samedi 28 juillet 2018

Oblomov : chapitre VIII


     Résumé du chapitre précédent : l'auteur nous a décrit par le menu les défauts de Zakhar, lequel est cependant passionnément dévoué à son maître, dont il s'est occupé depuis l'enfance d'Oblomov. Inversement, Ilia Ilitch, qui rudoie son vieux serviteur, ne peut rien faire sans lui, et ne peut se passer de lui...




VIII

     Ayant refermé la porte derrière Tarantiev et Alexeïev, Zakhar n’avait pas regagné sa couchette, s’attendant à se voir à l’instant rappelé par le maître, car il avait entendu que celui-ci s’apprêtait à écrire. Mais le cabinet d’Oblomov demeurait silencieux comme un tombeau.
     Zakhar jeta un coup d’œil par une fente – alors quoi ? Ilia Ilitch était tout bonnement étendu sur le divan, la tête appuyée sur sa main ; un livre gisait devant lui. Zakhar ouvrit la porte. 
     — Pourquoi donc vous êtes-vous recouché ? demanda-t-il.
     — Ne me dérange pas ; je lis, tu le vois bien ! dit Oblomov avec brusquerie.
     — Il est temps de vous laver et de vous mettre à écrire, continua à l’importuner Zakhar.
     — Ma foi, c’est vrai, il est temps, dit Ilia Ilitch, sortant de ses pensées. Tout de suite : va-t'en, toi. Je vais réfléchir.
     — Quand a-t-il donc trouvé le temps de se recoucher ? bougonna Zakhar en sautant en haut du poêle. Il est rapide !
     Oblomov réussit cependant à lire la page jaunie par le temps où s’était arrêtée sa lecture, environ un mois plus tôt. Il remit le livre à sa place et bâilla, puis se plongea dans la rumination obsédante de ses « deux malheurs ».
     — Comme s’est ennuyeux ! chuchotait-il, tantôt en étendant ses jambes, tantôt en les ramenant sous lui.
     La béatitude de la rêverie l’attirait ; levant les yeux vers le ciel, il cherchait son astre favori, mais celui-ci était à son zénith et ne faisait qu’inonder d’une lumière aveuglante le mur chaulé  de la maison derrière laquelle il se couchait le soir, échappant au regard d’Oblomov. « Non, les affaires d’abord, se dit-il avec sévérité, et ensuite… »
     La matinée, au sens qu’a ce terme à la campagne, était terminée depuis un bon moment et, au sens pétersbourgeois du terme, elle touchait à sa fin. Du dehors parvenait à Ilia Ilitch un mélange de voix humaines et de voix non-humaines : une chanson d’artistes ambulants, le plus souvent accompagnée d’un concert d’aboiements. On faisait aussi l’exhibition d’un monstre marin, et l’on proposait sur tous les tons les marchandises les plus diverses.
     Ilia Ilitch se mit sur le dos, les deux mains sous la tête. Il s’attela au perfectionnement du plan concernant son domaine. Il passa rapidement en revue dans sa tête quelques articles importants, fondamentaux, au sujet de la redevance1et des labours, eut l’idée d’une nouvelle mesure, montrant plus de sévérité pour la paresse et le vagabondage des paysans, et passa à l’examen de sa future existence quotidienne à la campagne. 
     La construction de sa maison à la campagne lui occupait l’esprit ; il s’arrêta voluptueusement quelques minutes sur la disposition des pièces, fixa les dimensions de la salle à manger, de la salle de billard et réfléchit à l’orientation des fenêtres de son cabinet ; sans oublier la question des meubles et des tapis.
     Ensuite, il disposa les ailes du bâtiment, en estimant le nombre d’hôtes qu’il se proposait d’inviter, assigna leur place aux écuries, aux remises et aux autres dépendances.
     Il porta enfin son attention au jardin : il décida de laisser en état les vieux tilleuls et les anciens chênes, mais de faire disparaître les pommiers et les poiriers pour mettre à leur place des acacias ; il allait passer au parc mais, ayant évalué mentalement les dépenses, il trouva que ça faisait beaucoup et, remettant cela à plus tard, passa aux parterres et aux serres. 
     Il eut alors la vision séduisante des fruits à venir, si vive qu’il se projeta tout à coup de plusieurs années dans le futur, à l’époque où sa propriété serait enfin construite d’après son plan et qu’il y vivrait en permanence2.
     Il se vit sur la terrasse, par une soirée d’été : assis devant une table à thé, sous l’auvent  d’une frondaison arrêtant les rayons du soleil, avec à la bouche une longue pipe dont il aspire paresseusement la fumée, jouissant rêveusement de la vue qui s’ouvre derrière les arbres, de la fraîcheur et du calme ; au loin, les champs jaunissent, le soleil descend derrière la boulaie familière, et l’étang rougit, poli comme un miroir ; une vapeur monte des champs ; la fraîcheur s’accentue à la brune, les paysans rentrent chez eux en groupes.
     Oisifs, les domestiques sont assis près du portail ; de là-bas proviennent des voix joyeuses, de grands rires, le son d’une balalaïka3, des jeunes filles jouent à gorielki4; autour de lui s’ébattent ses propres marmots, grimpant sur ses genoux, se pendant à son cou ; derrière le samovar est assise la reine des lieux, sa divinité… une femme ! Sa femme !
     Et pendant ce temps, dans la salle à manger meublée avec une élégante simplicité, commencent à briller de vives et accueillantes lumières, le couvert est mis sur la grande table ronde ; Zakhar, élevé au rang de majordome, ses favoris devenus tout blancs, dresse la table, dispose en produisant d’agréables sons les verres en cristal et l’argenterie, laissant choir à tout moment, tantôt un verre, tantôt une fourchette ; on s’installe devant un dîner copieux ; il y a là son camarade d’enfance, son fidèle ami Stolz, ainsi que d’autres connaissances ; ensuite, on va se coucher…
     Le visage d’Oblomov rougit soudain de bonheur : la vision était si nette, si pleine de vie, si poétique, qu’il enfonça vivement sa figure dans le coussin. Il éprouvait d’un seul coup un vague désir d’amour, de bonheur paisible, il avait une soudaine soif des champs et des collines de son pays natal, il voulait sa maison, sa femme, ses enfants…
     Après être resté quelques minutes la tête dans le coussin, il se remit lentement sur le dos. Son visage rayonnait d’un sentiment doux et touchant : il était heureux.
     Avec délice, il étira lentement ses jambes, ce qui retroussa quelque peu son pantalon, léger désordre dont il ne se rendit même pas compte. Complaisant, le rêve le transportait, avec facilité et en toute liberté, loin dans l’avenir.
     Voici qu’il s’absorbait dans sa rêverie favorite : il songeait à la petite colonie d’amis qui viendraient s’établir dans les hameaux et les fermes à quinze ou vingt verstes5 de son village, aux visites que l’on se rendrait tour à tour pour déjeuner, dîner, danser ; il n’apercevait que des journées limpides, des visages sereins, sans rides ni soucis, pleins, rieurs, vermeil, nantis d’un double menton, toujours en appétit ; ce serait éternellement l’été, il y aurait une gaieté sans fin, une nourriture exquise, une paresse délicieuse…
     Mon Dieu, mon Dieu ! fit-il, au comble du bonheur – et il revint à lui.
     À ce moment montèrent du dehors cinq voix en chœur : « Pommes de terre ! Sable, pour qui le sable ? Charbon ! Charbon !… Donnez, bonnes gens charitables, pour la construction d’un temple au Seigneur ! » Et, de la maison voisine en construction, retentissaient les coups de hache et les cris des ouvriers. 
     — Ah ! fit Ilia Ilitch avec un douloureux soupir. « Quelle vie ! Quelle horreur, ces bruits de la capitale ! Quand débutera donc l’existence paradisiaque à laquelle j’aspire ? Quand retrouverai-je les champs et les bois de mon enfance ? pensa-t-il. Être couché dans l’herbe là, maintenant, sous un arbre, et regarder le soleil à travers les branchages, compter les petits oiseaux sur les branches. Et se voir servir sur l’herbe le dîner ou le déjeuner par une servante aux joues vermeilles, aux bras nus, aux coudes bien ronds et au cou hâlé ; elle baisse les yeux, la coquine, et sourit… Quand donc viendra ce temps ? »
     « Et le plan ? Et le staroste, et l’appartement ? » Les questions résonnèrent dans sa mémoire.
     — Oui, oui ! dit précipitamment Ilia Ilitch. Tout de suite, à l’instant !
     Oblomov se souleva en hâte et s’assit sur le divan, puis il posa ses jambes par terre, trouvant d’un seul coup ses deux pantoufles et resta assis dans cette pose ; puis il se leva tout à fait et resta pensif une ou deux minutes.
     — Zakhar, Zakhar ! cria-t-il d’une voix forte en jetant un coup d’œil au bureau et à l’encrier.
     — Qu’est-ce qu’il y a encore ? entendit-on en même temps que le bruit du saut. Comment mes jambes peuvent-elles encore me porter ? ajouta Zakhar de sa voix enrouée.
     — Zakhar ! répéta pensivement Ilia Ilitch sans quitter le bureau du regard. Écoute, mon ami… commença-t-il en montrant l’encrier, mais il retomba dans sa rêverie sans achever sa phrase.
     Et ses bras se mirent à se lever, ses genoux à fléchir, il se mit à s’étirer, à bâiller…
     — Il nous restait du fromage, dit-il posément tout en continuant à s’étirer, du fromage, oui… Donne-moi du madère ; le déjeuner n’est pas pour tout de suite, je vais manger un peu…
     — Où ça, du fromage ? dit Zakhar. Il n’est rien resté du tout…
     — Comment ça, il n’est rien resté ? le coupa Ilia Ilitch. Je m’en souviens très bien : un morceau de cette taille-là…
     — Non, absolument pas ! Pas le moindre morceau ! répéta Zakhar, têtu. 
     — Si ! dit Ilia Ilitch.
     — Non !  répliqua Zakhar.
     — Eh bien, va en acheter.
     — Donnez-moi de l’argent.
     — Prends la monnaie qui est là-bas.
     — Mais il n’y a qu’un rouble quarante6, il faut un rouble soixante.
     — Il y avait aussi des pièces de cuivre.
     — Je ne les ai pas vues ! dit Zakhar en se balançant d’un pied sur l’autre. Les pièces d’argent, ça oui, les voilà, mais pas de pièces de cuivre !
     — Il y en avait : le colporteur d’hier m’en avait rendu.
     — Je l’ai vu vous rendre la monnaie, mais je n’ai pas vu de pièces de cuivre…
     « Serait-ce Tarantiev qui les aurait prises ? se demanda sans conviction Ivan Ilitch.  Mais non, celui-là, il aurait pris toute la monnaie. »
     — Alors, que nous reste-t-il ?
     — Mais il ne reste plus rien. Ou alors, peut-être un peu du jambon d’hier, il faut demander à Anissia, dit Zakhar. Je l’apporte ?
     — Apporte ce qu’il y a. Comment se fait-il qu’il n’y ait plus rien ?
     — C’est qu’il n’est rien resté ! fit Zakhar en s’en allant, tandis qu’Ilia Ilitch arpentait son cabinet à pas lents, méditant.
     — Voilà bien des tracas, dit-il à mi-voix. Et rien que pour le plan, j’ai du travail à perte de vue ! Mais il en restait, de ce fromage, ajouta-t-il, pensif. Ce Zakhar l’a mangé, et il dit qu’il n’y en avait plus. Et les pièces de cuivre, où ont-elles donc disparu ? dit-il en fourrageant sur le dessus du bureau.
     Un quart d’heure plus tard, Zakhar poussa la porte du plateau qu’il tenait à deux mains et, à peine entré, voulut refermer la porte du pied, mais il rata son coup et son pied frappa le vide : un verre tomba, accompagné du bouchon de la carafe et d’un petit pain.
     — C’est toujours pareil, au moindre pas ! dit Ilia Ilitch. Eh bien, ramasse au moins ce que tu as laissé tomber ; le voilà qui reste là à contemple son œuvre !
     Zakhar, le plateau dans les mains, allait se baisser pour ramasser le petit pain, mais il se rendit compte, à moitié accroupi, qu’il avait les deux mains prises et ne pouvait rien prendre.
     — Eh bien, ramasse ! dit ironiquement Ilia Ilitch. Qu’as-tu donc ? Qu’attends-tu ?
     — Oh, que le diable vous emporte, maudits ! éclata Zakhar avec fureur en s’adressant aux objets tombés par terre. A-t-on déjà vu ça, manger juste avant le déjeuner ?
     Et, posant son plateau, il ramassa ce qu’il avait laissé choir, prit le petit pain pour souffler dessus et le mit sur la table. 
     Ilia Ilitch se mit à se restaurer, Zakhar restant derrière lui à quelque distance, regardant de son côté et ayant visiblement l’intention de dire quelque chose. 
     Mais Oblomov mangeait sans lui accorder la moindre attention.
     Zakhar toussota à deux reprises.
     Oblomov n’en avait cure.
     — Le gérant a encore envoyé quelqu’un tout à l’heure, finit par dire timidement Zakhar, il a eu la visite de l’entrepreneur. Il fait demander s’il n’y aurait pas moyen de visiter notre appartement. Toujours pour les modifications à prévoir…
     Ilia Ilitch mangeait sans dire un mot.
     — Ilia Ilitch, dit Zakhar encore plus bas, après une pause.
     Ilia Ilitch fit mine de ne pas entendre.
     — Ils veulent qu’on déménage la semaine prochaine, dit Zakhar d’une voix sifflante.
     Oblomov but un verre de vin sans répondre.
     — Que faut-il faire, Ilia Ilitch ? demanda Zakhar en chuchotant presque.
     — Et moi, je t’ai défendu de me parler de ça, dit sévèrement Ilia Ilitch qui se leva et s’approcha de Zakhar.
     Lequel recula.
     — Quel être venimeux tu fais, Zakhar ! ajouta Oblomov avec conviction.
     Zakhar s’offusqua.
     — Et allez, dit-il, venimeux ! En quoi suis-je venimeux ? Je n’ai tué personne.
     — Venimeux, parfaitement ! répéta Ilia Ilitch. Tu m’empoisonnes la vie.
     — Je ne suis pas venimeux ! répéta à son tour Zakhar.
     — Qu’as-tu à m’importuner avec l’appartement ?
     — Et qu’est-ce que je dois faire ?
     — Et moi, alors ?
     — N’aviez-vous pas l’intention d’écrire au propriétaire ?
     — Eh bien, je vais lui écrire ; du calme ; il ne faut pas se précipiter !
     — Vous feriez mieux de lui écrire tout de suite.
     — Tout de suite, tout de suite ! J’ai des choses plus importantes à faire. Tu crois que ça se fait comme on fend du bois ? En deux temps, trois mouvements ? Tiens, dit Oblomov en tournant une plume sèche dans l’encrier, il n’y a même pas d’encre ! Je vais écrire avec quoi ?
     — Je vais la délayer à l’instant avec du kvas, dit Zakhar  qui, attrapant l’encrier, passa promptement dans le vestibule, tandis qu’Oblomov se mettait en quête de papier. 
     — Il n’y a pas trace de papier ! dit-il en se parlant à lui-même et en furetant dans le tiroir et en tâtant le dessus du bureau.  Hé non, il n’y en a pas ! Ah, ce Zakhar : il me rend la vie impossible ! Et tu dis que tu n’es pas venimeux ? dit Ilia Ilitch à Zakhar qui revenait. Tu ne t’occupes de rien ! Ne pas avoir de papier chez soi !
     — Qu’est-ce qui me vaut ce châtiment, Ilia Ilitch ? Je suis un chrétien : qu’avez-vous à me traiter d’individu venimeux ? Belle trouvaille : venimeux ! Nous sommes né et avons grandi chez le vieux maître, qui nous traitait de chiot et nous tirait les oreilles, mais nous n’avons jamais entendu un tel mot, une invention pareille ! Êtes-vous sûr de ne point pécher ? Tenez, voilà du papier, si vous en voulez.
     Il prit sur une étagère et lui tendit une demi-feuille de papier gris. 
     — Écrire là-dessus ? demanda Oblomov en jetant le papier. Cette feuille me sert à couvrir mon verre, la nuit, pour qu’il n’y tombe rien de… vénéneux7. 
     Zakhar se détourna et regarda le mur.
     — Bon, peu importe : donne-le moi, je vais écrire un brouillon qu’Alexeïev mettra au propre.
     Ilia Ilitch s’assit à son bureau et écrivit  d’un trait : « Monsieur ! »
     — Quelle vilaine encre ! dit Oblomov. Une autre fois, sois sur tes gardes, Zakhar, et fais ton travail correctement !
     Il réfléchit un peu et se mit à écrire.
     «  L’appartement que j’occupe au premier étage de la maison où vous avez manifesté l’intention de procéder à certaines transformations correspond parfaitement à mon mode de vie et aux habitudes que j’y ai acquises au cours de mon long séjour ici. Informé par mon serf Zakhar que vous me faisiez savoir que l’appartement que j’occupe… »
     Oblomov fit une pause et relut ce qu’il avait écrit. 
     — C’est boiteux, dit-il ; il y a là trois que à la suite…
     Il marmonna et déplaça des mots : il en résulta de nouveaux que – la tournure restait gauche8. Il s’efforça de corriger et se mit à chercher un moyen d’éviter la répétition des que.
     Il barrait un mot, pour le remettre ensuite. Il changea trois fois un que de place, obtenant soit une absurdité, soit un nouveau voisinage de deux que. 
     — Pas moyen de se défaire de ce deuxième que ! dit-il avec impatience. Eh ! Au diable cette lettre ! Se casser la tête pour de pareilles bêtises ! J’ai perdu l’habitude de rédiger des lettres d’affaires. Et voilà qu’il est presque trois heures. Tiens, Zakhar, c’est pour toi.
     Il déchira la lettre en quatre morceaux qu’il jeta par terre.
     — Tu as vu ? demanda-t-il.
     — J’ai vu, répondit Zakhar en ramassant les bouts de papier.
     — Alors ne m’embête plus avec l’appartement. Et qu’est-ce que c’est, ce que tu tiens ?
     — Mais, les factures.
     — Ah, Seigneur ! Tu veux vraiment me mettre au supplice ! Bon, il y en a pour combien ? Allez, vite !
     — Pour le boucher, ça fait quatre-vingt-six roubles cinquante quatre kopecks.
     Ilia Ilitch leva les bras au ciel :
     — Tu es devenu fou ? Une pareille somme, rien qu’au boucher ?
     — On ne l’a pas payé depuis presque trois mois, d’où cette somme ! Tenez, c’est marqué ici, il n’y a pas de vol !
     — Et tu dis que tu n’es pas venimeux ? fit Oblomov. Il achète de la viande pour un million ! Où as-tu englouti tout ça ? Si encore cela te profitait…
     — Ce n’est pas moi qui l’ai mangée ! se rebiffa Zakhar.     
     — Ah ! Ce n’est pas toi ?
     — Qu’avez-vous à me reprocher le pain que je mange ? Tenez, regardez !
     Et il lui fourrait les factures sous le nez.
     — Bon, à qui encore ? dit Ilia Ilitch en repoussant avec irritation les cahiers couverts de graisse.
     — Il y a encore cent vingt et un roubles dix-huit kopecks au boulanger et au marchand de fruits et légumes.
     — C’est la ruine ! Cela ne ressemble  à rien ! s’emporta Ilia Ilitch. Tu es une vache, ou quoi, pour mâcher tant de verdure ?
     — Non, je suis un être venimeux ! répliqua fielleusement Zakhar en tournant presque le dos à son maître. En ne laissant pas entrer Mikheï Andréitch, ça vous serait revenu moins cher ! ajouta-t-il.
     — Bon, cela fait combien en tout, fais le calcul ! dit Ilia Ilitch qui se mit à compter lui-même.
     Zakhar se mit à compter sur ses doigts.
     — Le diable sait ce que ça donne, cette idiotie : j’obtiens toujours un autre résultat ! fit Oblomov. Et toi, tu trouves combien ? Deux cents, non ? 
     — Attendez un peu, laissez-moi le temps ! grommela Zakhar, les yeux clos. Huit dizaines et dix dizaines, dix-huit, et encore deux dizaines…
     — Bon, comme ça, tu ne finiras jamais, dit Ilia Ilitch ; va chez toi et présente-moi les factures demain, et occupe-toi du papier et de l’encre… Quelle somme ! Je l’avais dit, de payer petit à petit – mais non, il trouve moyen de vous flanquer tout d’un seul coup… Quelle engeance, ce peuple !
     — Deux cent cinq9 roubles soixante-douze kopecks, dit Zakhar qui avait fini de compter. Donnez-moi l’argent. 
     — Bien sûr, tout de suite ! Attends un peu, je vérifierai demain.
     — Comme vous voudrez, Ilia Ilitch, ils le réclament…
     — Bon, bon, fiche-moi la paix ! Je t’ai dit demain, tu l’auras demain. Va chez toi, j’ai à faire : m’occuper d’un problème plus important.
     Ilia Ilitch s’installa sur une chaise et ramena ses jambes sous lui, mais un coup de sonnette ne lui laissa pas le loisir de réfléchir.
     Apparut un petit homme légèrement bedonnant, aux joues rubicondes dans un visage de craie, et doté d’une calvitie qu’assiégeaient sur la nuque d’épais cheveux noirs formant comme une frange. La calvitie formait un disque propre et si brillant qu’on l’eût dit ciselé dans l’ivoire. Le visage du visiteur se distinguait par l’attention soucieuse qu’il portait à tout ce qu’il regardait avec discrétion, par la retenue de son sourire et par la décence à la fois modeste et officielle de son expression.
     Il portait un habit confortable qui s’ouvrait largement et commodément, comme un portail, dès que ses doigts le touchaient, ou presque. Son linge était d’une blancheur éclatante, comme pour faire pendant à sa calvitie. Il avait une grosse bague  ornée d’une pierre foncée à l’index de sa main droite.
     — Docteur ! Par quel hasard ? s’exclama Oblomov, tendant une main au visiteur et rapprochant une chaise de l’autre.
     — Je me morfondais, vu que vous vous portez toujours bien et ne m’appelez jamais, alors je suis venu de moi-même, plaisanta le docteur. Non, reprit-il d’un ton sérieux, j’étais chez votre voisin d’en haut, et je suis passé prendre de vos nouvelles.
     — Je vous remercie. Qu’a donc le voisin ?
     — Ce qu’il a : il lui reste trois ou quatre semaines, peut-être ira-t-il jusqu’à l’automne, et ensuite… Hydropisie dans la poitrine : on sait comment cela se termine. Bon, et vous ?
     Oblomov secoua la tête d’un air affligé.
     — Ça va mal, docteur. J’avais plus ou moins l’intention de vous consulter. Je ne sais que faire. Je digère très mal, j’ai une lourdeur au creux de l’estomac, des brûlures, je respire péniblement… dit Oblomov d’un air pitoyable.
     — Donnez-moi votre main, dit le docteur qui lui prit le pouls en fermant les yeux quelques instants. Vous toussez ? demanda-t-il.
     — La nuit, surtout après avoir dîné.
     — Hum ! Vous avez des palpitations ? Des maux de tête ?
     Et le docteur posa encore quelques questions du même ordre, puis il pencha sa tête chauve et se plongea dans de profondes réflexions. Au bout de deux minutes, il releva brusquement la tête et déclara résolument :
     — Si vous continuez à vivre deux ou trois ans sous ce climat, en restant couché et en ingérant des aliments gras et lourds, vous mourrez de congestion cérébrale.
     Oblomov tressaillit.
     — Que faut-il que je fasse ? Dites-le moi, de grâce !
     — Ce que font les autres : aller à l’étranger.
     — À l’étranger ! répéta Oblomov, stupéfait.
     — Oui ; quoi donc ?
     — À l’étranger, vous n’y pensez pas, docteur ! C’est impossible !
     — Qu’est-ce que cela a d’impossible ?
     Oblomov promena silencieusement ses yeux sur lui-même, puis fit du regard le tour de son cabinet et répéta mécaniquement :
     — À l’étranger !
     — Qu’est-ce qui vous en empêche ?
     — Qu’est-ce qui… Mais tout.
     — Comment cela, tout ? Serait-ce un manque d’argent ?
     — Oui, oui, en effet, je manque d’argent, dit vivement Oblomov, enchanté de pouvoir s’abriter entièrement derrière un obstacle aussi naturel. Voyez-donc ce que m’écrit mon staroste… Où est cette lettre, où l’ai-je fourrée ? Zakhar !
     — Bien, bien, fit le docteur, cela ne me regarde pas ; c’était mon devoir de vous dire qu’il vous fallait modifier votre façon de vivre, changer d’endroit, d’air, d’occupations – de tout, absolument de tout.
     — Bien, je vais y réfléchir, dit Oblomov.  Où faut-il donc que j’aille et que dois-je faire ? demanda-t-il.
     — Allez à Kissingen ou à Ems, commença le docteur ; restez-y en juin et en juillet ; prenez les eaux ; partez ensuite en Suisse ou au Tyrol : vous ferez une cure de raisin. Passez là-bas septembre et octobre… 
     — N’importe quoi, au Tyrol ! chuchota Ilia Ilitch, d’une voix imperceptible.
     — Gagnez ensuite un endroit au climat sec, l’Égypte, par exemple…
     « Bien sûr ! » se dit Oblomov.
     — Laissez de côté les soucis et les chagrins.
     — Facile à dire, on voit que vous ne recevez pas les mêmes lettres de votre staroste…
     — Il faut aussi se garder de penser, poursuivait le docteur.
     — De penser ?
     — Oui, éviter les efforts intellectuels.
     — Et mon plan de réorganisation de mon domaine ? Par pitié, me prendriez-vous pour une bille de tremble ?
     — Eh bien, faites comme il vous plaira. Il s’agit seulement pour moi de vous mettre en garde. Il faut aussi se garder des passions : elles nuisent au traitement. Il faut essayer de se distraire en faisant du cheval, de la danse, des exercices en plein air, avec modération, en participant à de plaisantes conversations, avec les dames notamment, afin que le cœur batte légèrement et seulement sous l’effet de sensations agréables.
     Oblomov l’écoutait, tête basse.
     — Ensuite ? demanda-t-il
     — Ensuite, ni lecture ni écriture, Dieu vous en garde ! Louez une villa dont les fenêtres donnent au sud, entourée de fleurs, avec de la musique et des femmes dans les environs…
     — Et pour la nourriture ?
     — Évitez la viande et, plus généralement, tout ce qui est d’origine animale, ainsi que les produits farineux et gélatineux. Vous pouvez prendre du bouillon léger et des légumes ; mais faites attention : le choléra rôde un peu partout à l’heure actuelle, il faut redoubler de prudence… Vous pouvez marcher une huitaine d’heures par jour. Prenez un fusil…
     — Seigneur ! gémit Oblomov.
     — Enfin, conclut le docteur, cet hiver, allez à Paris et distrayez-vous dans le tourbillon de la vie, sans hésiter : passez du théâtre au bal et au bal masqué, allez au Bois, faites des visites, recherchez les amis, le bruit, les rires…
     — Ne faudrait-il pas encore quelque chose ? demanda Oblomov avec un dépit mal contenu.
     Le docteur réfléchit.
     — On peut envisager de recourir à l’air marin : prenez le bateau pour l’Angleterre, et puis allez faire un tour en Amérique.
     Il se leva pour prendre congé.
     — Si vous observez ces prescriptions à la lettre, dit-il…
     — Bien, bien, je les suivrai sans faute, répondit Oblomov d’une voix acerbe en le raccompagnant.
     Le docteur partit en laissant Oblomov dans l’état le plus lamentable.  Il ferma les yeux, se mit les deux mains sur la tête, se pelotonna dans son fauteuil et demeura assis dans cette posture, sans rien regarder ni rien ressentir.
     Une voix timide se fit entendre derrière lui.
     — Ilia Ilitch !
     — Eh bien ? répondit-il.
     — Que faut-il dire au gérant ?
     — À quel sujet ?
     — Mais à propos du déménagement.
     — Tu recommences avec cette histoire ? demanda Oblomov, stupéfait.
     — Mais petit père, Ilia Ilitch, que dois-je faire ? décidez vous-même : ma vie est déjà assez amère, je suis à demi-mort…
     — Non, c’est toi, visiblement, qui veux me faire mourir, avec ton déménagement, dit Oblomov. Écoute donc ce que dit le docteur !
     Zakhar ne trouva rien à répondre, il poussa juste un tel soupir qu’il fit trembler les extrémités de son foulard sur sa poitrine.
     — Tu as donc décidé de me tuer ? redemanda Oblomov. Tu en as assez de moi ? Hé bien, dis quelque chose !
     — Que le Christ soit avec vous ! Vivez en bonne santé ! Qui vous veut du mal ? ronchonna Zakhar, troublé au plus haut point par la tournure tragique que commençait à prendre la conversation.
     — Toi !!! déclara Ilia Ilitch. Je t’avais défendu de dire quoi que ce soit au sujet du déménagement et toi, pas un jour ne passe sans que tu me le rappelles cinq fois : cela m’affecte – comprends-le donc. Cela ne me vaut rien, ma santé…
     — Je me disais, monsieur, je me disais… pourquoi ne pas déménager ? articula Zakhar d’une voix tremblante, profondément angoissée.
     — Pourquoi ne pas déménager ? Comme tu en parles à la légère ! dit Oblomov en faisant tourner son fauteuil vers Zakhar. As-tu bien prêté attention à ce que signifie le mot déménager ? Hein ? Sûrement pas !
     — Non, en effet ! répondit humblement Zakhar, prêt à tomber d’accord en tout point avec son maître pour éviter d’en arriver à ces scènes pathétiques qui lui étaient odieuses.
     — Tu n’y as pas fait attention, alors écoute et examine si l’on peut déménager ou pas. Que veut dire déménager ? Ceci : le maître doit sortir toute la journée, à peine habillé le matin, allez, dehors…
     — Et quand bien même vous auriez à sortir ? fit remarquer Zakhar. S’absenter toute la journée, pourquoi pas ? C’est que ce n’est pas sain, de rester toujours à la maison. Quelle mauvaise mine vous avez ! Autrefois, vous étiez comme un jeune concombre, mais maintenant, à force de rester enfermé, Dieu sait de quoi vous avez l’air !  Vous vous baladeriez dans les rues, vous regarderiez les gens ou autre chose…
     — Arrête avec ces sornettes, écoute plutôt ! dit Oblomov. Se balader dans les rues !
     — Oui, parfaitement ! reprit Zakhar avec feu. Tenez, on dit qu’un monstre inouï a été ramené : vous pourriez aller le voir. Vous pourriez aller au tiatre10 ou au bal masqué, et on ferait le déménagement sans vous.
     — Ne dis pas de bêtises ! Vraiment, tu te soucies bien de la tranquillité de ton maître ! D’après toi, il faut que j’aille me baguenauder toute la sainte journée – peu t’importe de savoir ce que je pourrai bien avaler au déjeuner, et comment et où je pourrai m’étendre pour faire ma sieste ! Ils déménageront sans moi ! Si l’on n’a pas l’œil sur eux, ce sont des tessons qu’ils déménageront. Je sais, moi, dit Oblomov avec une conviction allant en se renforçant, ce que veut dire un déménagement ! Cela veut dire du bruit et de la casse ; toutes les affaires entassées par terre, en vrac : la valise, le dossier du divan, les tableaux, les chibouques, les livres, et des flacons jamais vus jusque-là, sortis le diable sait d’où ! Va-t-en  tout surveiller pour rien ne soit égaré ou fracassé… une moitié est restée ici, l’autre est sur la charrette ou dans le nouvel appartement : on a envie de fumer, on prend sa pipe, mais le tabac est déjà parti… On veut s’asseoir, mais sur quoi ? ; quoi qu’on effleure, on se salit ; tout est couvert de poussière ; il n’y a plus rien pour se laver, il n’y a plus qu’à rester les mains aussi sales que les tiennes…
     — J’ai les mains propres, fit Zakhar en exhibant de vraies semelles en guise de mains.
     — Je ne veux même pas voir ça ! dit Ilia Ilitch en se détournant. A-t-on soif, reprit-il, on peut attraper la carafe, mais les verres ne sont plus là.
     — On peut boire à même la carafe, rétorqua Zakhar avec bonhomie.
     — Voilà, c’est toujours la même chanson, avec vous : on peut se passer de balayer, de laver et de battre les tapis. Et dans le nouvel appartement, poursuivit Ilia Ilitch, s’emballant lui-même à la vue du tableau que lui dépeignait son imagination, on ne s’y retrouve pas pendant deux ou trois jours, rien n’est à sa place : les tableaux sont par terre contre les murs, les caoutchoucs se retrouvent sur le lit, les bottes sont dans le même baluchon que le thé et la pommade. Ici, on se rend compte que le pied d’un fauteuil est cassé, là c’est le verre d’un cadre qui est brisé ou le divan qui est couvert de taches. Quoi qu’on réclame, personne ne sait où ça se trouve – c’est perdu, ça été oublié dans l’ancien appartement : vas-y, cours…
     — Il arrive qu’on fasse une dizaine d’allers-retours, l’interrompit Zakhar.
     — Tu l’as dit ! reprit Oblomov. Et quand on se lève le matin dans le nouvel appartement, quel ennui ! Ni eau ni charbon, l’hiver on peut rester à se geler, les pièces sont froides et l’on n’a pas de bois ; il faut courir en emprunter…
     — Et il faut encore voir quels voisins vous réserve le Seigneur, fit de nouveau observer Zakhar : de certains, sans parler de bûches, on ne peut même pas obtenir un broc d’eau.
     — Exactement ! dit Ilia Ilitch. On a déménagé, on devrait, vers le soir, voir la fin des tracas : pas du tout, on en a encore pour deux semaines à s’affairer. On se dit que tout est en place… mais il reste toujours quelque chose à faire : mettre les stores, accrocher les tableaux – ça vous retourne le cœur, on n’a plus envie de vivre… Et les frais, les dépenses…
     — La dernière fois, il y a huit ans, on en a eu pour deux cents roubles – je m’en souviens comme si ça venait d’arriver, confirma Zakhar.
     — Eh oui, une bagatelle ! dit Ilia Ilitch. Et comme on vit mal, au début, dans un nouvel appartement ! Peut-on se réhabituer d’un seul coup ? Moi, dans un nouveau lieu, je ne pourrais pas fermer l’œil pendant quatre ou cinq nuits ; je serais rongé par l’angoisse ; en me levant, au lieu de cette enseigne de tourneur que voici, en face, j’apercevrais autre chose ; et cette vieille femme à cheveux ras qui met le nez à la fenêtre avant le déjeuner, elle me manquerait… Vois-tu à présent à quoi tu poussais ton maître, hein ? demanda Ilia Ilitch sur un ton de reproche.
     — Je vois, murmura Zakhar avec humilité.
     — Pourquoi donc me proposais-tu de déménager ? Tout cela ne viendrait-il pas à bout de n’importe quelles forces humaines ?
     — Je m’étais dit que, puisque d’autres, qui nous valent, déménagent, nous le pouvions aussi… fit Zakhar.
     — Hein ? Quoi ? demanda instantanément Ilia Ilitch, se soulevant à demi de son fauteuil, de stupéfaction. Qu’as-tu dit ?  
     Zakhar se troubla sur-le-champ, se demandant quel était le prétexte de l’exclamation et du mouvement pathétiques de son maître. Il garda le silence.
     — Qui nous valent ! répéta Ilia Ilitch, épouvanté. Voilà à quoi tu en arrives ! Je saurai maintenant qu’à tes yeux, j’en vaux « un autre ». 
     Oblomov fit un salut ironique à Zakhar et prit une mine offensée au plus haut point.
     — De grâce, monsieur, est-ce que je vous compare à qui que ce soit ?
     — Hors de ma vue ! dit impérativement Oblomov en lui montrant la porte. Je ne veux plus te voir. Ah ! « D’autres » ! Voilà qui est bien !
     Avec un grand soupir, Zakhar s’en revint chez lui.
     — Quelle vie, tout de même ! grommela-t-il en s’asseyant sur sa couchette.
     — Mon Dieu ! gémissait de son côté Oblomov. Moi qui voulais consacrer cette matinée à un travail utile, me voilà tout chamboulé, ma journée est perdue. Et par la faute de qui ? De mon propre serviteur, un homme dévoué, éprouvé, et que vient-il de dire ? Comment a-t-il pu ?
     Longtemps, Oblomov ne put se calmer ; il s’étendait, se relevait, faisant les cent pas dans la chambre et se recouchait. Il voyait dans ce qu’avait fait Zakhar – le rabaisser au niveau des autres – une violation des droits que lui conférait la préférence de Zakhar pour son maître, exclusive de tous et de chacun.
     Il analysa plus à fond cette comparaison et examina ce qu’étaient les autres et ce qu’il était, lui, pour voir jusqu’à quel point ce parallèle était possible et juste, et mesurer le degré de gravité de l’offense que Zakhar lui avait infligée ; en fin de compte, celui-ci l’avait-il fait consciemment, c’est-à-dire, était-il convaincu qu’Ilia Ilitch ou « un autre », c’était pareil, ou était-ce simplement sorti de sa langue sans que sa tête y prît part ? Tout cela blessait l’amour-propre d’Oblomov, qui résolut de montrer à Zakhar la différence entre lui-même et ceux que ce dernier entendait par « d’autres » , et lui donner à sentir toute l’ignominie de sa formulation.
     — Zakhar ! appela-t-il d’une voix traînante et solennelle.
     En l’entendant, Zakhar ne sauta pas comme d’habitude, dans un grand bruit de pieds, au bas de sa couchette, et il ne poussa pas de grognement ; il se glissa lentement en bas du poêle et se mit en marche, donnant contre tout des bras et des hanches, regimbant silencieusement comme un chien sentant à la voix de son maître qu’on a découvert ses frasques et qu’on l’appelle pour faire justice.
     Zakhar ouvrit la porte à moitié, sans se décider à entrer.
     — Entre ! dit Ilia Ilitch.
     Bien que la porte s’ouvrît sans difficulté, Zakhar l’avait ouverte d’une façon qui lui interdisait de passer, et du coup s’enlisa dans l’entrebâillement au lieu d’entrer.  
     Oblomov était assis au bord du lit.
     — Viens ici ! insista-t-il.
     Zakhar fit effort pour se dégager de la porte, mais la referma aussitôt sur lui et s’y adossa étroitement.
     — Ici ! dit Ilia Ilitch en montrant du doigt la place à côté de lui. Zakhar avança d’un demi-pas et s’arrêta à deux sagènes11 de l’endroit indiqué.
     — Avance encore ! fit Oblomov.
     Zakhar feignit de faire un pas, mais se contenta de se balancer bruyamment d’un pied sur l’autre, en restant sur place.
     Voyant qu’il ne réussirait pas, cette fois-ci, à faire venir Zakhar plus près, Ilia Ilitch le laissa rester où il était et se mit à le regarder un certain temps sans rien dire, d’un air de reproche.
     Zakhar, gêné d’être ainsi contemplé en silence, faisait semblant de ne pas voir son maître et se tenait de biais encore plus que d’habitude, sans aucunement poser son regard sur Ilia Ilitch.
     Il se mit à regarder obstinément de l’autre coté, sur la gauche : il y apercevait un objet connu de lui depuis longtemps – la frange que formait la toile d’araignée à proximité des tableaux, l’araignée lui apparaissant comme un reproche vivant adressé à sa négligence.
     — Zakhar ! prononça doucement Ilia Ilitch, sur un ton très digne.
     Zakhar ne répondit pas ; il avait l’air de se dire : « Eh bien, que veux-tu ? Tu appelles un autre Zakhar ? Je suis ici, non ? », tout en promenant son regard de gauche à droite, en contournant son maître ; il y avait là également quelque chose pour le renvoyer à lui-même, le miroir, recouvert comme d’une mousseline d’une épaisse poussière : à travers elle, par en-dessous, comme émergeant d’un brouillard, sa propre face laide et maussade le contemplait avec férocité.
     Avec déplaisir, il détourna son regard de cette triste chose trop connue de lui et se décida un instant à l’arrêter sur Ilia Ilitch. Leurs regards se croisèrent.
     Ne supportant pas le reproche écrit dans ceux de son maître, Zakhar baissa les yeux, regardant à ses pieds : là encore, le tapis imprégné de taches et de poussière lui donna à lire la triste attestation de son zèle au service du maître.
     — Zakhar ! répéta Ilia Ilitch avec du sentiment dans la voix.
     — Que désirez-vous ? chuchota Zakhar d’une voix presque inaudible, et il eut un petit frisson, pressentant un discours pathétique.
     — Donne-moi du kvas13 ! dit Ilia Ilitch.
     Zakhar fut soulagé ; content comme un gamin, très alerte, il se précipita vers le buffet et en ramena le kvas. 
     — Alors, comment te sens-tu ? lui demanda doucement Ilia Ilitch en tenant dans sa main le verre qu’il venait de vider. Pas très bien, sans doute ?
     L’air sauvage, sur la figure de Zakhar, s’adoucit aussitôt, sur ses traits brilla un rayon de repentir. Zakhar sentit dans sa poitrine, affluant à son cœur, les premiers symptômes du réveil de sa vénération pour le maître ; soudain, il  se mit à regarder Ivan Ilitch droit dans les yeux.
     — Sens-tu ta faute ? demanda Ilia Ilitch.
     « Qu’est-ce qu’il veut dire, avec sa “faute” ? pensa Zakhar, chagriné. Quelque chose de lamentable. C’est tout de même à pleurer, quand il se met à vous incendier comme ça. »
     — Qu’y a-t-il donc, Ilia Ilitch, commença Zakhar de la note la plus basse de son registre, je n’ai rien dit, sinon que…
     — Non, attends ! l’interrompit Oblomov. Est-ce que tu comprends ce que tu as fait ? Allez, pose ce verre sur la table et réponds !
     Zakhar ne répondit rien et ne comprenait absolument pas ce qu’il avait fait, mais n’en regarda pas moins son maître avec vénération ; il baissa même un peu la tête, reconnaissant ainsi sa faute.
     — Diras-tu encore que tu n’es pas un individu venimeux ? fit Oblomov.
     Zakhar se taisait toujours, il se contenta de cligner vivement de l’œil à trois reprises.
     — Tu as fait de la peine à ton maître ! déclara posément Ilia Ilitch en le regardant fixement et en jouissant de son trouble.
     Zakhar, de confusion, ne savait plus où se mettre.
     — Ne m’as-tu pas fait de la peine ? demanda Ilia Ilitch.
     — Je lui ai fait de la peine ! chuchota Zakhar, complètement désemparé à cause de cette nouvelle expression lamentable. Il lançait des regards à droite, à gauche, devant lui, cherchant du secours quelque part, et il eut de nouveau devant les yeux et la toile d’araignée, et la poussière, et le reflet de son propre visage dans le miroir, et la figure du maître.
     «  Si la terre pouvait m’engloutir ! Eh, plutôt mourir ! » se dit-il en voyant qu’il aurait beau faire, il ne couperait pas à une scène pathétique. Et il se sentait cligner des yeux de plus en plus, ses larmes ne tarderaient pas à jaillir. 
     Il répondit enfin à son maître en reprenant les mots d’une célèbre chanson13.
     — En quoi vous ai-je donc fait de la peine, Ilia Ilitch ? demanda-t-il, presque en pleurs.
     — En quoi ? répéta Oblomov. Mais as-tu réfléchi à ce qu’est un autre ?
     Il s’arrêta, fixant toujours Zakhar.
     — Veux-tu que je te dise ce que c’est ?
     Zakhar tourna sur lui-même comme un ours dans sa tanière et poussa un soupir qui traversa toute la chambre.
     — Un autre – ce que tu entends par ce terme –, c’est un maudit va-nu-pieds, un être grossier, ignorant, qui vit dans la saleté, la pauvreté, sous les toits ; il peut aussi dormir dehors, couché quelque part sur un bout de feutre. Il ne s’en porte pas plus mal ! Il bâfre des pommes de terre et des harengs. Le besoin le jette d’un endroit à l’autre, il court du matin au soir. Lui peut même déménager pour occuper un nouvel appartement. Liagaïev, par exemple – il prend sa règle sous son bras, met ses deux chemises dans son mouchoir et part… « Où t’en vas-tu donc ? » lui demande-t-on. « Je déménage » répond-il. Voilà, c’est ça, « un autre ». Alors, moi, à ton avis, je suis « un autre » ? Hein ?
     Zakhar jeta un coup d’œil à son maître, se dandina sur place et demeura coi.
     — Qu’est-ce qu’ « un autre » ? poursuivit Oblomov. C’est un homme qui cire lui-même ses bottes et s’habille lui-même, bien qu’il lui arrive de se donner des airs de maître, mais c’est un mensonge, il n’a aucune idée de ce que c’est que les domestiques ; il n’a personne à envoyer à sa place, il doit lui-même courir faire ses commissions ; il remplit lui-même son poêle et parfois  essuie lui-même la poussière…
     — Il y a beaucoup d’Allemands comme ça, fit Zakhar, maussade.
     — Voilà ! Et moi ? À ton avis, je suis « un autre » ?
     — Vous êtes complètement autre ! dit d’une voix plaintive Zakhar, qui ne comprenait toujours pas où voulait en venir son maître. Dieu sait ce qui vous souffle tout cela14
     — Je suis complètement autre, hein ? Attends, regarde un peu ce que tu viens de dire ! Tu comprends comment « un autre » vit ? « Un autre » travaille sans se lasser, court partout, se met en quatre, reprit Oblomov ; s’il ne travaille pas, il ne mange pas. « Un autre » s’incline pour saluer, « un autre » quémande, s’humilie… Et moi ? Eh bien, décide-toi ; suis-je toujours pour toi « un autre » ?
     — Mais cessez donc, petit père, de me mettre au supplice avec des mots pitoyables ! le supplia Zakhar. Ah, Seigneur !
     — Moi,  « un autre » ! Est-ce que par hasard je me démène ? Est-ce que je travaille ? Ou est-ce que je me rationne ? Suis-je maigre, ai-je l’air misérable ? Quelque chose me manquerait-il, par hasard ? Il me semble avoir des gens pour s’occuper de moi et me servir ! Je n’ai jamais enfilé moi-même mes bas, Dieu merci ! Vais-je commencer à m’inquiéter ? En quel honneur ? Et à qui est-ce que je dis tout cela ? N’est-ce pas toi qui t’es occupé de moi depuis mon enfance ? Tu sais tout cela, Tu as vu que j’ai été élevé avec douceur, que je n’ai jamais souffert du froid ni de la faim, que je n’ai jamais connu le besoin ni jamais eu à gagner mon pain, et que je ne me suis jamais mêlé de travaux grossiers. Alors comment as-tu pu me comparer aux autres ? Est-ce que j'ai leur santé, à ces « autres » ? Est-ce que je peux tout faire et tout supporter, comme eux ?
     Le discours d’Oblomov échappa définitivement à Zakhar ; mais une émotion intérieure fit se gonfler ses lèvres ; la scène pathétique grondait comme une nuée d’orage au-dessus de sa tête. Il se taisait.
     — Zakhar ! répéta Ilia Ilitch.
     — Que désirez-vous ? siffla Zakhar d’une voix à peine audible.
     — Donne-moi encore du kvas.
     Zakhar apporta le kvas, et lorsque son maître, ayant bu, lui redonna le verre, il voulut retourner chez lui sans traîner.
     — Non, non, reste ici ! dit Oblomov. Je te le demande : comment as-tu pu blesser aussi amèrement le maître que tu as tenu, enfant, dans tes bras, que tu sers depuis toujours et qui n’a que des bontés pour toi ?
     Zakhar n’y put tenir : ces bontés l’achevèrent ! Ses yeux clignèrent de plus en plus. Moins il comprenait les paroles pathétiques d’Ilia Ilitch, plus il devenait triste.
     — Pardon, Ilia Ilitch, commença-t-il à siffler d’un air repentant, c’est simple bêtise de ma part, voilà, c’est par bêtise…
      Et Zakhar, ne comprenant toujours pas ce qu’il avait fait, ne savait quel verbe employer pour terminer sa phrase.
     — Mais moi, reprit Oblomov du ton d’un homme blessé parce qu’on ne l’estime pas à sa juste valeur, je suis fort préoccupé, je peine nuit et jour, à en avoir parfois la tête en feu et le cœur qui défaille, on ne ferme plus l’œil des nuits entières, on se tourne et on se retourne, on pense sans cesse à ce que les choses aillent pour le mieux… et pour qui ? Tout cela pour vous, pour les paysans ; donc pour toi, aussi bien. Tu crois peut-être, en me voyant parfois enfoui des pieds à la tête sous ma couverture, qu’ainsi étendu, je dors comme une souche ; eh bien non, je ne dors pas, je me creuse les méninges pour que mes paysans ne souffrent d’aucun besoin, pour qu’ils ne regardent pas les paysans des autres avec envie, qu’ils ne se plaignent pas de moi devant le Seigneur Dieu, au Jugement dernier, mais qu’ils prient pour moi et gardent un bon souvenir de moi. Ingrats ! conclut Oblomov, d’amers reproches dans la voix.
     Zakhar fut ému pour de bon par ces derniers mots pitoyables. Il se mit à sangloter tout doucement ; le sifflement et la raucité de sa voix ne firent alors plus qu’un, se fondant en une note au-delà des possibilités de tout instrument, à l’exception peut-être du gong chinois ou du tam-tam indien.
     — Petit père, Ilia Ilitch ! suppliait-il, Finissez-en ! Que chantez-vous là, que le Seigneur vous vienne en aide ! Ah, Sainte mère de Dieu ! Quel malheur a fondu sur nous, que rien ne laissait prévoir !
     — Et toi, poursuivit Oblomov sans l’écouter, tu devrais avoir honte de proférer de telles paroles ! Voyez le serpent que j’ai réchauffé dans mon sein !
     — Un serpent ! s’écria Zakhar en levant les bras au ciel, et il se mit à pleurer si fort qu’on aurait dit le bourdonnement d’une vingtaine de hannetons entrés soudain dans la chambre. Quand donc ai-je parlé d’un serpent ? disait-il à travers ses larmes. Même en rêve, je ne vois jamais ces sales bêtes !
     Ils avaient cessé de se comprendre l’un l’autre, et même, vers la fin, de se comprendre eux-mêmes.
     — Comment as-tu donc osé me parler ainsi ! poursuivit Ilia Ilitch. Moi qui, dans mon plan, lui attribuait sa propre maison, avec son potager, une ration de blé, des gages ! Tu étais chez moi à la fois intendant, et majordome, et chargé d’affaires ! Les moujiks te saluaient en s’inclinant bien bas, ils te donnaient du « Zakhar Trofimovitch » à tour de bras15 ! Mais ça ne lui suffit pas, il me donne de l’ « autre » ! Voilà ma récompense ! Voilà sa façon d’honorer son maître !
     Zakhar sanglotait toujours et Ilia Ilitch ressentait aussi de l’émotion. En exhortant Zakhar, il s’était profondément pénétré de la conscience d’être le bienfaiteur des paysans, et il prononça ses derniers mots de reproche d’une voix tremblante, avec des larmes dans les yeux.
     — Eh bien, va, maintenant, que Dieu soit avec toi ! dit-il à Zakhar sur le ton de la réconciliation. Non, attends, donne-moi encore du kvas ! J’ai la gorge complètement desséchée : tu aurais pu t’en rendre compte toi-même – tu entends la voix rauque de ton maître ? Vois où tu l’as mené ! J’espère que tu as compris ce que tu avais fait, dit Ilia Ilitch lorsque Zakhar apporta le kvas, et qu’à l’avenir tu n’iras plus comparer ton maître aux autres16. Pour expier ta faute, arrange-toi d’une façon ou d’une autre avec le propriétaire pour que je n’aie pas à déménager. Voilà comme tu veilles à la tranquillité de ton maître : tu m’as totalement fait perdre ma bonne humeur et privé de toute capacité de réflexion utile et novatrice. Et au détriment de qui ? De toi-même ; c’est à vous autres que je me consacre, c’est pour vous que j’ai quitté le service, que je reste cloîtré… Enfin, que Dieu soit avec toi ! Et trois heures qui sonnent ! Il ne reste que deux heures d’ici le déjeuner17, que peut-on faire en deux heures ? Rien. Et j’ai un tas d’affaires à régler. Soit, je remets la lettre à plus tard, elle partira par le courrier suivant, et je tracerai demain l’esquisse de mon plan. Bon, je vais m’étendre un peu : je suis complètement épuisé ; abaisse les stores et enferme-moi pour de bon, qu’on ne vienne pas me déranger ; je vais peut-être dormir une petite heure ; réveille-moi à quatre heures et demie.
     Zakhar se mit en devoir de mettre son maître sous cloche ; il commença par le recouvrir et le border, ensuite il descendit les stores, ferma soigneusement toutes les portes et s’en alla chez lui.
     — Crève donc, espèce d’homme des bois ! grommela-t-il en essuyant de son visage les traces de larmes et en grimpant sur sa couchette. Un véritable homme des bois, oui ! Une maison à moi, un potager, des gages, répéta Zakhar qui n’avait compris que les derniers mots. Un expert en mots pitoyables : à vous déchirer le cœur, pareil qu’avec un couteau… Ma maison, elle est ici, mon potager aussi, et c’est ici que j’allongerai les jambes pour la dernière fois ! dit-il avec fureur en frappant sa couchette. Des gages ! Alors que, sans barboter des pièces de cuivre ou de cinq kopecks qui traînent, on n’aurait pas de quoi s’acheter du tabac et régaler sa commère ! Que le diable t’emporte ! Ah, plutôt mourir !
     Ilia Ilitch se mit sur le dos, mais ne s’endormit pas tout de suite. Il remuait des pensées et se faisait du mauvais sang…
     — Deux malheurs d’un seul coup ! dit-il en s’enveloppant entièrement dans la couverture, tête comprise. Débrouille-toi avec ça !
     Mais cette fois, ces deux malheurs, c’est-à-dire la lettre lugubre du staroste et le déménagement, avaient cessé d’inquiéter pour de bon Oblomov, ils faisaient désormais partie des souvenirs désagréables. 
     « On est encore loin des malheurs dont le staroste agite la menace, se disait-il, bien des choses peuvent changer d’ici là : peut-être qu’il pleuvra et que le blé se redressera ; peut-être que le staroste recouvrera le restant des arriérés ; et que les moujiks en fuite seront “ramenés  à leur domicile”, comme il écrit. »
     « Et où ont-ils bien pu aller, ces moujiks ? se demanda-t-il, s’enfonçant dans un examen de la situation sous un angle artistique. Ils se sont probablement enfuis en pleine nuit, sous la pluie, sans un morceau de pain. Et où vont-ils dormir ? Dans les bois, vraiment ? Il faut vraiment avoir envie ! Dans une isba, ça sent mauvais, mais au moins on est au chaud… »
     « Et qu’ont-ils à s’inquiéter ? pensa-t-il. Mon plan sera bientôt au point – à quoi bon s’effrayer à l’avance ? Hé, je… »
     Le déménagement le tracassait un peu plus. C’était le malheur le plus récent, postérieur au premier ; mais l’esprit d’Oblomov, à présent porté à se tranquilliser, avait déjà échafaudé une histoire à propos de cette affaire aussi. Même s’il entrevoyait confusément le caractère inévitable du déménagement, d’autant plus que Tarantiev s’en était mêlé, à présent, il repoussait mentalement cet événement inquiétant d’une semaine au moins, et c’était une semaine de tranquillité qu’il y gagnait !
     « Et peut-être que Zakhar va faire de gros efforts et s’arranger pour qu’on n’ait pas à déménager du tout, il se pourrait qu’on s’en tire comme ça : les travaux de reconstruction seront reportés à l’année prochaine, ou purement et simplement annulés ; bon, ça se fera, d’une façon ou d’une autre ! On ne peut tout de même pas… déménager ! »
     Ainsi, tantôt il s’alarmait, tantôt il se rassurait, et, finalement, Oblomov trouva une fois de plus, comme toujours, dans ces mots conciliants et rassurants : peut-être, il se pourrait et d’une façon ou d’une autre, toute une arche d’espoir et de consolation doublant l’Arche du Testament de nos pères ; et, dans le moment présent, fort de ces deux arches, il réussit à se protéger des deux malheurs.
     Il ressentait déjà, dans tous ses membres, un agréable engourdissement, un brouillard de sommeil à peine perceptible commençait à ouater ses sensations, comme les premières et timides gelées brouillent la surface des eaux ; encore un peu, et sa conscience se serait envolée Dieu sait où, lorsque Ilia Ilitch revint brusquement à lui et ouvrit les yeux.
     — Mais je ne me suis pas lavé ! Comment est-ce possible ? Et je n’ai rien fait du tout, murmura-t-il. Je voulais coucher mon plan sur le papier, je ne l’ai pas fait, je n’ai pas écrit au commissaire, pas plus qu’au gouverneur, j’ai commencé à faire une lettre au propriétaire, que je n’ai pas terminée, je n’ai pas vérifié les factures, ni donné l’argent pour les payer – j’ai perdu ma matinée !
     Il se mit à réfléchir…
     « Pourquoi donc suis-je ainsi ? Est-ce qu’un autre aurait fait tout cela ? La pensée lui traversa l’esprit. Un autre, un autre… Qu’est-ce donc qu’un autre ? »
     Il se plongea dans la comparaison entre lui-même et « un autre ». Il se mit à réfléchir de plus en plus : à présent se formait en lui une idée tout à fait opposée à celle qu’il avait exposée à Zakhar à propos d’un autre. 
     Il lui fallait reconnaître qu’un autre serait parvenu à rédiger toutes les lettres en évitant la répétition des que, et qu’un autre aurait déménagé, aurait achevé le plan et serait parti voir son domaine…
     « Et moi aussi, j’aurais pu faire tout cela… se dit-il. Il me semble que je sais écrire, moi aussi ; il m’est arrivé d’écrire des choses un peu plus difficiles que des lettres comme ça ! Où tout cela a-t-il disparu ?  Et déménager, la belle affaire ! Il n’y a qu’à le vouloir ! “Un autre” ne reste pas en robe de chambre – cette caractéristique vint s’ajouter au reste –, “un autre”… – ici, il bâilla – dort très peu… “un autre” s’amuse et prend plaisir à vivre, on le voit partout, il voit tout et s’intéresse à tout… Mais moi ! moi… je ne suis pas “un autre” ! » dit-il avec un début de tristesse, s’abîmant dans ses réflexions. Il sortit même la tête de dessous la couverture.
     Ce fut l’un des instants de lucidité, de pleine conscience, dans la vie d’Oblomov. 
          Quel effroi ne fut pas le sien lorsque lui apparut l’image vive et nette du destin et de la destination de l’homme et qu’un éclair illumina le parallèle entre cette destinée de l’homme et sa propre vie, lorsque s’éveillèrent dans son esprit, l’une après l’autre et en désordre, les diverses questions relatives à la vie, tels des oiseaux craintifs qu’un rayon de soleil vient soudain réveiller au milieu de ruines endormies.
     Une tristesse douloureuse s’empara de lui devant le caractère incomplet de son développement, la croissance inachevée de ses forces morales, la lourdeur qui, chez lui, faisait obstacle à toutes choses ; l’envie le rongea, en voyant les autres vivre pleinement amplement, tandis qu’une lourde pierre semblait avoir été jetée sur l’étroit et misérable sentier de son existence.
     Dans son âme timorée, se faisait jour la conscience torturante se faisait jour que bien des facettes de sa nature étaient restées en sommeil, que d’autres n’étaient qu’à peine éveillées et qu’aucune n’était pleinement en activité. 
     Et cependant, il sent douloureusement, enseveli en lui-même comme dans une tombe, un principe sain et radieux, peut-être déjà éteint, ou alors gisant comme de l’or enfoui dans les entrailles d’une montagne et qui devrait circuler depuis longtemps sous forme de monnaie.
     Mais le trésor est enseveli sous d’épaisses et lourdes couches de détritus amoncelés. C’est comme si quelqu’un avait dérobé ces trésors dont la vie et le monde lui ont fait cadeau, pour les enterrer au plus profond de son âme. Quelque chose l’a empêché de se lancer dans la carrière de la vie et d’y déployer les voiles de l’intelligence et de la volonté. Un mystérieux ennemi a posé sa lourde main sur lui dès le début du voyage et l’a rejeté loin des routes de la destinée humaine…
     Et plus moyen pour lui, apparemment, d’émerger des profondeurs de la forêt inculte pour retrouver le chemin véritable. Les taillis qui l’entourent sont sans cesse plus drus, il fait toujours plus sombre dans son âme ; le sentier est toujours plus envahi par la végétation ;  la claire conscience de lui-même s’éveille de plus en plus rarement et ne rallume que pour un bref moment ses forces assoupies. L’intelligence et la volonté sont paralysées depuis longtemps, et cela semble irrémédiable.
     Les événements de sa vie se sont amenuisés jusqu’à prendre des dimensions microscopiques, et même ces événements minuscules, il n’en vient pas à bout ; il ne passe pas de l’un à l’autre, il est ballotté de l’un à l’autre comme d’une vague à une autre ; il n’a pas la force d’opposer à l’un la résistance élastique de sa volonté ou de choisir lui-même de suivre l’autre par l’effet de son intelligence.
     Cette confession secrètement faite en son for intérieur le remplissait d’amertume. Les regrets stériles à propos du passé, les cuisants reproches que lui adressait sa conscience le piquaient comme des aiguilles et il cherchait de toutes ses forces à jeter bas ce fardeau, à trouver en dehors de lui-même un autre coupable pour retourner contre lui l’aiguillon de ces reproches. Mais qui, pour cela ?
     — Tout ça, c’est… à cause de Zakhar ! chuchota-t-il. 
     Il se souvint en détail de la scène avec Zakhar et la honte lui incendia le visage.
     « Et si quelqu’un m’avait entendu ! se dit-il, pétrifié à cette idée. Dieu merci, Zakhar ne saurait jamais répéter cette conversation ; et du reste, on ne le croirait pas, Dieu merci! »
     Il poussait des soupirs, se maudissait, se retournait dans son lit, cherchait un coupable et n’en trouvait pas. Ses soupirs et ses gémissements parvinrent même aux oreilles de Zakhar.
     — Hé, on dirait que le kvas le fait gonfler, de l’autre côté ! grogna Zakhar avec humeur.
     « Pourquoi donc suis-je comme cela ? se demanda Oblomov, au bord des larmes et se mettant à nouveau la tête sous la couverture. Vraiment, pourquoi ? »
     Ayant vainement cherché le principe hostile qui l’empêchait de vivre comme il se doit, comme vivent « les autres », il soupira, ferma les yeux et, quelques minutes plus tard, la somnolence vint enchaîner à nouveau ses sensations. 
     — Et moi aussi… j’aurais voulu… dit-il en rouvrant péniblement les yeux, voulu quelque chose comme cela… Se peut-il que la nature m’ait défavorisé à ce point ? Mais non, Dieu merci… je n’ai pas à me plaindre…
     Après quoi se fit entendre un soupir apaisé. De l’agitation, il revenait à son état normal, fait de quiétude et d’apathie.
     — Visiblement, c’est mon destin… Qu’y puis-je ? chuchota-t-il imperceptiblement, vaincu par le sommeil.
     « Dans les deux mille roubles de revenu en moins », rêva-t-il soudain tout haut. « Tout de suite, tout de suite, attends… » Et il se réveilla à moitié. « Cependant… j’aimerais bien savoir… pourquoi je suis comme cela. » reprit-il à voix basse. « Oui, d’où cela vient-il ? Il faut croire… probablement que… » s’efforça-t-il de dire, mais il n’y parvint pas.
     Si bien qu’il ne put remonter à la cause de tout cela ; sa langue et ses lèvres se figèrent sur un mot à demi prononcé et ses lèvres restèrent entrouvertes. Au lieu du mot, on entendit encore un soupir, puis ce fut le ronflement régulier d’un paisible dormeur.
     Le sommeil arrêta le flot lent et paresseux de ses pensées et le transporta en un instant à une autre époque, auprès d’autres gens, en un autre endroit, où nous allons le suivre en compagnie du lecteur au chapitre suivant.   
     






  1. Payée par les paysans-serfs, pour remplacer la corvée.     
  2. Ce futur ici décrit est le pendant du passé idéalisé que nous exposera, au chapitre suivant, le Songe d’Oblomov.
  3. Retrouvons, pour le plaisir, l’air de la chanson de L’Obier rouge : https://youtu.be/hH5znHQ9QRY
  4. Sorte de jeu à chat perché, mais accompagné de ritournelles.
  5. Rappel : la verste mesure un peu plus de un kilomètre.
  6. Kopecks.
  7. Le même mot en russe désignant ce qui est vénéneux et ce qui est venimeux, l’ironie est plus forte dans le texte russe.
  8. Je modifie un peu le texte pour m’adapter à ma propre traduction.
  9. C’est deux cent sept, bien sûr… Ironie, ou distraction de l’auteur ?
  10. Sic
  11. La sagène fait un peu plus de deux mètres. 
  12. Rappel : Boisson fermentée très faiblement alcoolisée. Elle a aussi servi à délayer l’encre séchée.
  13. Chanson populaire « En quoi t’ai-je fait de la peine ? » https://youtu.be/IWdLkf1t0fU
  14. Allusion à des forces maléfiques.
  15. Prénom et patronyme : entre amis, ou avec respect, d’un inférieur à un supérieur.
  16. Bien sûr, le grand Autre qu’Oblomov a soigneusement évité dans ses digressions, celui qui n’est nulle part mentionné dans ce chapitre, c’est l’éternel absent, celui qui va réapparaître dans le rêve du chapitre suivant, Stolz. Dans ce qui suit, Oblomov continue à être dans le déni, assailli tout de même vers la fin du chapitre par un doute qui donnera lieu à une brève et saisissante description de « l’homme empêché » , passage angoissant dont il s’évadera en s’endormant, ce qui ouvrira le Songe du chapitre IX.
  17. Plus que jamais « dîner » de l’Ancien régime. Le décalage est dû à Tarantiev, voir la fin du chapitre IV.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire