dimanche 21 mai 2023

L'Élan (Vassili Grossman)

     En partant au travail, Alexandra Andréïevna posait sur la chaise, couverte d’une petite serviette, un verre de lait et une soucoupe avec un biscuit, et elle déposait un baiser sur la tempe tiède et creusée de Dmitri Petrovitch.


     Le soir, en approchant de la maison, elle se figurait le malade se morfondant dans sa solitude. À sa vue, il se soulevait un peu, ses yeux morts reprenaient vie.


     Un jour, il lui dit :


     — Comme tu rencontres des tas de gens dans le métro, au travail, tandis que moi, je ne vois personne à part cette tête rongée aux mites !


     Et il montra, de son doigt pâle, la tête d’élan brune accrochée au mur.


     Ses collègues plaignaient Alexandra Andréïevna, elles savaient que son mari était gravement malade et qu’elle le veillait la nuit.


     — Alexandra Andréïevna, vous êtes une vraie martyre, lui disaient-elles.


     Elle répondait :


     — Pensez-vous, cela n’a rien de pénible pour moi, au contraire…


     Mais une charge de travail de vingt heures par jour, dans ses fonctions et chez elle, était au-dessus des forces de cette femme plus toute jeune et sans grande santé, et le constant manque de sommeil commençait à faire monter sa tension et à lui causer des maux de tête.


     Alexandra Andréïevna cachait à son mari ces troubles ; mais il lui arrivait, en circulant dans la chambre, de s’arrêter soudain en appliquant la main sur ses yeux et au bas de son front, comme si elle cherchait à se rappeler quelque chose.


     — Sacha1, repose-toi, épargne-toi, lui disait-il.


     Mais ces prières la chagrinaient, et même la fâchaient.


     En arrivant à son travail, au fonds documentaire de la Bibliothèque centrale, elle oubliait sa nuit pénible, et la petite blonde Zoé2, qui venait de finir ses études à l’école supérieure et faisait son stage au service du fonds, lui disait :


     — Asseyez-vous un peu, vous avez les jambes enflées.


     — Je ne me plains pas, répondait avec un sourire Alexandra Andréïevna.


     Chez elle, elle parlait à son mari des manuscrits et des documents qu’elle mettait en ordre, à son travail – elle aimait l’époque des années soixante-dix et quatre-vingt3, la moindre bagatelle lui semblait avoir de la valeur, quand cela concernait non seulement Ossinnski4, Kovalski5, Khaltourine6, Jelvakov7, Jéliabov8,  Perovskaïa9, Kibaltchitch10, mais aussi des dizaines de révolutionnaires oubliés, se trouvant plus ou moins proches du Cercle Tchaïkovski11, des Ichoutiniens12, des gens de Partage noir13 ou de la Narodnaïa volia. 


     Dmitri Petrovitch, ingénieur spécialiste des turbines, trouvait toutes ces histoires sublimes, mais un peu inutiles. Il n’arrivait jamais à retenir les doubles noms des narodniki – Illitch-Cvitytch, Serno-Soloviovitch, Pétrachevski-Boutachevitch14, Debogori-Mokriévitch15… Il s’embrouillait à cause de l’abondance des noms – rien que les Mikhaïlov, il y en avait trois : Adrian, Alexandre et Timothée16. Il confondait le Sinégoub17 membre du Cercle Tchaïkovski et le narodnik Lizogoub18 


     Il ne comprenait pas pourquoi sa femme s’était tant affligée, lors d’une croisière estivale qu’ils avaient faite sur la Volga, de voir le vapeur qu’ils prenaient du côté de Vassilsoursk, et qui s’appelait jusqu’alors Sophia Perovskaïa19, être rebaptisé, après avoir été réparé et repeint, Valéria Barssova : après tout, la voix de Barssova était remarquable…


     Un jour, à l’occasion d’un voyage à Kiev, il dit à Alexandra Andréïevna :


     — Tu vois, cette grandissime pharmacie porte le nom de Jéliabov !


     Elle se mit en colère et cria :


     — Ce n’est pas la pharmacie, c’est le Krechtchatik20 qui devrait porter ce nom !


     — Ah, là, Chourotchka21, tu en rajoutes ! dit Dmitri Petrovitch.


     Lui étaient étrangers l’ascétisme des gens de la Volonté du peuple22, leur obsession quasiment religieuse.


     Ils avaient disparu, oubliés par les nouvelles générations23. 


     Dmitri Petrovitch aimait les belles choses, le vin, l’opéra et avait une passion pour la chasse. Devenu un homme d’un certain âge, il aimait mettre un costume à la mode, choisir avec soin sa cravate et la nouer avec autant de soin.


     On aurait pu s’attendre à voir ces penchants de son mari déplaire à Alexandra Andréïevna, elle qui était indifférente aux toilettes, aux affaires coûteuses.


     Mais tout lui plaisait, chez son mari, y compris ses faiblesses et ses passions. Elle lui faisait part de ses pensées, lui faisait partager son enthousiasme pour l’époque et la lutte tragique des narodniki. 


     Et même maintenant qu’il était malade et restait couché, elle lui racontait ses peines.


     — Tu sais, Mitia24, pendant la réunion, notre stagiaire Zoé, cette jeune et charmante créature, m’a sévèrement critiquée : il paraît que je la surcharge inutilement de travail à propos des années soixante-dix et quatre-vingt…


     En écoutant sa femme et en voyant ses joues devenir roses d’émotion, Dmitri Petrovitch se disait qu’elle était vraiment le seul être indissolublement lié à lui par la pensée, le sentiment, le souci permanent ; les autres, y compris sa fille, se souvenaient à peine de son existence, sans vraiment penser à lui.


     Cela lui faisait drôle de songer qu’aux instants où Alexandra Andréïevna, absorbée par son travail, ne pensait plus à lui, personne ne se souvenait de lui, et il ne restait plus le moindre fil pour le rattacher aux gens, dans les villes, les villages ou les trains…


     Il en parlait à Alexandra Andréïevna, ce à quoi elle objectait :


       Tes turbines, ton procédé de calcul de la solidité des pales – tout cela demeure. Génia25 t’est très attachée, elle écrit rarement, mais cela ne veut rien dire. Et tes amis, t’auraient-ils oublié, par hasard ? Tout le monde est fatigué par les tracas de la vie, mais rappelle-toi toute l’attention que t’ont témoignée tes collègues, lorsque tu as dû t’aliter…


     — Oui, oui, oui, oui, Sacha, répondait-il en acquiesçant de la tête avec lassitude.


     Mais elle aussi comprenait que cela ne relevait pas seulement de l’imagination d’un malade.


     Il était bien sûr pénible à ses amis, gens plus tout jeunes, d’aller au travail dans des autobus et des trolleybus bondés, et ils avaient leurs préoccupations, la datcha pour l‘été, les désagréments du service. Tout de même, il lui était douloureux que ses vieux amis prennent rarement de ses nouvelles, et qu’ils viennent le voir non par véritable intérêt pour lui, mais pour eux-mêmes, pour s’éviter les remords.


     Ses collègues, les premiers temps de sa maladie, lui apportaient des cadeaux – des fleurs, des bonbons –, mais ils avaient bientôt cessé de venir… L’évolution de sa maladie ne les intéressait pas, cependant que lui ne s’intéressait plus à la vie de l’institut.


     Sa fille, qui était partie, après son mariage, vivre à Kouïbychev26, lui envoyait autrefois des lettres détaillées, maintenant elle n’écrivait plus qu’à sa mère. Dans sa dernière lettre, Génia avait mis en post-scriptum : « Et papa, pas de changement, visiblement ? »


     Leur fille était fâchée contre Alexandra Andréïevna, cela l’énervait de voir sa mère consacrer tout son temps à ces gens inutiles des années soixante-dix et quatre-vingt, et puis à présent également à lui, tout aussi oublié et inutile.


     En vérité, pourquoi Choura était-elle si attachée à lui ? Peut-être que ce n’était pas seulement par amour, mais aussi par sens du devoir ? Certes, quand on l’avait exilée en vingt-neuf27, il avait – lui qui adorait Moscou – tout quitté, son travail chéri, sa chambre confortable dans le centre et ses amis, pour aller vivre trois ans à Semipalatinsk28 dans une maisonnette en bois, travaillant dans une petite briquèterie. 


     Choura disait : « Tes turbines, tes méthodes de calcul sont bien vivantes », etc. Il n’existait pas de turbines de sa conception, Choura en rajoutait, là ; quand à sa méthode de calcul de résistance, on ne l’employait plus, de nouvelles méthodes étaient apparues.


     Il n’était pas concevable de rester éternellement malade, il fallait soit guérir, soit mourir. En lui apportant des bonbons, ses collègues lui avaient dit quelque chose comme : « Nous voulons t’aider à vaincre ta maladie ! » Et lorsque son ami d’enfance Afanassi Mikhaïlovitch – Afonka – lui parlait de chasse, il sous-entendait : « Il nous arrivera encore, Mitia, d’aller tous les deux par les bois et les marais… » Et sa fille, les premières semaines de sa maladie, croyait que son père guérirait, qu’il viendrait la voir l’été, sur la Volga, et s’occuperait avec tendresse de son petit-fils, aiderait son mari au moyen de ses conseils d’ingénieur et de ses relations, qu’il se mêlerait de multiples façons des divers aspects de sa vie… Mais du temps était passé, et Dmitri Petrovitch ne menait plus la vie des gens bien portants, travaillant, faisant la cour aux jolies collègues, discutant au cours de réunions, recevant un salaire, des encouragements et des blâmes, dansant chez des amis lors de fêtes, se prenant une averse, courant s’enfiler une chope de bière en sortant du travail…


     Ce qui l’occupait, c’était la forme – poudre ou comprimés – qu’aurait le médicament amené de la pharmacie, qui viendrait lui faire sa piqûre – la gentille infirmière aux doigts légers et délicats ou l’autre, la morose, peu soignée, aux mains froides et dures comme la pierre et à l’aiguille émoussée –, que montrerait l’électrocardiogramme suivant… Et cela, qui occupait Dmitri Petrovitch, n’intéressait pas ses amis et ses collègues.


     Un jour, aussi bien sa fille que ses collègues et ses amis avaient cessé de croire que Dmitri Petrovitch allait se rétablir, et il avait perdu tout intérêt à leurs yeux. Du moment qu’un homme ne peut pas guérir, il lui faut mourir. Que c’était cruel ! La vie d’un malade sans espoir de guérison ne prenait plus, pour son entourage de gens en bonne santé, que la forme de sa mort, et la vie du malade condamné n’intéressait plus personne. Les intérêts du malade ne pouvaient coïncider avec ceux des gens bien portants.


     Sa vie ne pouvait être à l’origine d’aucun évènement, d’aucune action, elle n’avait d’influence sur rien – ni au travail, ni parmi les chasseurs, ni au sein de ses amis, habitués à bavarder avec lui en buvant un coup de vodka, ni sur la vie de sa fille.  Sa mort, en revanche, pouvait être la cause de certains évènements, entraîner quelques changements et même des conflits entre des désirs opposés. Du coup, les informations selon lesquelles le malade se sentait mieux présentaient toujours moins d’intérêt que celles annonçant qu’il se sentait plus mal.


     La mort prochaine de Dmitri Petrovitch intéressait un large cercle de gens : ses voisins d’appartement29, le responsable de l’immeuble, sa fille, dont le retour possible à Moscou comme employée à la polyclinique de secteur était inconsciemment lié à sa mort, et aussi les chasseurs suivant avec une curiosité parfaitement désintéressée le destin de son fusil de chasse absolument unique, et la concierge venant tous les quinze jours faire le ménage dans les parties communes.


     Son existence de malade sans espoir n’intéressait qu’une personne, Alexandra Andréïevna. Il ressentait cela infailliblement, sans le moindre doute, il percevait les changements d’expression de son visage – inquiétude ou joie selon qu’il parlait ou non, montrait plus ou moins d’essoufflement, n’éprouvait pas, dans la journée, de douleurs dans la poitrine, ou bien au contraire, en raison de spasmes, devait prendre des gouttes de nitroglycérine. Pour elle, même malade condamné, il demeurait quelqu’un de nécessaire, et bien plus, quelqu’un d’indispensable ! Il sentait sa terreur à l’idée de sa mort, et cet effroi était le fil qui le maintenait en vie.


     On était samedi soir, les voisins avaient l’habitude de partir dans leurs datchas à ce moment-là.


     Dmitri Petrovitch se réjouissait de l’arrivée du dimanche. Ce jour-là, il voyait sa femme du matin au soir, il entendait sa voix et le léger bruit de ses pantoufles toute la journée.


     Il entrouvrit les yeux et soupira – il était plus que temps qu’ Alexandra Andréïevna soit à la maison. Mais il se rappela qu’elle avait l’intention, en sortant de son travail, de passer à la pharmacie et à l’alimentation. 


     Il s’efforçait de s’assoupir, en dormant, l’écoulement du temps se faisait moins pénible, mais, vers la fin de la journée, il ressentait avec autant d’acuité qu’une sensation de faim l’exigence d’entendre  le bruit bien connu de la clé dans la serrure, suivi de la voix de sa femme, et de lire dans ses yeux ce qui avait plus de valeur pour lui que le camphre – un vif intérêt pour sa vie à lui, dont personne n’avait besoin.


     — Tu sais, lui avait-il dit quelques jours plus tôt, quand tu t’approches de moi, il naît en moi le sentiment que je suis tout petit, dans mon berceau, et que maman30 est à côté de moi.


     — Tu m’as manqué, disait Alexandra Andréïevna.


     Il ouvrit les yeux dans l’obscurité de la nuit, adoucie par les lampadaires de la rue ; sa femme dormait sur le lit en face, et Dmitri Petrovitch se souvint que Choura était rentrée, qu’elle lui avait donné du thé et qu’il s’était endormi.


     Il resta quelques instants étendu, somnolent, avec le sentiment vague d’un silence inquiétant. Et il comprit brusquement que ce silence inquiétant venait du lit où était couchée Alexandra Andréïevna…


     La peur le consuma. Il s’était trompé ! Il avait rêvé que sa femme, rentrée à la maison, lui avait versé du thé, et compté dans un petit verre les gouttes de son médicament. Mais c’était hier, avant-hier, tout le temps, mais pas aujourd’hui.


     La sueur inonda sa poitrine et ses mains… Dmitri Petrovitch se jugeait vainement l’être le plus malheureux au monde : mourir dans la chaleur de l’amour de sa femme lui semblait à présent un bonheur. Et Choura n’était pas à côté de lui.


     Ses doigts tardaient à trouver l’interrupteur : l’obscurité renfermait l’espoir, c’était un bouclier.


     Mais il alluma la lumière, et vit le lit non défait depuis le matin d’ Alexandra Andréïevna. Elle n’était pas là, elle était morte !


     Ce qui l’emportait, dans son désarroi, était-ce le chagrin dû à la perte de sa femme – dont le souffle, la pensée et les regards lui étaient plus chers que tout au monde ? Ou bien son désespoir brûlant venait-il de la disparition du seul être aimant Dmitri Petrovitch, si seul et si impuissant ?…


     Il tenta de descendre de son lit, frappa le mur de ses poings desséchés, perdit connaissance quelques instants, puis recommença à frapper le mur.


     Mais l’appartement était désert, les voisins reviendraient seulement le dimanche soir de leurs datchas… L’infirmière de la polyclinique de secteur viendrait lundi matin. Dimanche soir… après-demain matin… Des délais énormes, insensés.


     Où était Choura ? Elle avait eu une crise cardiaque… été renversée par une automobile, ou peut-être qu’elle avait tout simplement arrêté de respirer, et qu’on portait son corps sur une civière pour l’amener à l’amphithéâtre d’anatomie.


     Dmitri Petrovitch ne doutait plus de la mort de sa femme. À l’instant où il avait allumé et vu son lit vide, il lui avait semblé que le  monde entier n’éprouvait plus qu’indifférence pour son sort à lui, resté en vie.


     Cette admiration de Choura pour les narodniki… Quelle force l’entraînait du côté de ces garçons et de ces filles finissant leur brève existence sur l’échafaud ?… Et lui, son mari, Alexandra Andréïevna l’aimait non par miséricorde ou par conscience et pureté d’âme, mais voilà, comme ça… Il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il y avait dans ce « comme ça ».


     Ses pensées surgissaient de l’obscurité et engendraient une obscurité supplémentaire.


     Choura, Choura…


     S’il avait eu la force d’atteindre la fenêtre, il se serait jeté en bas, dans la rue.


     Mais, si la mort l’attirait, elle lui faisait peur, aussi.


     Tout se taisait autour de lui, la froide lumière électrique comme la petite nappe sur la table et le beau visage pensif de Jéliabov8.


     Son cœur lui faisait mal, ça le brûlait comme si une grosse aiguille brûlante l’avait percé. De ses doigts tremblants, Dmitri Petrovitch cherchait son pouls à son poignet, impuissant devant la peur de la mort, qu’il appelait pourtant.


     Et soudain, ses yeux rencontrèrent d’autres yeux, lents et attentifs.


     Il avait vu bien des années cette tête accrochée au mur, et avait cessé de la remarquer.


     Il avait autrefois rapporté cette tête d’élan, qu’il avait demandé à un laborantin du musée zoologique de lui préparer, et elle paraissait occuper tout l’espace.


     Dans la bousculade du matin, se tenant sur le seuil, ayant déjà mis son manteau et son chapeau, il jetait, avant de partir, un coup d’œil à la tête d’élan femelle, et il y repensait brusquement dans le tramway…


     Lorsque des amis venaient, il leur racontait comment il avait abattu la bête. Alexandra Andréïevna ne pouvait pas supporter cette cruelle histoire.


     Avec les années, la tête de l’animal s’était couverte de poussière, les yeux de Dmitri Petrovitch glissaient sur elle avec toujours plus d’indifférence. Cette puissante tête allongée, avec son mufle étroit qui semblait respirer, avait fini par quitter l’univers de la forêt à l’automne, avec son odeur de mousse et de feuilles pourrissantes, pour entrer dans le monde des affaires domestiques – et Dmitri Petrovitch se souvenait d’elle seulement les jours de grand nettoyage, et disait : « il faudrait l’asperger de DDT, il me semble, des punaises s’y sont installées. »


     Et voilà qu’en cette heure effrayante, ses yeux rencontraient de nouveau les yeux de verre de l’élan femelle.


     Un froid matin d’octobre, il était sorti à la lisière de la forêt et l’avait vue… C’était tout près du village où il avait passé la nuit, et Dmitri Petrovitch en fut même désarçonné, tant était inattendue cette rencontre là où, lui semblait-il, il ne pouvait y avoir un tel animal : on voyait de cet endroit les fumées au-dessus des izbas.


     Il voyait très clairement l’élan et examinait son mufle d’un brun foncé aux narines élargies, et distinguait, sous sa lèvre supérieure allongée et un peu relevée, ses grandes et larges dents habituées à casser les branches et à en retirer l’écorce.


     La bête l’avait vu, elle aussi, avec sa veste de cuir, ses bottines autrichiennes et ses bandes molletières vertes, costaud, maigre, le fusil dans les mains. Elle se tenait à côté d’un faon gris couché dans un buisson d’airelles rouges.


     Dmitri Petrovitch se mit à braquer son fusil, et pendant une seconde tout disparut, les airelles rouges, le ciel de granit au-dessus de sa tête, il restait seulement deux yeux braqués sur lui. Ils le regardaient, lui, la seule créature à être témoin du malheur survenu à la mère élan ce matin-là…


     Et, avec une sensation de force et de bonheur, avec le pressentiment sûr du chasseur devant un coup de maître, lentement, sans à-coups, pour ne pas détourner la ligne de visée à la délicatesse arachnéenne, il pressa la détente31. 


     Puis, s’étant approché de l’élan femelle abattue, Dmitri Petrovitch comprit le fin mot de l’histoire : le petit avait une patte avant estropiée – elle était restée coincée dans le tronc fendu d’un aulne –, et le faon, visiblement, avait eu très peur de rester tout seul ; alors même que sa mère tombait sous le coup de fusil, il s’efforçait de la persuader de ne pas l’abandonner – et elle ne l’avait pas abandonné…


     À présent, silencieux, Dmitri Petrovitch gisait auprès de l’élan femelle, comme le petit élan estropié, égorgé ce matin-là. D’en haut, elle regardait attentivement l’homme aux jambes desséchées repliées sous la couverture, au cou grêle et au grand front dégarni.


     Les yeux de verre de l’élan s’étaient couverts d’une buée brumeuse et bleuâtre, il crut voir des larmes dans ces yeux maternels, ainsi que de petites traînées de poils collés autrefois aux coins de ces yeux par la pince du préparateur…


     Il regarda le lit de sa femme, ses propres doigts desséchés, puis le triste visage inflexible de Jéliabov, se mit à râler, puis se tut.


     D’en haut, penchés sur lui, les bons yeux maternels et compatissants le regardaient toujours.




1938-1940

  

   

     




Notes


  1. Diminutif épicène, valable aussi bien pour Alexandre que pour Alexandra.
  2. Zoïa dans le texte russe : je passe au français, vu que le prénom n’est pas suivi du patronyme.
  3. Du dix-neuvième siècle.
  4. Ossinski Valérian Andréïevitch (1852-1879), révolutionnaire russe, membre de la Narodnaïa volia (Liberté du peuple, ou Volonté du peuple), c’est-à-dire narodnik, pendu à Kiev/ Kyiv.
    Sur la Narodnaïa volia :
     
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Narodna%C3%AFa_Volia_(XIXe_si%C3%A8cle)
  5. Ivan Martynovitch Kovalski (1850-1878), narodnik, fusillé à Odessa.
  6. Stepane Nikolaïevitch Khaltourine (1857-1882), révolutionnaire, auteur d’attentats, narodnik peu avant d’être pendu à Odessa.
  7. Nikolaï Alexéïevitch Jelvakov (1860-1882), narodnik, pendu à Odessa. Le régime pendait beaucoup. Voir par exemple à ce sujet :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/221016/histoire-des-sept-pendus-leonid-andreiev
  8. Andreï Ivanovitch Jéliabov (1851-1881), devenu narodnik après la scission du groupe Terre et liberté, l’un des organisateurs de l’assassinat d’Alexandre II, pendu à Saint-Pétersbourg.
  9. Sophia Lvovna Perovskaïa (1853-1881) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sofia_Perovska%C3%AFa
  10. Nikolaï Ivanovitch Kibaltchitch (1853-1881), le scientifique du groupe qui fit sauter Alexandre II le premier mars 1881, pendu à Saint-Pétersbourg avec ses camarades « du premier mars ».
     https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Kibaltchitch#%C3%89tudiant
    C’est l’oncle de Victor Serge, révolutionnaire d’abord membre des SR en Russie, puis anarchiste en France, ensuite communiste devenant antistalinien et proche de Trotski : https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Serge
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cercle_Tcha%C3%AFkovski
  12. Membres du groupe fondé par Nikolaï Andréïevitch Ichoutine (1840-1879) :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Ichoutine
  13. Mouvement fondé par Plekhanov après la scission de Terre et Liberté.  L’autre morceau constituant la Narodnaïa volia, déjà citée, fortement  portée sur le terrorisme.
  14. Nullement narodnik, celui-là. Fondateur d’un groupe de discussion, le « Cercle Pétrachevski » que fréquenta le jeune Dostoïevski, ce qui lui valut la Sibérie après un simulacre d’exécution : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cercle_de_Petrachevski
  15. Debagori dans le texte russe,ce qui s’explique par la prononciation liée à l’accent. La fiche Wikipedia (en russe) de celui-là est intéressante : il mena une vie tumultueuse, eut pas mal de chance et mourut à 78 ans !
  16. Le premier, Adrian (1853-1929), est un narodnik qui, condamné à mort, se repentit (c’était formel, le frère aîné de Lénine, par orgueil, refusa cette possibilité, ce qui a peut-être coûté immensément cher, opinion personnelle) et fut envoyé en Sibérie où il prit part au suicide protestataire de masse au bagne d’Oust-Karié. Increvable, il survécut. Mort à pas loin de 76 ans. Le deuxième, Alexandre (1855-1884), l’un des cadres de Terre et Liberté, mourut d’un œdème pulmonaire à la forteresse Pierre-et-Paul. Le troisième, Timothée (1859-1881), prit part à l’assassinat d’Alexandre II et fut pendu à Saint-Pétersbourg avec ses camarades du « Premier-mars ».
  17. Serge Sinégoub (1851-1907) fit neuf ans de bagne. Sa femme Larissa l’y suivit :ce qui était au départ un mariage blanc, destiné à émanciper la jeune fille, était devenu un mariage d’amour. Cette histoire d’amour donna lieu à unn film dans les années cinquante, avec une romance devenue célèbre d’Isaac Schwarz, sur des vers de Boulat Okoudjava…
    Et ce n’est pas fini : ils eurent une tripotée d’enfants. Deux garçons périrent, l’un pendant la guerre russo-japonaise, l’autre pendant la Première guerre mondiale. Le dernier fils, Lev Seerguéïevitch Sinégoub, fut pendu en février 1908 pour avoir tenté d’assassiner un ministre. C’est son exécution et celle de ses camarades que raconte Leonid Andréïev dans Les sept pendus, nouvelle dont j’ai donné le lien à la note 7.
  18. Dmitri AndréïevitchLizogoub (1849-1879), fils d’un riche propriétaire, élevé par un précepteur français. Son père, amateur d’art et de littérature, était un ami du poète ukrainien Taras Chevtchenko, et sa mère une représentante de la vieille noblesse d’origine polonaise. Entré en 1870 à la Faculté de droit de Saint-Pétersbourg, il laissa tomber les études deux ans plus tard. Devint révolutionnaire, alla à l’étranger nouer des liens avec les cercles révolutionnaires russes en France, en Angleterre et en Serbie. Riche héritier, il finança divers mouvements révolutionnaires. Arrêté à Odessa, pendu en août 1979.
  19. Voir la note 9.
    Quant à Valéria Barssova :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Valeria_Barssova
    La substitution de ce nouveau nom à l’ancien raconte quelque chose…le coup de griffe de l’auteur est net.
  20. Principale artère de Kyiv/Kiev. 
  21. Composé à partir de Choura : voir la note 1.
  22. Les narodniki. C’est pour changer un peu de terme.
  23. Principalement remplacés par les Socialistes-Révolutionnaires (leurs héritiers directs) et les bolcheviks.
  24. Diminutif de Dmitri.
  25. Pour Ievguénia, Eugénie.
  26. Désormais Samara : https://fr.wikipedia.org/wiki/Samara
  27. Le texte reste prudent. Alexandra Andréïevna n’est visiblement pas une paysanne. Il est possible qu’elle ait eu de mauvaises fréquentations…
  28. Dans l’est du Kazakhstan. Cette région devint après la guerre le centre des essais nucléaires soviétiques.
  29. La lutte pour la place et les pièces était un classique des appartements communautaires. D’où d’ailleurs, un peu plus loin, la mention des « parties communes » : couloir central, cuisine, salle de bains et toilettes.
  30. Grossman avait une relation très forte avec sa mère. Elle sera assassinée par les SS à Berditchev en septembre 1941. Il continuera à lui écrire par-delà sa mort.
  31. Dans le texte russe : « appuya sur le chien », mais cela me semble fautif.



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Pour une présentation détaillée de Vassili Grossman :


https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/180218/quatre-jours-vassili-grossman


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