jeudi 8 juin 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub), chapitres XIII à XV

 XIII


     Le soir, Peredonov alla voir le directeur – disant venir au sujet d’une affaire.


     Le directeur1, Nikolaï Vlassiévitch Khripatch2, avait un nombre déterminé de règles qu’il appliquait, dans la vie, avec tant de libéralisme, que s’y tenir ne présentait aucun caractère de contrainte. Dans ses fonctions, il suivait tranquillement les exigences des lois et des directives des autorités, ainsi que les règles du libéralisme modéré couramment admis. Du coup, ses supérieurs, les parents d’élèves et les élèves eux-mêmes étaient-ils pareillement satisfaits du directeur. Il ne connaissait pas de cas douteux, pas plus que l’indécision ou les hésitations, d’ailleurs, à quoi bon ? on pouvait toujours s’appuyer sur une décision du Conseil pédagogique ou sur un ordre des autorités. Il était tout aussi juste et calme dans ses relations personnelles. Il avait une apparence de fermeté bonhomme : de petite taille, replet, agile, les yeux vifs et la parole assurée, il avait l’air d’un homme à sa place et ayant l’intention d’asseoir encore mieux ladite place. Dans son bureau, on trouvait beaucoup de livres sur les étagères ; il copiait des extraits de certains d’entre eux. Quand il avait suffisamment d’extraits, il les ordonnait et les réarrangeait avec ses propres mots : cela donnait un manuel qu’on imprimait et qui se mettait à circuler, pas comme les brochures d’Ouchinski3 ou de Ievtouchevski4, mais tout de même pas mal. Il composait parfois, à partir de brochures étrangères surtout, des recueils que personne ne lisait, et dont personne n’avait besoin, et qu’il éditait dans une revue tout aussi ignorée et inutile.  Il avait beaucoup d’enfants, et tous, garçons et filles, montraient à l’état embryonnaire des talents variés : l’un écrivait des vers, l’autre dessinait, un troisième faisait de rapides progrès musicaux. 


     Peredonov dit d’un ton morose :


     — Vous vous en prenez toujours à moi, Nikolaï Vlassiévitch. Vous entendez peut-être des calomnies à mon sujet, mais je ne fais rien de tel.


     — Excusez-moi, le coupa le directeur, les calomnies dont vous parlez m’échappent. Dans le travail de direction du lycée qui m’a été confié, je me laisse guider par mes propres observations, et j’ose espérer que mon expérience, dans mes fonctions, est suffisante pour apprécier avec justesse ce que je vois et entends, d’autant plus étant donné l’attention que je porte à mon travail, règle d’airain pour moi.


     Cela fut dit rapidement et très distinctement par Khripatch, sa voix résonnant avec une netteté sèche, évoquant le craquement produit par des tiges de zinc lorsqu’on les plie. Il ajouta :


     — En ce qui concerne mon avis personnel à votre sujet, je continue à l’heure actuelle à penser que votre activité professionnelle souffre de fâcheuses lacunes.


     — Oui, dit Peredonov avec morosité, vous vous êtes mis dans la tête que je n’étais bon à rien, alors que je passe mon temps à me préoccuper du lycée.


     Khripatch leva les sourcils avec étonnement et adressa un regard interrogateur à Peredonov.


     — Vous ne vous apercevez pas, poursuivit Peredonov, qu’un scandale peut éclater dans notre lycée : personne ne s’en rend compte, je suis le seul à y avoir fait attention.


     — Quel scandale ? demanda Khripatch avec un petit rire sec, en déambulant lestement dans son bureau. Vous m’intriguez, je vous le dis franchement, je crois peu à la possibilité d’un scandale dans notre lycée. 


     — Oui, seulement vous ne savez pas qui vous avez accepté comme élève, à l’heure actuelle, dit Peredonov, avec tant de joie mauvaise que Khripatch s’arrêta et le regarda attentivement.


     — Il y a eu très peu de nouveaux entrants, dit-il sèchement. En outre, les élèves admis en sixième5, clairement, n’étaient pas des élèves exclus dans un autre lycée, tandis que le seul6 à être entré en troisième est arrivé chez nous avec des recommandations écartant la possibilité de suppositions peu flatteuses.


     — Oui, seulement ce n’était pas à nous qu’il fallait le confier, mais à une autre institution, fit d’un air sombre, et comme à regret, Peredonov.


     — Expliquez-vous, Ardalion Borissytch, je vous le demande, dit Khripatch. J’espère que vous ne voulez pas dire qu’il convient d’envoyer Pylnikov dans un centre pour jeunes délinquants.


     — Non, cette créature, il faut l’envoyer dans un pensionnat où l’on n’étudie pas les langues anciennes, dit haineusement Peredonov, ses yeux brillant de méchanceté.


     Les mains dans les poches de son veston d’intérieur court, Khripatch regardait Peredonov avec un étonnement considérable.


     — De quel pensionnat parlez-vous ? demanda-t-il. Savez-vous quels établissements sont ainsi appelés ? Et si tel est le cas, comment avez-vous pu en venir à une comparaison tellement indécente ?


     Khripatch avait rougi fortement, et sa voix résonnait encore plus distinctement et plus sèchement. Les autres fois, ces signes avant-coureurs de la colère du directeur déconcertaient Peredonov. Mais là, il ne se troubla pas.


     — Vous pensez tous que c’est un garçon, dit-il en clignant des yeux d’un air railleur, seulement ce n’en est pas un, c’est une fille, et il faut voir laquelle !


     Khripatch eut un rire sec et bref, une sorte de rire affecté, clair et sonore, il riait toujours de la sorte.


       Ha-ha-ha ! fit-il distinctement, et, finissant de rire, il s’assit dans son fauteuil et rejeta sa tête en arrière, comme s’il était tombé à force de rire.


     — Vous m’étonnez, respectable Ardalion Borissytch ! Ha-ha-ha ! Soyez assez aimable pour me dire sur quoi vous fondez votre supposition, si les prémisses vous ayant conduit à cette conclusion ne doivent pas rester secrètes ! Ha-ha-ha !


     Peredonov raconta tout ce qu’il avait entendu de la bouche de Varvara, et s’étendit, par la même occasion sur les douteuses qualités de Kokovkina7. Khripatch l’écoutait en éclatant par moments de son rire sec et fragmenté.


     — Mon cher Ardalion Borissytch, votre imagination vagabonde, dit-il en se levant et en tapotant la manche de Peredonov. J’ai des enfants, de nombreux collègues respectables en ont aussi, nous ne sommes pas des perdreaux de l’année, vous nous voyez vraiment prendre pour un garçon une fille déguisée ?


     — Vous prenez cela de cette façon, mais si quelque chose arrive, ce sera la faute de qui ? demanda Peredonov.


     — Ha-ha-ha ! se remit à rire Khripatch, quelles conséquences redoutez-vous ?


     — Que ce soit la débauche au lycée, dit Peredonov.


     Khripatch fronça les sourcils et dit :


     — Vous allez trop loin. Tout ce que vous m’avez dit jusqu’à présent ne me donne pas la moindre raison de partager vos soupçons.




     Le soir même, Peredonov se hâta de faire le tour de ses collègues, depuis l’inspecteur jusqu’aux surveillants, et il leur raconta que Pylnikov était une fille habillée en garçon. Il fit rire tout le monde, on ne le crut pas, mais après son départ, beaucoup eurent des doutes. D’emblée, les épouses des professeurs crurent presque toutes à l’histoire de Peredonov.


     Le lendemain matin, bien des gens vinrent faire cours en songeant que Peredonov était peut-être dans le vrai. Ils ne le disaient pas ouvertement, mais ne s’opposaient plus à Peredonov et s’en tenaient à des réponses indécises et ambiguës : chacun craignait de passer pour un imbécile s’il contestait les dires de Peredonov et s’il s’avérait ensuite que ce dernier avait raison. Beaucoup auraient aimé entendre le directeur à ce sujet, mais le directeur, contrairement à ses habitudes, ne sortait pas de chez lui, il alla juste donner, avec beaucoup de retard, son unique cours de la journée en quatrième, resta là-bas cinq minutes de plus, avant de rentrer directement dans ses appartements, sans avoir vu personne.


     Finalement, avant le quatrième cours, le professeur de théologie, vieillard chenu, se rendit, accompagné de deux autres enseignants, dans le bureau du directeur sous quelque prétexte, et le père se mit prudemment à parler de Pylnikov. Mais le directeur partit d’un rire si franc et si assuré que le trio fut convaincu que tout cela n’était qu’absurdités. Le directeur changea vite de sujet, évoqua une nouvelle toute fraîche en provenance de la ville, se plaignit d’un mal de tête et déclara qu’il fallait apparemment faire venir le très respectable Ievguéni Ivanovitch — le médecin scolaire. Puis, d’un ton bonhomme, il raconta que son cours d’aujourd’hui avait aggravé son mal de tête, car Peredonov se trouvait dans la salle à côté, et que les lycéens riaient souvent et tout haut, à se demander pourquoi. Ayant produit son rire sec, Khripatch déclara :


     — Le destin ne se montre pas miséricordieux envers moi, cette année : trois fois par semaine, je dois faire cours à côté d’Ardalion Borissytch, et figurez-vous que dans sa classe, ça rigole drôlement. Je n’aurais pas pensé qu’Ardalion Borissytch était si comique, mais il suscite une drôle de gaieté !


     Et, sans laisser quiconque dire le moindre mot sur ce point, Khripatch changea vite de sujet, une fois de plus.


     Lors des cours de Peredonov, les derniers temps, on riait en effet beaucoup – et ce n’était pas que ça lui plaisait. Au contraire, le rire des enfants irritait Peredonov. Mais il ne pouvait s’empêcher de dire quelque chose de trop, quelque indécence : tantôt il racontait une anecdote stupide, tantôt il se mettait à embêter un élève des plus tranquilles. Il y avait toujours dans la classe des élèves prêts à profiter de l’occasion pour faire du désordre, et qui, à chacune des trouvailles de Peredonov, déclenchaient de gros rires frénétiques.


     Vers la fin des cours, Khripatch envoya chercher le médecin, tandis que lui-même prenait son chapeau et allait dans le jardin s’étendant entre le lycée et le bord de la rivière. Le jardin était vaste et ombragé. Les petits lycéens l’aimaient. Ils y couraient tant et plus pendant les récréations. Du coup, les pions ne l’aimaient pas, ce jardin. Ils craignaient que quelque chose n’arrivât aux gamins. Mais Khripatch exigeait que ceux-ci y soient durant les récréations. Cela embellissait ses rapports.


     En passant dans le couloir, Khripatch s’arrêta devant la porte ouverte du gymnase, attendit un peu, tête baissée, puis entra. En voyant son visage sans joie et sa démarche lente, tous savaient déjà qu’il avait mal à la tête.


     La cinquième se préparait pour la leçon de gymnastique. Les élèves s’étaient mis sur un seul rang, et le professeur de gymnastique, un lieutenant du bataillon de réserve local, s’apprêtait à leur ordonner de faire quelque chose, mais, en voyant le directeur, il alla à sa rencontre. Le directeur lui serra la main, jeta un coup d’œil distrait aux lycéens et demanda :


     — Vous êtes contents d’eux ? Ils font des efforts ? Cela ne les fatigue pas trop ?


     Le lieutenant méprisait profondément les lycéens, qu’il jugeait entièrement inaptes à l’ordre militaire. S’il s’était agi de cadets8, il aurait carrément dit ce qu’il pensait d’eux. Mais cela ne valait pas la peine de dire, au sujet de ces empotés, la vérité à un homme dont ses cours dépendaient. 


     Ses lèvres minces souriant aimablement, il dit au directeur, d’une voix joyeuse et caressante :


     — Oh oui, ce sont de braves gars.


     Le directeur longea un peu la file des élèves, fit demi-tour vers la sortie et s’arrêta soudain, comme s’il venait de se rappeler quelque chose.


     — Et vous êtes content de notre nouvel élève ? Il fait  des efforts ? Cela ne l’épuise pas ? demanda-t-il paresseusement et sans entrain, en mettant la main sur son front.


     Le lieutenant, pour varier un peu, et pensant que c’était un lycéen venant d’ailleurs, dit :


     — Il est un peu mou, oui, il se fatigue vite.


     Mais le directeur ne l’écoutait déjà plus et quittait la salle.


     L’air extérieur sembla peu rafraîchir Khripatch. Il revint une demi-heure plus tard et de nouveau, étant resté trente secondes à la porte, entre assister au cours. Des exercices aux agrès avaient lieu. Deux-trois lycéens inoccupés se tenaient appuyés au mur, profitant de ce que le lieutenant ne les regardait pas, et sans apercevoir le directeur. Khripatch s’approcha d’eux.


     — Eh bien, Pylnikov, pourquoi grimpez-vous au mur ?


     Sacha rougit violemment, se mit au garde-à-vous et ne dit mot.


     — Si vous êtes si fatigué, peut-être  que la gymnastique ne vous vaut rien ? demanda sévèrement Khripatch.


     — Excusez-moi, je ne suis pas fatigué, dit Sacha, effrayé.


     — De deux choses l’une, reprit Khripatch : ou il ne faut pas suivre les cours de gymnastique, ou… D’ailleurs, venez me voir après les cours.


     Il sortit précipitamment, laissant Sacha embarrassé et effrayé.


     — Tu es bon pour un savon ! lui dirent ses camarades : il va te réprimander jusqu’à ce soir.


     Khripatch aimait semoncer longuement les élèves, et les lycéens craignaient par-dessus tout ses convocations. 


     Après les cours, Sacha se rendit avec timidité chez le directeur. Khripatch le reçut immédiatement. Semblant rouler sur ses courtes jambes, il s’approcha vivement de Sacha, se mettant tout près de lui, et, le regardant bien en face attentivement, lui demanda :


     — Pylnikov, les leçons de gymnastiques vous fatiguent-elles vraiment ? Vous semblez un garçon en assez bonne forme, mais « l’apparence peut s’avérer trompeuse9 » Vous n’êtes pas malade ? La gymnastique est peut-être déconseillée pour vous ?


     — Non, Nikolaï Vlassiévitch, je suis en bonne santé, répondit Sacha, gêné et tout rouge.


     — Tout de même, objecta Khripatch, Alexeï Alexeïevitch se plaint, il trouve que vous êtes mou et vite fatigué, et je vous ai trouvé aujourd’hui, pendant la leçon, l’air bien las. Me serais-je donc trompé ?


     Sacha ne savait où ses yeux pouvaient se réfugier pour échapper au regard pénétrant de Khripatch. Il balbutia, en plein désarroi :


     — Excusez-moi, cela n’arrivera plus, j’ai eu seulement un moment de paresse. Vraiment, je suis en bonne santé. Je travaillerai la gymnastique avec application.


     Tout à coup, sans qu’il s’y attendît, il se mit à pleurer.


     — Vous voyez bien, dit Khripatch, que vous êtes épuisé : vous pleurez comme si je vous avais sévèrement réprimandé. Calmez-vous.


     Il mit sa main sur l’épaule de Sacha et dit :


     — Je ne vous ai pas fait venir pour vous admonester, mais pour éclaircir… Mais asseyez-vous, Pylnikov, je vois que vous êtes fatigué.


     Sacha se dépêcha d’essuyer ses yeux avec son mouchoir et dit :


     — Je ne suis pas du tout fatigué.


     — Asseyez-vous, asseyez-vous , répéta Khripatch. en approchant une chaise de Sacha.


     — Vraiment, je ne suis pas fatigué, Nikolaï Vlassiévitch, assura Sacha. 


     Khripatch le prit par les épaules et le fit asseoir ; il s’assit en face de lui et dit :


     — Causons un peu tranquillement, Pylnikov. Il se peut que vous ne sachiez pas vous-même l’état réel de votre santé : vous êtes un garçon assidu et bien sous tous rapports, je comprends donc parfaitement que vous ne vouliez pas demander à être dispensé des cours de gymnastique. Au fait, j’ai demandé aujourd’hui à Ievguéni Ivanovitch de venir chez moi, car je ne me sens pas très bien moi-même. Il vous examinera par la même occasion. J’espère que vous n’avez rien contre ?


     Khripatch regarda sa montre et, sans attendre la réponse, se mit à raconter à Sacha comment il avait passé l’été dernier.


     Ievguéni Ivanovitch Sourovtsev, le médecin scolaire, se montra bientôt ; c’était un petit homme aux cheveux noirs, agile et amateur de discussions portant sur les nouvelles et la politique. Sa science était limitée, mais il s’intéressait à ses malades, préférait la diète et l’hygiène aux médicaments, soignant ainsi avec succès.


     On fit se déshabiller Sacha. Sourovtsev l’examina attentivement et ne trouva chez lui aucun vice physique, cependant que Khripatch se convainquait que Sacha n’était nullement une jeune fille. Il en était déjà persuadé, mais jugeait utile, au cas où il faudrait répondre à des questions officielles, que le médecin scolaire puisse l’attester sans vérification superflue. 


     En laissant partir Sacha, Khripatch lui dit affectueusement :


     — À présent que nous vous savons en bonne santé, je dirai à Alexeï Alexeïevitch de ne vous faire grâce d’aucun exercice.


     Peredonov ne doutait pas que la découverte d’une fille parmi les lycéens allait attirer sur lui l’attention de ses supérieurs : cela lui vaudrait de l’avancement, et une décoration. Cela l’encourageait à surveiller avec vigilance la conduite des lycéens. En outre, depuis quelques jours le temps restait gris et froid, on se rendait peu au billard : il ne lui restait qu’à aller en ville rendre visite aux lycéens chez leurs logeuses, et même aussi chez leurs parents.


     Peredonov choisissait les parents chez qui c’était le plus simple : il arrivait, se plaignait du garçon, lequel était fouetté – et voilà Peredonov content. Il se plaignit tout d’abord au père de Iossif Kramarenko10, qui gérait une brasserie en ville. Il lui dit que Iossif chahutait à l’église. Le père le crut et punit son fils. Ce fut aussi le lot de quelques autres par la suite. Peredonov n’allait pas voir ceux qui, à son avis, prendraient le parti de leur fils : ils risquaient de se plaindre dans le voisinage.


     Il rendait chaque jour visite à un élève au moins. Sur place, il jouait les autorités : il tançait, ordonnait, menaçait. Mais là, les lycéens se sentaient plus indépendants et lse montraient parfois impertinents. De plus, Flavitskaïa, dame énergique, de grande taille et à la voix sonore, fouetta sérieusement, sur la demande de Peredonov, son petit locataire, Vladimir Boultiakov.


     Le lendemain, Peredonov raconta ses exploits dans ses classes. Il ne mentionna pas les noms, mais leur confusion trahit ses victimes.




Notes


  1. Directeur de lycée se dit proviseur, en France, mais la différence de situation – le lycée russe de l’époque étant une institution parmi d’autres de l’appareil d’État autocratique et religieux – me fait finalement préférer conserver le titre de directeur. 
  2. Nom ayant pour racine « râle ». Le patronyme : fils de Vlass, ou Vlassi.
  3. https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000059093_fre
  4. Vassili Ardianovitch Ievtouchevski (1836-1888), autre pédagogue réputé.
  5. Dans le texte, « en première classe ». Je rappelle que le numérotage, en Russie, va croissant, et qu’il y a un léger décalage, même pour des classes de lycée : la « première classe » correspond au CM2 et à la sixième en France. De même, la « cinquième classe » évoquée tout de suite après correspond grosso modo, ici, à la troisième des collèges actuels – les lycées français comprenaient autrefois ces classes.
  6. Il s’agit de Sacha Pylnikov, revoir les chapitres XI et XII.
  7. C’est la logeuse de Pylnikov, voir le chapitre XII.
  8. Élève d’une école militaire.
  9. Vers extrait d’une fable d’Ivan Dmitriev (1760-1837), Le chien et le mendiant.
  10. Voir le début du chapitre VII.






XIV



     La rumeur selon laquelle Pylnikov était une jeune fille habillée en garçon se répandit vite en ville. Les Routilov furent parmi les premiers à l’apprendre. Curieuse de nature,  Lioudmila1 tâchait toujours de voir de ses yeux tout ce qui était nouveau. Elle brûlait de curiosité au sujet  de Pylnikov. il lui fallait bien sûr jeter un coup d’œil à cette coquine déguisée. Or, elle connaissait Kokovkina2. Si bien qu’un soir, Lioudmila dit à ses sœurs :


     — Je vais zyeuter cette demoiselle.


     — Tu n’as rien d’autre à faire ? cria Daria, fâchée.


     — Tu t’es faite belle, observa Valéria avec un petit sourire ironique.


     Elles étaient mécontentes de ne rien avoir imaginé : y aller à trois était gênant. Lioudmila s’était habillée avec un peu plus d’apprêt que d’ordinaire, sans trop savoir elle-même pourquoi. Du reste, elle aimait les belles toilettes, et s’habillait en se découvrant plus que ses sœurs : elle découvrait davantage ses bras et ses épaules, sa jupe était plus courte, ses souliers plus légers, ses bas plus fins, plus transparents, couleur chair. À la maison, elle aimait rester simplement en jupe, les pieds nus dans ses chaussures – en outre, sa blouse et sa jupe étaient toujours trop élégantes.


     Le temps était froid et venteux, les feuilles tombées ondulaient dans les flaques d’eau. Lioudmila marchait vite et, sous sa fine pèlerine, ne sentait presque pas le froid.


     Kokovkina et Pylnikov buvaient du thé. Lioudmila les enveloppa d’un regard perçant : rien de spécial, ils étaient assis sans luxe, buvaient du thé en mangeant des brioches et en causant. Lioudmila embrassa la maîtresse de maison et dit :


     — Je viens vous voir pour une affaire, ma chère Olga Vassilievna. Mais nous verrons cela plus tard, donnez-moi du thé pour me réchauffer. Quel beau jeune homme vous avez chez vous !


     Sacha rougit et s’inclina gauchement. Kokovkina dit son nom à sa visiteuse. Lioudmila s’assit à la table et se mit à raconter avec vivacité les nouvelles. En ville, on aimait la recevoir parce qu’elle savait toujours tout et le racontait gentiment et discrètement. Plus casanière, Kokovkina était vraiment contente de la voir et la régalait de bon cœur. Lioudmila babillait gaiement, riait, se mettait debout d’un bond pour se lancer dans une imitation, elle choquait Sacha. Elle déclara :


     — Vous vous ennuyez, ma chérie : qu’avez-vous à rester tout le temps chez vous en compagnie de ce lycéen maussade ? Vous devriez au moins passer nous voir de temps en temps.


     — Pensez-vous, répondit Kokovkina, je suis trop vieille pour faire des visites.


     — Qui vous parle d’aller en visite ? répliqua Lioudmila d’une voix caressante. Vous venez chez nous et vous y serez comme chez vous, voilà tout. Ce bébé n’a plus besoin d’être langé.


     Sacha prit un air offensé et rougit.


     — En voilà un sauvage ! dit Lioudmila par provocation, en se mettant à donner de petits coups à Sacha. Faites un peu la conversation aux invités.


     — Il est encore jeune, dit Kokovkina, il est discret, chez moi.


     Lioudmila la regarda avec un sourire railleur et dit :


     — Moi aussi, je suis discrète.


     Sacha se mit à rire et répliqua d’un air ingénu :


     — Elle est bien bonne, vous, discrète ?


     Lioudmila éclata de rire. Comme toujours, son rire était tissé de joies voluptueuses et passionnées. En riant, elle rougissait violemment, ses yeux devenaient espiègles, coupables, et son regard fuyait ses interlocuteurs. Sacha se troubla, se reprit et tenta de se rattraper :


     — Mais non, je voulais dire que vous étiez vive, non réservée, pas que vous étiez indiscrète.


     Mais, sentant que ces paroles n’étaient pas aussi claires qu’elles l’eussent été par écrit, il se sentit confus et rougit.


     — Il sort de drôles d’insolences ! cria Lioudmila en riant et en rougissant. C’est vraiment charmant !


     — Vous avez réussi à embarrasser complètement mon Sachenka, dit Kokovkine en regardant avec autant de douceur Lioudmila et Sacha. 


     Arquée, Lioudmila caressa d’un mouvement félin la tête de Sacha. Il eut un rire timide mais clair, échappa à la main de Lioudmila et s’enfuit dans sa chambre.


     — Ma chérie, trouvez-moi un fiancé, dit Lioudmila sans la moindre transition.


     — Allons bon, je ferais une drôle de marieuse ! répondit en souriant Kokovkina, mais on voyait à sa figure qu’elle prendrait avec délectation un tel rôle de marieuse.


     — Pourquoi ne seriez-vous pas une marieuse, et moi une fiancée ? objecta Lioudmila. Vous n’auriez pas honte de faire la démarche pour moi.


     Lioudmila mit les mains sur ses hanches et se trémoussa devant son hôtesse.


     — Ah vous alors ! dit Kokovkina, quelle écervelée vous faites…


     Lioudmila dit en riant :


     — Mettez-vous-y, ça vous occupera.


     — Quel fiancé vous faut-il ? demanda en souriant Kokovkina.


     — Un brun, ma chérie, un brun absolument, dit rapidement Lioudmila. Un brun profond. Profond comme une fosse. Pour vous donner un modèle : comme votre lycéen : qu’il ait les mêmes sourcils noirs, et comme lui les yeux langoureux, les cheveux noirs  avec un reflet bleu, et les cils fournis, très fournis, bleu-noir. Vous avez un joli garçon, chez vous, vraiment ! Trouvez-m’en un pareil.


     Lioudmila se prépara bientôt à partir. Il faisait déjà sombre. Sacha vint la raccompagner.


     — Seulement jusqu’à un fiacre, demanda Lioudmila d’une voix tendre, et elle caressa du regard Sacha, qui rougissait d’un air coupable.


     Dehors, Lioudmila retrouva sa pétulance et se mit à interroger Sacha :


     — Alors, vous apprenez bien toutes vos leçons ? Vous lisez des livres ?


     — Je lis aussi des livres, répondit Sacha, j’aime lire.


     — Les contes d’Andersen ?


     — Pas seulement des contes, toute sorte de livres. J’aime l’histoire et la poésie.


     — La poésie, hein. Et quel est votre poète préféré ? demanda sévèrement Lioudmila.


     — Nadson3, bien sûr, répondit Sacha, avec la conviction profonde de l’impossibilité d’une autre réponse.


     — Hum-hum, dit Lioudmila pour l’encourager. J’aime aussi Nadson, mais seulement le matin, le soir, mon petit, j’aime me faire belle. Et vous, qu’aimez-vous faire ?


     Sacha la regarda de ses yeux noirs et caressants – qui devinrent soudain humides –, et il dit tout bas :


     — J’aime bien les câlins. 


     — Voyez-moi ce tendre-là, dit Lioudmila qui lui enlaça les épaules, on aime les câlins. Et barboter, vous aimez ?


     — Sacha eut un petit rire. Lioudmila poursuivit son interrogatoire :


     — Dans l’eau tiède ?


     — Dans l’eau tiède et dans l’eau froide, fit le garçon pudiquement.


     — Et quel savon aimez-vous ?


     — À la glycérine.


     — Et le raisin, vous aimez ?


     Sacha se mit à rire.


     — Vous êtes étrange ! Ça n’a rien à voir, et vous employez les mêmes mots. Mais vous n’arriverez pas à me perturber.


     — Voilà autre chose, comme si j’avais besoin de vous perturber ! dit Lioudmila en riant.


     — Oh, je sais bien que vous aimez persifler.


     — D’où sortez-vous cela ?


     — Mais tout le monde le dit, répliqua Sacha.


     — Eh bien, vous aimez les potins, vous ! fit Lioudmila, feignant la sévérité.


     Sacha rougit.


     — Bon, voilà un fiacre. Cocher ! cria Lioudmila.


     — Cocher ! cria également Sacha.


     Le drojki4 lourdaud s’approcha, roulant avec des tremblements. Lioudmila dit au cocher où aller. Il réfléchit et réclama quarante kopecks. Lioudmila déclara :


     — Dis donc, mon cher, ce n’est pas si loin. Tu ne dois pas connaître le chemin.


     — Combien donnez-vous ? demanda le cocher.


     — La moitié, celle que tu veux.


     Sacha se mit à rire.


     — Gaie demoiselle, ajoutez-y une pièce de cinq.


     — Merci de m’avoir accompagnée, mon mignon, dit Liodmila, qui serra fortement la main de Sacha et s’assit dans le drojki.


     Sacha revint en courant, avec de gaies pensées pour la gaie jeune fille.




     La joyeuse Lioudmila rentra chez elle en souriant, rêvant à quelque chose d’amusant. Ses sœurs l’attendaient. Elle étaient assises dans la salle à manger, à une table ronde éclairée par la suspension. Une bouteille brune de cherry brandy de Copenhague, au goulot brillant, arborant des plis sucrés, jetait une note joyeuse sur la nappe blanche. La bouteille était entourée d’assiettes avec des pommes, des noix et du halva.


     Daria était pompette ; rouge, débraillée, à moitié dévêtue, elle chantait à pleine gorge. Lioudmila entendit l’avant-dernier couplet d’une chanson connue :



          Où a disparu la robe, où est le chalumeau ?

          Nudités attirées sur le banc de sable.

          La peur chasse la honte, la honte chasse la peur.

          Le berger crie à travers ses larmes :

          « Oublie ce que tu as vu !5 »



     Larissa6 était là également : joliment habillée, d’une gaieté tranquille, elle mangeait une pomme dont elle coupait des tranches avec un petit couteau, tout en riant.


     — Alors, demanda-t-elle, tu l’as vu ?


     Daria se tut et regarda Lioudmila. Appuyée sur un coude, le petit doigt écarté, Valéria inclina la tête, imitant en souriant Larissa. Mais elle était toute fine, avait l’air fragile et son sourire marquait l’inquiétude. Lioudmila se versa de la liqueur rouge cerise dans un petit verre, et dit :


     — Des âneries ! C’est pour de bon un garçon – et il est très sympathique. Très brun, les yeux brillants, tout jeune et candide.


     Et elle éclata soudain d’un rire sonore. En voyant cela, ses sœurs se mirent aussi à rire.


     — Et voilà, que dire, ce n’est qu’une idiotie de Peredonov, fit Daria en gesticulant, et, devenue pensive quelques instants, les coudes appuyés sur la table, la tête penchée, elle ajouta :


     — Il vaut mieux chanter.


     Et elle se mit à chanter d’une voix aiguë. 


     Il y avait un entrain à la fois morose et tendu dans ses glapissements. En supposant qu’on fît sortir un mort de sa tombe pour l’entendre chanter tout le temps, ainsi chanterait un tel être, une roussalka7. Ses sœurs étaient depuis longtemps habituées aux braillements de Daria en état d’ébriété, et l’accompagnaient parfois, glapissant tout exprès elles aussi.


     — La voilà qui hurle, dit Lioudmila avec un sourire malicieux.


     Cela ne lui déplaisait pas vraiment, mais elle aurait préféré raconter, et voir ses sœurs l’écouter. Daria se fâcha et interrompit sa chanson pour crier :


     — Qu’est-ce qui te prend, je ne te gêne pas !


     Et elle se remit aussitôt à chanter en reprenant au même endroit.


     Larissa dit gentiment :


     — Laissez-la chanter.



          Je suis une jeunesse, née de la dernière pluie,

          Nulle part je n’ai de place8



     glapissait Daria, en déformant les sons et en plaçant les syllabes comme le font les chanteurs du peuple pour accroître l’émotion9.


     Elle étirait en outre de façon très désagréable les syllabes non accentuées. L’impression produite devenait extrêmement aiguë : de quoi inspirer à l’auditeur une angoisse mortelle…


     Ô mortelle angoisse, retentissant dans les champs et les villages, dans les larges et chers espaces ! Angoisse qui s’incarne dans le braillement sauvage, angoisse brûlant d’une flamme odieuse la langue vivante, ravalant parfois la chanson vive au rang de hurlement insensé ! Ô mortelle angoisse ! Ô douce et vieille chanson russe, chanson authentique, serais-tu vraiment mourante ?…


     Daria se leva d’un seul coup, mit les mains sur ses hanches et se mit à chanter de joyeux couplets populaires, en dansant et en claquant des doigts :



          Va-t’en, mon gars, va-t’en –

          Je suis la fille d’un brigand.

          Je m’en fiche, que tu sois joli –

          Je te planterai mon couteau dans le bide.

          D’un moujik je n’ai que faire –

          C’est un va-nu-pieds que j’aimerai.



     Daria chantait et dansait, et ses yeux, immobiles sur son visage, tournaient avec elle, tels les cercles décrits par une lune morte. Lioudmila riait aux éclats – et son cœur défaillait un peu, de gaieté joyeuse ou à cause du terrible cherry brandy, la liqueur de cerise sucrée. Valéria riait doucement, d’un rire cristallin et regardait ses sœurs avec envie : elle aurait voulu être aussi joyeuse, mais, pourtant n’y arrivait pas – elle songeait qu’elle était la dernière10, une sorte de reste, et qu’à cause de cela elle était faible et malheureuse. Et là, elle riait exactement comme si elle allait se mettre à pleurer.


     Larissa la regarda, lui fit un clin d’œil – et Valéria devint d’un coup gaie, amusée.  Larissa se leva, fit remuer ses épaules, et les quatre sœurs se mirent en un instant à tournoyer frénétiquement, brusquement contaminées, se mettant à leur tour à brailler à qui mieux mieux les paroles idiotes des chansons de Daria, et de nouvelles encore, toujours plus vives et plus absurdes. Les quatre sœurs étaient jeunes, belles, leurs voix résonnaient, sonores et sauvages – les sorcières sur le mont Chauve11 eussent envié cette ronde.




     Lioudmila fit toute la nuit des rêves brûlants, africains !


     Elle rêvait tantôt qu’elle était couchée dans une chambre surchauffée, étouffante,  et sa couverture glissait, découvrant son corps brûlant – et voilà qu’un serpent écailleux et annelé se glissait dans sa chambre et se levait, montant à l’arbre, rampant sur ses belles jambes nues…


     Elle vit ensuite en rêve un lac par une soir d’été torride, sous de lourdes nuées menaçantes – elle était étendue sur la rive, nue, une couronne d’or poli sur le front. Il y avait une odeur d’eau chaude et croupie, de vase et d’herbe épuisée par la fournaise – et, sur l’eau sombre et au calme lugubre, nageait un cygne blanc, fort et majestueux, royal. Battant bruyamment l’eau de ses ailes, il s’approcha en sifflant fortement, l’étreignit – c’était doux, langoureux et terrible…


     Chez le serpent comme chez le cygne, c’était le visage de Sacha qui se penchait au-dessus de Lioudmila, un visage blême à en devenir bleu, avec des yeux sombres et d’une tristesse énigmatique – et des cils d’un bleu très foncé qui dérobaient jalousement le regard charmeur de ces yeux en s’abaissant avec une effrayante pesanteur.


     Lioudmila rêva ensuite d’un magnifique palais avec des voûtes lourdes et basses, avec à l’intérieur une foule de beaux adolescents robustes et dénudés – le plus beau de tous était Sacha. Elle siégeait en hauteur, et les adolescents nus venaient se fouetter l’un l’autre devant elle. Et quand Sacha fut étendu par terre, son visage tourné vers Lioudmila, et se mit à rire et à pleurer bruyamment tandis qu’on le fouettait – elle riait aux éclats, comme on rit parfois en rêvant, lorsque le cœur se met à battre plus fort, un rire prolongé, incoercible, le rire de l’oubli de soi, le rire de la mort.


     Au matin, après tous ces rêves, Lioudmila comprit qu’elle était passionnément tombée amoureuse de Sacha. Un désir impatient de le voir s’empara d’elle – mais elle songeait avec regret qu’elle le verrait habillé. Comme c’est bête, que les garçons ne se promènent pas tout nus ! Au moins les pieds nus, comme les gamins des rues, l’été, que Lioudmila aimait regarder parce qu’ils allaient pieds nus, avec parfois les jambes découvertes très haut.


     À croire que c’est honteux d’avoir un corps, se disait Lioudmila : même les garçonnets cachent le leur.




Notes


  1. Voir le chapitre IV. On a retrouvé Routilov et ses trois sœurs proposées à Peredonov à la sortie de l’église, au début du chapitre XII.
  2. Rappel : c’est la logeuse de Pylnikov.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9mion_Nadson
  4. Rappel : c’est une voiture hippomobile à quatre roues, assez simple mais pourvue de ressorts.
  5. Semble être un extrait d’une poésie de Guéorgui Tchoulkov. Traduction donnée sous réserve de vérification.
  6. C’est l’aînée des quatre sœurs Routilov, qui est déjà mariée, voir le chapitre I.
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Roussalka
  8. Début d’une chanson due à Alexandre Varlamov :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Varlamov
  9. Deux lignes intraduisibles ici, où les syllabes sont étirées…
  10. C’est la benjamine, voir le chapitre IV.
  11. Gogol, puis Moussorgski : https://fr.wikipedia.org/wiki/Une_nuit_sur_le_mont_Chauve






XV



     Volodine se rendait ponctuellement chez les Adamenko pour donner ses cours. Ses rêves de café offert par mademoiselle Adamenko ne s’’étaient pas réalisés. On l’amenait chaque fois directement à la salle vouée aux travaux manuels. Habituellement, Micha2 s’y tenait déjà, vêtu d’un tablier de toile grise, devant un établi pourvu de ce que le cours exigeait. Il exécutait avec docilité, mais sans enthousiasme, les ordres de Volodine. Pour travailler moins, Micha essayait de pousser Volodine à la conversation. Désireux d’être consciencieux, Volodine ne s’y prêtait pas. Il disait :


     — Michenka, daignez consacrer deux petites heures au travail, nous pourrons bavarder à loisir ensuite. Tout à loisir, mais pour l’instant, rien à faire, le travail avant tout.


     Michenka poussait un petit soupir et se mettait à l’ouvrage, mais, à la fin de la leçon, il n’avait plus envie de bavarder : il disait qu’il n’avait pas le temps, qu’il avait beaucoup de devoirs.


     Nadiejda Vassilievna venait parfois voir ce que Micha faisait. Micha avait remarqué qu’en sa présence Volodine s’adonnait plus volontiers à la conversation, et il en profitait.  Mais dès que Nadiejda Vassilievna s’apercevait que Micha ne travaillait pas, elle lui faisait une observation :


     — Micha, ne joue pas les paresseux !


     Et elle s’en allait en disant à Volodine :


     — Pardon, je vous ai dérangé. Il est toujours prêt à fainéanter si on le laisse faire.


     Au début, le comportement de Nadiejda Vassilievna déconcerta Volodine. Puis il se dit que cela l’embarrassait de lui offrir du café – elle avait peur des  ragots. Il songea ensuite qu’elle venait parfois le voir pendant les leçons, alors qu’elle pouvait très bien ne pas le faire : n’était-ce pas que la vue de Volodine lui était agréable ? Volodine interprétait également en sa faveur le fait que Nadiejda Vassilievna avait tout de suite accepté très volontiers qu’il donne des cours à Micha, sans marchander sur le prix.


     Peredonov et Varvara le confirmaient dans de telles idées.


     — Il est clair qu’elle est amoureuse de toi, disait Peredonov.


     — Et il lui faut vraiment un fiancé ! ajoutait Varvara.


     Volodine, ravi de son succès, prenait un air modeste.


     Peredonov lui dit un jour :


     — Pour un fiancé, ta cravate est trop usée.


     — Je ne suis pas encore fiancé, Ardacha3, répondit avec bon sens Volodine – frétillant tout de même de joie –, mais je peux acheter une cravate neuve.


     — Achètes-en une avec des dessins, conseilla Peredonov, pour montrer que tu es amoureux.


     — Prends une cravate rouge, dit Varvara, une bien somptueuse, avec une épingle. Tu peux prendre une épingle pas chère, en y mettant une pierre, ce sera très chic.


     Peredonov songea que Volodine manquait peut-être d’argent. Ou alors, il allait mégoter, acheter une cravate toute simple, une noire. Ce serait moche, se disait Peredonov : Adamenko était une demoiselle du monde, si Volodine allait demander sa main en portant une cravate quelconque, elle pouvait se vexer et refuser. Il déclara :


     — Pourquoi lésiner ? Tu m’as bien gagné une cravate, Pavloucha4. Combien je te dois, un rouble quarante  ?


     — Les quarante kopecks sont bons, fit Volodine en souriant largement et en minaudant, mais pas un seul rouble, deux.


     Peredonov savait bien que c’était deux roubles, mais il préférait payer seulement un rouble. Il dit :


     — Qu’est-ce que tu racontes, avec tes deux roubles ?!


     — Varvara Dmitrievna en est témoin, assura Volodine.


     Varvara dit avec un sourire railleur :


     — Paye donc, Ardalion Borissytch, puisque tu as perdu. Et c’est deux quarante, je m’en souviens.


     Peredonov songea que Varvara prenait le parti de Volodine, elle se mettait donc de son côté. Renfrogné, il sortit l’argent de son porte-monnaie et dit :


     — Bon, va pour deux quarante, cela ne va pas me ruiner. Tu es pauvre, toi, Pavloucha, tiens, attrape.


     Volodine prit l’argent, le compta, puis prit un air offensé, inclina son front raide, avança sa lèvre inférieure et bêla d’une voix tremblante :


     — Puisque vous étiez en dette vis-à-vis de moi, Ardalion Borissytch, vous avez à me payer, et que moi je sois pauvre n’a rien absolument rien à voir ici. Et je mendie pas encore mon pain, or vous savez que le pauvre, c’est seulement le démon qui ne mange pas de pain, moi j’en mange, avec du beurre, en plus, donc je ne suis pas pauvre. 


     Et, s’étant ainsi consolé, il rougit de contentement d’avoir trouvé une si bonne réplique, et se mit à rire en tordant les lèvres.


     Finalement, Peredonov et Volodine décidèrent d’aller faire la demande en mariage. Ils mirent leurs plus beaux accoutrements, ce qui leur donna un air solennel et plus stupide que d’ordinaire. Peredonov portait un foulard blanc, celui de Volodine était bariolé, rouge à bandes vertes. Peredonov raisonnait ainsi :


      — Je vais faire une demande en mariage, mon rôle est important et l’événement est remarquable, je dois porter une cravate blanche, et toi, le fiancé, tu dois montrer ta flamme.


     Solennels et tendus, Peredonov et Volodine prirent place dans le salon de mademoiselle Adamenko : Peredonov sur un canapé, Volodine dans un fauteuil. Nadiejda Vassilievna regardait avec étonnement ses visiteurs. Ceux-ci parlaient du temps et des nouvelles avec l’air de gens venus pour une affaire délicate et ne sachant comment l’aborder. Pour finir, Peredonov s’éclaircit la gorge, fronça les sourcils et dit :


     — Nadiejda Vassilievna, nous venons pour affaire.


     — Pour affaire, dit aussi Volodine, prenant un air significatif et avançant les lèvres.


     — Il s’agit de lui, dit Peredonov en montrant du pouce Volodine.


     — De moi, confirma Volodine en se désignant aussi du pouce, pointé sur sa poitrine.


     Nadiejda Vassilievna sourit.


     — Je vous en prie, fit-elle.


     — Je vais parler à sa place, dit Peredonov – il est trop modeste pour le faire lui-même. Or c’est un homme de mérite, sobre et bon. Il gagne peu, mais on s’en fiche. L’un a besoin d’argent, l’autre d’un homme. Allons, qu’as-tu à rester coi ? dit-il en s’adressant à Volodine – dis quelque chose.


     Volodine baissa la tête et dit d’une voix tremblante, bêlant comme un bélier :


     — Bien sûr, je n’ai pas un gros traitement, mais j’aurai toujours un bout de pain. Bien sûr, je ne suis pas allé à l’Université, mais ça ne m’empêche pas de vivre, plaise à Dieu que tout le monde puisse en dire autant, et je ne vois rien de mauvais en moi – du reste, que chacun se fasse son opinion. Quant à moi, ma foi, je suis content de moi.


     Il écarta les bras et baissa le front comme s’il s’apprêtait à donner un coup de corne, et se tut.


     — Voilà donc, dit Peredonov, c’est un homme jeune, il ne sied pas qu’il vive ainsi. Il lui faut se marier. Cela va toujours mieux pour un homme marié.


     — Si la femme convient, tout va pour le mieux, confirma Volodine.


     — Et vous, reprit Peredonov, vous êtes une demoiselle. Il vous faut un mari, à vous aussi.


     Un frôlement se fit entendre derrière la porte, ainsi que des sons brefs et étouffés, comme si quelqu’un soupirait ou riait, la main sur la bouche. Nadiejda Vassilievna jeta un regard sévère en direction de la porte, et dit avec froideur :


     — Vous vous tracassez trop pour moi.


     L’accent mis sur le mot « trop » exprimait du mécontentement.


     — Vous n’avez pas besoin d’un mari riche, disait Peredonov, vu que vous l’êtes vous-même. Il vous en faut un qui vous aime et satisfasse tous vos désirs. Et vous avez pu voir que vous en connaissiez un. Vous ne lui êtes pas indifférent, la réciproque est peut-être vraie. Voilà, moi j’ai un acheteur, et vous avez une marchandise. En fait, c’est vous, la marchandise.


     Nadiejda Vassilievna rougit et se mordit les lèvres pour ne pas rire. Derrière la porte, on entendait toujours les mêmes bruits. Volodine baissait modestement les yeux. Il avait l’impression que l’affaire allait être conclue.


     — De quelle marchandise parlez-vous ? demanda prudemment Nadiejda Vassilievna. Pardon, je ne comprends pas.


     — Vous ne comprenez pas, allons donc ! dit Peredonov, incrédule. Bon, je vais le dire carrément : Pavel Vassiliévitch demande votre main et votre cœur. Et je formule la demande pour lui.


     Derrière la porte, quelque chose tomba sur le sol et s’y roula en pouffant et en soupirant. Rendue toute rouge par ses efforts pour ne pas éclater de rire, Nadiejda Vassilievna regardait ses visiteurs. La demande de Volodine lui semblait insolente et ridicule.


     — Oui, dit Volodine, Nadiejda Vassilievna, je demande votre main et votre cœur.


     Il rougit, se leva, son pied raclant fortement le tapis, s’inclina et se rassit rapidement. Puis il se leva de nouveau, mit la main sur son cœur et dit en regardant tendrement la demoiselle :


     — Nadiejda Vassilievna, laissez-moi vous embrasser ! Puisque je vous aime tant et plus, est-il possible que vous ne vouliez pas répondre à mon attente ?


     Il se lança en avant, se laissa tomber sur les genoux devant Nadiejda Vassilievna et lui baisa la main.


     — Nadiejda Vassilievna, croyez-moi ! Je vous le jure ! s’exclama-t-il, et, levant haut sa main, il se frappa la poitrine à la volée, produisant un bruit qui retentit loin.


     — Que faites-vous, levez-vous, s’il vous plaît ! fit Nadiejda Vassilievna, gênée. À quoi cela rime-t-il ?


     Volodine se releva et, l’air offensé, retourna s’asseoir.


     Là, il serra ses deux mains contre sa poitrine et s’écria de nouveau :


     — Nadiejda Vassilievna, croyez-moi ! Jusqu’à la mort, de toute mon âme !


     — Excusez-moi, dit Nadiejda Vassilievna, mais vraiment, je ne peux pas. Je me dois à l’éducation de mon frère – d’ailleurs, il pleure derrière la porte.


     — Que vient faire ici l’éducation de votre frère ? dit Volodine, l’air vexé, avançant les lèvres. Cela n’empêche pas, il me semble.


     — Si, en tout cas, cela le concerne, dit Nadiejda Vassilievna en se levant précipitamment. Attendez, il faut lui demander.


     Elle sortit promptement du salon, dans le froufrou de sa robe jaune clair, et là, sur le seuil, essoufflée par sa course et par ses efforts pour se retenir de rire, elle dit d’une voix entrecoupée :


     — Il est donc totalement inutile de te demander de ne pas écouter aux portes. Faut-il vraiment recourir aux mesures les plus sévères ?


     Lui ayant enlacé la taille et serrant sa tête contre elle, Micha riait, secoué par son rire et par les efforts qu’il faisait pour l’étouffer. Sa sœur le repoussa dans sa chambre, s’assit sur une chaise et se mit à rire.


     — Tu as entendu ce qu’il a imaginé, ton Pavel Vassiliévitch ? demanda-t-elle. Viens au salon avec moi, mais je te défends de rire. Je te poserai la question devant eux, et je t’interdis de donner ton accord. Tu as compris ?


     — Ouhou ! mugit Micha, et il mit se coin de son mouchoir dans sa bouche pour ne pas rire, mais cela aidait peu.


     — Couvre-toi les yeux avec ton mouchoir lorsque tu auras envie de rire, lui conseilla sa sœur, et elle le ramena au salon en le tenant par l’épaule.


     Là, elle le fit asseoir dans un fauteuil et se mit elle-même  sur une chaise, tout à côté. Volodine avait l’air offensé, il baissait la tête comme un petit mouton.


     — Le voilà, dit Nadiejda Vassilievna en montrant son frère, c’est tout juste ss’il a eu le temps d’arrêter de pleurer, le pauvre garçon ! Je lui tiens lieu de mère, et le voilà qui pense soudain que je vais l’abandonner.


     Micha enfouit sa figure dans son mouchoir. Il avait tout le corps secoué. Pour dissimuler son rire, il émit un pleurnichement prolongé :


     — Ou-ou-ou.


     Nadiejda Vassilievna l’étreignit, lui pinça la main sans se faire voir et dit :


     — Allons, mon chéri, ne pleure pas.


     Micha eut tellement mal, d’un coup, que les larmes lui montèrent aux yeux. Il baissa son mouchoir et regarda sa sœur avec dépit.


     « Le gamin pourrait d’un coup  devenir enragé et se mettre à mordre, songea Peredonov On dit que la salive des gens est empoisonnée7. »


     Il s’approcha de Volodine, de façon à pouvoir s’abriter derrière lui en cas de danger. Nadiejda Vassilievna dit à son frère :


     — Pavel Vassiliévitch demande ma main.


     — Votre main et votre cœur, rectifia Peredonov.


     — Et votre cœur, fit modestement mais dignement Volodine.


     Micha se couvrit la figure de son mouchoir et, sanglotant d’un rire contenu, dit :


     — Non, ne l’épouse pas, que deviendrais-je ?


     Volodine dit d’une voix tremblant d’émotion et sous l’offense :


     — Cela m’étonne,  Nadiejda Vassilievna, de vous voir demander la permission de votre petit frère, d’autant plus qu’il se trouve être un tout jeune garçon. Même si c’était un jeune homme, vous pourriez décider vous-même. Voilà que vous lui demandez la permission, maintenant, Nadiejda Vassilievna, cela m’étonne beaucoup, me stupéfie, même.


     — Demander sa permission à un gamin, je trouve même cela ridicule, fit Peredonov, morose.


     — Et à qui dois-je demander sa permission ? Ma tante, ça lui est égal, et c’est moi qui dois élever mon frère, comment puis-je vous épouser ? Peut-être que vous vous montrerez dur avec lui. N’est-ce pas, Michka, que tu as peur de sa dureté ?


     — Non, Nadia8, dit Micha en sortant un seul œil de son mouchoir, je n’ai pas peur de sa dureté – rien à craindre de lui ! J’ai plutôt peur que Pavel Vassiliévitch ne me gâte trop et ne te permette pas de m’envoyer au coin9.


     — Croyez-moi, Nadiejda Vassilievna, dit Volodine en mettant la main sur son cœur, je ne gâterai pas Michenka. Je pense qu’il n’y a pas lieu de gâter un garçon. Qu’il soit nourri, habillé, chaussé, oui, mais gâté, pas question. Je peux aussi l’envoyer au coin, et ne pas du tout le gâter. Vous, une demoiselle, ça ne vous convient pas, bien sûr, mais moi, je peux lui faire tâter des verges.


     — Vous m’enverrez au coin tous les deux, dit Micha d’une voix pleurarde en couvrant de nouveau son visage avec le mouchoir, voilà comme vous êtes, et en plus il veut me donner les verges, non, c’est peu avantageux pour moi. Non, Nadia, je te défends de l’épouser.


     — Eh bien, vous entendez, je ne peux pas décidément pas, dit Nadiejda Vassilievna.


     — Je trouve fort étrange, Nadiejda Vassilievna, que vous vous comportiez ainsi, dit Volodine. Je m’adresse à vous en vous témoignant mon penchant et, on peut le dire, ma flamme, et vous, entre autres, vous dites que c’est à cause de votre frère. Si pour vous, maintenant, c’est à cause de votre frère, pour une autre ce sera à cause de sa sœur, pour une troisième, à cause de sa nièce, et pour d’autres, à cause de parents, si bien que personne ne se mariera plus, et que le genre humain disparaîtra complètement.


     — Là-dessus, rassurez-vous, Pavel Vassiliévitch, dit Nadiejda Vassilievna, un tel  danger ne menace pas le monde jusqu’à présent. Je ne veux pas me marier sans le consentement de Micha, et, vous l’avez entendu, il n’est pas d’accord. Et cela se comprend, vous commencez par lui promettre de le fouetter. Moi aussi, du coup, vous me frapperiez. 


     — De grâce, Nadiejda Vassilievna, croyez-vous vraiment que je me laisserais aller à un tel manque d’éducation ? s’écria Volodine avec désespoir.


     Nadiejda Vassilievna eut un sourire.


     — Je n’ai moi-même pas envie de me marier, dit-elle.


     — Auriez-vous l’intention de vous faire nonne ? demanda Volodine d’un ton offensé.


     — Ou d’entrer dans la secte des tolstoïens10, rectifia Peredonov, et fumer le sol.


     — Pourquoi voulez-vous me faire entrer quelque part ? demanda sévèrement Nadiejda Vassilievna en se levant. Je suis très bien ici.


     Volodine se leva également, avança les lèvres, l’air vexé, et déclara :


     — Après cela, puisque Micha montre de tels sentiments à mon égard, et vu que vous lui demandez la permission, il s’ensuit que je suis dans l’obligation de renoncer à lui donner des cours, car comment pourrais-je m’y prendre avec lui à présent, s’il me voit de la sorte ?


     — Mais non, pourquoi ? objecta Nadiejda Vassilievna, ça n’a rien à voir.


     Peredonov pensa qu’il fallait encore essayer de convaincre la demoiselle : elle pourrait peut-être donner consentir. Il lui dit d’un air sombre :


     — Réfléchissez bien, Nadiejda Vassilievna. Pourquoi refuser comme ça, sans rime ni raison ? C’est un homme bien. C’est mon ami.


     — Non, dit Nadiejda Vassilievna : il s’agit bien de réfléchir ! Je vous remercie beaucoup, Pavel Vassiliévitch, mais je ne puis accepter. 


     Peredonov regarda Volodine d’un aire courroucé et se leva. Il se dit que Volodine était un imbécile : il n’avait pas su se faire aimer de la demoiselle.


     Volodine se tenait debout près de son fauteuil, baissant la tête. Il demanda sur un ton de reproche :


     — C’est donc définitif, Nadiejda Vassilievna ? Ah ! S’il en est ainsi, dit-il en gesticulant, eh bien, que tout aille bien pour vous, avec l’aide de Dieu, Nadiejda Vassilievna. Voilà donc mon misérable sort. Ah ! Un gars aime une fille qui ne l’aime pas. Dieu le voit ! Eh bien, il ne me reste plus qu’à pleurer, voilà tout.


     — Vous dédaignez un homme bien – et vous ne savez pas ce que l’avenir vous réserve, dit Peredonov d’un ton sentencieux.


     — Ah ! s’écria encore une fois Volodine en faisant mouvement vers la porte.


     Mais il décida soudain d’être magnanime, et serra la main de la demoiselle, et même celle de son offenseur, Micha.


     Dehors, Peredonov grogna, mécontent. Tout le long du chemin, Volodine raisonna d’une voix grinçante et offensée, on aurait dit qu’il bêlait.


     — Pourquoi as-tu renoncé à donner tes cours ? bougonna Peredonov. Sacré richard, va !


     — Ardalion Borissych, j’ai seulement dit que s’il en était ainsi, je devais y renoncer, et elle a daigné me dire qu’il ne fallait pas y renoncer, et comme je n’ai pas répondu, c’est elle qui cherche à me faire fléchir. Et cela dépend de moi, à présent : je peux y renoncer comme je peux les poursuivre, c’est selon mon bon vouloir.


     — Pourquoi y renoncer ? dit Peredonov. Vas-y comme si de rien n’était.


     « Que cela serve à quelque chose, se disait Peredonov. Il m’enviera moins11. »


     Peredonov avait le cafard. Volodine n’était toujours pas casé – il faudrait avoir l’œil pour voir s’il n’était pas de mèche avec Varvara. En outre, il se pourrait que la demoiselle Adamenko lui en veuille d’avoir présenté la demande de Volodine. Elle pouvait lui nuire en écrivant à Pétersbourg, où elle avait de la famille.


     Et il faisait un temps désagréable. Le ciel était couvert, des corbeaux passaient en croassant. Ils croassaient juste au-dessus de la tête de Peredonov, comme pour se moquer de lui et jouer les prophètes de malheur, annonçant de nouveaux désagréments, encore pires. Peredonov s’emmitouflait le cou dans son écharpe et se disait que, par un temps pareil, on pouvait très facilement prendre froid.


     — Quelles sont ces fleurs, Pavloucha ? demanda-t-il en montrant à Volodine de petites fleurs jaunes au pied de la clôture d’un jardin.


     — Ce sont des renoncules, Ardacha, répondit tristement Volodine.


     Peredonov se souvint que de telles fleurs se trouvaient en quantité dans leur jardin. Et quelle étrange appellation ! Elles étaient peut-être vénéneuses. Varvara pourrait en ramasser tout un bouquet, les faire cuire en guise de thé et l’empoisonner – une fois sa nomination arrivée, pour le remplacer par Volodine12. Ils s’étaient peut-être déjà entendu là-dessus. Ce n’était pas pour rien qu’il savait le nom de ces fleurs.


     Mais Volodine était en train de dire :


     — Que Dieu la juge ! Pourquoi m’a-t-elle blessé ? Elle attend un aristocrate, en oubliant que des aristocrates, il y en a de toutes sortes – l’un d’eux pourrait bien la faire pleurer ; alors qu’un homme simple et bon pourrait la rendre heureuse. J’irai à l’église mettre un cierge pour sa santé, et je prierai pour qu’elle épouse un ivrogne qui la batte, pour qu’il se ruine et la laisse partir. Elle se souviendra alors de moi, mais ce sera trop tard. Elle essuiera ses larmes de son poing et dira : j’ai été stupide de refuser Pavel Vassiliévitch, lui ne m’aurait pas battue, c’était un homme bon.


     Ému par ses propres paroles, Volodine versa quelques larmes, qu’il essuya de ses mains sur ses yeux de mouton proéminents.


     — Casse-lui ses carreaux, la nuit, conseilla Peredonov.


     — Oh, que Dieu la garde, dit tristement Volodine – je me ferais prendre. Non, mais quel gamin, ça alors ! Seigneur, que lui ai-je fait pour qu’il aille me porter préjudice ? Je me suis mis en quatre pour lui, et lui, voyez donc l’intrigue qu’il m’a montée ! Ce genre d’enfant, que croyez-vous que ça deviendra, dites-moi donc ?!


     — Oui, fit Peredonov avec dépit, tu ne pouvais pas rivaliser avec le gamin. En voilà un fiancé !


     — Quoi quoi ? répliqua Volodine. Bien sûr que je serai fiancé. J’en trouverai une autre. Que celle-ci n’aille pas penser qu’elle va me faire pleurer.


       En voilà un fiancé ! le taquina Peredonov. Et tu avais mis une cravate. Que venais-tu faire avec ton drap parmi les vendeurs de petits pains13 ? Sacré fiancé !


     — Je suis le fiancé, mais toi, Ardacha, le marieur, dit judicieusement Volodine. Tu m’avais donné de l’espoir, mais tu n’as pas eu de succès avec ta proposition. Sacré marieur !


     Et ils se mirent à se taquiner consciencieusement en se faisant de longs reproches, comme s’ils conféraient sur l’affaire.




     Ayant reconduit ses visiteurs, Nadiejda Vassilievna revint au salon. Micha était étendu sur le divan et riait aux éclats. Sa sœur l’attrapa par une épaule, le fit descendre du canapé et lui dit :


     — Toi, tu as oublié qu’il ne faut pas écouter aux portes.


     Elle leva les mains et voulut joindre ses petits doigts14, mais se mit brusquement à rire, et ses doigts ne se joignirent pas. Micha se jeta sur elle : ils s’étreignirent et rirent longuement.


     — Tout de même, dit-elle, tu dois aller au coin pour avoir écouté aux portes.


     — Non, il ne le faut pas, dit Micha; Je t’ai épargné un fiancé, c’est toi qui doit me montrer de la reconnaissance.


     — Qui a épargné qui ? Tu l’as entendu qui parlait de te fouetter ? Va au coin.


     — Bon, je préfère rester ici, dit Micha.


     Il s’agenouilla aux pieds de sa sœur et posa sa tête sur ses genoux. Elle le câlina et le chatouilla. Micha riait, traînant ses genoux par terre. Brusquement, sa sœur l’écarta et alla s’asseoir sur le canapé. Micha resta seul. Il demeura quelque temps à genoux, interrogeant sa sœur du regard. Elle s’installa plus confortablement, prit un livre, comme pour se mettre à lire, mais elle regardait son frère.


     — Hé, je suis fatigué, dit-il d’une voix plaintive.


     — Je ne t’oblige pas, c’est toi qui t’es mis à genoux dit sa sœur, souriant derrière son  livre.


     — Mais je suis puni, libère-moi, demanda Micha.


     — T’ai-je dit de te mettre à genoux ? demanda Nadiejda Vassilievna d’une voix affectant l’indifférence. Qu’as-tu à m’importuner ?


     — Je ne me lèverai pas tant que tu ne m’auras pas pardonné.


     Nadiejda Vassilievna se mit à rire, délaissa son livre et attira Micha à elle par l’épaule. Il poussa un glapissement et courut l’embrasser en s’exclamant :


     — La fiancée de Pavloucha !

 




Notes


  1. Nous avions quitté mademoiselle Adamenko (Nadiejda Vassilievna) au chapitre VII. Volodine, qui a des vues sur elle, lui a proposé de donner des leçons de travaux manuels à son jeune frère…
  2. Nous apprenons ici le prénom du frère en question, Micha, diminutif de Mikhaïl. Michenka, un peu plus loin, est un surdiminutif.
  3. Pour Ardalion, qui est, rappelons-le, le prénom de Peredonov.
  4. Diminutif de Pavel, qui est le prénom de Volodine (rappel).
  5. Dette au billard ou aux cartes, voir les chapitres du début.
  6. Il s’agit de Volodine (rappel).
  7. L’empoisonnement est l’une des hantises de Peredonov, voir le chapitre II.
  8. Diminutif de Nadiejda – prénom signifiant Espérance.
  9. Punition infligée par la grande sœur, voir le début du chapitre VI.
  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_tolsto%C3%AFen
    Le mouvement essaima sous diverses formes. Voir par exemple :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Doukhobors
  11. Voir les premiers chapitres : Peredonov est persuadé qu’on le jalouse parce qu’il doit devenir inspecteur scolaire. Il redoute aussi que Volodine ne lui fauche Varvara, la maîtresse qu’il hésite à épouser et en qui il n’a guère confiance…
  12. Soupçon paranoïaque déjà exposé au chapitre II : que Volodine devienne inspecteur en se faisant passer, avec la complicité de Varvara, pour lui, Peredonov.
  13. Jeu de mots, paronomase à partir d’une expression (venir avec une tête de cochon au milieu de vendeurs de petits pains) signifiant que quelqu’un n’est pas à sa place.
  14. Ce qui veut dire : « Dix minutes au coin », voir le chapitre VI.





(à suivre)

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