mardi 3 juillet 2018

Oblomov : chapitre V


     Résumé du chapitre précédent : les deux derniers visiteurs d'Oblomov – l'ectoplasme Alexeïev et le hâbleur-écornifleur Tarantiev, qui se faisait fort, moyennant un plantureux repas, de résoudre les deux problèmes hantant Oblomov, les moindres revenus de son domaine et la nécessité de quitter son appartement – ont quitté le maître de céans, qui a délaissé son divan pour un profond fauteuil dans lequel il rêvasse, les jambes ramenées sous lui...





V

     Gentilhomme de naissance, secrétaire de collège1 quant à son rang, cela va faire douze ans qu’Oblomov vit à Pétersboug, sans jamais quitter la ville.
     Au début, du vivant de ses parents, il était plus à l’étroit, logeant dans deux pièces et se contentant du seul Zakhar, serviteur qu’il avait ramené de la campagne2 ; mais la mort de son père et de sa mère l’avait laissé unique possesseur de trois cent cinquante âmes3 reçues en héritage, dans une province lointaine, presque en Asie.
     De cinq mille roubles-assignats4, son revenu était passé à sept, voire dix mille roubles ; son train de vie se modifia, s’élargit. Il loua un plus grand appartement, adjoignit un cuisinier à son personnel et fit même l’acquisition d’une paire de chevaux.
     À cette époque, il était encore jeune et, si l’on ne saurait aller jusqu’à dire qu’il montrait de la vivacité, il était en tout cas plus vif qu’aujourd’hui ; il était rempli d’aspirations diverses, espérait toujours quelque chose, attendait beaucoup, et du destin, et de lui-même ; il se préparait sans cesse à une carrière, à un rôle – avant tout, bien sûr, un rôle au service de l’État, ce qu’il avait d’ailleurs en tête en venant s’installer à Pétersbourg. Par ailleurs, il pensa également à un rôle dans la société ; et pour finir, dans une perspective plus lointaine, celle où il passerait de la jeunesse à la maturité, l’éclair souriant d’un bonheur familial traversait son imagination.
     Mais les jours succédèrent aux jours, les années s’enchaînèrent, le duvet se mua en une barbe hérissée, les yeux brillants devinrent deux points vitreux, la taille s’arrondit, les cheveux se mirent impitoyablement à tomber, la trentaine arriva, et il n’avait pas fait le moindre pas dans aucune carrière et se tenait toujours au bord de son arène, à la même place qu’il occupait dix ans plus tôt. 
     Mais il continuait à se tenir prêt à commencer à vivre, il traçait toujours en esprit les arabesques de son avenir ; mais chaque année s’enfuyant derrière sa tête l’obligeait à modifier quelque chose, à laisser de côté un feston du dessin.
     À ses yeux, la vie se partageait en deux moitiés : l’une faite de travail et d’ennui – des  synonymes, dans son esprit ; l’autre de quiétude et de joie paisible. C’est pourquoi sa carrière principale – le service de l’État – le déconcerta de la façon la plus désagréable, les premiers temps.
     Élevé au fin fond de sa province, au milieu des mœurs douces et des affectueuses coutumes de son coin natal, passant pendant vingt ans des étreintes de ses parents à celles de ses amis et de ses connaissances, il était pénétré de ce principe familial, au point de voir dans son service futur une autre activité de type familial, ressemblant par exemple à celle de son père, lorsqu’il consignait nonchalamment dans un cahier les recettes et les dépenses. 
     Il voyait les fonctionnaires d’un même service comme les membres d’une famille étroitement unie par les liens de l’amitié, attentifs à veiller mutuellement à leur tranquillité et à leur félicité, croyait que la fréquentation du bureau n’avait rien d’une obligation quotidienne, et que le mauvais temps et la canicule, voire un simple accès de mauvais vouloir, seraient toujours des prétextes légitimes et suffisants pour sécher le service.
     Aussi, quelle ne fut pas sa tristesse quand il se rendit compte qu’il fallait rien moins qu’un tremblement de terre pour qu’un fonctionnaire bien portant ne se rende pas à son poste, or, comme par un fait exprès, la terre ne tremble jamais à Pétersbourg ; une inondation, certes, pourrait aussi représenter un empêchement, mais les inondations également sont rares.
     Lui donna encore plus à penser de voir défiler des plis portant la mention « À traiter rapidement » et « À traiter très rapidement », et de se voir forcé de prendre des renseignements, de faire des extraits, d’éplucher des dossiers et de remplir des cahiers de deux doigts d’épaisseur qu’on appelait par dérision des mémoires ; en outre, il fallait accomplir toutes ces tâches en vitesse, tout le monde se hâtait, ça ne s’arrêtait jamais : à peine lâchait-on un dossier qu’on se jetait sur un autre avec frénésie comme si c’était l’affaire du siècle, pour l’oublier, une fois traité, au profit d’un troisième – et cela n’avait pas de fin !
     Par deux fois, on le réveilla en pleine nuit pour l’obliger à rédiger des mémoires, à plusieurs reprises des estafettes vinrent le chercher dans des soirées – encore les mémoires. Tout cela lui causa de l’effroi et un immense ennui. « Mais quand est-ce qu’on vit ? Quand vit-on ? » se répétait-il.
     Il avait entendu dire chez lui qu’un chef est un père pour ses subordonnés, aussi s’en était-il fait l’image la plus aimable, la plus familiale. Il se le représentait comme une sorte de second père, ne vivant que pour récompenser le plus souvent possible ses subordonnés, qu’ils l’aient mérité ou non, et soucieux non seulement de leurs besoins, mais encore de leurs plaisirs.
     Ilia Ilitch se figurait qu’un chef se mettait à la place de son sous-ordre au point de lui demander avec sollicitude comment il avait dormi, pourquoi il avait les yeux troubles et s’il n’avait pas mal à la tête.
     Il connut une cruelle désillusion le jour même de son entrée dans le service. L’arrivée du chef avait déclenché une agitation générale, chacun courant et se jetant dans les jambes d’un autre, certains se rajustant de peur que le manque de correction de leur tenue ne leur permît pas de se présenter devant leur supérieur.
     La raison en était, comme Oblomov le remarqua plus tard, que certains chefs voyaient dans l’empressement à venir vers eux de leurs subordonnés, le visage plein d’un effroi confinant à l’abrutissement, la marque de leur zèle au travail, et parfois de leur aptitude au service.
     Ilia Ilitch n’avait pas besoin de redouter à ce point son chef, homme bon et d’un commerce agréable : ce chef n’avait jamais fait de tort à personne, les gens travaillant sous ses ordres en étaient on ne peut plus contents et n’en désiraient point de meilleur. On ne l’avait jamais entendu prononcer un mot désagréable, pas plus que crier ou tempêter ; il n’exigeait pas, il priait, toujours. Il priait de remplir telle ou telle tâche, il priait d’accepter une invitation chez lui, il priait  même que l’on restât aux arrêts, le cas échéant. Il ne tutoyait jamais personne, disant toujours vous : aussi bien en s’adressant seulement à l’un qu’à tous à la fois.
     Pourtant, la présence de leur chef intimidait ses subordonnés ; à une question affectueuse, ils répondaient d’une voix qui n’était pas la leur, et dont ils ne servaient pas avec d’autres. 
     Ilia Ilitch lui aussi se troublait soudain, sans savoir pourquoi, lorsque le chef entrait dans son bureau, et lui aussi se mit à perdre sa voix, remplacée par une voix grêle et vilaine dès que le chef lui adressait la parole.
     Consumé par la peur et l’ennui, Ilia Ilitch souffrit mille morts au bureau, même avec un chef bon et indulgent. Dieu sait ce qu’il serait advenu de lui s’il était tombé sur un chef sévère et exigeant !
     Oblomov travailla tant bien que mal pendant deux ans ; il aurait peut-être supporté une troisième année pour changer de rang5, mais une circonstance particulière l’obligea à quitter plus tôt le service.
     Il expédia un jour à Arkhanguelsk un document qu’on réclamait à Astrakhan. L’affaire éclaircie, on chercha le coupable.
     Tout le monde attendait avec curiosité de voir Oblomov convoqué par le chef, qui lui demanderait d’un ton froid et d’une voix posée si « c’était bien lui qui avait envoyé le pli à Astrakhan » , et l’on se demandait avec perplexité quelle voix prendrait Ilia Ilitch pour lui répondre.
     Pour certains, il allait rester muet, ne trouvant pas la force de répondre.
     Devant le spectacle offert pas ses collègues, Ilia Ilitch s’épouvanta en dépit du fait qu’il savait, ainsi que tout le monde, que le chef se bornerait à lui faire une observation ; mais sa propre conscience était un juge plus sévère que la future remontrance.
     Sans attendre le châtiment qu’il avait mérité, Oblomov rentra chez lui et envoya un certificat médical.
     Il était écrit dans ce certificat : « Je, soussigné, certifie en y apposant mon cachet, que le secrétaire de collège Ilia Oblomov souffre d’une hypertrophie du cœur avec dilatation du ventricule gauche (Hypertrophia cordis cum dilatatione ejus ventriculi sinistri),  ainsi que de douleurs chroniques au foie (hetitis6) menaçant de connaître une évolution dangereuse pour la santé et la vie du malade, l’origine de ces accès étant, faut-il supposer, la fréquentation journalière de son bureau. En conséquence, afin de prévenir la répétition et l’aggravation de ces crises, j’estime nécessaire que M. Oblomov interrompe pour un temps ce travail de bureau et je lui prescris plus généralement de s’abstenir de tout travail intellectuel et de toute activité. »    
     Mais cela n’aida qu’un temps : il fallait bien guérir un jour – et donc retourner tous les jours au bureau. Oblomov ne supporta pas cette perspective et donna sa démission. Ainsi prit fin, et pour toujours, son activité au service de l’État. 
     Jouer un rôle dans la société faillit mieux lui réussir..
     Pendant ses premières années à Pétersbourg, dans sa tendre jeunesse, il arrivait souvent aux traits calmes de son visage de s’animer, ses yeux s’allumaient longuement du feu de la vie, des rayons de lumière, d’espoir et de puissance en émanaient. Il lui arrivait, comme à tout le monde, de s’émouvoir, d’avoir des espérances, de se réjouir comme de souffrir pour des riens. 
     Mais tout cela remontait à un passé lointain, à cet âge tendre où l’on croit voir en chaque homme un ami sincère et où l’on s’éprend de presque toutes les femmes, où l’on est prêt à offrir son cœur et sa main à chacune d’entre elles, geste que certains accomplissent même, qui le regretteront ensuite amèrement tout le restant de leur vie. 
     En ces jours heureux, la foule des jolies femmes gratifia souvent Ilia Ilitch  de regards tendres, des yeux langoureux lui décochèrent même des œillades incendiaires, des beautés lui adressèrent bon nombre de sourires qui promettaient beaucoup, il reçut deux ou trois baisers illicites, on lui serra surtout la main à lui faire monter les larmes aux yeux. 
     Cependant, il ne se laissa jamais capturer par les beautés, ne devint jamais leur esclave ni même leur admirateur assidu, ne serait-ce qu’en raison des soucis amenés par la proximité des femmes. Oblomov, le plus souvent, se contentait de les adorer de loin, à distance respectueuse.
     En société, le destin le mettait rarement en présence d’une femme au point qu’il pût s’enflammer quelques jours et se croire amoureux. 
     Aussi ses intrigues sentimentales ne tournèrent jamais au roman d’amour : elles s’arrêtaient à peine ébauchées, ne le cédant nullement, en innocence, en simplicité et en pureté, aux histoires d’amour d’une jeune pensionnaire.
     Plus que tout, il fuyait ces vierges pâles et tristes, aux yeux le plus souvent noirs dans lesquels brillent « des jours de tourment et des nuits d’iniquité7 » qui ne laissent personne ignorer leurs joies et leurs peines, qui ont toujours quelque chose à dire, une confidence à faire, et qui, au moment de parler, tressaillent, se répandent en larmes subites puis enlacent brusquement le cou de leur ami, scrutent longuement ses yeux puis contemplent le ciel, disent qu’une malédiction pèse sur leur vie et tombent parfois en pâmoison. Il évitait avec appréhension ce genre de vierges. Sa propre âme était pure et virginale : peut-être attendait-elle son heure, son amour, sa passion exaltée, et puis, les années passant, semble-t-il, elle cessa d’attendre et d'espérer.
     Ilia Ilitch prit congé encore plus froidement de la foule de ses amis. Tout de suite après la première lettre du staroste lui parlant d’arriérés et de mauvaises récoltes, il remplaça le premier d’entre eux, son cuisinier, par une cuisinière, puis vendit ses chevaux et pour finir, congédia ses autres « amis » .
     Quasiment plus rien ne l’attirait hors de chez lui, de jour en jour il se fixa plus obstinément dans son appartement.
     Il commença par trouver pénible de rester habillé toute la journée, après quoi il devint trop paresseux pour aller déjeuner ailleurs que chez des amis intimes, le plus souvent des célibataires chez qui l’on pouvait enlever sa cravate et déboutonner son gilet, et même s'allonger sans cérémonie et faire la sieste une petite heure.
     Bientôt, ce furent les soirées qui l’ennuyèrent : il fallait passer un habit, se raser tous les jours.
     Il lut quelque part que seules les émanations matinales étaient salutaires, les vapeurs du soir étant nuisibles, et il se mit à craindre l’humidité. 
     En dépit de toutes ces lubies, son ami Stolz réussissait parfois à l’entraîner dans le monde ; mais Stolz était souvent absent de Pétersbourg, il se rendait à Moscou, à Nijni-Novgorod, en Crimée ou à l’étranger – et, en son absence, Oblomov replongeait jusqu’aux oreilles dans la solitude et dans l’isolement ; seul un événement extraordinaire, tranchant sur les phénomènes rythmant quotidiennement la vie, aurait pu l’en faire sortir ; mais rien de tel ne se produisait dans le présent, ni ne se laissait prévoir dans le futur.
     À tout cela les années ajoutèrent le retour d’une sorte d'anxiété enfantine, la peur du danger et du mal perçus dans tout ce qui ne relevait pas du train-train quotidien – par suite de sa perte de contact avec la variété du monde extérieur. 
          La lézarde au plafond de sa chambre, par exemple, ne l’effrayait pas : il y était habitué ; il ne lui venait pas non plus à l’esprit que rester en permanence confiné, enfermé dans une pièce à l’air jamais renouvelé, pouvait être plus nocif pour sa santé que l’humidité nocturne ; que surcharger chaque jour son estomac était une forme de suicide graduel ; mais cela faisait partie de ses habitudes, et ne l’effrayait pas.
     Ce dont il n’avait pas l’habitude, c’était le mouvement, la vie, la foule et l’agitation.
     Dans une foule compacte, il étouffait ; s’il s’asseyait dans une barque, ce n’était qu’avec l’espoir précaire d’atteindre l’autre rive sain et sauf, en voiture, il s’attendait à ce que les chevaux prennent le mors aux dents et démolissent le fiacre.
     Ou encore une terreur nerveuse s’emparait de lui : il s’épouvantait du silence autour de lui ou comme ça, sans savoir pourquoi – et il avait des fourmillements dans tout le corps. Il lui arrivait de jeter un regard apeuré à un coin obscur, s’attendant à ce que son imagination lui joue un tour et lui fasse voir des choses surnaturelles.
     Ainsi s’accomplit son rôle dans la société. D’un geste paresseux, il renonça à toutes les espérances juvéniles qui s’étaient révélées illusoires, ou qu’il avait lui-même déçues, à tous les souvenirs radieux, tendres et mélancoliques qui, même dans leurs vieux jours, font battre le cœur des autres hommes. 





  1. Dixième rang du tchin, un rang assez bas.
  2. De même que les quelques indications du premier chapitre, ce chapitre prépare le grand récit du paradis perdu de l’enfance, au chapitre IX : Le songe d’Oblomov.
  3. Comme on le sait depuis Gogol, les « âmes » désignent des paysans, les fameux moujiks. Sur le domaine en possession d’Oblomov se trouve un village dont il est également propriétaire. L’émancipation des paysans ne se fera qu’en 1861, par un décret du tsar Alexandre II.
  4. Papier monnaie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rouble_d%27assignation
  5. Et passer au neuvième rang de la Table, celui de conseiller titulaire. Voir la note 1 ci-dessus.
  6. Sic. Pour hepatitis, hépatite… J’ignore si c’est une coquille, ou si Gontcharov se moque un peu plus du médecin établissant ce remarquable certificat…
  7. Allusion à des romances de l’époque, notamment celles de Nikolaï Philippovitch Pavlov.

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