vendredi 1 janvier 2016

Une vengeance ( Anton Tchékhov, 1882 )


Une vengeance



Publiée en 1882 sous pseudonyme (voir Wikipedia, par exemple)
Plusieurs fois déjà traduite en français :
Une vengeance, traduit par Madeleine Durand et Édouard Parayre, révision de Lily Denis, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 1967
Signalons également une autre traduction, due à Catherine Emery, que l'on peut trouver dans la collection bilingue Pocket, édition de 2006.
Le Tchékhov satirique et drolatique prend la plume, ici, comme dans de nombreux autres courts récits.







  
Lev Savvitch Tourmanov, membre des classes moyennes, pourvu d’un petit capital, d’une jeune femme et d’une sérieuse calvitie, jouait ce jour-là au wint chez l’une de ses connaissances, dont c’était la fête. Ayant perdu pas mal d’argent, tout en sueur, il pensa soudain qu’il n’avait pas bu de vodka depuis un bon moment. Il se leva, et, se dandinant sur la pointe des pieds avec importance, il se fraya un passage entre les tables, traversa le salon où la jeunesse s’occupait à danser ( il se permit ici un sourire indulgent et tapota paternellement l’épaule d’un jeune pharmacien maigrichon ), après quoi, par une petite porte, il se glissa prestement dans la pièce où était dressé un buffet. Sur un guéridon l’attendaient des bouteilles et des carafes de vodka...Ainsi que divers zakouskis, toute une verdure d’oignon et de persil, et, sur une assiette, la moitié d’un hareng déjà entamé.
Lev Savvitch, s’étant versé un petit verre, leva la main en écartant les doigts, comme se préparant à tenir un discours, but son verre, fit une grimace, puis enfonça une fourchette dans le hareng...C’est alors que des voix se firent entendre derrière la cloison.
- Oui, oui, peut-être...disait avec emportement une voix de femme. - Mais quand ?
« Tiens, c’est ma femme, - se dit Lev Savvitch, reconnaissant la voix. - avec qui est-elle donc ? »
- Quand tu le voudras, ma chérie...- répondit une voix de basse, pleine et profonde. - Cela paraît difficile aujourd’hui, et demain, je suis pris tout le temps...
« Mais c’est Degtiariev ! - se dit Tourmanov, identifiant la voix de basse comme celle de l’une de ses relations.  - Toi aussi, mon fils ! Celui-là aussi, elle a donc mis le grappin dessus ?  Quelle bonne femme infatigable et insatiable ! Pas une seule journée sans aventure ! »
- Oui, demain, je suis pris - continuait la voix de basse. - Envoie-moi un mot demain...Cela me fera très plaisir...Il faudrait juste mettre en ordre notre correspondance. Il faut trouver un truc. Par la poste, ce n’est pas fameux. Suppose que je t’écrive, ton dindon pourrait bien intercepter la lettre en s’adressant au facteur; et si c’est toi, ma chère épouse recevra la lettre en mon absence, et l’ouvrira, sans doute. 
- Alors, que faire ?
- Il faut trouver un truc. Envoyer un domestique ne vaut guère mieux, car ton Sobakievitch* doit serrer la bride à la femme de chambre et au valet...Dis donc, il joue aux cartes ?
- Il joue, oui. Cette andouille perd tout le temps !
- Alors, il est heureux en amour, - ricana Degtiariev. - Bon, mon petit chou, voilà le tour qui me vient à l’esprit...Demain soir, à six heures précises, en rentrant du bureau, je traverserai le jardin municipal, dont je dois voir le gardien. Toi donc, ma chérie, tâche de déposer, avant six heures, un billet dans le vase de marbre, tu sais, à gauche de la tonnelle à la vigne vierge...
- Je vois, oui...
- Voilà qui aura le charme de la nouveauté, du mystère et de la poésie...Et restera ignoré de ma légitime comme de ton bedonnant de mari. Entendu ?
Lev Savvitch se resservit un verre de vodka, et retourna à la table de jeu. Ce qu’il venait de découvrir ne l’avait ni frappé, ni étonné, pas plus qu’indigné.
Il était loin, le temps de l’indignation, des scènes, des jurons et même des bagarres; il avait fait son deuil de tout ça, et fermait désormais les yeux sur les infidélités de son épouse volage. Infidélités qui, cependant, lui restaient en travers du gosier. Dindon, Sobakievitch, ce genre d’expressions avaient de quoi froisser son amour-propre.
« Tu parles d’une canaille, tout de même, ce Degtiariev ! - pensa-t-il, tout en inscrivant ses pertes au jeu.  - Le rencontre-t-on en ville, il joue les amis très chers, fait de grands sourires et vous tapote le ventre, et là, il faut voir les énormités qu’il sort. Fort respectueux en face, et, par derrière, on envoie le dindon et le bedonnant...»
La brûlure de l’offense lui devenait plus cuisante, au fur et à mesure qu’il faisait le compte, une vraie dégoûtation, de ses pertes...
« Espèce de blanc-bec..., - se disait-il en cassant la craie de colère. - Foutriquet...Je n’ai pas envie de l’avoir sur le dos, autrement, je lui en collerais, du Sobakievitch ! »
Au dîner, il ne put regarder sans frémir Degtiariev, alors que celui-ci, à croire qu’il le faisait exprès, le harcelait de questions : avait-il gagné au jeu ? Pourquoi cet air triste ? Et ainsi de suite.
Il poussa même l’impudence, se targuant des droits de l’amitié, jusqu’à faire la leçon à l’épouse de Lev Savvitch, lui reprochant de négliger la santé de son mari. Laquelle épouse, comme si de rien n’était, coulait des regards emplis de douceur en direction dudit mari, riait gaiement et bavardait en toute innocence, si bien que le diable en personne n’eût pu soupçonner en elle la moindre infidélité.
Rentrant chez lui, Lev Savvitch éprouvait une insatisfaction irritée, tout juste comme si, au dîner, on lui avait servi un vieux caoutchouc en guise de veau. Il aurait peut-être pu prendre sur lui d’oublier, sans le bavardage souriant de son épouse, qui, à chaque instant, lui remettait en mémoire dindon, jars et gros bedon...
« Le gifler, ce salopard... - remâchait-il. - Le mettre en pièces, publiquement »
Et de songer qu’il serait bon de rosser Degtiariev, de le tenir comme un moineau au bout de son pistolet...Le faire virer de son poste, ou encore flanquer dans le fameux vase de marbre quelque chose de bien répugnant, de bien nauséabond - quelque rat crevé, par exemple...Ce ne serait pas non plus une mauvaise idée, que de remplacer, dans ce vase, la lettre de son épouse par quelques vers bien scabreux, signés « ton Akoulka », ou autre chose du même tonneau.
Un long moment, Tourmanov marcha de long en large dans sa chambre en proie à de tels rêves délicieux. Pour s’arrêter tout à coup, se frappant le front.
- Ça y est, bravo ! - s’écria-t-il, ravi.  - Voilà qui sera parfait ! Par-fait !
Ayant attendu que son épouse s’endorme, il s’assit à son bureau et, après mûre réflexion, d’une écriture volontairement déformée et en défigurant exprès la grammaire, il écrivit ce qui suit : « Au marchand Doulinov. Cher Monsieur ! Si à sis heures du soir, ajourdhui 12 septambre, vous n’avez pas mi deux cent roubles dans le vase en marbre qu’il se trouve dans le jardin municipal, à droite de la vigne, alors on vous tura, et votre maircerie sautera ».  Et Lev Savvitch, sa rédaction achevée, sauta de sa chaise, enthousiasmé.
- Pas mal, non ? - chuchotait-il en se frottant les mains. - La classe ! Satan lui-même ne trouverait pas mieux, comme vengeance ! Ce sacré marchand, bien sûr, va prendre peur et alerter la police, laquelle se tiendra aux aguets dans les buissons, vers six heures, et, quand notre pigeon voudra prendre sa lettre, clac ! Attrapé...
- Une vraie frousse, qu’il aura ! Le temps de tirer ça au clair, la canaille, il va en baver, avec un petit tour en prison à la clé...Bravo !
Ayant affranchi la lettre, Lev Savvitch alla de ce pas la mettre à la poste. Puis s’endormit avec un sourire d’extrême béatitude et dormit d’un doux sommeil, comme cela ne lui était plus arrivé depuis longtemps. A son réveil, le matin, se souvenant de sa trouvaille, il se mit à chantonner gaiement, et tapota même le menton de sa femme infidèle. En partant au travail, ensuite, assis à son bureau, il ne fit que sourire en imaginant l’effroi de Degtiariev,quand le piège se refermerait sur lui...
A cinq heures passées, n’y tenant plus, il courut au jardin pour contempler de ses propres yeux la déroute de l’ennemi.
« Aha ! » - se dit-il en rencontrant un agent de police.
Parvenu à la treille, il se cacha derrière un buisson et, fixant avidement le vase, attendit, dévoré d’impatience.
A six heures pile se présenta Degtiariev. Le jeune homme était visiblement de très bonne humeur. Le haut-de-forme crânement repoussé sur la nuque, le manteau grand ouvert laissant comme voir son âme, outre son gilet, sifflotant, tirant des bouffées d’un cigare...
«  Atttends un peu ! - se réjouit méchamment Tourmanov. - Le dindon et Sobakievitch, ils vont te tomber dessus à l’instant ! »
Degtiariev s’approcha du vase pour y introduire la main avec indolence...Lev Savvitch s’était un peu redressé, les bras braqués sur lui...Le jeune homme retira du vase une petite enveloppe, l’examina en la tournant et en la retournant, puis haussa les épaules, la décacheta en hésitant, haussa une fois encore les épaules, l’air très perplexe; l’enveloppe contenait deux billets irisés !
Degtiariev les contempla longuement. Enfin, avec de nouveaux haussements d’épaules, il les fourra dans sa poche et dit à haute voix :         « Merci ! » **
Lev Savvitch, fort malheureux, entendit ce « merci ». Et resta toute la soirée planté devant la boutique de Doulinov, agitant un poing menaçant à l’encontre de l’enseigne, en bredouillant avec indignation :
- Frrrroussard ! Marchand de mes deux ! Baleine et fils de baleine ! *** Frrroussard ! Lièvre bedonnant !




* Personnage des Ames mortes. Butor. Littéralement : fils de chien...
** En français dans le texte.
*** Marchand sans scrupules dans la pièce d’Ostrovski Coupables sans délit (signalé par C. Emery )

2 commentaires:

  1. En quoi consiste le jeu de wint ? j'ai juste trouvé qu'il y a une autre nouvelle de Tchekhov : la partie de wint...

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    1. C’est un mélange de whist et de préférence…Je n’en sais guère plus...

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