samedi 13 février 2021

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 36

 Le chevalier de l’Ordre de la Toison d’or




     Un étrange personnage marchait de nuit dans les marécages bordant le Dniestr. Il était énorme, gros au point d’en être difforme. Il était serré dans un surtout de grosse toile au capuchon relevé. L’étrange individu passait près des sections de roseaux et sous les arbres fruitiers à moitié déracinés en marchant sur la pointe des pieds, comme dans une chambre à coucher. Il s’arrêtait parfois et poussait un soupir. À l’intérieur de son surtout se faisait alors entendre le tintement que le métal produit en se heurtant au métal. Et toujours, un son léger, extraordinairement délicat, flottait ensuite dans l’air. Une fois, l’homme étrange trébucha sur une racine humide et tomba sur le ventre. Il se produisit alors un bruit sonore, comme si l’armure d’un chevalier s’était écroulée sur un parquet. L’étrange personnage resta longtemps sans se relever, scrutant les ténèbres.


     Cette nuit de mars était bruyante. Des gouttes d’apothicaire de bon poids tombaient des arbres et s’étalaient par terre en faisant floc !


     « Maudit plat ! » murmura l’homme.


     Il se releva et parvint au Dniestr sans autre incident. L’homme souleva les pans de sa capote, descendit le long de la berge et, en équilibre instable sur la glace détrempée, s’enfuit vers la Roumanie.


     Le Grand Combinateur avait passé tout l’hiver à se préparer. Il avait acheté des dollars américains avec les portraits de présidents à boucles blanches, des montres et des porte-cigarettes en or, des alliances, des diamants et d’autres affaires précieuses.


     À présent, il portait sur lui dix-sept porte-cigarettes massifs ornés de monogrammes, d’aigles et d’inscriptions gravées :


     « À Ievsieï Rudolfovitch Demiproducteur, directeur de la banque russo-carpathique et notre bienfaiteur, pour ses noces d’argent et de la part de ses employés reconnaissants. »


     « Au conseiller secret M. I. Sacrilège à l’occasion de la clôture de l’inspection sénatoriale, de la part des autorités municipales de Tchernomorsk. »


     Mais le plus lourd des porte-cigarettes portait la dédicace suivante :


     « À M. le Commissaire du bureau de police du quartier Alexeïev, de la part des marchands juifs reconnaissants. »


     Sous l’inscription se trouvait un cœur d’émail rutilant percé d’une flèche qui devait bien sûr symboliser l’amour des marchands juifs pour Monsieur le Commissaire.


     Il avait fourré dans ses poches des colliers faits d’alliances, d’anneaux et de bracelets. Il portait sur le dos, accrochées par de solides ficelles sur trois rangées, vingt paires de montres en or. Certaines produisaient un tic-tac agaçant et Bender avait l’impression que des insectes rampaient le long de son dos. Il y avait même parmi elles des cadeaux, comme en témoignait cette inscription sur le boîtier : « À mon fils chéri Sériojenka Kastraki pour sa réussite au certificat d’études secondaires. » Quelqu’un avait gravé avec une épingle « sexuelles » au-dessus de « secondaires ». C’était apparemment l’œuvre des amis du jeune Kastraki, aussi cancres que lui. Ostap s’était longtemps refusé à acheter cette montre indécente, mais il avait fini par en faire l’acquisition car il était fermement décidé à convertir en articles de bijouterie tout son million.


     L’un dans l’autre, ce fut un hiver très laborieux. Le Grand Combinateur trouva seulement pour quatre cent mille roubles de brillants ; il ne réussit à obtenir que pour cinquante mille en devises, parmi lesquelles de l’argent polonais et balkanique un peu douteux. Il fallut acheter des affaires lourdes avec le reste de son magot. Il était particulièrement pénible de se déplacer avec un plat en or sur le ventre. C’était un grand plat ovale comme un bouclier de chef africain et pesant vingt livres. Le cou puissant du capitaine ployait sous le poids d’une croix pectorale d’évêque portant l’inscription « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », obtenue du citoyen Samooblojenski, ancien sous-diacre de cathédrale. Par-dessus la croix se trouvait un agneau coulé dans l’or, accroché à un magnifique ruban – c’était l’Ordre de la Toison d’or. 


     Cette décoration, Ostap l’avait obtenue en marchandant chez un vieillard insolite qui avait peut-être été Grand-Duc, ou alors valet de Grand-Duc. Le vieillard en demandait un prix exorbitant, arguant du fait que peu de gens dans le monde portaient cette décoration, des têtes couronnées, le plus souvent.


     — La Toison d’or , marmonnait le vieillard, n’est donnée qu’aux gens les plus valeureux !


     — Eh bien c’est mon cas, répondait Ostap. En outre, je l’achète seulement parce que c’est de l’or.


     En fait, le capitaine rusait avec sa conscience. La décoration lui avait tout de suite plu, et il avait décidé de la garder à jamais en qualité d’Ordre du Veau d’or.


     Pressé par la peur et s’attendant à entendre la détonation d’un coup de fusil, Bender atteignit en courant le milieu du fleuve et s’arrêta. L’or l’écrasait – le plat, la croix, les bracelets. Son dos le démangeait à cause des montres qui y pendaient. Les pans de son surtout étaient trempés et pesaient une tonne. Avec un gémissement, Ostap l’arracha, le jeta sur la glace et reprit sa course. Apparut alors une magnifique pelisse, une chose presque inouïe, quasiment la plus précieuse dans la toilette que portait Ostap. Il l’avait confectionnée durant quatre mois, la construisant comme on le fait d’une maison, il en avait tracé les plans et en avait apporté les matériaux. La pelisse était double : elle était fourrée à l’intérieur de renard argenté d’une qualité incomparable, et l’extérieur était en authentique loutre de mer, avec un col en zibeline. Cette pelisse était tout bonnement incroyable ! Une super pelisse avec des poches en chinchilla bourrées de médailles de sauvetage, de petites croix à porter au cou et de bridges en or – la dernière réalisation de la technique dentaire. Sur la tête du Grand Combinateur s’élevait une chapka, ou plutôt une tiare, en castor.


     Cet extraordinaire chargement devait assurer au capitaine une vie facile et débridée au bord de l’océan tiède, dans la ville de ses rêves d’enfance, aux balcons garnis de palmiers et de ficus : Rio de Janeiro.


     À trois heures du matin, le descendant rebelle des janissaires mit le pied sur le rivage étranger. Il y régnait le même silence, la même obscurité, c’était aussi le printemps là-bas, et des gouttes d’eau tombaient des arbres. Le Grand Combinateur se mit à rire.


     « À présent, quelques formalités à régler avec les gentils seigneurs roumains, et la voie sera libre. J’imagine que deux ou trois médailles de sauvetage embelliront leur existence grise de frontaliers. »


     Il se retourna en direction du côté soviétique et, tendant un bras volumineux enveloppé de loutre dans l’obscurité commençant à pâlir, dit :


     « Il faut tout faire dans les formes. Modèle numéro cinq : l’adieu à la mère patrie. Eh bien, Adieu, grand pays. Je n’aime pas, étant le premier de la classe, que l’on me fasse des remarques sur mon attention, mon assiduité et ma conduite. Je suis un simple particulier, et ne suis pas obligé de m’intéresser à vos fosses pour silos, vos tranchées et vos tours. Je suis assez peu concerné par le problème de la transformation socialiste de l’homme en ange dépositaire à la Caisse d’épargne. C’est tout le contraire. Ce qui me préoccupe, ce sont les questions urgentes se rapportant à à la sollicitude vis-à-vis de la personne des millionnaires solitaires… »


     À ce moment, l’adieu à la patrie suivant le modèle numéro cinq fut interrompu par l’apparition de quelques silhouettes armées, dans lesquelles Bender reconnut des garde-frontières roumains. Le Grand Combinateur s’inclina dignement et articula de façon distincte la phrase spécialement apprise :


     « Trăiască România Mare ! »


     Il jeta un coup d’œil amical aux garde-frontières, dont il voyait mal les visages dans la pénombre. Il crut les voir sourire.


     « Vive la grande Roumanie ! répéta Ostap en russe. Je suis un vieux professeur fuyant la Tchéka moscovite ! Ma parole, je me suis échappé de justesse ! Je salue en vous… »


     L’un des garde-frontières s’approcha tout près d’Ostap et, sans rien dire, lui ôta sa tiare de fourrure. Ostap tendit la main vers son couvre-chef, mais le garde-frontière, toujours sans rien dire, repoussa cette main.


     « Mais enfin ! dit avec bonhomie le Grand Combinateur. Enfin, enfin ! Ne me touchez pas ! Je me plaindrai de vous au Sfatul Tării, au Grand Huruldan ! »


     À ce moment, un autre garde-frontière se mit lestement, avec la dextérité d’un amant expérimenté, à déboutonner la superbe, l’incroyable pelisse d’Ostap. Le capitaine s’écarta vivement. ce mouvement fit tomber d’une de ses poches un bracelet de dame qui alla rouler par terre.


     Branzuletka ! glapit un officier garde-frontière en manteau court avec un col en poils de chien et de gros boutons métalliques sur son derrière rebondi.


     Branzuletka ! crièrent les autres en se ruant sur Ostap.


     Empêtré dans sa pelisse, le Grand Combinateur tomba par terre et sentit aussitôt qu’on retirait de son pantalon le précieux plat. Quand il se releva, il vit l’officier le tenir dans ses mains, le soupesant avec, aux lèvres, un sourire qui n’avait plus rien d’humain. Ostap se cramponna à son bien et l’arracha des mains de l’officier, à la suite de quoi il reçut un coup aveuglant en pleine figure. Les événements se déroulèrent aussi vite qu’à la guerre. Le Grand Combinateur, gêné par sa pelisse, lutta un moment à genoux avec ses adversaires en leur lançant des médailles de sauvetage. Il ressentit ensuite un brusque et inexplicable soulagement qui lui permit de porter à l’ennemi une série de coups écrasants. En fait, on avait réussi à lui arracher la pelisse valant cent mille roubles.


     « En voilà des manières ! » cria Ostap d’une voix chantante, en jetant à la ronde de sauvages regards.    


     À un moment, debout et adossé à un arbre, il employait le plat luisant pour taper sur la tête de ses assaillants. À un autre moment, on essayait d’arracher au capitaine l’Ordre de la Toison d’or, et il secouait la tête comme un cheval. Il y eut aussi un moment où, brandissant bien haut la croix épiscopale  qui portait l’inscription « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » il criait hystériquement :


     « Exploiteurs des masses laborieuses ! Araignées ! Suppôts du capital ! Vermines ! »


     Et une salive rose s’échappait de sa bouche. Ostap luttait comme un gladiateur pour son million. Il faisait tomber ses adversaires accrochés à lui et se relevait en regardant devant lui de ses yeux obscurcis.


     Il revint à lui étendu sur la glace, la figure en marmelade, n’ayant plus qu’une botte, ayant perdu sa pelisse, les porte-cigarettes gravés, les montres, le plat, les devises, la croix et les diamants, ayant perdu son million. En haut de la berge se tenait l’officier au col en poils de chien qui regardait Ostap en contrebas.


     « Maudite siguranţă ! cria Ostap en levant son pied nu. Parasites ! »


     L’officier sortit lentement son pistolet et l’arma. Le Grand Combinateur comprit que l’interview était terminée. Courbé, il s’en retourna en clopinant vers la rive soviétique.


     Un brouillard blanc comme la fumée d’une cigarette montait de la rivière. Desserrant le poing, Bender vit dans sa main un bouton en cuivre poli, une boucle de cheveux raides et noirs arrachés à quelqu’un et l’Ordre de la Toison d’or, réchappé par miracle de la bataille.  Le Grand Combinateur contempla d’un air stupide ses trophées et les restes de sa fortune et continua à avancer, glissant dans les creux de la glace et grimaçant de douleur.


     Un ébranlement fort et prolongé comme un coup de canon parcourut la surface de la glace. Un vent tiède soufflait éperdument. Regardant sous ses pieds, Bender vit sur la glace une grosse crevasse verte. Le plateau de glace où il se trouvait vacilla et l’une de ses extrémités commença à s’enfoncer dans l’eau. 


     « La débâcle commence ! s’écria avec effroi le Grand Combinateur. La débâcle commence, Messieurs les jurés ! »


     Il se mit à sauter d’un bloc de glace à l’autre, se hâtant de toutes ses forces de regagner le pays auquel il avait dit adieu avec tant de morgue, une heure plus tôt. Le brouillard montait lentement et solennellement, révélant les marais.


     Dix minutes plus tard, un homme étrange, sans chapka et chaussé d’une seule botte, mit le pied sur la rive soviétique. Il déclara à haute voix, parlant à la cantonade :


     « Les ovations sont inutiles ! Je ne suis pas devenu un nouveau Comte de Monte-Christo. Je vais devoir me reclasser comme gérant d’immeuble. »


     









Notice synthétique



     Sur l’Ordre de la Toison d’or :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_la_Toison_d%27or


     Sur le Dniestr : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dniestr


     Sur la fuite d’Ostap en Roumanie : « La frontière naturelle formée par le Dniestr, qui recula plusieurs fois au cours du XXe siècle et s’avère encore aujourd’hui l'objet de luttes acharnées entre Moldaves (Roumains) et Russes (République de Transnistrie), avait été le lieu naturel de départ vers la liberté d’un grand nombre de Blancs refoulés par les bolcheviks, à la fin de la Guerre civile. De même, nous rappelle I. Chtcheglov, avait-ce été dans le port roumain de Constanza que s’étaient réfugiés en 1905 les matelots révoltés du « Potemkine ». Mais c’est aussi dans ces parages que se trouve la ville, alors roumaine, de Bendéry, d’où Ostap tire son nom de famille : en échappant au régime soviétique, il entend bien retrouver ses racines. I. Chtcheglov voit aussi une très possible ressemblance avec Un drame en Livonie, le roman de Jules Verne. » (note d’Alain Préchac)

Sur la Transnistrie :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Transnistrie_(%C3%89tat)


     Les porte-cigarettes que trimballe Ostap ont été fabriqués, au vu des inscriptions gravées dessus, avant 1917. Conseiller secret est un haut rang dans le tchin de Pierre le Grand. J’ai traduit les noms, car ils étaient irrésistibles.


     Les montres : il s’agit d’anciennes grosses montres de gousset, semble-t-il. Les deux autres traductions ont négligé le mot « paires » et gardent seulement vingt montres, ce qui est étrange, car les montres ne sont pas des ciseaux.


     Rappel à propos du plat en or : la livre russe pesait un peu moins de 410 g. le plat pèse donc huit bons kilos.


     Samooblojenski veut dire : Autoimposé…


     et pesaient une tonne : le texte russe dit : et pesaient plusieurs pouds – rappelons que le poud vaut plus de seize kilos.


     Comme le fait remarquer I. Chtcheglov, la belle pelisse dont Ostap sera dépouillé renvoie à la triste mésaventure d’Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, le héros malheureux de la nouvelle  de Gogol Le Manteau. Mais ici, on va rire et non pleurer.


     Le deuxième Adieu est transcrit du français.


     Comme le remarque I. Chtcheglov – en marquant une hésitation là où je n’ai, pour ma part, aucun doute –, derrière le discours bouffon d’Ostap se dissimule une virulente critique du régime : pour la voir, il suffit de gommer les trois derniers mots de sa diatribe…


     Trăiască România Mare : il y a une coquille dans le texte russe – erreur de Bender ou des auteurs, je ne saurais le dire. On lit en effet : Trăiascu România Mare.


     Rappel : la Tchéka est le premier nom-sigle des « Organes », c’est-à-dire de ce qui deviendra le Guépéou, puis le NKVD et finalement le KGB.


     Les réclamations d’Ostap seront adressées à des institutions écorchées dans le texte :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sfatul_%C8%9A%C4%83rii

     (le deuxième terme renvoie plutôt à la Mongolie)


     Branzuletka ! a ici le sens de : « Un bracelet ! ». Mais il semble bien que ce terme soit du roumain à la sauce Ilf-Petrov…


     Siguranţă : plus connue ensuite sous le nom de Securitate


     Comme le signale A. Préchac, la dernière phrase de Bender est énigmatique. Toute la morale du livre est que seul le vol étatique « marche » en URSS. Mais on imagine mal Ostap devenir un vulgaire parasite bureaucratique de plus. Koreïko, par contre, attendant le retour du capitalisme mais jouant le jeu en surface, me rappelle un personnage historique : un certain Naftali Frenkel…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Naftali_Frenkel

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