mardi 5 janvier 2021

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 27

 « Laissez entrer un mercenaire du capital »




     Durant la nuit, Ostap vit en rêve le visage triste et voilé de Zossia, ensuite ce fut Panikovski qui lui apparut. Le violateur de la convention portait un chapeau de cocher garni d’une plume et, se tordant les mains, disait : « Bender ! Bender ! Vous ne savez pas ce que c’est qu’une poule ! C’est un volatile merveilleusement gras, une poule ! » Ostap ne comprenait pas, et se fâchait : « Quelle poule ? C’est tout de même l’oie, votre spécialité ! » Mais Panikovski insistait : « Une poule, une poule, une poule ! »


     Bender se réveilla. Il vit juste au-dessus de sa tête le plafond incurvé comme le couvercle d’un coffre de grand-mère. 


     Il y avait beaucoup de lumière dans le compartiment. L’air brûlant de la steppe d’Orenbourg s’engouffrait par la fenêtre à demi baissée.


     « Ma poule ! cria quelqu’un en-dessous. Où est passée ma poule ? Il n’y a personne dans le compartiment, à part nous. N’est-ce pas vrai ? Excusez-moi, ce sont les pieds de qui, ça ? »


     Ostap se mit une main sur les yeux et se rappela aussitôt avec déplaisir que Panikovski faisait de même lorsqu’un malheur se profilait. Retirant sa main, le Grand Combinateur vit une tête se montrant à la hauteur de sa couchette.


     — Vous dormez ? Ça alors… fit la première voix.


     — Dites-moi, cher ami, fit la deuxième avec bienveillance, c’est vous qui avez mangé ma poule ? N’est-ce pas exact ?


     Le photoreporter Mienchov était assis en bas, les bras enfoncés jusqu’aux coudes dans un sac noir, il installait un nouveau film dans son appareil.


     — Oui, dit Ostap sans emphase, je l’ai mangée. 


     — Merci bien ! s’écria de façon inattendue Gargantua. Je ne savais plus quoi en faire. Avec la chaleur, la poule pouvait se gâter. Exact, non ?


     — Bien entendu, dit prudemment Ostap. Je suis très content d’avoir pu vous rendre ce petit service.


     — Vous êtes de quel journal ? demanda le photoreporter en continuant à farfouiller avec un sourire langoureux dans son sac. Vous n’êtes pas monté dans le train à Moscou ?


     — Je vois que vous êtes photographe, dit Ostap en éludant la question. J’ai connu un photographe de province qui ouvrait jusqu’aux conserves seulement sous une lumière rouge, il avait peur qu’elles ne s’abîment, autrement. 


     Mienchov se mit à rire. La blague du nouveau passager était de son goût. Et ce matin-là, personne ne posa plus de question embarrassante au Grand Combinateur. Il sauta en bas de la couchette et, passant la main sur ses joues couvertes d’une broussaille de trois jours qui lui donnait des airs de brigand, interrogea du regard le brave Gargantua. Le poète feuilletoniste défit sa valise, en tira une trousse de rasage qu’il tendit à Ostap et se lança dans une longue explication, donnant des coups de bec pour picorer un grain invisible et quêtant à tout instant la confirmation de ses paroles.


     Pendant qu’Ostap se rasait et se lavait, Mienchov, ses courroies de photographe à la ceinture, répandit dans tout le wagon la nouvelle qu’il se trouvait dans leur compartiment un nouveau correspondant qui avait rejoint de nuit le train en aéroplane, et mangé la poule de Gargantua. L’histoire de la poule causa un grand émoi. Les correspondants avaient presque tous emporté pour le voyage de la nourriture venant de chez eux : des galettes, des boulettes de viande, des baguettes de pain et des œufs durs. Personne ne touchait à cette mangeaille. Les correspondants préféraient aller au wagon-restaurant. 


     Si bien qu’avant même qu’Ostap eût fini sa toilette, un écrivain obèse portant un blouson d’enfant moelleux se montra dans le compartiment. Il plaça douze œufs sur la table devant Ostap et dit :


     « Mangez. Ce sont des œufs. Du moment que les œufs existent, il faut bien que quelqu’un les mange, non ? »


     L’écrivain regarda ensuite par la fenêtre, observa la steppe couverte de verrues et dit avec amertume :


     « Quel ennui, le désert ! Mais il existe, et il faut en tenir compte. »


     C’était un philosophe. En entendant Ostap le remercier, l’écrivain hocha la tête et s’en retourna à sa place pour finir un récit qu’il écrivait. Homme ponctuel, il avait fermement décidé d’écrire un récit chaque jour. Il s’y appliquait comme un premier de la classe. Du moment que le papier existait, il fallait bien que quelqu’un écrivît dessus, il s’inspirait apparemment de cette idée.


     D’autres voyageurs suivirent l’exemple du philosophe. Navrotski apporta une boîte de poivrons farcis, Lavoisian des boulettes de viande avec des lignes de journal qui y adhéraient encore, Sapiéguine du hareng et des galettes et Dniestrov un verre de marmelade aux pommes. Il en vint d’autres, mais Ostap mit fin à l’audience.


     « Impossible, mes amis, disait-il. On se montre obligeant envers l’un, et voilà que tous les autres vous tombent dessus. »


     Les correspondants  plaisaient beaucoup à Ostap. Il aurait pu s’attendrir, mais il s’était goinfré au point de ne plus pouvoir exprimer un quelconque sentiment. Il grimpa non sans mal sur sa couchette et dormit presque toute la journée.


     Cela faisait trois jours que le voyage durait. Le train spécial se languissait à attendre qu’il se passât quelque chose. On était encore loin du Turksib, il n’arrivait rien de notable et tous les correspondants moscovites, consumés par l’inaction forcée, se regardaient les uns les autres d’un œil soupçonneux. 


     « Quelqu’un aurait-il appris quelque hose et l’aurait-il envoyé en express à sa rédaction ? »


     À la fin, Lavoisian ne put se retenir d’envoyer un télégramme :



     « DÉPASSÉ ORENBOURG. FUMÉE SORT CHEMINÉE LOCOMOTIVE. HUMEUR EXCELLENTE, DANS WAGONS DÉLÉGUÉS PARLENT SEULEMENT TURKSIB. ENVOYEZ INSTRUCTIONS EXPRESS MER D’ARAL LAVOISIAN. »



     Le secret fut bientôt éventé et, à la gare suivante, le guichet du télégraphe vit se former une file d’attente. Chacun envoyait une dépêche à propos de l’humeur excellente et de la cheminée de la locomotive, d’où s’échappait la fumée.


     Pour les étrangers, un grand champ d’activité s’ouvrit juste après Orenbourg, lorsqu’ils aperçurent leur premier chameau, leur première iourte et leur premier Kazakh en bonnet de fourrure pointu et le fouet à la main.  À la petite station où le train fit par hasard une halte un peu prolongée, une vingtaine d’appareils photo, au bas mot, visèrent le museau d’un chameau. L’exotisme commençait, les vaisseaux du désert, les enfants de la steppe épris de liberté et les bêtes de trait romanesques.


     L’Américaine de sang bleu sortit de son wagon avec des lunettes fumées rondes. Une ombrelle verte la protégeait aussi du soleil. Un Américain aux cheveux argentés la filma longuement dans cet appareil avec une caméra de poing Imo. Elle se tint d’abord à côté du chameau, puis devant lui et finalement juchée dessus, assise entre les bosses que le chef de wagon avait évoquées si chaleureusement. Le petit Heinrich courait dans la foule et disait méchamment à tout le monde :


     « Gardez un œil sur elle, autrement elle va prendre racine ici accidentellement, et l’on aura encore droit aux gros titres de la presse américaine : Une intrépide correspondante américaine entre les pattes d’un chameau fou. »


     Le diplomate japonais se tenait à deux pas d’un Kazakh. Les deux hommes se regardaient en silence. Ils avaient tous les deux exactement la même figure aplatie, la même dure moustache, la même peau jaune et vernie et les mêmes yeux étroits et un peu bouffis. Ils auraient pu passer pour des jumeaux si le Kazakh n’avait pas porté une pelisse de mouton serrée à la taille par une ceinture d’indienne, tandis que le Japonais était en costume gris de coupe londonienne, et si le Kazakh n’avait pas appris à lire seulement un an plus tôt, alors que le Japonais était depuis vingt ans titulaire de diplômes décernés par deux universités, celle de Tokyo et celle de Paris. Le diplomate fit un pas de côté, se pencha sur son Reflex et appuya sur le déclencheur. Le Kazakh se mit à rire, s’assit sur son petit cheval à la peau rugueuse et partit dans la steppe.


     Mais, dès la station suivante, le récit romanesque s’enrichit de nouveaux éléments. Derrière la gare rougeoyaient par terre des tonneaux cylindriques de carburant et jaunissait un bâtiment neuf en bois devant lequel s’alignait une file de tracteurs dont les chenilles avaient imprimé de lourdes marques dans la terre. Une jeune tractoriste en pantalon de travail noir et en bottes de feutre se tenait sur un treillis de traverses empilées. Là, les correspondants soviétiques prirent leur revanche. Tenant leurs appareils photo devant leurs yeux, ils s’approchèrent furtivement de la jeune fille, Mienchov en tête.


     Une cassette en aluminium entre les dents, il faisait penser à un tirailleur avançant en ligne par bonds. Mais si le chameau s’était laissé photographier en étant parfaitement conscient de son droit à la célébrité, la tractoriste s’avéra plus modeste. Elle supporta cinq clichés, puis rougit et s’en alla. Les photographes se rabattirent sur les tracteurs. Fort opportunément, une petite file de chameaux se voyait à l’horizon, au-delà des engins. Les tracteurs et les chameaux, tout cela cadrait à merveille avec un titre comme : L’ancien et le nouveau, ou encore : Qui l’emportera ?


     Ostap s’éveilla peu avant le crépuscule.  Le train poursuivait sa course à travers le désert.  Lavoisian errait dans le couloir, poussant ses camarades à éditer un journal de bord du train, dont il avait déjà imaginé l’appellation : À toute vapeur.


     — En voilà un titre ! dit Ostap. Moi, j’ai vu une fois le journal mural d’une brigade de pompiers, qui s’appelait : D’un feu à l’autre. Cela était adéquat. 


     — Vous êtes un professionnel de la plume ! s’écria Lavoisian. Avouez que vous avez simplement la flemme d’écrire dans le porte-voix de notre communauté ferroviaire.


     Le Grand Combinateur ne nia pas être un professionnel de la plume. Il n’eût pas hésité, en cas de besoin, à dire quel organe de presse il représentait, à savoir le Journal de Tchernomorsk. Mais cela n’était nullement nécessaire, puisqu’aucun contrôleur sévère et armé de pinces nickelées ne parcourait le train spécial. Mais Lavoisian s’était déjà installé avec sa machine à écrire dans le wagon des travailleurs de choc, où sa proposition avait fait du bruit. Déjà, le vieil ouvrier de l’usine des Trois-Monts écrivait au crayon chimique une note sur la nécessité d’organiser à bord du train une soirée d’échanges d’expériences ainsi que des lectures littéraires, déjà l’on se mettait en quête d’un caricaturiste et l’on chargeait Navrotski de recueillir les réponses à un questionnaire visant à savoir, parmi les entreprises représentées par une délégation, laquelle avait le mieux rempli les objectifs du Plan industrialo-financier.


     Le soir, des gens de presse se rassemblèrent en grand nombre dans le compartiment de Gargantua, Mienchov, Oukhoudchanski et Bender. Ils étaient tassés, à six par couchette. Les têtes et les pieds pendaient de l’étage du haut. La fraîcheur sensible de la nuit faisait du bien aux journalistes ayant toute la journée souffert de la chaleur, et le  rythme prolongé des roues, incessant depuis trois jours, incitait à l’amitié. On parlait du Turksib, on évoquait les rédacteurs en chef et les secrétaires, on racontait d’amusants lapsus de presse et tout le monde reprochait en chœur à Oukhoudchanski son manque de disposition pour le journalisme. Oukhoudchanski relevait bien haut la tête et répondait d’un ton condescendant :


     « Vous bavassez ? Ça alors ! »


     Au plus fort de la gaîté, monsieur Heinrich se montra.


     « Laissez entrer un mercenaire du capital » dit-il avec pétulance.


     Heinrich prit place sur les genoux de l’écrivain obèse qui poussa un petit cri et pensa stoïquement : « Du moment que j’ai des genoux, il faut bien que quelqu’un s’asseye dessus, non ? Eh bien, il s’est assis. »


     — Alors, où en êtes-vous avec l’édification du socialisme ? demanda avec insolence le représentant du journal libéral.


     Alors qu’on adressait avec courtoisie à tous les étrangers présents dans le train, en faisant précéder leur nom de famille de Mister, Herr ou Signor, il se trouvait qu’on appelait simplement Heinrich le correspondant du journal libéral, on le tenait pour un farceur, on ne le prenait pas au sérieux. C’est ainsi que Palamidov répondit à la question si directe de ce dernier :


     — Heinrich ! Vous vous fatiguez pour rien ! Vous allez encore vous mettre à dénigrer le pouvoir soviétique, cela est ennuyeux et sans intérêt. En outre, ce genre de choses, nous pouvons l’entendre dans la bouche de n’importe quelle vieille en train de faire la queue. 


     — Il ne s’agit pas du tout de ça, dit Heinrich ; je voudrais vous raconter une histoire biblique, celle d’Adam et Ève. Je peux ?


     — Dites donc, Heinrich, comment se fait-il que vous parliez si bien le russe ? demanda Sapiéguine.


     — J’ai appris le russe à Odessa, lorsque j’occupais cette ville merveilleuse en 1918, avec l’armée du général von Beltz. J’avais le grade de lieutenant, à cette époque. Vous avez sûrement entendu parler de von Beltz ?


     — Pas seulement entendu parler, dit Palamidov. Nous l’avons même vu. Votre von Beltz gisait dans son cabinet tout doré, dans la palais du commandant du district militaire d’Odessa. Il s’était fait sauter la cervelle en apprenant qu’une révolution s’était produite dans votre patrie. 


     Au mot de « révolution », monsieur Heinrich eut un sourire officiel et dit :


     — Le général a été fidèle à son serment.


     — Et vous, Heinrich, pourquoi ne vous-êtes pas brûlé la cervelle ? demanda-t-on depuis la couchette supérieure. Qu’avez-vous fait de votre serment ?


     — Allons, écouterez-vous l’histoire biblique ? demanda avec irritation le représentant du journal libéral.


     On le martyrisa tout de même encore quelque temps en lui reposant la question à propos de son serment, et ce ne fut que lorsque, excédé, il se préparait à s’en aller qu’on accepta d’écouter son histoire.



RÉCIT DE MONSIEUR HEINRICH :
L’HISTOIRE D’ADAM ET ÈVE 



     « Il y avait à Moscou, messieurs, un jeune homme , un komsomol. Il s’appelait Adam. Et, dans la même ville, se trouvait une jeune fille, une komsomole nommée Ève. Et voilà qu’un jour, ces jeunes gens allèrent se promener au paradis de Moscou, le Parc de Culture et de Détente. J’ignore de quoi ils y parlèrent. Chez nous, habituellement, les jeunes gens parlent d’amour. Mais vos Adam et Ève étaient marxistes et il se peut qu’ils aient parlé de révolution mondiale. Toujours est-il qu’en se promenant dans l’ex-Jardin d’Agrément, ils s’assirent sur l’herbe sous un arbre. Quel arbre, je l’ignore. C’était peut-être l’arbre de la Connaissance du bien et du mal. Mais vous n’ignorez pas que les marxistes n’aiment pas le mysticisme. Selon toute vraisemblance, ils ont dû voir dans cet arbre un simple sorbier. Tout en bavardant, Ève arracha une petite branche de l’arbre et l’offrit à Adam. Apparut alors un homme que les jeunes marxistes sans imagination prirent pour un gardien du parc. Et pourtant, selon toute vraisemblance, c’était l’Ange au glaive de feu. Maugréant et jurant, l’ange conduisit Adam et Ève au bureau du parc en vue d’établir un procès-verbal relatif au dommage causé au jardin. Cet événement insignifiant détourna les jeunes gens de la haute politique, et Adam vit devant lui la douce Ève, et celle-ci aperçut devant elle le vaillant Adam. Et les jeunes gens s’éprirent l’un de l’autre. Trois ans plus tard, ils avaient déjà deux fils. »


     Là, monsieur Heinrich interrompit brusquement son récit et se mit à rentrer dans ses manches ses manchettes rayées et non empesées.


     « Bon, et alors ? » demanda Lavoisian.


     « Alors, dit orgueilleusement Heinrich, alors l’un des fils s’appelle Caïn, l’autre Abel, et d’ici quelque temps, Caïn tuera Abel, Abraham engendrera Isaac, Isaac engendrera Jacob, et toute l’histoire biblique recommencera, sans qu’aucun marxisme puisse l’empêcher. Tout se répète. Ce sera le Déluge, viendront Noé et ses trois fils, et Cham offensera Noé, il y aura la tour de Babel, dont la construction ne s’achèvera jamais, messieurs. Et ainsi de suite. Il ne se passera rien de nouveau sur terre. Si bien que votre effervescence à propos d’une nouvelle vie est vaine. »


     Et Heinrich se renversa en arrière avec satisfaction, écrasant de sa maigre échine de hareng le brave écrivain obèse. 


     — Tout cela serait excellent si c’était adossé à des preuves, dit Palamidov. Seulement, vous ne pouvez rien prouver. Vous voulez juste qu’il en soit ainsi. Il n’est pas nécessaire de vous interdire de croire aux miracles. Croyez, priez.


     — Et vous, vous avez des preuves qu’il en sera autrement ? s ‘exclama le représentant du journal libéral.


     — Nous en avons, répliqua Palamidov. Vous en verrez une après-demain, à la jonction du Turksib.


     — Et c’est reparti ! grogna Heinrich. L’édification ! Les usines ! Le Plan quinquennal ! Qu’avez-vous à me flanquer votre ferraille à la figure ? C’est l’esprit qui compte ! Tout se répétera ! Il y aura la Guerre de Trente ans, et la Guerre de Cent ans, et l’on fera de nouveau brûler les gens qui oseront dire que la Terre est ronde. Et le pauvre Jacob sera de nouveau berné, on le fera travailler gratuitement pendant sept ans, et il aura pour femme la moche et myope Léa, qu’on lui refilera à la place de Rachel à la gorge pleine. Tout, absolument tout se répétera. Et le Juif errant vagabondera à travers le monde comme par le passé…


     — Le Juif errant ne vagabondera plus jamais ! dit soudain le Grand Combinateur en jetant de joyeux regards à la ronde.


     — Et cela aussi, vous pouvez le prouver en deux jours ? hurla Heinrich.


     — Mais à l’instant même, répondit aimablement Ostap. Si l’assistance m’y autorise, je vous raconterai ce qui est arrivé au dit Juif errant.


     L’assistance s’empressa de donner son accord. Tous s’apprêtèrent à écouter le récit du nouveau voyageur, Oukhoudchanski proférant même : « Vous racontez des histoires ? Ça alors… »


     Et le Grand Combinateur commença.



RÉCIT D’OSTAP BENDER :
L’HISTOIRE DU JUIF ERRANT



     Je ne vais pas vous rappeler la longue et fastidieuse histoire du Juif errant. Je dirai juste que cela fait deux mille ans que vieillard banal parcourt le monde sans se faire enregistrer dans les hôtels et en lassant les citoyens de ses plaintes au sujet des tarifs élevés des chemins de fer, qui l’ont obligé à aller à pied. On l’a aperçu une quantité de fois. Il était présent lors de séance historique qui vit Christophe Colomb incapable de rendre compte des sommes reçues par avance pour la découverte de l’Amérique. Encore tout jeune homme, il a assisté à l’incendie de Rome. Il a vécu un siècle et demi en Inde, étonnant extraordinairement les yogis par sa vitalité et sa hargne. Bref, le vieillard aurait pu raconter bien des choses intéressantes s’il avait, à la fin de chaque siècle, rédigé ses Mémoires. Mais le Juif errant était illettré et, de plus, avait une mémoire pleine de trous.


     Il n’y a pas si longtemps, le vieil homme habitait la ville admirable de Rio de Janeiro, buvait des boissons rafraîchissantes, regardait passer les transatlantiques et flânait sous les palmiers en pantalon blanc. Pantalon qu’il avait acheté d’occasion huit cents ans plus tôt en Palestine  à quelque chevalier ayant reconquis le Saint-Sépulcre, et qui était comme neuf. Et brusquement, le vieillard fut en proie à l’inquiétude. Il eut envie d’aller en Russie, sur le Dniepr. Il était allé partout : sur le Rhin, sur le Gange, sur le Mississippi, sur le Yangzi, sur le Niger et sur la Volga. Partout, sauf sur le Dniepr. Il avait envie, figurez-vous, de voir aussi ce vaste fleuve.


     En mille neuf cent dix-neuf exactement, le Juif errant, portant son pantalon de chevalier, franchit illégalement la frontière roumaine. Faut-il mentionner qu’il avait sur le ventre huit paires de bas de soie et un flacon de parfum parisien qu’une certaine dame de Kichinev l’avait prié de remettre à sa famille vivant à Kiev. En ces temps agités, transporter de la contrebande sur son ventre s’appelait « porter un cataplasme ». On avait vivement enseigné cette pratique au vieux à Kichinev. Alors que le Juif errant, sa mission accomplie, se tenait sur la berge du Dniepr, laissant pendre sa barbe verte et malpropre, un homme ayant sur son pantalon des bandes jaunes et bleues et portant les pattes d’épaule de l’armée de Petlioura s’approcha de lui et lui demanda sévèrement :


     — Juif ?


     — Juif, répondit le vieillard.


     — Bon, allons-y, fit l’homme aux bandes de pantalon. Et il l’emmena chez l’ataman local. 


     — On a pris un Juif, dit-il pour faire son rapport, en poussant du genou le vieillard.


     — Juif ? demanda l’ataman avec un joyeux sourire.


     — Juif, répondit le pèlerin.


     — Bon, collez-le au poteau, dit l’ataman d’une voix caressante.


     — Mais je suis censé errer éternellement ! s’écria le vieillard.


     Cela faisait deux mille ans qu’il attendait la mort avec impatience, et soudain, il avait très envie de vivre.


     — Ferme-la, youpin ! s’exclama joyeusement l’ataman. Sabrez-le, mes braves garçons !

    

     Ainsi périt l’éternel pèlerin.


     « C’est tout » conclut Ostap.


     « Je suppose, monsieur Heinrich, que l’ancien lieutenant de l’armée autrichienne que vous êtes n’ignore pas les petites habitudes qu’avaient vos amis de chez Petlioura ? » dit Palamidov.


     Sans rien répondre, Heinrich s’en alla aussitôt. On pensa d’abord qu’il s’était senti offensé, mais on apprit dès le lendemain que le correspondant du journal libéral avait quitté le wagon soviétique pour se rendre tout droit chez mister Hiram Burnam, à qui il avait vendu l’histoire du Juif errant pour quarante dollars. À la station suivante, Hiram expédia par télégramme à son journal le récit d’Ostap Bender.     









Notice synthétique



     Orenbourg (qui se prononce Arienbourgue, je renonce à cette transcription) est à 1200 km de Moscou. Nous avons déjà fait du chemin… 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Orenbourg


     Les bouts de journaux adhérant aux boulettes de viande : I. Chtcheglov y voit un souvenir de lecture du roman de Giraudoux Siegfried et le Limousin (ch. 1), livre qui avait été traduit en russe en 1927. Je ne connais pas.


     L’ancien et le nouveau : plus connu sous le titre La ligne générale, ce film d’Eisenstein de 1929, peut-être volontairement raté par son auteur, avait été sévèrement critiqué, aussi bien par Ilf & Petrov que par la Pravda. Qui l’emportera ? [littéralement : qui battra qui, dans une tournure elliptique où le verbe est sous-entendu : kto kovo ?] est une citation classique de Lénine (note trouvée chez A. Préchac).


     D’un feu à l’autre, ou de poêle en braise : cette expression se rend d’habitude par : de Charybde en Scylla. Mais ici…


     Adam et Ève : probable clin d’œil à la pièce satirique de Boulgakov (note due à I. Chtcheglov).


     Sur l’occupation d’Odessa, revoir la notice du chapitre 15.


     Le Parc de Culture et de Détente est maintenant connu sous le nom de Parc Gorki. Le Jardin d’Agrément (Jardin Neskoutchny) est le plus ancien parc de Moscou, ultérieurement englobé dans ce qui est devenu le parc Gorki.


     Des bandes jaunes et bleues : on reconnaît les couleurs du drapeau ukrainien. On attribue à Petlioura (https://fr.wikipedia.org/wiki/Symon_Petlioura) la responsabilité de nombreux pogroms. On peut consulter à ce sujet l’effrayant Livre des pogroms établi sous la direction de Lidia Miliakova et présenté en français par Nicolas Werth. On y lit d’ailleurs que, si l’Armée rouge ne s’est pas livrée à des pogroms systématiques, il y eut tout de même des exactions. L’ataman est un chef chez les Cosaques.


     Mais je suis censé errer éternellement : le texte russe dit : « Je suis censé être éternel », parce qu’en russe, le Juif errant se traduit par « le Juif éternel ». Comme on me l’a suggéré, je fais dans ma traduction la synthèse des deux formules... Ivan Chtcheglov fait remarquer que l’on retrouve la scène à plusieurs reprises chez Boulgakov (Coup de main et La Garde blanche). Il s’interroge sur les sentiments des auteurs devant la disparition du vieux monde.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire