mercredi 27 juin 2018

Oblomov : chapitre IV


     Résumé du chapitre précédent : vindicatif et insatisfait, Tarantiev a fait son apparition. Comme tous les samedis, il vient déjeuner chez Oblomov – lequel est toujours couché...








IV

     — Bonjour, pays, dit Tarantiev avec brusquerie, en tendant une main velue à Oblomov. Qu’as-tu à rester couché comme une bûche à l’heure qu’il est ?
     — N’approche surtout pas, tu amènes le froid ! fit Oblomov en tirant la couverture sur lui.
     — Qu’est-ce qu’il chante encore, avec son froid ! se lamenta Tarantiev. Allons, prends donc la main qu’on te donne ! Il est presque midi, et il est vautré !
     Il voulut sortir Oblomov du lit, mais celui-ci devança son geste et, baissant vite ses pieds, chaussa d’un seul coup ses pantoufles.
     — J’avais l’intention de me lever à l’instant, dit-il en bâillant.
     — On le sait, comme tu te lèves : tu serais resté couché jusqu’à l’heure du déjeuner.  Hé, Zakhar ! Où es-tu, vieil imbécile ? Viens tout de suite aider ton maître à s’habiller.
     — Tâchez donc d’avoir un Zakhar à vous, vous pourrez lui aboyer dessus ! dit Zakhar en entrant dans la chambre avec un mauvais regard pour Tarantiev. Regardez comme vous avez sali partout avec vos pieds, on dirait qu’il est venu un colporteur ! ajouta-t-il.
     — Tiens, l’épouvantail qui parle ! fit Tarantiev en levant le pied pour en donner un coup par derrière à Zakhar à son passage, mais Zakhar s’arrêta et se retourna, tout hérissé.
     — Osez seulement me toucher ! siffla-t-il avec fureur. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je m’en vais, dit-il en revenant vers la porte.
     — Arrête donc, Mikheï Andréitch1, quel chahuteur tu fais ! Laisse-le tranquille ! Donne-moi ce qu’il me faut, Zakhar !
     Zakhar revint  et, regardant de travers Tarantiev, glissa prestement devant lui.
     S’accoudant sur lui, Oblomov se souleva du lit à contrecœur, comme un homme épuisé, et passa sans entrain dans un grand fauteuil où il se laissa choir, sans plus bouger ensuite.
     Zakhar prit sur un guéridon de la pommade, un peigne et des brosses, lui appliqua de la pommade sur la tête, lui fit une raie et lui passa la brosse dans les cheveux.
     — Vous allez vous laver, à présent ? demanda-t-il.
     — Je vais attendre encore un peu, répondit Oblomov. Et toi, rentre chez toi.
     — Ah, vous êtes là, vous aussi ? dit soudain Tarantiev en se tournant vers Alexeïev, tandis que Zakhar peignait Oblomov.  Je ne vous avais pas vu. Que faites-vous ici ? Un fameux cochon, votre parent ! Je voulais vous le dire depuis longtemps…
     — Quel parent ? Je n’ai aucun parent, répondit en hésitant Alexeïev, stupéfait, tournant des yeux écarquillés vers Tarantiev.
     — Voyons, celui qui travaille dans ce bureau, comment s’appelle-t-il, déjà ? Afanassiev. Ce n’est pas votre parent ? Allons donc.
     — Je ne m’appelle pas Afanassiev, mais Alexeïev, dit Alexeïev. Je n’ai pas de parents.
     — Pas un parent, à d’autres ! Il est aussi moche que vous, et il s’appelle aussi Vassili Nikolaïtch.
     — Je vous jure que nous ne sommes pas parents ; je m’appelle Ivan Alexeïtch.
     — Bon, peu importe, il vous ressemble. Mais c’est un cochon, dites-le lui quand vous le verrez.
     — Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu, fit Alexeïev en ouvrant sa tabatière.
     — Donnez-moi donc du tabac ! dit Tarantiev. Du tabac ordinaire, vous n’avez pas de tabac français ? C’est bien ça, dit-il en reniflant une prise. Pourquoi n’avez-vous pas de tabac français ? reprit-il d’un ton sévère. Oui, un cochon comme je n’en ai jamais vu, votre parent, poursuivit Tarantiev. Je lui ai emprunté un jour, il y a presque deux ans, cinquante roubles. Bon, cinquante roubles, est-ce une grosse somme ? Cela peut s’oublier, non ? Pensez-vous : tous les mois, où que nous nous rencontrions : « Et notre petite dette ? » qu’il me fait. Il m’embête ! Et ce n’est pas tout, hier, il est venu dans nos bureaux pour me dire : « Vous avez sûrement touché votre traitement, vous pouvez me rembourser, à présent. » Je lui en ai donné, du traitement : je lui ai fait honte devant tout le monde, il a eu le plus grand mal à retrouver la porte. « Je ne suis pas riche, j’en ai besoin, de cet argent ! » Comme si, moi, je n’en avais pas besoin ! Me prend-il pour un richard pouvant se fendre de cinquante roubles ? Donne-moi donc un cigare, pays.
     — Les cigares sont là-bas, dans la petite boîte, répondit Oblomov en montrant une étagère.
    Il restait assis dans son fauteuil, rêveur, dans sa pose gracieuse et indolente, sans remarquer ce qui se faisait autour de lui, sans entendre ce qui se disait. Il contemplait ses petites mains blanches, les caressant avec amour. 
     — Eh ! Ce sont encore les mêmes ? demanda Tarantiev avec sévérité en prenant un cigare et en jetant un coup d’œil à Oblomov. 
     — Oui, les mêmes, répondit machinalement Oblomov.
     — Mais je t’avais dit d’en acheter d’autres, de marque étrangère ? Voilà bien la façon dont tu retiens ce qu’on te dit ! Veille à ce qu’il y en ait sans faute samedi prochain, autrement, tu ne verras plus un bon moment. Regardez-moi cette cochonnerie ! reprit-il après avoir allumé son cigare, rejeté en l’air un nuage de fumée et avalé un autre nuage. Pas moyen de fumer ça.
     — Tu es venu tôt, aujourd’hui, Mikheï Andréitch, dit Oblomov en bâillant.
     — Et alors, je t’ennuie, c’est ça ?
     — Non, c’était une simple remarque ; habituellement, tu arrives juste pour le déjeuner, alors que là, il est seulement midi passé.
     — Je suis venu plus tôt exprès, afin de savoir ce qu’il y aurait au déjeuner ! Tu me donnes toujours de la cochonnerie, alors je tiens à savoir ce que tu as prévu aujourd’hui.
     — Va demander à la cuisine, dit Oblomov.
     Tarantiev sortit.
     — Je vous demande un peu ! dit-il en revenant. Du beuf et du veau ! Eh, Oblomov, vieux frère, tu ne sais pas vivre, pour un propriétaire ! Le beau seigneur que voilà ! Tu vis comme un petit-bourgeois ; tu ne sais pas régaler les amis ! Bon, tu as acheté du madère ?
     — Je ne suis pas au courant, demande à Zakhar, dit Oblomov sans presque l’écouter ; il doit y avoir du vin.
     — L’ancien, celui de l’Allemand ? Non, fais-nous la grâce de le prendre dans un magasin anglais.
     — Allons, celui-ci suffira, dit Oblomov, sinon, il va falloir encore envoyer quelqu’un !
     — Attends un peu, donne-moi de l’argent et j’en rapporterai ; j’ai encore une course à faire dans ce coin-là.
     Oblomov fouilla dans un tiroir et en retira un billet rouge valant à l’époque dix roubles .
     — Le madère coûte sept roubles, dit-il, en voici dix.
     — Donne-les moi : n’aie pas peur, on me fera la monnaie, là-bas !
     Il arracha le billet des mains d’Oblomov et le fit prestement disparaître dans sa poche.
     — Bon, j’y vais, fit Tarantiev en mettant son chapeau. – Je serai de retour vers cinq heures ; il faut que j’aille voir quelque chose : on m’a promis une place au bureau des boissons2, on m’a dit de repasser… Dis donc, Ilia Ilitch, tu ne pourrais pas louer une calèche aujourd’hui pour aller à Iékatiérinhof3 ? Tu pourrais me prendre avec toi.
     Oblomov secoua la tête négativement.
     — Quoi, tu as la flemme ? Ou alors, tu es trop avare ? Quel lourdaud tu fais ! dit-il. Bon, adieu, à tout à l’heure…
     — Attends, Mikeï Andréitch, l’interrompit Oblomov. Je dois te demander un conseil.
     — Quoi encore ? Fais vite, je n’ai pas le temps.
     — Voilà, deux malheurs viennent de me tomber dessus. On me chasse de mon appartement…
     — Il faut croire que tu ne payes pas ton loyer : tu n’as que ce que tu mérites ! dit Tarantiev qui voulut s’en aller.
     — Allons donc ! Je paye toujours d’avance. Non, le propriétaire veut refaire l’appartement… Mais attends donc ! Où t’en vas-tu ? Dis-moi ce que je dois faire : on me presse de partir, j’ai une semaine pour m’en aller…
     — En quoi suis-je ton conseiller ? Tu te fais des idées…
     — Je ne me fais pas d’idées du tout, dit Oblomov. Au lieu de crier et de faire du tapage, réfléchis plutôt à ce qu’il faut faire. Tu es un homme pratique…
     Tarantiev ne l’écoutait plus, il était plongé dans ses pensées.
     — Bien, soit, tu peux me dire merci, dit-il en ôtant son chapeau et en s’asseyant. Fais-nous servir du champagne au déjeuner, j’ai ton affaire.
     — Comment cela ?
     — Ça tient, pour le champagne ?
     — Ça se peut, si le conseil le vaut.
     — C’est plutôt toi qui ne mérites pas le conseil. Pourquoi te conseillerais-je gratis ? Tiens, demande-lui donc conseil, ou à son parent, ajouta-t-il en montrant Alexeïev.
     — Allez, allez, arrête, parle ! implora Oblomov.
     — Hé bien, voilà : dès demain, tu vas déménager…
     — Hein ? Belle trouvaille ! Je le savais déjà…
     — Attends, ne m’interromps pas ! s’écria Tarantiev. Demain, tu emménages chez ma commère, du côté de Vyborg4.
     — En voilà, une nouvelle ! Du côté de Vyborg ! Mais il y a des loups, l’hiver, là-bas, à ce qu’on dit.
     — Des fois, ils viennent des îles, qu’est-ce que ça peut te faire ?
     — Mais c’est le désert, là-bas, c’est mortel, il n’y a personne.
     — Tu racontes des histoires ! Ma commère y vit : dans une maison avec de grands potagers. C’est une noble femme, une veuve qui a deux enfants ; elle a avec elle son frère, qui est célibataire : une tête, le bonhomme, autre chose que celui-là, dans le coin, dit-il en montrant  Alexeïev – il est d’une autre force que toi et moi !
     — Que veux-tu que ça me fasse, tout ça ? dit Oblomov avec impatience. Je n’irai pas là-bas.
     — On va voir, si tu n’y vas pas. Dis donc, tu as demandé un conseil, alors écoute ce qu’on te dit.
     — Je ne déménagerai pas, dit Oblomov d’un ton résolu.
     — Eh bien, va au diable ! répondit Tarantiev, enfonçant son chapeau sur sa tête et se dirigeant vers la porte. Quel drôle de type tu fais ! dit-il en faisant demi-tour. Qu’est-ce qui te plaît donc tant, ici ?
     — Comment ça, qu’est-ce qui me plaît ? dit Oblomov. J’ai tout à proximité, ici, les magasins, le théâtre, le centre-ville, mes connaissances, tout…
     — Hein ? Tarantiev lui coupa la parole. Depuis combien de temps n’es-tu pas sorti ? Et le théâtre, ça fait combien de temps ? Et quelles sont ces connaissances que tu vas voir ? Et de quel centre-ville, permets-moi de te poser la question, as-tu diable besoin ?
     — Comment, de quel centre-ville ? Je peux en avoir besoin !
     — Tu vois, tu ne le sais pas toi-même ! Tandis que là-bas, réfléchis un peu : tu habiteras chez ma commère, qui est une noble femme, tu seras au calme, tranquille ; personne pour t’embêter ; pas de bruit, pas de boucan, soin et propreté. Regarde : ici, tu vis comme à l’auberge, toi, un seigneur, un propriétaire ! Alors que là-bas, c’est le calme et la propreté ; si tu t’ennuies, tu pourras bavarder avec tes voisins. À part moi, personne ne viendra te voir. Deux jeunes enfants avec qui tu pourras jouer autant que tu en auras envie ! Que veux-tu encore ? Et l’avantage est considérable. Tu payes combien, ici ?
     — Quinze cents.
     — Là-bas, tu auras presque toute la maison pour mille roubles ! Et de belles pièces, lumineuses et tout ! Cela fait longtemps qu’elle voulait un locataire tranquille et ordonné, je vais donc lui parler de toi…
     Oblomov hocha distraitement la tête en signe de refus.
     — Tu racontes des blagues, tu vas déménager ! dit Tarantiev. Réfléchis, ça te reviendra deux moins cher : tu gagnes déjà cinq cents, rien que sur le logement. Ta table sera deux fois meilleure, et plus propre ; pas de cuisinière, ni de Zakhar, pour te voler…
     Un grognement se fit entendre dans le vestibule.
     — Et il y aura plus d’ordre, poursuivit Tarantiev. Tout de même, chez toi, on éprouve de la répugnance à se mettre à table ! On cherche le poivre – pas de poivre ; le vinaigre ? on a oublié d’en acheter ; les couteaux sont sales ; le linge se perd, c’est toi qui le dis, il y a de la poussière partout – une véritable abomination ! Là-bas, une femme s’occupera de ton ménage : pas toi, ni ton imbécile de Zakhar…
     Le grognement dans le vestibule se fit plus fort.
     — Ce vieux cabot, reprit Tarantiev, n’aura plus à penser à rien : on te fournira tout. Pourquoi hésiter ? Déménage, un point c’est tout…
     — Aller comme ça, à brûle-pourpoint, du côté de Vyborg…
     — Allez donc discuter avec lui ! fit Tarantiev en essuyant la sueur sur sa figure. Voici l’été : ce sera exactement comme une datcha5. Tu tiens vraiment à pourrir cet été ici, rue Gorokhovaïa ? Là-bas, tu auras le jardin Biezborodko6 et l’Okhta sous la main, la Néva est à deux pas, tu auras ton potager – tu ne suffoqueras pas dans la poussière ! Toute réflexion est inutile : je vais faire un saut chez elle – donne-moi de quoi payer la course – et demain, tu déménages.
     — Quel homme ! dit Oblomov. Il vous invente d’un seul coup le diable sait quoi : à Vyborg… Il n’y a pas de quoi se pâmer. Non, trouve plutôt une astuce pour que je reste ici. Ça fait huit ans que je suis dans cet appartement, alors je n’ai pas envie d’en changer…
     — Tout est dit, tu vas déménager. Je vais à l’instant voir ma commère, pour ce qui est de ma place, je repasserai une autre fois…
     Il était sur le point de partir.
     — Attends, attends un peu ! Où vas-tu ? l’arrêta Oblomov. J’ai encore une autre affaire, plus sérieuse. Regarde un peu la lettre que j’ai reçue de mon staroste, et dis-moi ce que je dois faire.
     — Tu vois à quoi tu ressembles ? répliqua Tarantiev. Tu ne sais rien faire par toi-même. C’est toujours à moi de le faire ! Et toi, tu es bon à quoi ? Tu n’es pas un homme, tu n’es que de la paille !
     — Où est-elle, cette lettre ? Zakhar, Zakhar ! Il l’a encore fourrée quelque part ! dit Oblomov.
     — Voici la lettre du staroste, dit Alexeïev en prenant la lettre froissée.
       Oui, la voilà, répéta Oblomov, qui se mit à la lire tout haut. 
     — Qu’en dis-tu ? Que dois-je faire ? demanda Ilia Ilitch une fois sa lecture terminée. La sécheresse, les arriérés…
     — Fini, tu es un homme complètement fini ! dit Tarantiev.
     — Pourquoi fini ?
     — Comment ne serais-tu pas fini ?
     — Bon, si je suis fini, dis-moi ce que je dois faire !
     — Et tu me donneras quoi ?
     — Du champagne, c’était convenu, que te faut-il encore ?
     — Du champagne pour t’avoir trouvé un logement : tout de même, je te comble de bienfaits et toi, tu n’apprécies pas, tu discutes ; tu es un ingrat ! Va donc te trouver un logement toi-même ! Et quel logement ! C’est surtout la tranquillité que tu y connaîtras : exactement comme si tu étais chez ta propre sœur. Deux petits enfants, un frère célibataire, je passerai tous les jours…
     — Bon, bon, c’est bien, l’interrompit Oblomov ; dis-moi maintenant ce que je dois faire avec le staroste.
     — Je te le dirai si tu ajoutes du porter au déjeuner.
     — Du porter, maintenant ! Il ne te suffit pas…
     — Bon, alors adieu ! dit Tarantiev en remettant son chapeau.
     — Mon Dieu ! Le staroste qui m’écrit que je recevrai « dans les deux mille roubles en moins » , et celui-ci qui rajoute du porter ! Bon, très bien, achète du porter.
     — Donne-moi encore de l’argent ! dit Tarantiev.
     — Mais il te restera la monnaie du billet rouge.
     — Et le fiacre pour aller à Vyborg ? répondit Tarantiev.
     Oblomov ressortit un rouble et le lui fourra dans la main avec humeur.
     — Ton staroste est un filou, voilà ce que je peux te dire, commença Tarantiev en faisant disparaître le rouble dans sa poche ; et toi, tu l’écoutes bouche bée en  lui faisant confiance. Regarde ce qu’il chante ! Les sécheresses, une mauvaise année pour les récoltes, les arriérés et les moujiks en fuite. Il ment, il ment d’un bout à l’autre ! Je me suis laissé dire que dans nos régions, au domaine de Choumilovo, par exemple, la récolte de l’an passé a permis de payer toutes les dettes en retard, mais chez toi, soudain, c’est la sécheresse et la récolte est mauvaise. Choumilovo n’est qu’à une cinquantaine de verstes7 de ton domaine à toi : pourquoi  le blé n’a-t-il pas brûlé là-bas ? Et les arriérés, il les a aussi inventés ! Où avait-il les yeux ? Pourquoi ces négligences ? D’où viennent ces arriérés ? Le travail manque, il n’y a pas de débouchés, dans nos contrées ? Ah, le brigand ! Je lui aurais appris, moi ! Et les paysans ont fui parce qu’il a dû les écorcher, leur soutirer quelque chose, après quoi il les a laissés s’envoler, sans aller se plaindre au commissariat.
     — Cela ne tient pas, dit Oblomov, il donne même dans sa lettre la réponse du commissaire, de façon si naturelle…
     — Toi alors ! Tu ne connais rien à rien. Mais tous les aigrefins écrivent de façon naturelle – tu peux me croire ! Tiens, par exemple, reprit-il en montrant Alexeïev, il y a ici une âme honnête, le roi des moutons, pourrait-il écrire de façon naturelle ? Jamais de la vie. Alors que son parent, ce vain cochon, cette canaille, lui, écrira fort bien de façon naturelle. Et toi non plus, tu ne saurais pas écrire de façon naturelle ! De sorte que ton staroste est déjà une canaille, d’avoir écrit adroitement et de façon naturelle. Vois donc la façon dont il a aligné les mots : « ramener ces paysans à leur domicile » .
     — Que faire à son sujet ? demanda Oblomov.
     — Le remplacer immédiatement.
     — Et pour nommer qui ? Comment veux-tu que je les connaisse, ces moujiks ? Un autre sera encore pire, peut-être. Cela fait douze ans que je ne suis pas allé là-bas.
     — Vas-y toi-même, dans ton village : pas moyen de l’éviter ; passes-y l’été, et cet automne, rends-toi tout droit dans ton nouveau logement. Je veillerai à ce qu’il soit prêt.
     — Dans mon nouveau logement, au village, moi-même ! Quelles mesures désespérées tu me proposes ! fit Oblomov avec déplaisir. Comme s’il n’y avait pas moyen d’éviter les extrêmes et de s’en tenir au juste milieu…
     — Hé bien mon cher Ilia Ilitch, tu vas te perdre tout à fait. Moi, à ta place, j’aurais depuis longtemps hypothéqué mon domaine pour m’en acheter un autre, ou encore prendre une maison ici, dans un bon coin : cela vaut ton village. Et puis j’aurais hypothéqué cette maison pour en acheter une autre… Donne-moi seulement ta propriété, et les gens entendront parler de moi.
     — Arrête de te vanter et trouve-moi le moyen de ne pas quitter mon appartement, de ne pas me rendre dans mon village et de faire que les choses s’arrangent… observa Oblomov.
     — Mais bougeras-tu un jour de ta place ? dit Tarantiev. Regarde-toi donc : à quoi es-tu bon ? De quelle utilité es-tu pour ta patrie ? Il ne peut même pas se rendre dans son village !
     — Il est encore trop tôt pour que j’y aille, répondit Ilia Ilitch. Laisse-moi d’abord achever le plan de réorganisation que j’ai l’intention d’exécuter dans mon domaine… Et tu sais quoi, Mikheï Andréitch ? dit soudain Oblomov. Vas-y donc, toi. Tu connais l’affaire, ainsi que la région ; je ne regarderai pas à la dépense.
     — Me voici ton intendant, c’est ça ? répliqua Tarantiev avec hauteur. Et puis, j’ai perdu l’habitude de traiter avec les moujiks.
     — Que faire ? fit pensivement Oblomov. Vraiment, je ne sais pas.
     — Eh bien, écris au commissaire8 : demande-lui si le staroste lui a parlé des escapades des moujiks, lui conseilla Tarantiev. Et prie-le d’aller faire tour au village ; écris ensuite au gouverneur pour qu’il enjoigne au commissaire de faire un rapport sur la conduite du staroste :  « Excellence, prenez, comme un père, part à mes angoisses et portez un regard compatissant à l’inévitable et effrayant malheur dont je suis menacé  par suite des actions violentes de mon staroste, et à la ruine complète à laquelle je suis immanquablement voué, avec une femme et douze enfants en bas âge, lesquels resteront sans aucune assistance et sans le moindre bout de pain… »
     Oblomov se mit à rire.
     — Où ramasserais-je tant de marmots, si l’on demandait à les voir ? dit-il.
     — Des blagues ! Écris : douze enfants en bas-âge ; personne n’y fera attention, personne ne cherchera à se renseigner, au contraire, cela paraîtra « naturel » … Le gouverneur transmettra la lettre à son secrétaire, toi, dans le même temps, tu écriras aussi au secrétaire en lestant ta lettre de quelques billets de banque – et le secrétaire donnera des ordres. Adresse-toi également aux voisins : quels sont-ils, là-bas ?
     — À côté, il y a Dobrynine, dit Oblomov. Nous nous sommes souvent vus ici ; il est là-bas, à présent.
     — Écris-lui aussi, prie-le gentiment, dis-lui : « Rendez-moi un signalé service, ayez cette obligeance de chrétien, d’ami et de voisin. » Et joins à la lettre un petit cadeau, quelque babiole de Pétersbourg, des cigares, que sais-je. Voilà comment tu devrais procéder, mais tu ne penses à rien. Homme perdu ! Je l’aurais fait danser, moi, ton staroste : je lui en aurais fait voir ! Quand donc part le courrier ?
     — Après-demain, dit Oblomov.
     — Alors, assieds-toi et écris tout de suite.
     — Pourquoi tout de suite, si j’ai dit après-demain ? fit remarquer Oblomov.  On pourra le faire demain. Écoute un peu, Mikheï Andréitch, poursuivit-il, parachève « tes bienfaits » ; de mon côté, soit, j’ajouterai encore au déjeuner un poisson ou quelque volaille.
     — Qu’y a-t-il encore ?
     — Assieds-toi cinq minutes et écris. Ça ne te prendra pas longtemps d’écrire trois lettres ! Tu as une façon si « naturelle » de raconter, ajouta-t-il en s’efforçant de dissimuler un sourire. Et Ivan Alexéitch9 qui est là, pourrait les mettre au net…
     — Tu as de drôles d’idées ! répondit Tarantiev. Que moi, je me mette à écrire ! Cela fait plus de deux jours que je n’écris pas, au bureau : dès que je m’assois, une larme me vient à l’œil gauche, qui me lance ; sans doute un courant d’air que j’aurai attrapé, et j’ai la tête lourde dès que je me penche… Quel paresseux tu fais ! Tu vas te perdre, vieux frère, Ilia Ilitch, et pour trois fois rien !
     — Ah, si seulement Andreï10 pouvait arriver ! dit Oblomov. Il arrangerait tout…
     — Un beau bienfaiteur, que tu as trouvé là ! le coupa Tarantiev. Un maudit Allemand, un fieffé coquin !
     Tarantiev éprouvait une sorte de dégoût instinctif envers les étrangers. À ses yeux, Français, Allemand, Anglais étaient synonymes de filou, de trompeur, de fourbe ou de brigand. Il ne faisait même aucune différence entre les nationalités : pour lui, c’était du pareil au même.
     — Écoute, Mikheï Andréitch, dit Oblomov sur un ton sévère, je t’ai demandé de tenir un peu plus ta langue, en particulier à propos d’un homme avec lequel j’ai des liens.
     — Des liens ! répliqua haineusement Tarantiev. Quels liens de parenté a-t-il avec toi ? C’est un Allemand, non ?
     — Il m’est plus proche que n’importe quel parent : nous avons grandi et étudié ensemble, et je ne permettrai pas d’insolences…
     De colère, Tarantiev devint pourpre.
     — Hé bien ! Si tu me préfères un Allemand, dit-il, je ne remets plus les pieds chez toi. 
     Il mit son chapeau et se dirigea vers la porte. Oblomov se radoucit aussitôt. 
     — Il faudrait que tu respectes en lui mon ami, et que tu en parles avec plus de ménagements – voilà tout ce qu’exige ! Je crois que ce n’est pas demander un immense service, dit-il.
     — Respecter un Allemand ? dit Tarantiev avec le plus profond mépris. Et pourquoi ? 
     — Je te l’ai déjà dit, ne serait-ce que parce que nous avons grandi et étudié ensemble, lui et moi.
     — La belle affaire ! Comme si c’était rare, d’avoir étudié ensemble !
     — Mais s’il était ici, il m’aurait depuis longtemps épargné tout souci, sans réclamer de porter ni de champagne… dit Oblomov.
     — Bon, tu me fais des reproches ! Eh, va au diable avec ton porter et ton champagne ! Tiens, reprends ton argent… Zut, où l’ai-je mis ? Je ne sais plus du tout où j’ai fourré ce satané argent !
     Il tira un bout de papier noirci d’encre et couvert de graisse.
     — Non, ce n’est pas ça ! fit-il. Où l’ai-je donc mis ?
     Il fouilla dans ses poches.
     — Pas la peine de le ressortir ! dit Oblomov. Je ne te fais pas de reproches, je te demande juste de parler plus décemment d’un homme dont je suis proche et qui a tant fait pour moi…
     — Tant fait ! répliqua haineusement Tarantiev. Hé bien, attends, il en fera encore beaucoup – tu n’as qu’à l’écouter !
     — Pourquoi me dis-tu cela ? demanda Oblomov;
     — Parce que, lorsque ton Allemand t’aura plumé, tu verras ce que c’est que de préférer une sorte de vagabond à un pays, un Russe…
     — Écoute, Mikheï Andréitch, commença Oblomov.
     — Il n’y a rien à écouter, j’en ai écouté pas mal, j’ai enduré bien du chagrin, et venant de ta part !  Dieu sait combien j’ai essuyé d’affronts… En Saxe, son père ne devait pas voir la couleur du pain, et il est venu ici se pavaner.
     — Qu’as-tu à t’en prendre aux morts ? Quelle faute a commise son père ?
     — Ils sont coupables tous les deux, et le père et le fils, dit Tarantiev d’un air sombre, en agitant la main. Ce n’est pas pour rien que mon père m’avait mis en garde contre ces Allemands, lui qui, au cours de sa vie, a rencontré toutes sortes de gens !
     — Mais qu’est-ce qui te déplaît chez le père, par exemple ? demanda Ilia Ilitch.
     — Ceci qu’il est arrivé dans notre région au mois de septembre, en souliers11, vêtu de sa seule redingote, et le voilà qui laisse un héritage à son fils – qu’est-ce que ça veut dire ?
     — Il a laissé en tout et pour tout dans les quarante mille roubles à son fils. Sa femme lui avait apporté une dot, et il a gagné le reste en donnant des leçons aux enfants et en gérant un domaine : il avait de bons appointements. Tu vois, le père n’est en rien coupable. À présent, au fils : en quoi est-il coupable ?
     — Le brave garçon ! En un clin d’œil, il a fait des quarante mille du père un capital de trois cent mille et, dans le service, il a dépassé le rang de conseiller de cour12, et c’est un savant… et maintenant, le voilà encore qui voyage ! Il a trouvé le temps de tout faire, le polisson ! Allons, un vrai Russe, un brave Russe entreprendrait-il tout cela ? Un Russe choisit une chose, une seule, et encore, en prenant son temps, tout doucement, alors que celui-là, zou ! Bon, s’il était entré dans le commerce des vins, on saurait au moins d’où provient sa fortune, alors que là, rien, clic-clac ! C’est louche ! Je les traînerais devant les tribunaux, les gens comme lui ! Le voilà qui vadrouille le diable sait où, à l’heure actuelle ! poursuivit Tarantiev. Pourquoi est-il en vadrouille à l’étranger ? 
     — Il veut s’instruire, tout voir, connaître.
     — S’instruire ! Il n’a pas reçu assez d’instruction ? Il veut étudier quoi ? Il ment, ne lui fais pas confiance : il te ment les yeux dans les yeux, comme on ment à un bambin. Est-ce que les grandes personnes apprennent quelque chose ? Vous entendez ce qu’il raconte ? Un conseiller de cour, étudier ! Toi, par exemple, tu as étudié à l’école, est-ce que par hasard tu étudies encore ? Et lui (il montra Alexeïev), est-ce qu’il étudie ? Et son parent, il étudie, peut-être ? Parmi les braves gens, qui étudie ? Alors, il est assis sur les bancs d’une école allemande, et il apprend ses leçons ? Il ment ! J’ai entendu dire qu’il était allé observer une machine et en commander un exemplaire : sans doute une presse pour argent russe ! Je le flanquerais en prison… Des paquets d’actions… Oh, ces actions me révulsent à un point !
     Oblomov éclata de rire.
     —Qu’as-tu à rire ? Ce n’est pas la vérité, ce que je dis ?
     — Allons, laissons cela ! l’interrompit Ilia ilitch. Va où tu voulais aller, que Dieu te garde ! Quant à moi, je vais écrire toutes ces lettres avec Ivan Alexeïevitch, et puis je tâcherai de coucher sans tarder sur le papier mon plan : autant tout faire d’un seul coup…
     Tarantiev gagna le vestibule, puis revint brusquement sur ses pas, une nouvelle fois.
     — Ça m’était sorti complètement de la tête ! C’est une affaire qui m’a amené chez toi ce matin, commença-t-il, tout à fait radouci. Je suis invité à une noce, demain : Rokotov se marie. Prête-moi ton habit, pays ; le mien, vois-tu, est un peu élimé…
     — Mais c’est impossible ! dit Oblomov, se rembrunissant devant cette nouvelle demande. Mon habit n’est pas à ta taille…
     — Mais bien sûr que si ! le coupa Tarantiev. souviens-toi que j’ai essayé ta redingote : comme si elle avait été faite pour moi ! Zakhar, Zakhar ! Amène-toi un peu, vieille brute ! cria Tarantiev.
     Zakhar gronda comme un ours, mais ne vint pas.
     — Appelle-le, Ilia Ilitch. Il se prend pour qui ? se plaignit Tarantiev.
     — Zakhar ! cria Oblomov.
     — Ah, puissiez-vous… entendit-on dans le vestibule, en même temps que le bruit de pieds sautant à bas du poêle.
     — Bon, que voulez-vous ? demanda-t-il en s’adressant à Tarantiev.
     — Apporte mon habit noir ! ordonna Ilia Ilitch. Mikheï Andréitch va l’essayer pour voir s’il est à sa taille : il doit aller à une noce demain…
     — Je n’apporterai pas l’habit, dit résolument Zakhar.
     — Comment oses-tu ? Ton maître l’ordonne ! s’écria Tarantiev. Ilia Ilitch, pourquoi ne l’expédies-tu pas dans une maison de correction13 ?     
     — Bon, il ne manquait plus que cela, mettre un vieillard en maison de correction ! dit Oblomov. Ne sois pas têtu, Zakhar, apporte l’habit !
     — Je ne l’apporterai pas ! répondit froidement Zakhar. Qu’on14 rapporte d’abord le gilet et la chemise qui sont là-bas en villégiature depuis cinq mois. On nous les a pris à l’occasion de la fête de quelqu’un, et puis adieu ; un gilet de velours, ainsi qu’une chemise en fine toile de Hollande : elle vaut vingt-cinq roubles. Je n’apporterai pas l’habit !
     — Eh bien, adieu ! Que le diable soit avec vous, en attendant ! conclut avec humeur Tarantiev en sortant et en menaçant Zakhar du poing. N’oublie pas, Ilia Ilitch, je vais louer l’appartement pour toi – tu entends ? ajouta-t-il.
     — Bon, bon, très bien ! dit avec impatience Oblomov pour se défaire de lui.
     — Et toi, écris ce que tu dois écrire, poursuivit Tarantiev. Et n’oublie pas d’écrire au gouverneur que tu as douze enfants « tous en bas âge ». Et que la soupe soit sur la table à cinq heures ! Et pourquoi ne nous as-tu pas fait préparer de pâté ?
     Mais Oblomov ne répondit rien ; depuis un bon moment, il n’écoutait plus et, les yeux fermés, pensait à autre chose.
     Il se fit dans la pièce, au départ de Tarantiev, un silence inviolé pendant une dizaine de minutes. Oblomov était affligé, d’une part, par la lettre du staroste, d’autre part, par l’imminence de son déménagement, et de plus, le bavardage de Tarantiev l’avait éreinté. Enfin, il poussa un soupir.
     — Pourquoi n’écrivez-vous pas ? demanda doucement Alexeïev. Je vous aurais taillé une plume.
     — Taillez-là et partez, que Dieu soit avec vous ! dit Oblomov. Je vais m’y mettre tout seul, vous mettrez ça au net après le déjeuner.
     — Très bien, monsieur, répondit Alexeïev. En effet, je dois vous gêner… Je vais aller dire qu’on ne nous attende pas à Iékatiérinhof. Adieu, Ilia Ilitch.
     Mais Ilia Ilitch ne l’écoutait pas ; repliant ses jambes sous lui, il s’était presque couché dans son fauteuil et, en pleine désolation, était plongé dans un état qui tenait à la fois de la somnolence et de la rêverie.    


  1. Rappel : Andréitch est la forme raccourcie du patronyme Andreïevitch, fils d’André.
  2. Voir le chapitre III, note 3.
  3. Voir le chapitre II.
  4. De l’autre côté de la Néva.
  5. Maison de campagne, résidence secondaire dans les bois… Le terme est passé en français.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Bezborodko. L’Okhta est une petite rivière.
  7. La verste fait 1,1 km environ.
  8. Déjà mentionné plusieurs fois. L’ispravnik est l’officier de police d’un district rural.
  9. L’indéfinissable Alexeïev - voir le chapitre II – a encore changé de patronyme…
  10. Stolz !
  11. Les hommes portaient des bottes, en Russie.
  12. Septième rang, milieu de la table.
  13. Prisons pour des peines de courtes durée, apparues vers 1845.
  14. Le texte russe utilise un pluriel de déférence qui prend ici un sens ironique…

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