samedi 30 janvier 2021

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 33

 L'hôte hindou


     Dans la cour fermée de forme rectangulaire du « Grand-Hôtel » résonnaient des bruits de cuisine, un sifflement de vapeur et des cris : « Deux thés complets au seize ! », tandis que les couloirs blancs restaient lumineux et silencieux, comme dans la salle de contrôle d’une centrale électrique. Rentré de son expédition, le congrès des pédologues dormait dans cent cinquante chambres ; trente chambres étaient affectées à des commerçants étrangers venus résoudre la question, devenant douloureuse, de savoir si un commerce profitable était possible, en définitive, avec l’Union Soviétique ; comprenant quatre chambres, la meilleure suite était occupée par un poète et philosophe hindou, tandis que dans une petite chambre réservée par le chef d’un orchestre symphonique dormait Ostap Bender..


     Il était étendu tout habillé sur une couverture de peluche, serrant sur sa poitrine la valise contenant son million. Durant la nuit, le Grand Combinateur inhala la totalité de l’oxygène de la pièce, le reste des éléments chimiques qu’elle contenait pouvant être appelé azote par pure politesse. Cela sentait le vin suri, les boulettes de viande infernales et quelque chose encore d’indéfinissable mais d’odieux. Ostap poussa un gémissement et se retourna. La valise tomba par terre. Ostap ouvrit aussitôt les yeux.


     « Qu’est-ce que c’était ? marmonna-t-il avec une grimace. Jouer les hussards au restaurant ! Et même les cavaliers de la Garde impériale, j’ai l’impression ! Fi ! Je me suis conduit comme un marchand de la deuxième guilde ! Mon Dieu, n’ai-je offensé personne, dans la salle ? Un crétin s’est écrié : « Levez-vous, les pédologues ! », avant de se mettre à larmoyer en jurant qu’il était lui-même pédologue au fond de son cœur. Évidemment, ce crétin, c’était moi ! Mais à quel propos ?… »


     Il se rappela que la veille, ayant décidé de commencer à mener une vie convenable, il avait résolu de se faire construire une villa de style mauresque. Il avait passé la matinée à rêver de choses grandioses. Il se représentait une maison avec des minarets, un suisse au visage de statue, un petit salon, une salle de billard et quelque chose comme une salle de conférences. Au service s’occupant, au Soviet de ville, du foncier, on avait expliqué au Grand Combinateur qu’il pouvait acquérir un bout de terrain. Mais au bureau de la construction, tout s’effondra. Le suisse grondant de sa gueule de pierre disparut, les dorures de la salle de conférence se mirent à vaciller et les minarets s’écroulèrent. 


     — Vous êtes un particulier ? demanda-t-on au millionnaire.


     — Oui, répondit Ostap, une individualité nettement exprimée.


     — Malheureusement, nous construisons uniquement pour des collectivités et des organisations.


     — Coopératives, économiques et sociales ?


     — Voilà.


     — Alors, moi ?


     — Vous, vous construisez vous-même.


     — Mais où trouverai-je les pierres, les espagnolettes et enfin les plinthes ?


     — Procurez-les-vous d’une façon ou d’une autre. Quoique cela soit difficile. Les contingents en sont déjà répartis en fonction de ce que réclament les industries et les coopératives.


     Selon toute vraisemblance, c’était ce qui avait causé son comportement de hussard pendant la soirée.


     Toujours couché, Ostap sortit un calepin et se remit à faire le compte de ses dépenses depuis qu’il avait obtenu son million. La première page portait l’inscription mémorable suivante :


     Chameau        180 r.

     Mouton             30 r.

     Koumys              1 r. 75 k.

     Total                211 r. 75 k.



     La suite ne valait pas mieux. Une pelisse, un plat en sauce, un billet de train, un nouveau plat en sauce, un autre billet, trois turbans achetés pour les mauvais jours, des fiacres, un vase et toutes sortes de bagatelles. En dehors des cinquante mille donnés à Balaganov sans lui porter bonheur, le million était intact.


     « On ne me laisse pas investir ! s’indignait Ostap. On ne me le permet pas ! Me mettre à mener une vie intellectuelle, comme mon ami Lokhankine ? Après tout, les valeurs matérielles, je les ai déjà accumulées, il faut peu à peu accumuler les valeurs spirituelles. Il me faut éclaircir sans délai le sens de la vie. »


     Il souvint que le hall de l’hôtel était rempli en permanence de jeunes filles très désireuses de discuter au sujet de l’âme avec un philosophe étranger, un Hindou.


     « Je vais aller voir l’Hindou, résolut-il. Je finirai par savoir de quoi il retourne. Ce sont, à vrai dire, des manières de gandin, mais il faut en passer par là. »


     Sans se séparer de sa valise et restant dans son costume froissé, Bender descendit à l’entresol et frappa à la porte du grand homme. Un interprète lui ouvrit.


     — Le philosophe reçoit ? s’enquit Ostap.


     — Cela dépend, répondit poliment l’interprète. Vous êtes un particulier ?


     — Non, non, fit le Grand Combinateur avec effroi. Je suis membre d’une organisation coopérative.


     — Vous venez avec un groupe ? Combien êtes-vous ? Mais vous savez, il est difficile au Maître de recevoir tout le monde individuellement. Il préfère converser…


     — Avec un collectif ? dit Ostap, saisissant la balle au bond. C’est justement un collectif qui m’a mandaté pour résoudre une question essentielle au sujet du sens de la vie.


     L'interprète le quitta et revint cinq minutes après. Il écarta la portière et dit pompeusement :


     « Que l’organisation coopérative souhaitant connaître le sens de la vie entre ! »


     Vêtu d’une soutane de velours marron et coiffé d’un bonnet assorti, le grand poète-philosophe siégeait dans un fauteuil au haut dossier inconfortable de bois sculpté. Il avait le visage bistré et délicat, et les yeux noirs d’un sous-lieutenant. Sa grande barbe blanche s’étalait sur sa poitrine comme le plastron d’un habit. Une sténographe était assise à ses pieds. Deux interprètes, l’un anglais et l’autre hindou, se tenaient sur les côtés.


     En voyant Ostap et sa valise, le philosophe se trémoussa sur son fauteuil et chuchota quelque chose avec inquiétude à l’un des interprètes. La sténographe se hâta de griffonner, et l’interprète s’adressa au Grand Combinateur :


     — Le Maître voudrait savoir si la valise du visiteur contient des chants et des sagas que le visiteur s’apprête à réciter à haute voix, car on a déjà récité devant le Maître une quantité de chansons et de sagas, il ne peut en écouter davantage. 


     — Dites au Maître que je n’ai point de sagas, répondit respectueusement Ostap.


     Le vieil homme à l’œil noir montra encore plus d’inquiétude et, parlant avec animation, montra du doigt la valise.


     — Le Maître demande, dit l’interprète, si le visiteur n’a pas l’intention de s’installer chez lui, car c’est la première fois qu’on vient le voir avec une valise.


     Et ce fut seulement après qu’Ostap eut rassuré l’interprète, et ce dernier le philosophe, que la tension se dissipa et que l’entretien commença.


     — Avant de répondre à votre question à propos du sens de la vie, le Maître désire dire quelques mots au sujet de l’instruction publique en Inde.


     — Transmettez au Maître, déclara Ostap, que le problème de l’instruction publique me préoccupe depuis mon enfance.


     Les yeux clos, le philosophe se mit à parler sans hâte. Il s’exprima la première heure en anglais et la suivante en bengali. Il lui arrivait de parler doucement d’une voix agréablement chantante, il se leva même une fois et, relevant sa soutane, accomplit quelques pas de danse figurant visiblement les jeux des écoliers du Pendjab. Puis il s’assit et referma les yeux, tandis qu’Ostap écoutait longuement la traduction. Ostap commença par hocher courtoisement la tête, ensuite, somnolent, il regarda par la fenêtre, et se mit pour finir à se distraire de diverses façons : en tripotant la monnaie dans sa poche, en admirant sa bague et même en adressant assez ouvertement des clins d’œil à la jolie sténographiste, ce qui la faisait griffonner encore plus rapidement avec son crayon.


     — Et qu’en est-il du sens de la vie, alors ? demanda le millionnaire dès qu’il vit une ouverture.


     — Le Maître désire au préalable, expliqua l’interprète, faire connaître au visiteur les amples matériaux qu’il a recueillis en s’informant au sujet du système d’instruction publique en vigueur en URSS.


     — Transmettez à Sa Noblesse que le visiteur n’a pas d’objections, dit Ostap.


     Et la machine repartit. Le Maître parla, chanta des chansons de pionniers, montra le journal mural que lui avaient apporté les enfants de l’école n° 146 et versa même une fois quelques larmes. Les deux interprètes marmonnaient à deux voix, la sténographe écrivait et Ostap se curait négligemment les ongles.


     À la fin, Ostap toussa bruyamment.


     — Vous savez, dit-il, inutile de continuer à traduire. Je comprends pour ainsi dire le bengali, à présent. Vous me traduirez quand il sera question du sens de la vie.


     Lorsque le philosophe eut confirmation du désir insistant d’Ostap, le vieil homme aux yeux noirs s’alarma.


     — Le Maître dit, annonça l’interprète, qu’il est lui-même venu dans votre grand pays pour y apprendre le sens de la vie. La vie prend du sens seulement là où l’éducation publique atteint des sommets comme chez vous. La collectivité…


     — Au revoir, s’empressa de dire le Grand Combinateur, transmettez au Maître que le visiteur demande la permission de s’en aller immédiatement.


     Mais le philosophe avait déjà entonné de sa voix délicate la Marche de Boudionny, que les enfants soviétiques lui avaient apprise. Et Ostap s’éloigna sans permission. 


     — Krishna ! criait le Grand Combinateur en arpentant à grands pas sa chambre. Vishnou ! Que se passe-t-il en ce monde ? Où est la Vérité en robe de bure ? Ou peut-être est-ce moi qui suis un imbécile ne comprenant rien, et dont la vie s’est écoulée stupidement et sans méthode ? Figurez-vous qu’un Hindou véritable sait tout de notre vaste pays, tandis que moi, comme l’hôte hindou de l’opéra, je rabâche la même chanson à propos des « innombrables diamants jetant leurs feux dans des magasins de farine en pierre ». Quelle saleté !


     Ce jour-là, Ostap déjeuna sans boire de vodka et laissa pour la première fois sa valise dans sa chambre. Puis il resta paisiblement assis sur le rebord d’une fenêtre, à s’intéresser aux passants ordinaires qui sautaient dans l’autobus comme des écureuils.


     En pleine nuit, le Grand Combinateur se réveilla et s’assit dans son lit. Tout était silencieux, seul le son mélancolique d’un boston arrivait du restaurant, passant par le trou de la serrure.


     « Comment ai-je pu oublier ! » dit-il, en colère.


     Ensuite, il se mit à rire, alluma la lumière et écrivit en hâte un télégramme :


     « TCHERNOMORSK. À ZOSSIA SINITSKAÏA. VU ERREUR VIE SUIS PRÊT VOLER TCHERNOMORSK AILES AMOUR. TÉLÉGRAPHIEZ RÉPONSE MOSCOU GRAND HÔTEL BENDER. »


     Il sonna et demanda d’envoyer immédiatement son télégramme en express.


     Zossia ne répondit pas. Pas plus qu’aux autres télégrammes qu’il rédigea, aussi désespérés et aussi lyriques que celui-là.

     




     







Notice synthétique



    Tout ce chapitre a été rajouté pour l’édition en volume. Il parodie l’écrivain Rabindranath Tagore qui avait visité l’URSS en septembre 1930, et dont les Lettres de Russie (publiées en 1960) témoignent d’une admiration béate pour le système soviétique, notamment éducatif (note due à Alain Préchac).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Rabindranath_Tagore

     (Je ne trouve pas trace des fameuses Lettres…)


     Rappel concernant les pédologues :

https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9dologie_(g%C3%A9oscience)



     Un marchand de la deuxième guilde : les marchands étaient, sous le tsarisme, classés – par ordre d’importance – en trois guildes. La deuxième, c’est le genre B.O.F., dirions-nous pour franciser la chose.


     Vous êtes un particulier ? On touche ici au thème central, annoncé dès le titre ( Un simple particulier) de la dernière partie du livre : même riche, un simple particulier n’est rien, en URSS. Koreïko se montre plus réaliste qu’Ostap, lui qui attend le retour du capitalisme…


     Les acquisitions d’Ostap : le vase (japonais) et la pelisse (de putois) ont été évoqués au chapitre précédent :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/270121/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-32


     Rappel : Lokhankine est le piètre individu rencontré au « Faubourg aux corbeaux » :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/251020/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-13


     À propos de Boudionny :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Semion_Boudienny

     La marche mentionnée par Wikipedia est la traduction très libre de la Marche de Boudionny à laquelle le texte fait allusion. C’est la version popularisée en français parmi d’autres « Chansons révolutionnaires », avec La Varsovienne, etc. Voici le texte russe, je le traduirai peut-être…

https://ru.wikipedia.org/wiki/%D0%9C%D0%B0%D1%80%D1%88_%D0%91%D1%83%D0%B4%D1%91%D0%BD%D0%BD%D0%BE%D0%B3%D0%BE


     La Vérité en robe de bure renvoie aussi au chapitre 13 dont le lien est donné ci-dessus.

     

     L’hôte hindou de l’opéra : il s’agit de l’opéra Sadko, de Rimski-Korsakov :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sadko_(op%C3%A9ra)

     Comme d’habitude, ce que raconte Ostap est parodique : le véritable livret ne parle évidemment pas de magasins de farine, mais de grottes taillées dans le roc.

     « Innombrables, les diamants dans les grottes,

       Innombrables, les perles dans les mers du Sud »

     L’extrait en question a été donné dans les commentaires du chapitre 32 : 

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/270121/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-32/commentaires

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