion au tableau « Le Preux » du peintre Vasnietsov. « Le Coquelicot » est le premier  ballet révolutionnaire soviétique. Le tableau de Répine est fort célèbre (note due à I. Cht.) :


https://fr.wikipedia.org/wiki/e_Chevalier_%C3%A0_la_crois%C3%A9e_des_chemins


https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_le_Terrible_tue_son_fils


     Rappel : le samogone, c’est l’alcool distillé clandestinement, très fort et parfois dangereux.


     La gnôle de tabouret : la fibre de bois entra sans doute dans la composition de nombreuses vodkas vendues sur le marché intérieur (note trouvée chez A. Préchac).


     Les Américains à Arkhangelsk : d’août 1918 à septembre 1919, des troupes américaines, anglaises et françaises avaient débarqué à Arkhangelsk et mis en place un « gouvernement du Nord de la Russie » dirigé par le vieux leader populiste N. Tchaïkovski. La ville et la région ne furent reprises par l’Armée Rouge qu’en février 1920. L’allusion est violente : d’anciens ennemis de l’URSS sont autorisés à revenir dépenser leurs devises alors que des citoyens soviétiques commencent à passer en jugement dans des procès truqués, sous l’accusation de « complicité avec les impérialistes » (note due à A. Préchac).


Le nom des villes secondaires dans le récit est légèrement modifié : Loutchansk ressemble à Lougansk (qui fait parler d’elle sur un autre plan, de nos jours) comme Arbatov et Oudoïev renvoient à Ardatov et Odoïev. Plus loin, Riajsk deviendra Griajsk.


Au magasin de vêtements : le « Tournez vous un peu, fiston » est un pastiche du tout début de Tarass Boulba (I. Chtcheglov, bien sûr vérifié).


    « Nous avons eu assez… » parodie pseudo-biblique d’auteurs blasphémateurs comme Maïakovski (Mystère-bouffe). L’allusion à l’huile est cruelle, le produit ayant disparu (note d’A. Préchac).


https://fr.rbth.com/art/80741-bolcheviks-premier-spectacle-victime-censure



     « La vie réelle était passée en coup de vent devant eux… » Passage bien pensant plaqué par les auteurs en défense du livre, suivi tout de suite après par l’humour de la fin (note due à A. Préchac). 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire