vendredi 26 mai 2023

Les affres du luxe (Ilf et Petrov)

     Cette pochade fait partie des textes drolatiques (mais souvent inspirés par divers problèmes de la vie quotidienne) qu’Ilf et Petrov, par ailleurs auteurs des livres à grand succès Les douze chaises et Le veau d’or, firent paraître dans les journaux durant la première moitié des années trente – ici en 1932 dans Krokodil, revue satirique illustrée à fort tirage paraissant trois fois par mois.


     À propos des auteurs de ce petit texte :


https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/100820/trois-textes-dilf-et-petrov




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     Il suffit de ne pas accorder une attention insuffisante à quelque phénomène de la vie sans grande importance pour qu’il se transforme aussitôt en problème se mettant, en tant que tel, à devenir inquiétant.


     Ainsi naquit le problème du rasage de la barbe et de la coupe des cheveux.


     Dans lle temps, l’humanité accordait une attention excessive au combat contre la calvitie. Dans les annonces des journaux, occupait la plus grande place la gaie confession du sieur Adolphe Chantajou, commandant dans l’infanterie française, lequel, en frictionnant son crâne chauve comme un pot pour enfant avec de la crème « Anticalvitique », avait obtenu en deux jours des résultats stupéfiants. 


     Une épaisse et belle chevelure avait poussé sur sa tête en grondant et en sifflant.


     L’heureux sort du sieur Chantajou, fort irréel, créait une certaine agitation chez les gens chauves. Ils frictionnaient également leur tête avec divers produits, « Anticalvitique », « Pousseur » et autres procédés miraculeux, recommandés par les capitaines et les tambours-majors, principalement ceux de l’armée française. En gros, tout le monde voulait avoir des cheveux.


     De nos jours, le problème de la coiffure a pris une autre tournure.


     Les citoyens veulent se débarrasser de leurs cheveux. Et cela est presque aussi difficile que de les faire pousser sur un crâne nu grâce au procédé d’Adolphe Chantajou.


     À Moscou, les salons de coiffure se sont métamorphosés en salles de lecture. Quelque part dans les profondeurs du salon, devant un miroir bleuâtre, le maître est au travail, dans sa blouse d’aide-médecin plus ou moins blanche.. Mais il n’est  quasiment pas visible. Il est perdu dans la foule des clients qui attendent. Les plus jeunes, sans expérience, font passer le temps en relisant vingt fois le seul numéro de la revue pour enfants Le moucheron qui, à force d’être consultée, est prête à tomber en poussière. Remuant les lèvres avec angoisse, ils apprennent en un clin d’œil les petits vers sincères et enfantins :



Tolia, Kolia et Machoutka

Se sont écriés : « Quelle histoire !

Après divers échecs,

Notre papa gère une salle de lecture.

Ding-dong,

Ding-ding-dong.

Il apporte la lumière au village.



     Le client expérimenté s’y prend tout autrement. Il sait exactement combien d’heures il aura à attendre, en faisant la queue au salon. Si bien qu’il se présente avec un livre d’un tonnage conséquent. Le plus souvent, c’est Le comte de Monte-Christo, roman en six parties avec prologue et épilogue, ou une trilogie contemporaine faisant six cents pages, avec une introduction soulignant les erreurs de l’auteur. Ce qui fait une tranche suffisante. L’invitation du maître à prendre place coïncide avec la fin heureuse du roman.


     Mais ici commencent de nouveaux tourments – les affres du luxe.


     — Je recommande un shampoing au henné, dit doucement le maître.


     Le patient jette un regard en biais au barème des prix (shampoing au henné : deux roubles cinquante) et commence à raconter des bobards, il est récemment allé aux bains.


     — Vous avez beaucoup de pellicules, dit le maître d’une voix menaçante : nous pourrions peut-être vous faire un shampoing Piksapo1 ?


     Mais le client refuse également le Piksapo (un rouble cinquante). Apparaît alors sur le visage du maître une expression qui doit s’interpréter ainsi : « Eh bien, à la guerre comme à la guerre2. Il peut y avoir des blessés, il peut y avoir des morts.» 


     Suite à quoi, l’infortuné artisan entreprend le rasage, en s’efforçant d’enlever de la peau en même temps que les poils. 


     C’est au milieu de l’opération que le client comprend son erreur funeste, et dit d’une voix tremblante :


     — Finalement, nous pourrions peut-être essayer le shampoing Piksapo ?


     — Ce sera le shampoing au henné, répond sévèrement le maître.


     Le client est prêt à tout accepter. Les affres du luxe commencent. On lui lave la tête avec une lotion perse et on lui sèche les cheveux à l’aide d’un appareil électrique, puis on lui verse sur la tête du henné, pour lui sécher derechef le crâne avec une serviette. Il aura ensuite droit à de la brillantine, à des compresses brûlantes sur le visage, des pressions sèches sur la tête, de l’eau de Cologne Lilas,   de l’eau de fleurs en provenance de l’atelier pharmaceutique N°8, un brossage des sourcils à la brosse spéciale et, en supplément, un arrachage des poils du nez et des oreilles à la pince chirurgicale.


     Le total atteint cinq roubles, et lorsque le client, chancelant sous le malheur, gagne la porte, le portier le frappe inopinément dans le dos avec un petit balai de branches, en arborant des yeux dévoués et cajoleurs de setter. Le client sort sa dernière pièce de dix kopecks, qui devait servir à payer le tramway, et, suivant une vieille coutume, s’incline très bas.


     Le martyr rentre chez lui à pied en balbutiant comme un idiot : « Ding-dong, ding-ding-dong », tout en méditant sur le despotisme des coiffeurs. 


     Despotisme sans limites. Dans le bourg de Kliazma3, près de Moscou, on trouve un salon de coiffure où l’on peut lire, sous l’appel habituel « L’eau de Cologne n’est pas un luxe, mais un produit d’hygiène », cet avis du patron :


     ON NE RASE PAS LES BARBES DURES, NI LES CHEVEUX RAIDES


     Et, comme on trouve à Kliazma tout un tas de va-nu-pieds aux barbes dures et aux cheveux raides, ils doivent aller en train se faire raser à Pouchkino4, où on leur fait subir la torture du luxe. 


     À Nadiejdinsk, pour une population laborieuse de soixante-dix mille personnes, on compte seulement trois salons de coiffure. Le problème du rasage et de la coupe y atteint un niveau extrême. Si le Bolchoï décidait tout à coup de partir en tournée à Nadiejdinsk, Le barbier de Séville y connaîtrait un franc succès, et le passage où Figaro rase – sans la moindre file d’attente – Bartolo soulèverait à coup sûr un tonnerre d’applaudissements, une tempête, une ovation tumultueuse. 


     Naguère, quand un homme se laissait soudain pousser la barbe, il était clair qu’il s’agissait d’un acteur se préparant à tenir le rôle d’un opritchnik5 dans le film Les aventures d’Ivan le Terrible. À présent, une barbe longue récente indique que son propriétaire est fatigué de faire la queue chez le coiffeur, qu’il en a assez de lire Le comte de Monte-Christo et qu’enfin, il n’a pas la force de consacrer à son menton les jours fériés, judicieusement destinés au repos.


     Il faut faire vite.


     Il faut soit inviter comme consultant le légendaire commandant Adolphe Chantajou, homme sachant tout faire et tenant sans doute en réserve quelque anti-cheveux provoquant en un éclair la chute des cheveux, soit ouvrir de nombreux salons de coiffure corrects (sans soumettre les gens au supplice du luxe), de façon à mettre fin au problème, ayant pris de l’extension, du rasage et de la coupe, et le ramenant aux dimensions d’un fait ordinaire de la vie.





Notes


  1. Transcrit en russe dans le texte.
  2. D’abord transcrit, puis traduit en russe dans le texte.
  3. Ce nom désigne surtout un cours d’eau, affluent de l’Oka, elle-même affluent de la Volga.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pouchkino
  5. Membre de la garde personnelle d’Ivan le Terrible.

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