mercredi 15 février 2023

Cafard (Anton Tchékhov)

     Ce court récit parut le 27 janvier 1886 dans le Journal de Pétersbourg, signé « A. Tchékhontié ». Il fut peu remanié pour les éditions ultérieures en recueil, portant cette fois le nom de Tchékhov. 


     Le critique Ladojski fit en 1886 la recension de la nouvelle dans un article intitulé « Un talent prometteur », remarquant la façon dont Tchékhov fait part peu à peu du drame qui s’est noué, en laissant le lecteur contempler la scène sur un dernier accord… Toujours en 1886, un autre critique, Obolienski, note l’acuité du regard de l’écrivain, qui perçoit partout la source d’une création possible, là où nous posons, nous, un œil indifférent : si le cocher heurte des gens, c’est qu’il doit être saoul. Eh non… L’année suivante, Arséniev rattache le récit au nombre de ceux qui vont bien au-delà de l’élément anecdotique.


     Alexandre Tchékhov – frère aîné d’Anton, lui-même écrivain et malheureusement alcoolique – se souvint de ce récit en 1892, lorsque son fils Mikhaïl (qui deviendra acteur et auteur dramatique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Tchekhov), âgé d’un an, tomba malade, il écrivit à son frère qu’il se souvenait des mots qu’adresse, à la fin de la nouvelle, le cocher à sa jument, ajoutant : « Ton récit est immortel. »


     Quant à Tolstoï, qui classait les œuvres de Tchékhov en deux catégories, il plaçait le récit dans la première catégorie – celle des meilleures œuvres de l’écrivain.



[D’après la notice de l’édition soviétique des Œuvres complètes de Tchékhov]





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Cafard


(Anton Tchékhov)




À qui confier ma peine1 ?






     C’est le crépuscule. De gros flocons de neige fondante tournoient paresseusement près des réverbères que l’on vient tout juste d’allumer, et se déposent en une fine couche molle sur les toits, sur l’échine des chevaux, les épaules et les chapeaux. Le cocher Iona2 Potapov est blanc comme un spectre. Il est courbé autant que le corps humain peut se plier, il est assis sur son siège, sans bouger d’un cil. Quand bien même une congère entière lui tomberait dessus, il n’éprouverait pas le besoin, semble-t-il, de faire tomber de lui la neige… Sa méchante rosse est tout aussi blanche et figée. Son immobilité, l’aspect anguleux de ses formes et la raideur de trique de ses jambes la font ressembler, même de près, à un petit cheval en pain d’épices à un kopeck. Elle est très probablement plongée dans ses pensées. La créature que l’on a arrachée à sa charrue, à la grisaille ordinaire de ses paysages, pour la jeter ici, dans ce tourbillon plein de lueurs monstrueuses, de crépitements sans fin et de gens courant en tous sens, elle ne peut pas ne pas être pensive…


     Iona et sa haridelle sont déjà là depuis un bon moment. Ils sont sortis de leur cour avant le déjeuner, et attendent toujours l’étrenne de leur premier client. Et voilà que sur la ville descend l’obscurité du soir. La lueur blafarde des réverbères cède la place à la couleur de la vie, et le vacarme de la rue s’amplifie.


     — Cocher, à Vyborg3 ! entend Iona. Cocher !


     Iona sursaute et voit, à travers ses cils enneigés, un militaire en capote à capuche.


     — À Vyborg ! répète l’officier. Mais tu dors, ou quoi ? À Vyborg !


     En signe d’assentiment, Iona tire sur les rênes, ce qui fait tomber des couches de neige de l’échine du cheval et de ses propres épaules… Le militaire s’assoit dans le traîneau. Le cocher clappe des lèvres, étire son cou de héron4, se soulève un peu et, plus par habitude que par nécessité, brandit son fouet. Le petit cheval tend lui aussi le cou, tord ses jambes raides comme des piquets et se met à avancer sans conviction…


     — Où tu vas, homme des bois ? entend Iona d’emblée – les exclamations fusent de la masse sombre en mouvement devant et derrière lui. Où les démons t’emmènent-ils ? Tiens ta drrroite !


     — Tu ne sais pas conduire ! Tiens ta droite ! se fâche le militaire.


     Le cocher d’un coupé lâche des jurons, un passant a traversé en courant et heurté de l’épaule le museau de la rosse, le voilà qui jette un regard furieux et secoue la neige de sa manche. Iona ne tient pas en place sur son siège, on le croirait assis sur des aiguilles, il lance ses coudes de côté et roule des yeux de possédé, il a l’air de ne pas savoir où il est, ni pourquoi. 


     — Tous des canailles ! ironise l’officier. Il s’ingénient à te rentrer dedans ou à se fourrer sous ton cheval. Ils se sont donné le mot.


     Iona tourne la tête vers son passager et ses lèvres remuent… Il veut dire quelque chose, c’est visible, mais rien ne sort de sa gorge, à part un sifflement.


     — Quoi ? demande le militaire.


     Iona tord sa bouche en un sourire, fait effort avec sa gorge et dit dans un sifflement :


     — C’est que… barine5, mon fils est mort cette semaine.


     — Hum !… Et de quoi est-il mort ?


     Iona tourne tout le haut de son corps vers son passager, et dit :


     — Allez savoir ! De la fièvre chaude, sans doute… Il est resté trois jours à l’hôpital et il est mort… C’était la volonté de Dieu.


     — Mets-toi de côté, espèce de démon ! retentit une voix dans l’obscurité. Tu as la berlue, vieille bête ? Ouvre les yeux !


     — Allez, avance… fait le passager. À cette allure, on ne sera pas arrivé avant demain. Pousse-le un peu !


     Le cocher tend à nouveau le cou, se soulève de son siège et agite son fouet avec une grâce lourde. Il se retourne à plusieurs reprises vers son passager, mais celui-ci a fermé les yeux et, visiblement, n’est pas d’humeur à l’écouter. Ayant déposé son client à Vyborg, le cocher s’arrête devant un cabaret, se courbe sur son siège et, de nouveau, s’immobilise… À nouveau, la neige fondue les repeint en blanc, lui et le piteux cheval. Une heure s’écoule, puis une autre…


     Se chamaillant bruyamment et faisant claquer leurs caoutchoucs sur le trottoir, passent trois trois jeunes gens : deux d’entre eux sont grands et minces, le troisième et petit et bossu. 


     — Cocher, au pont de la Police6 ! crie le bossu d’une voix tremblante. Pour nous trois… vingt kopecks !


     Iona tire sur les rênes et clappe des lèvres. Vingt kopecks, ce n’est pas un prix raisonnable, mais il n’a pas la tête à ça… Un rouble ou cinq kopecks, cela lui importe peu, à présent, pourvu qu’il ait des passagers… Se bousculant et disant des gros mots, les jeunes gens s’approchent du traîneau et grimpent tous les trois sur le siège. Une discussion s’engage pour régler la question de savoir lequel des trois restera debout, les deux autres étant assis.  Après une longue altercation émaillée de récriminations capricieuses, il est décidé que le bossu restera debout, étant donné que c’est le plus petit.


     — Eh bien, file ! dit le bossu de sa voix tremblante en prenant place derrière Iona et en lui soufflant sur la nuque. Fouette, cocher ! Dis donc, l’ami, t’as une drôle de chapka ! On ne trouverait rien de pire dans tout Pétersbourg…


     — Heu-heu… heu…heu… s’esclaffe Iona. Elle est comme ça…


     — Eh ben, si elle est comme ça, toi, va plus vite ! Tu vas te traîner à cette allure-là tout du long ? Hein ? Et un p’tit coup de fouet ?


     — j’ai mal au crâne, dit l’un des deux tout en longueur. Hier, chez les Doukmassov, nous avons descendu, Vasska et moi, quatre bouteilles de cognac.


     — À quoi bon raconter des bobards, je ne comprends pas ! s’emporte l’autre grand. Il ment comme une vraie brute.


     — Que je meure si ce n’est pas la vérité…


     — Autant dire qu’un pou tousse, ce sera aussi vrai.


     — Heu-heu ! Iona sourit malicieusement. Ces messieurs sont gais !


     — Zut, que le diable t’emporte !… s’indigne le bossu. Tu vas avancer, vieux choléra ? A-t-on idée d’aller aussi lentement ? Flanque-lui un bon coup de fouet ! Allez, diable ! Allez ! Flanque-lui un bon petit coup !


     Iona sent  derrière son dos le bossu se trémousser, et perçoit le tremblement de sa voix. Il entend les injures qu’on lui adresse, voit des gens, et le sentiment de solitude commence peu à peu à s’alléger dans sa poitrine. Le bossu lâche des jurons jusqu’à ce qu’il s’étrangle en prononçant une injure alambiquée à six étages et se mette à tousser. Les deux tout en longueur commencent à parler d’une certaine Nadiejda Petrovna. Iona se retourne pour les regarder. Il a attendu une petite pause de leur part pour les regarder encore une fois et murmurer :


     — Moi, cette semaine… c’est que… mon fils est mort !


     — Nous mourrons tous, soupire le bossu en s’essuyant les lèvres après sa quinte de toux. Allez, pousse, pousse ! Messieurs, il m’est impossible de continuer à aller à ce train-là ! Quand va-t-il nous déposer ?


     — Encourage-le donc un peu… sur la nuque !


     — Tu entends, vieux choléra ? Je vais vraiment t’en flanquer une sur la nuque !… À prendre des gants avec vous autres, on se retrouverait à devoir aller à pied !… Tu entends, dragon Gorynytch7 ? Ou tu t’en fous, de ce que nous te disons ?


     Et Iona entend le bruit des taloches qu’on lui allonge, davantage qu’il ne les sent.


     — Heu-heu ! rit-il. Ces messieurs sont gais… Que Dieu leur accorde la santé !


     — Cocher, tu es marié ? demande l’un des grands.


     — Moi ? Heu-heu ! Ces messieurs sont gais ! Ma seule femme, à présent, c’est la terre humide… Hi-ho-ho !… La tombe, quoi !… Mon fils est mort, et moi je suis en vie… C’est étrange, la mort s’est trompée de porte… Au lieu de se pointer chez moi, elle est allée voir mon fils…


     Et Iona se retourne pour raconter la mort de son fils, mais le bossu pousse à ce moment un petit soupir et annonce que les voilà enfin arrivés, Dieu merci. Ayant reçu ses vingt kopecks, Iona suit longuement des yeux les fêtards qui disparaissent sous un porche sombre. Le voilà de nouveau seul, le silence retombe sur lui… L’angoisse qui s’était apaisée quelques instants réapparaît, gonflant sa poitrine encore plus fortement. Les yeux anxieux et douloureux de Iona se portent rapidement sur les foules qui vont et viennent des deux côtés de la rue : ne se trouverait-il pas, parmi ces milliers de gens, quelqu’un pour l’écouter ? Mais les multitudes courent sans faire attention à lui, ni à sa tristesse… Laquelle est immense, sans bornes. Qu’éclate la poitrine de Iona, et que la tristesse en sorte, elle pourrait, semble-t-il, inonder le monde entier, pourtant, elle reste invisible. Elle  a su se loger dans une coquille si insignifiante qu’on ne la verrait pas en plein jour avec une lanterne…


     Iona voit un concierge tenant un petit sac, et décide d’engager la conversation avec lui.


     — Quel heure est-il donc, mon cher ?


     — Plus de neuf heures… Pourquoi t’arrêter ici ? Dégage !


     Iona fait avancer le cheval de quelques pas, se courbe et se livre à son chagrin… Il ne juge plus utile de s’adresser aux gens. Mais il ne se passe pas cinq minutes qu’il se redresse, secoue la tête comme s’il éprouvait une vive douleur et tire sur les rênes… Il n’en peut plus.


     « À l’auberge se dit-il. À l’auberge ! »


     Et la haridelle, comme si elle avait saisi sa pensée, part au trot. Une heure et demie pllus tard, Iona est assis à côté d’un grand poêle sale. En haut du poêle8, par terre, sur les bancs, des gens ronflent9. L’air est vicié, on étouffe… Iona lorgne les dormeurs, se gratte la nuque et regrette d’être rentré si tôt… 


     « Je n’ai même pas gagné de quoi payer mon avoine, songe-t-il. D’où mon anxiété. Un homme connaissant son affaire… lui-même rassasié, ainsi que son cheval, a toujours l’esprit en paix… »


     Dans un coin se lève un jeune cocher qui se traîne en grognant vers le seau d’eau.


     — Soif ?


     — Faut croire !


     — Eh bien, bois10… Moi, l’ami, mon fils est mort… Tu en as entendu parler ? Cette semaine, à l’hôpital… Drôle d’histoire !


     Iona regarde, guettant l’effet produit par ses paroles, mais ne voit rien. Le jeune s’est mis la tête sous sa couverture et dort déjà. Le vieux soupire et se gratte… De même que le jeune gars avait soif, lui a envie de parler. Cela fera bientôt une semaine que son fils est mort, et il n’a encore pu en parler comme il faut avec personne… Il faut en parler posément, de façon sensée… Raconter comment le fils est tombé malade, ce qu’il a souffert, ce qu’il a dit avant de mourir, comment il est mort… Décrire l’enterrement, et le voyage jusqu’à l’hôpital, pour récupérer les vêtements du défunt. Au village, celui-ci a laissé une fille, Anissia… Il faut également parler d’elle… Il y a tant de choses dont il faut parler, à présent ! Il faut que celui qui l’écoutera se mette à gémir, à soupirer, à se lamenter… C’est encore meilleur de parler avec des femmes. Elles ont beau être bêtes, deux mots suffisent pour qu’elles fondent en larmes.


     « Il faut aller voir le cheval, se dit Iona. Dormir, tu auras toujours le temps. Tu pourras dormir tout ton soûl, je crois bien… »


     Il s’habille et se rend à l’écurie, où se tient son cheval. Il pense à l’avoine, au foin, au temps qu’il fait… Lorsqu’il est seul, il ne peut pas penser à son fils… En parler avec quelqu’un, ça lui est possible, mais y penser tout seul, se le représenter, c’est trop pénible, c’est insupportable…


     — Tu mâches ? demande Iona à son cheval en voyant ses yeux brillants. Allons, mâche, mâche… Mangeons du foin, si nous n’avons pas gagné notre avoine… Oui… Je me fais vieux pour les courses… C’est mon fils, qui devrait faire le cocher, et plus moi… C’était un vrai cocher… Si seulement il avait vécu…


     Iona se tait un moment et poursuit :


     — Eh oui, ma petite jument… Il n’y a plus de Kouzma Ionytch11… Il nous a dit adieu12… Il est mort comme ça sans crier gare, en pure perte… Disons, tu vois, que tu as un poulain, tu es sa mère… Et brusquement, ce poulain te dit adieu… Ce serait une pitié, non ?


     La rosse mâche, écoute et souffle sur les mains de son maître…


     Iona se laisse entraîner et lui raconte tout…





Notes


  1. Premier vers d’un poème populaire s’inspirant du style des Psaumes de l’Ancien testament.
  2. Jonas.
  3. Quartier de Saint-Pétersbourg : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vyborg
  4. Cou de cygne dans le texte russe : pour un homme, cela passe mal en français.
  5. Maître, patron : désignait par le passé les gentilhommes propriétaires. Accent sur la première syllabe, ce qu’on peut rendre en écrivant : bârine.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pont_Vert
  7. Dragon tricéphale des contes russes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zme%C3%AF
    Curieusement, le terme a disparu dans la traduction de la Pléiade…
  8. Toujours cette plate-forme en haut du grand poêle russe, sur laquelle on peut dormir…
  9. Il est dans la salle commune d’une auberge servant de relais aux cochers.
  10. Et non « À ta santé… » comme on trouve dans la Pléiade, qui recopie paresseusement l’ancienne traduction de Denis Roche. L’erreur est courante. « Santé ! » se dit за здоровье, tandis que на здоровье signifie plutôt : « Bon appétit ! »
  11. Pour Ionovitch, fils de Iona.
  12. Mot à mot : « il nous a ordonné de vivre longtemps. »

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