jeudi 4 février 2021

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 34

 L’amitié avec la jeunesse




     Le train roulait vers Tchernomorsk. 


     Le premier passager enleva sa veste et la suspendit au crochet du filet à bagages, puis retira ses chaussures en portant l’un après l’autre ses gros pieds presque à hauteur de son visage et enfila des pantoufles à languette.


     « Vous connaissez l’histoire de l’arpenteur de Voronej qui était un parent du Mikado ? » demanda-t-il en souriant par avance.


     Le deuxième passager et le troisième se rapprochèrent. Le quatrième était déjà allongé sur la couchette du haut ; il était étendu sous une couverture framboise hérissée et parcourait sans grand plaisir un illustré.


     « Vraiment, vous ne la connaissez pas ? À une certaine époque, on en a beaucoup parlé. C’était un arpenteur ordinaire : une femme, un appartement d’une pièce, cent vingt roubles d’appointements. Il s’appelait Bigoussov. Un homme vraiment ordinaire, sans rien de remarquable et même, si vous voulez savoir et entre nous soit dit, un butor. Un jour, il rentre du travail et trouve chez lui un Japonais portant, entre nous soit dit, un superbe costume et des lunettes et, si vous voulez savoir, des bottines en peau de serpent, le dernier truc à la mode. “Vous vous appelez Bigoussov ? ” demande le Japonais. “Oui”, dit Bigoussov. “Votre prénom et votre patronyme ?” Il répond. “Juste, fait le Japonais ; dans ce cas, auriez-vous l’amabilité d’enlever votre blouse, il faut que je vous examine torse nu ?” “Je vous en prie.” Bon, entre nous soit dit et si vous voulez le savoir, son torse, le Japonais ne l’a même pas regardé, il s’est tout de suite rué sur une tache de naissance que Bigoussov avait sur le côté. L’ayant examinée avec une loupe, le Japonais, tout pâle, a dit : “Je vous félicite, citoyen Bigoussov, permettez-moi de vous remettre un paquet et un pli cacheté.” Sa femme, bien sûr a ouvert le paquet. Et à l’intérieur, si vous voulez savoir, il y avait une épée japonaise à double tranchant, dans des copeaux. “Pourquoi me donner une épée ?” a demandé l’arpenteur. Et l’autre lui dit : “Lisez la lettre, tout y est expliqué, vous êtes un samouraï.” Là, Bigoussov est devenu tout pâle lui aussi. Voronej, si vous voulez savoir, n’est pas exactement une métropole. Entre nous soit dit, que peut-on y penser des samouraïs ? Rien de fameux. Bon, il n’y avait rien à faire. Bigoussov prend la lettre, brise quatorze cachets de cire et la lit. Et que croyez-vous ? Voilà que, trente-six ans auparavant, un demi-prince japonais avait voyagé incognito dans la province de Voronej. Bon, bien sûr, entre nous soit dit, Son Altesse s’est un peu embringuée dans une liaison avec une jeunesse du coin, dont il a eu un enfant – incognito. Il voulait même l’épouser, mais le Mikado le lui a défendu par un télégramme chiffré. Le demi-prince a dû repartir, et l’enfant est resté, illégitime. Et c’était Bigoussov. Tant et plus d’années après, le demi-prince s’est retrouvé à l’article de la mort, et, grosse contrariété, sans enfant légitime, sans personne à qui remettre l’héritage ; et en plus, avec lui voilà que s’éteint une lignée illustre, ce qui est pire que tout pour un Japonais.Alors, il lui a fallu se souvenir de Bigoussov. Un veinard ! On le dit au Japon, à l’heure actuelle. Le vieux est mort. Et maintenant Bigoussov est prince, parent du Mikado et de plus, entre nous soit dit, possesseur d’un million de yens en liquide. Un million ! À un pareil idiot ! »


     — Si on me donnait un million de roubles, je saurais quoi en faire ! dit le second passager en remuant les jambes.


     Le quatrième passager montra sa tête dans l’espace séparant les deux couchettes du haut. Il regarda minutieusement celui qui savait quoi faire d’un million, puis, sans rien dire, se couvrit de nouveau la figure avec son illustré. 


     « Oui, dit le troisième passager en ouvrant un petit sachet ferroviaire qui contenait deux biscottes individuelles, il arrive bien des choses dans le domaine de la circulation de l’argent. Une jeune Moscovite ignorait que son oncle à Varsovie était mort en lui laissant un million en héritage.  Mais là-bas, à l’étranger, quelqu’un en a eu vent, et un mois plus tard, un étranger assez convenable a fait son apparition à Moscou. Ce petit malin avait l’intention d’épouser la jeune fille avant qu’elle ne fût informée de son héritage. Seulement, la petite avait déjà un fiancé, également jeune homme de belle prestance de la Chambre des Poids et Mesures. Elle en était très éprise et, naturellement, n’avait aucune envie de se marier avec un autre. Et l’autre, l’étranger, tourne carrément cinglé, lui envoie des fleurs, des bonbons et des bas de soie. Il se trouve que le petit malin étranger n’était pas venu de lui-même, qu’il avait été envoyé par une société d’actionnaires spécialement constituée dans le but d’exploiter l’héritage du tonton. Leur capital de départ était de dix-huit mille zlotys. Leur mandataire devait à tout prix épouser la jeune fille et la faire sortir du pays ! Une histoire vraiment romantique ! Figurez-vous la situation du mandataire ! Une pareille responsabilité ! Il a accepté une avance qu’il ne peut justifier à cause de ce fiancé soviétique. Et à Varsovie, c’est le cauchemar ! Les actionnaires attendent, s’inquiètent, le cours de l’action chute. et tout s’est terminé par une faillite. La jeune fille a épousé son fiancé, le soviétique. Et n’a jamais rien su de l’histoire. »


     — Quelle idiote ! dit le second passager. Si on m’avait donné ce million !


     Dans son agitation, il arracha même une biscotte des mains de son voisin et le mangea nerveusement.


     L’occupant de la couchette du haut toussa de façon démonstrative. Les conversations, apparemment, l’empêchaient de s’endormir.


     En bas, on se mit à parler moins fort. Les voyageurs se serraient à présent, rapprochant leurs têtes et chuchotant :


     « Récemment, la Croix-Rouge Internationale a fait paraître une annonce dans les journaux en disant qu’on recherchait les héritiers du soldat américain Harry Kovaltchouk, tombé au front en 1918. L’héritage : un million ! Enfin, un peu moins, mais avec les intérêts… Et voilà qu’au fin fond de la Volynie… »


     À l’étage supérieur, la couverture framboise s’agitait. Bender se sentait mal. Il en avait assez des trains, des couchettes du bas comme de celles d’en haut, des voyages, ce monde de secousses. Il aurait bien donné la moitié d’un million pour pouvoir s’endormir, mais les chuchotis se poursuivaient, en bas :


     — … Vous voyez, une vieille s’est présentée à une coopérative de location et leur a dit : “J’ai trouvé un pot dans ma cave, qu’elle fait, je ne sais  pas ce qu’il y a dedans, soyez gentils, allez voir vous-même.” Le gérant est allé regarder dans le pot et y a trouvé des roupies indiennes en or, un million de roupies… »


     — En voilà une idiote ! Aller leur raconter ça ! Moi, si on me donnait un million…


     — Entre nous soit dit, si vous voulez savoir, l’argent, c’est tout.


     — Et dans une grotte du côté de Mojaïsk…


     Un gémissement venant d’en haut se fit entendre, le gémissement sonore et significatif d’un mourant.


     Les conteurs furent troublés un instant, mais l’attrait des richesses inattendues coulant soudain des poches de princes japonais, de parents à Varsovie ou de soldats américains était si fort qu’ils recommencèrent à marmonner, chacun attrapant le genou d’un autre :


     «  Et lorsqu’on a mis au jour les reliques, eh bien, entre nous soit dit, on a trouvé pour un million… »


     Au matin, encore englouti par le sommeil, Ostap entendit un bruit de store tiré, ainsi qu’une voix qui disait :


     « Un million ! Imaginez, un million entier… »


     C’en était trop. Le Grand Combinateur regarda en bas, furieux. Mais les passagers de la veille n’étaient plus là. Ils étaient descendus à l’aube à Kharkov en laissant derrière eux des couchettes défaites, une feuille de papier quadrillé tachée de graisse, des miettes de pain et de boulettes de viande et un bout de ficelle. Debout devant la fenêtre, un nouveau voyageur jeta un coup d’œil indifférent à Ostap et continua, s’adressant à ses deux compagnons :


     — Un million de tonnes de fonte. Ves la fin de l’année. La commission a trouvé que l’unification pouvait donner ce résultat. Et le plus comique, c’est que Kharkov a confirmé !


     Ostap ne voyait rien de comique dans cette déclaration. Néanmoins, les nouveaux passagers éclatèrent tous de rire, faisant crisser les manteaux en caoutchouc qu’ils n’avaient pas eu le temps d’enlever. 


     — Et alors, Boubiechko, Ivan Nikolaïevitch ? demanda avec excitation le plus jeune des passagers. Il doit sans doute remuer ciel et terre ?


     — Terminé. Il s’est retrouvé comme un imbécile. Mais ce fut quelque chose ! Au début, il s’est lancé dans la bagarre… vous le connaissez, Ivan Nikolaïevitch… un caractère… Huit cent vingt-cinq mille tonnes, pas une de plus. Là, l’affaire est devenue grave. Sous-estimation des capacités… Et d’une ! Alignement sur les goulets d’étranglement… Et de deux ! Il aurait dû immédiatement reconnaître son erreur. Pensez-vous ! L’orgueil ! Il se prend pour un gentilhomme à sang bleu; Il aurait reconnu son erreur, ça s’arrêtait là. Seulement, il s’est mis à le faire par petits bouts. Il voulait conserver son prestige. Et la musique a commencé, à la Dostoïevski : « D’un côté, je reconnais que, mais de l’autre je souligne que… » À quoi bon souligner une veule tergiversation ? Notre Boubiechko a dû rédiger une deuxième lettre.


     Les voyageurs se remirent à rire.


     — Mais même là, il n’a pas dit un mot à propos de son opportunisme. Il écrivait. Chaque jour, une lettre. On veut ouvrir une rubrique spéciale pour lui : « Corrections et désaveux » Il sait bien qu’il s’est mis dans une sale situation, il voudrait bien en sortir, seulement il a tellement entassé de trucs qu’il n’y arrive pas. La dernière fois, il en est même venu à écrire : « J’admets mon erreur ici et là, et j’estime cette lettre insuffisante. »


     Ostap était parti depuis longtemps se débarbouiller que les nouveaux passagers continuaient à rire.  Lorsqu’il revint, le compartiment avait été balayé, les couchettes rabattues et le chef de wagon s’éloignait déjà, serrant sous son menton une pile de draps et de couvertures. Sans craindre les courants d’air, les jeunes gens avaient ouvert la fenêtre et le vent d’automne bondissait et se vautrait dans le compartiment comme une vague marine jusque là enfermée dans une boîte.


     Ostap jeta la valise contenant le million dans le filet à bagages et s’assit en bas, regardant amicalement ses nouveaux voisins, qui se faisaient avec un zèle particulier à la vie dans le wagon-lit de première classe : ils s’admiraient souvent dans la glace de la porte, sautaient sur les couchettes pour éprouver l’élasticité des ressorts et du rembourrage, célébraient la qualité du placage rouge et verni et pressaient tous les boutons. De temps en temps, l’un d’eux disparaissait quelques minutes et, à son retour, chuchotait avec ses compagnons. Pour finir, on vit apparaître une jeune fille portant un manteau d’homme en castorine et des chaussons de gymnastique aux lacets noués autour des chevilles, comme en Grèce antique.


     «  Camarades ! dit-elle d’un ton résolu. c’est une saleté. Nous voulons voyager dans le luxe, nous aussi. Nous devrons échanger nos places à la prochaine gare. »


     Les compagnons de Bender se répandirent en protestations menaçantes.


     « Ça va, ça va, reprit la jeune fille. Tout le monde a les mêmes droits que vous. Nous avons tiré au sort. Qui a désigné Tarassov, Parovitski et moi. Allez en troisième classe.


     Cette bruyante controverse fit comprendre à Ostap qu’un important groupe d’étudiants de l’Institut polytechnique rentrait par ce train à Tchernomorsk après un stage pratique en usine, cet été. Il n’y avait pas assez de places en troisième pour tout le monde et ils avaient dû acheter trois billets de première, en répartissant la différence de prix entre les membres du groupe. 


     En fin de compte, la jeune fille demeura dans le compartiment tandis que les trois premiers-nés s’en allaient en emportant leur dignité tardive. Tarassov et Parovitski vinrent aussitôt les remplacer. Ils se mirent immédiatement à sauter sur les couchettes et à presser tous les boutons. D’un air soucieux, la jeune fille sautait elle aussi. Moins d’une demi-heure plus tard, le premier trio fit irruption dans le compartiment. La nostalgie de la magnificence perdue les avait poussés à revenir. Deux autres étudiants se montrèrent ensuite, un sourire embarrassé aux lettres, suivis encore par un moustachu. Il était prévu que le moustachu aurait droit au luxe le lendemain, il n’avait pas pu attendre. Son apparition fut saluée par des cris particulièrement excités, ce qui fit accourir le chef de wagon.


     — Eh bien, citoyens, fit-il d’une voix très officielle, la fine équipe est au grand complet. Retournez d’où vous venez, les troisièmes, ou je vais voir le chef de train. 


     La fine équipe se figea.


     — Ce sont des invités, dit la jeune fille soudain triste. Ils sont juste venus pour un instant.


     — C’est défendu par le règlement, déclara le chef de wagon. Allez-vous-en. 


     Le moustachu recula vers la sortie, mais le Grand Combinateur se mêla à la dispute :


     — Allons, papa, dit-il au chef de wagon, il ne faut pas lyncher les passagers, sauf en cas d’absolue nécessité. Pourquoi s’en tenir si étroitement à la lettre de la loi ? Il faut montrer de l’hospitalité. Comme en Orient, vous savez ! Venez, je vais vous expliquer tout ça.


     En discutant avec Ostap, le chef de wagon se pénétra tant de l’esprit de l’Orient que, sans plus penser à chasser la fine équipe, il lui apporta neuf verres de thé dans de lourds porte-verres, ainsi que toutes les biscottes individuelles disponibles. Sans même prendre d’argent.


     — Suivant l’usage oriental, dit Ostap à la compagnie présente. Conformément aux lois de l’hospitalité, comme avait coutume de dire un travailleur du secteur de la restauration.


     Ce service avait été rendu avec tant de simplicité et de délicatesse qu’il était impossible de ne pas l’accepter. Les paquets contenant les biscottes craquaient et s’ouvraient, Ostap passait les verres de thé en hôte et se lia bientôt d’amitié avec les huit étudiants et l’unique étudiante.


     — Il y a longtemps que je m’intéresse au problème de l’instruction universelle, égale et secrète, dit-il en papotant gaiement ; j’ai même discuté récemment à ce sujet avec un Hindou amateur de philosophie. Une personne d’une extrême érudition. Pour cette raison, on enregistre aussitôt sur disque de gramophone tout ce qu’il lui arrive de dire. Et comme le vieil homme est bavard – c’est son péché mignon –, on a rempli huit cents wagons avec de tels disques, et on en fait des boutons, à présent. 


     Ayant ainsi librement improvisé, le Grand Combinateur prit une biscotte entre ses mains.


     — Cette biscotte n’est qu’à un pas de la pierre à aiguiser. Et ce pas a déjà été franchi.


     Réchauffée par des plaisanteries de la sorte, l’amitié progressa très rapidement, et bientôt la fine équipe au grand complet entonna sous la direction d’Ostap des couplets populaires :



               Pierre le Grand 

               N’a pas de parents.

               Pour toute famille il a

               Un serpent et un dada.



     Vers le soir, Ostap connaissait le prénom de tous ses compagnons et en tutoyait déjà certains. Mais il y avait bien des choses, dans ce que disaient les jeunes gens, qu’il ne comprenait pas. Il lui sembla tout à coup être horriblement vieux. Devant lui se tenait la jeunesse, une jeunesse un peu fruste, directe et à ce point sans malice que c’en était vexant. Il n’était pas comme eux, à vingt ans. Il devait reconnaître qu’à vingt ans, il avait l’esprit beaucoup plus ouvert qu’eux, mais il était, aussi, bien pire qu’eux. À cet âge-là, il ne riait pas franchement, il riait sous cape, seulement. Tandis que ceux-ci riaient de tout leur cœur.


     « Qu’est-ce qui réjouit tant cette jeunesse à grosse bouille ? se dit-il, brusquement irrité. Ma parole, je commence à en être jaloux. »


     Bien qu’Ostap fût incontestablement le centre de l’attention de tout le compartiment et  qu’il discourût sans accroc, bien que l’entourage le traitât de la meilleure façon, tout cela n’était ni l’adoration d’un Balaganov, ni la soumission apeurée d’un Panikovski, ni l’affection fidèle d’un Kozlewicz. On percevait chez les étudiants le sentiment de supériorité du spectateur devant le présentateur de spectacle. Le premier écoute le citoyen en habit, rit parfois, l’applaudit mollement, mais finit par rentrer chez lui sans plus penser au spectacle. Tandis que le présentateur, après la représentation, s’en va au Club des artistes, contemple tristement sa boulette de viande et se lamente auprès d’un confrère de l’Union des artistes, comique d’opérette : le public ne le comprend pas et le gouvernement ne l’apprécie pas à sa juste valeur. Buvant de la vodka, le comique se plaint aussi d’être incompris. Mais qu’y a-t-il, chez eux, à comprendre ? Leurs mots d’esprit sont éculés, leurs procédés datent et il est un peu tard pour en apprendre de nouveaux. C’est clair comme de l’eau de roche.


     L’histoire de Boubiechko, celui qui avait minimisé les objectifs fixés, fut de nouveau racontée, cette fois-ci tout spécialement pour Ostap. Il partit avec ses nouveaux amis en troisième pour essayer de convaincre l’étudiante Lida Pissarievskaïa de se joindre à eux en tant qu’invitée, et il se montra si beau parleur, à cette occasion, que la timide Lida vint en effet et prit part au chahut général. La confiance née subitement entre eux grandit au point que vers le soir, en se promenant sur le quai d’une grande gare avec la jeune fille portant un manteau d’homme, le Grand Combinateur l’emmena presque  au niveau du dernier sémaphore et là, sans qu’il s’y attendît lui-même, lui confia ce qu’il avait sur le cœur en des termes assez peu recherchés.


     — Vous voyez, lui expliquait-il, la lune brillait, régnant sur le paysage. Nous étions assis sur les marches du Musée des Antiquités, et j’ai senti que je l’aimais. Mais j’ai été obligé de partir le soir même, si bien que tout a foiré. Elle s’est sans doute vexée. Elle s’est même certainement vexée.


     — On vous a envoyé en mission ? demanda la jeune fille.


     — M…oui. En quelque sorte. C’est-à-dire, ce n’était pas exactement une mission, mais une affaire urgente. Maintenant, je souffre. De façon à la fois grandiose et stupide.


     — Ce n’est pas affreux. Reconvertissez votre excédent d’énergie en l’affectant à une tâche physique. Allez scier du bois, par exemple. C’est une tendance, à l’heure actuelle.


     Ostap promit de se reconvertir et, bien qu’il vît pas comment il pourrait remplacer Zossia par du sciage de bois de chauffage, il éprouva tout de même un grand soulagement. Ils retournèrent au wagon la mine énigmatique et sortirent par la suite plusieurs fois dans le couloir pour chuchoter entre eux au sujet de l’amour non partagé et des nouvelles tendances dans ce domaine.


     Dans le compartiment, Ostap se remit à dépenser ses forces sans compter pour plaire à la compagnie. Et il réussit à ce que les étudiants le comptassent comme un des leurs. Ce rustre de Parovitski lui tapa dans le dos de toutes ses forces et s’écria :


     — Inscris-toi à l’Institut polytechnique, viens étudier avec nous. Ma parole ! Tu auras une bourse de soixante-quinze roubles. Tu vivras comme un dieu. Nous avons une cantine, avec de la viande tous les jours. Après, nous irons en Oural pour faire notre stage pratique.


     — J’ai déjà une formation en sciences humaines, se hâta de dire le Grand Combinateur.


     — Et que fais-tu à présent ? demanda Parovitski.


     — Oh, je suis dans la finance.


     — Tu travailles dans une banque ?


     Ostap déclara soudain, en regardant l’étudiant avec ironie :


     — Non, je ne travaille pas. Je suis millionnaire. 


     Cette annonce n’engageait bien sûr Ostap à rien et pouvait être tournée en plaisanterie, mais Parovitski se mit à rire si fort que le Grand Combinateur se sentit vexé. Il fut pris du désir de stupéfier ses compagnons de voyage et de s’en faire admirer encore davantage.


     — Combien de millions avez-vous ? demanda la jeune fille aux chaussons de gymnastique en le poussant à répondre quelque chose de drôle.


     — Un seul, dit Ostap, blême d’orgueil.


     — C’est peu, fit le moustachu.


     — C’est peu, c’est peu ! crièrent tous les autres.


     — Cela me suffit, dit Bender avec solennité.


     Ce disant, il attrapa sa valise, en fit claquer les fermoirs nickelés et en répandit le contenu sur la banquette. Les briquettes de papier formèrent un monticule instable. Ostap recourba une briquette dont l’enveloppe de papier éclata avec un craquement de jeu de cartes.


     — Il y a dix mille dans chaque liasse. Cela vous semble peu ? Un million, à peu de chose près. Et tout est à sa place. Les signatures, les marques de sécurité et les filigranes. 


     Un silence général régnait maintenant. Ostap ratissa les billets et les remit dans la valise qu’il lança dans le filet à bagages d’un geste qu’il trouva impérial. Il se rassit et se renversa en arrière, écarta largement les jambes et regarda la fine équipe.


     — Vous voyez, les  sciences humaines peuvent être fructueuses, elles aussi, dit le millionnaire en invitant les étudiants à partager sa bonne humeur.


     Les étudiants se taisaient, leurs yeux se portaient sur les boutons et les crochets ornementant les cloisons du compartiment.


     — Je vis comme un dieu, reprit Ostap, ou comme un demi-dieu, ce qui, en fin de compte, revient au même.


     Le Grand Combinateur attendit quelques instants, puis s’agita avec inquiétude et s’exclama sur un ton très amical :


     — Qu’avez-vous à vous attrister, les diables ?


     — Bon, j’y vais, fit le moustachu après un temps de réflexion. Je vais voir où ça en est chez moi.


     Et il s’extirpa d’un bond du compartiment.


     — C’est une chose étonnante, c’est vraiment remarquable, observa Ostap : ce matin encore, nous étions des inconnus, et maintenant c’est comme si nous nous connaissions depuis dix ans. C’est l’action des fluides, ou quoi ?


     — Combien devons-nous pour le thé , demanda Parovitski. Combien de verres avons-nous bus, camarades ? Neuf, ou dix ? Il faut demander au chef de wagon. J’y vais.


     Ils furent quatre à se lever pour le suivre, mus par le désir d’aider Parovitski à faire les comptes avec le chef de wagon.


     — Nous pourrions chanter quelque chose ? proposa Ostap. Quelque chose de tonique. Par exemple, Le pope Serge, le pope Serge ! Ça vous dit ? J’ai une belle voix de basse de la Volga.


     Et sans attendre de réponse, le Grand Combinateur se dépêcha d’entonner : « Le long de la rivière, le long de la Kazanka nage un canard bleu… » Quand le moment du refrain arriva, Ostap agita les mains comme un maître de chapelle et tapa du pied, sans que s’élevât le formidable cri attendu, en provenance du chœur. Il y eut tout juste Lida Pissarievskaïa qui piaula par timidité : « Le pope Serge, le pope Serge ! » avant de s’interrompre aussitôt et de s’enfuir.


     L’amitié dépérissait à vue d’œil. Il ne resta bientôt plus dans le compartiment que la bonne et compatissante jeune fille en chaussons de gymnastique.


     — Où se sont-ils tous sauvés ? demanda Bender.


     — En effet, il faut se renseigner, chuchota la jeune fille.


     Elle s’élança prestement vers la porte, mais le malheureux millionnaire la retint par le bras.


     — Je plaisantais, bredouilla-t-il. Je suis un travailleur. Je suis le chef d’un orchestre symphonique !… Le fils du lieutenant Schmidt !… Mon papa était sujet turc. Croyez-moi !…


     — Laissez-moi ! chuchota la jeune fille.


     Le Grand Combinateur se retrouva seul. 


     Tout secoué, le compartiment grinçait. Les petites cuillers tournaient dans les verres vides et tout le troupeau des verres dans leurs porte-verres glissait petit à petit vers le bord de la tablette. Le chef de wagon apparut à la porte, serrant sous son menton une pile de draps et de couvertures.     











Notice synthétique



     À propos de la Volynie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Volhynie


     Je mets « papier quadrillé », mais le terme se trouvant dans le texte est étrange : « papier arithmétique ». A. Préchac a traduit par « papier millimétré », la traduction anglaise lui emboîte le pas. Il peut s’agir de papier logarithmique, mais il y a en russe des termes spécifiques pour tout cela. Bref, je nage.


     Le passage relatif à Boubiechko est, d’après I. Chtcheglov, « [le] Reflet de la campagne contre l’“opportunisme de droite” qui battait son plein depuis le seizième congrès du Parti (juin-juillet 1930), après que le trio Boukharine-Rykov-Tomski se fut opposé à la ligne générale sur l’industrialisation accélérée. Les accusations ici portées contre un Boubiechko imaginaire sont celles que la presse portait alors contre ces trois hauts dignitaires communistes (le dernier se suicidera en 1936, les deux premiers seront exécutés en 1938. On comprend que les œuvres d’Ilf et Petrov n’aient pas été rééditées entre 1939 et 1956 ! »

     J’ajoute, lisant en ce moment l’ouvrage Stèles, que la même mécanique s’est enclenchée vingt ans plus tard en Chine avec la folie aventuriste de Mao Zedong qui mena au Grand Bond en avant, lequel fit la bagatelle de plusieurs dizaines de millions de morts. Ceux qui s’y opposèrent (Zhou Enlai, notamment) durent bien vite faire leur autocritique. À la suite du désastre, Mao se retrouva sur la touche, mais ressurgit quelques années plus tard au moyen de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne

https://fr.wikipedia.org/wiki/St%C3%A8les._La_Grande_Famine_en_Chine,_1958-1961

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Habits_neufs_du_pr%C3%A9sident_Mao


      J’estime cette lettre insuffisante : comme le fait remarquer A. Préchac, nous sommes ici en plein dans le rituel de l’autocritique communiste, qui remplaçait l’ancienne confession faite aux prêtres. Et cette autocritique accompagnera bientôt l’élimination physique (l’assassinat) des cadres. A. Préchac mentionne à juste titre un livre décrivant la chose par le menu : il s’agit de La Peur, deuxième tome de la trilogie Les Enfants  de l’Arbat d’Anatoli Rybakov.


     Conformément aux lois de l’hospitalité : c’est la formule du buffetier du chapitre 28, reprise au chapitre 29, puis par Ostap au chapitre 30 :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/090121/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-28


     Les disques dont on fait des boutons : I. Chtcheglov signale que l’idée du recyclage, est très connue en URSS, ce thème reprenant celui du Fondeur de boutons de Peer Gynt.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Peer_Gynt


     À propos des « couplets populaires » : A. Préchac signale que les comptines russes, les tchastouchki, ont souvent une dimension politique, l’obscénité n’en étant pas exclue – comme dans les libelles prérévolutionnaires (et durant la révolution) en France. Du temps de Staline, il valait mieux qu’elles ne soient pas trop transparentes…


     La simplicité généreuse de la jeunesse soviétique se retrouve, par exemple, dans le premier tome des Enfants de l’Arbat, œuvre déjà citée. Mais A. Préchac fait remarquer que d’autres auteurs, par exemple M. Boulgakov dans Cœur de chien, sont plus sévères…

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/120220/coeur-de-chien-mikhail-boulgakov

(voir notamment les pages 13 à 16 du texte au format pdf) Et, bien entendu, la jeunesse du Goulag et les enfants se retrouvant abandonnés (« biessprizorniki ») développeront d’autres attitudes. Le cynisme désabusé se généralisera pendant la « stagnation », sous Briejniev (Brejnev).


     Qu’avez-vous à vous attrister, les diables ? C’est à nouveau un vers de la chanson sur Stienka Razine, voir le chapitre 26 et sa notice :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/311220/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-26


     La chanson qu’entonne Ostap est une vieille chanson populaire dans laquelle il n’est nullement question de pope. Le pope Serge a dû être rajouté plus tard, pour en faire une chanson antireligieuse. Pauvre Ostap, qui fait tout pour s’attirer les bonnes grâces des étudiants !

https://fr.wikipedia.org/wiki/Kazanka_(rivi%C3%A8re)

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