samedi 13 mai 2023

Le télégramme (Constantin Paoustovski)



     Konstantin Guéorguiévitch Paoustovski (https://fr.wikipedia.org/wiki/Constantin_Paoustovski) n’est pas le plus connu des écrivains russes de la période soviétique. Il fut cependant plusieurs fois sur la liste des gens susceptibles de recevoir le prix Nobel de littérature. Son autobiographie en plusieurs tomes, Histoire d’une vie, fut traduite en français, mais on ne la trouve plus guère à l’heure actuelle.


     Paoustovski fait partie des gens qui ont échappé miraculeusement au hachoir stalinien. Sans pour autant jouer aucunement les thuriféraires du régime. Il fut toujours un auteur soutenant l’indépendance de l’écrivain vis-à-vis du pouvoir. On peut en trouver un témoignage dans le fait qu’à l’été 1967, Alexandre Soljénitsyne, qui avait en général la dent dure, et qui venait d’adresser une lettre incendiaire à l’Union des écrivains pour son quatrième congrès – dans laquelle il reprochait à l’Union de ne pas avoir défendu les auteurs soviétiques attaqués, diffamés et persécutés par le pouvoir (Boulgakov, Akhmatova, Tsvétaïeva, Pasternak, Zochtchenko, Platonov, Grossman…) –, assista à la soirée donnée en l’honneur de Paoustovski pour son soixante-quinzième anniversaire*…


     Un épisode est resté fameux : en 1964, Marlène Dietrich, en tournée à Moscou, demanda à rencontrer l’écrivain. Elle avait lu par hasard, sans doute dans sa traduction anglaise, la nouvelle de Paoustovski, qui l’avait tant bouleversée qu’elle tenait à le voir. On amena l’écrivain, déjà en mauvaise santé, au théâtre où elle se produisait. En sa présence, Marlène Dietrich fut si émue qu’elle ne put rien dire, tomba aux pieds du vieil homme et lui baisa la main.


     La date à laquelle ce texte fut rédigé est inconnue. Un court métrage d’une trentaine de minutes fut tiré de la nouvelle en 1957, scénario et mise en scène de Iouri Chtcherbakov.


  • (détail trouvé dans l’intéressant livre de Cécile Vaissié Les ingénieurs des âmes en chef)






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     Octobre fut exceptionnellement froid et pluvieux. Les toits de planches noircirent.


     Dans le jardin, l’herbe enchevêtrée se coucha, et l’unique petit tournesol près de la clôture n’en finissait pas de défleurir, sans parvenir à s’effeuiller.


     Les nuages effilochés se traînaient, au-delà de la rivière, au-dessus des prés, et s’accrochaient aux branches dénudées, répandant une pluie importune.


     Les routes étaient depuis longtemps impraticables, à pied comme en voiture, et les bergers avaient cessé d’envoyer les troupeaux dans la prairie.


     La corne du berger s’était tue et resterait muette jusqu’au printemps. Il devint encore plus difficile à Katérina Petrovna de se lever le matin pour voir toujours la même chose : les pièces où stagnait l’odeur amère des poêles éteints, la poussiéreuse revue Le messager de l’Europe1, les tasses jaunies sur la table, le samovar plus astiqué depuis longtemps et les tableaux accrochés aux murs. Peut-être faisait-il trop sombre dans ces pièces, et les yeux de Katérina Petrovna étaient-ils déjà atteints de glaucome2, ou peut-être encore les tableaux avaient-ils, à la longue, pâli, mais elle n’y distinguait plus rien. Katérina Petrovna se souvenait juste que celui-ci était le portrait de son père, et que celui-là, le petit dans son cadre doré, était un cadeau de Kramskoï, une esquisse de son Inconnue3. Katérina Petrovna finissait ses jours dans la maison bâtie par son père, un peintre réputé.


     Devenu vieux, le peintre était revenu de Pétersbourg dans son village natal, y vivant au calme en s’occupant de son jardin. Il ne pouvait plus peindre : sa main tremblait et sa vue s’était affaiblie, les yeux lui faisaient souvent mal. 


     La maison était, suivant l’expression de Katérina Petrovna, un mémorial. Elle était sous la garde du musée régional. Mais que deviendrait cette maison après la mort de sa dernière occupante, Katérina Petrovna l’ignorait. Et dans le village – du nom de Zaborié –, il n’y avait personne avec qui discuter des tableaux, évoquer la vie à Saint-Pétersbourg ou parler de cet été qu’elle avait passé à Paris avec son père, assistant aux funérailles de Victor Hugo4. 


     Elle ne se voyait pas en parler avec Maniouchka, la fille du voisin, le savetier du kolkhoze – gamine qui accourait tous les jours lui apporter de l’eau tirée du puits, balayer le plancher et allumer le samovar.


     Katérina Petrovna, pour la remercier de ces services, lui avait fait cadeau de gants tout fripés, de plumes d’autruche et d’un chapeau d’un noir de jais.


     — Qu’est-ce que j’en ferais ? avait demandé d’une voix enrouée Manioucha, en reniflant. J’suis-t’y chiffonnière ? 


     — Revends-le, ma chérie, avait chuchoté Katérina Petrovna. Cela faisait un an qu’elle était trop affaiblie pour parler à haute voix. Revends-le.


     — Je vais le donner au recyclage, avait décidé Maniouchka, qui était partie en emportant le tout.


     De temps en temps venait le gardien du hangar des pompiers, Tikhon, un maigre rouquin. Il se rappelait encore comment le père de Katérina Petrovna était arrivé de Pétersbourg, avait acheté son domaine et fait construire sa maison. 


     Tikhon était alors un môme, mais il avait conservé toute sa vie son respect pour le vieux peintre. En regardant ses tableaux, il disait, avec un gros soupir :


     — C’est du boulot d’après nature !


     Tikhon s’agitait souvent de façon désordonnée, mu par la pitié, mais son aide n’était pas inutile : il abattait dans le jardin les arbres morts, les sciait et les fendait pour en faire du bois de chauffage. À chaque fois, en s’en allant, il s’arrêtait sur le seuil et demandait :


     — Rien de nouveau, Katérina Petrovna, Nastia5 n’a pas écrit ?


     Katérina Petrovna restait silencieuse, assise sur le divan, petite et voûtée, passant son temps  à triturer des billets dans son petit sac à main de cuir rouge. Tikhon se mouchait longuement, faisait le pied de grue sur le pas de la porte.


     — Bon, eh bien, je vais peut-être y aller, Katérina Petrovna, disait-il sans avoir obtenu de réponse.


     —Va, Ticha6, chuchotait Katérina Petrovna. Va, que Dieu te protège !


     Il sortait en fermant avec précaution la porte, et Katérina Petrovna se mettait à pleurer à bas bruit. Derrière les fenêtres, le vent sifflait dans les branches dénudées et faisait tomber les dernières feuilles. Sur la table, la veilleuse à pétrole tressaillait. Elle avait l’air d’être la seule créature vivante dans cette maison à l’abandon : sans cette faible lueur, comment Katérina Petrovna aurait-elle pu survivre jusqu’au matin ?


     Les nuits étaient longues et pénibles comme une insomnie. L’aube se faisait toujours attendre, tardait et suintait à contrecœur à travers les fenêtres sales, entre les cadres desquelles7 restaient logées, au-dessus de l’ouate, des feuilles de l’automne précédent, autrefois jaunes, à présent noircies et putréfiées. 


     Nastia, la fille de Katérina Petrovna et sa seule parente, vivait au loin, à Léningrad. Sa dernière visite remontait à trois ans.


     Katérina Petrovna savait que maintenant, Nastia n’avait plus sa vieille mère en tête. Les jeunes ont leurs propres affaires, leurs incompréhensibles intérêts, leur bonheur. Il vaut mieux ne pas les déranger. C’est pourquoi Katérina Petrovna écrivait très rarement à Nastia, mais elle pensait à elle tous les jours, assise au bout de son divan effondré, si tranquille qu’une souris, trompée par le silence, pouvait sortir de derrière le poêle, se tenir sur ses pattes arrière et flairer un long moment, promenant son nez en tous sens, l’air vicié.


     Il n’arrivait pas non plus de lettres de Nastia, mais, tous les deux ou trois mois, le jeune et gai postier Vassili apportait à Katérina Petrovna un mandat de deux cents roubles. Il lui tenait la main avec précaution, lorsqu’elle signait le reçu, pour qu’elle n’aille pas signer au mauvais endroit.


     Vassili repartait, et Katérina Petrovna restait, désemparée, l’argent dans les mains. . Puis elle mettait ses lunettes et relisait quelques mots accompagnant le mandat. Toujours les mêmes : tellement de choses à faire que le temps manquait, non seulement pour venir, mais même pour écrire une vraie lettre.


     Katérina Petrovna palpait avec précaution les billets pulpeux. La vieillesse lui faisait oublier que ces billets n’étaient pas du tout ceux que Nastia avait eus dans les mains, il lui semblait sentir le parfum de Nastia.


     Un jour, vers la fin octobre, quelqu’un frappa longuement au portillon condamné depuis des années, au fond du jardin.


     Katérina Petrovna s’alarma, s’enveloppa longuement la tête d’un fichu chaud, enfila un vieux manteau et sortit de la maison pour la première fois cette année-là. Elle allait lentement, marchant à tâtons. L’air froid lui faisait mal à la tête. Les étoiles oubliées regardaient avec acuité la terre. Les feuilles sur le sol gênaient sa marche.


     Près du portillon, Katérina Petrovna demanda doucement :


     — Qui est là ?


     Mais, derrière la palissade, personne ne répondit.


     — J’ai dû rêver, dit Katérina Petrovna en rebroussant lentement chemin.


     Essoufflée, elle s’arrêta près d’un vieil arbre, saisit de la main une branche froide et humide et reconnut l’érable. Elle l’avait planté de longues années auparavant, quand elle n’était qu’une jeune fille rieuse, et voilà qu’il se tenait, déplumé, transi, ne pouvant se sauver nulle part de cette nuit venteuse et inhospitalière.


     Katérina Petrovna plaignit l’érable, toucha légèrement son tronc rugueux, et se traîna jusqu’à la maison. Pendant la nuit, elle écrivit une lettre à Nastia.


     « Ma chérie, écrivait Katérina Petrovna, je ne passerai pas l’hiver. Viens, ne serait-ce qu’une journée. Laisse-moi te regarder, tenir tes mains. Je suis devenue si vieille et si faible qu’il m’est pénible, ne parlons pas de marcher, mais même de rester assise ou couchée : la mort a oublié mon adresse. Le jardin dépérit, il n’est plus du tout le même, d’ailleurs je ne le vois plus. Nous avons un mauvais automne. C’est pénible ; il me semble que toute ma vie n’a pas été aussi longue que cet automne. »


     Maniouchka emporta en reniflant cette lettre à la poste, la mit dans la boîte aux lettres en regardant un bon moment à l’intérieur : il y avait quoi, là-dedans ? Mais on ne voyait rien, rien qu’une boîte en fer-blanc vide.


     Nastia travaillait comme secrétaire à l’Union des peintres8. Le travail ne manquait pas. L’organisation des expositions et des concours, tout cela passait par elle.


     Elle reçut à son travail la lettre de Katérina Petrovna. Elle la mit dans son sac sans la lire : elle la lirait après son travail. Les lettres de Katérina Petrovna provoquaient chez Nastia un soupir de soulagement : du moment que sa mère écrivait, elle était en vie. Mais cela s’accompagnait de la naissance d’une sourde inquiétude, comme si chaque lettre eût été un reproche muet.


     Son travail terminé, Nastia devait se rendre à l’atelier du jeune sculpteur Timoféïev, pour voir comment il vivait et en faire rapport à la direction de l’Union. Timoféïev se plaignait du froid dans son atelier, et ,plus généralement, trouvait qu’on le bridait et l’empêchait de déployer ses ailes.


     Sur l’un des paliers, Nastia sortit un petit miroir, se repoudra et se fit un petit sourire : maintenant, elle se plaisait. Les peintres l’appelaient Solveig9 en raison de ses cheveux châtain clair et de ses grands yeux froids.


     Timoféïev en personne lui ouvrit – petit homme à l’air résolu et méchant. Il était en manteau. Il avait une immense écharpe autour du cou, et Nastia vit qu’il portait des bottes de dame en feutre.


     — Ne vous déshabillez pas, grommela-t-il. Autrement, vous allez geler. Par ici, je vous prie !


     Il fit suivre à Nastia un corridor sombre, monta quelques marches et ouvrit la porte étroite de son atelier.


     L’atelier sentait le graillon. Au sol, à côté d’un tonneau de glaise humide brûlait un réchaud à pétrole. Sur des chevalets se tenaient des sculptures couvertes de chiffons humides.  La neige tourbillonnait derrière la grande baie, embrumant la Néva et fondant dans ses eaux noires. Le vent sifflait dans les cadres de fenêtre, agitant de vieux journaux étalés par terre.


     — Mon Dieu, quel froid ! dit Nastia, ayant l’impression que le froid dans l’atelier était encore renforcé par les bas-reliefs de marbre blanc posés en désordre le long des murs.


     — Voilà, admirez ! dit Timoféïev en approchant de Nastia un fauteuil maculé d’argile. Je ne comprends pas comment je n’ai pas encore crevé dans cette tanière. Tandis que dans l’atelier de Perchine, les aérothermes soufflent le chaud comme au Sahara.


     — Vous n’aimez pas Perchine ? demanda prudemment Nastia.


     — Un parvenu ! dit avec dépit Timoféïev. Un banal artisan ! Ses personnages ont des porte-manteaux en guise d’épaules. Sa kolkhozienne est une paysanne de pierre au tablier relevé. Son ouvrier a l’air d’un homme de Néandertal. Il sculpte comme avec une pelle en bois. Mais il est rusé, ma chère, rusé comme un cardinal !


     — Montrez-moi votre Gogol, demanda Nastia pour changer de sujet.


     — Venez par ici ! lui ordonna le sculpteur, morose. Non, pas là-bas ! Dans ce coin-ci. Voilà !


     Il retira de l’une des sculptures les chiffons humides qui la couvraient, la regarda de tous les côtés d’un air chicaneur, s’accroupit près du réchaud à pétrole pour se réchauffer les mains et annonça :


     — Le voilà, Nikolaï Vassiliévitch10 ! Je vous en prie !


     Nastia tressaillit. Un homme voûté au nez pointu la regardait d’un air railleur, semblant savoir entièrement qui elle était. Nastia vit une mince veine sclérosée battre sur sa tempe.


     « Et tu gardes dans ton sac la lettre non décachetée, semblaient lui dire les yeux perçants de Gogol. Sacrée pie11, va ! »


     — Eh bien, qu’en pensez-vous ? demanda Timoféïev. Plutôt sévère, l’oncle, hein ?


     — C’est remarquable ! répondit avec difficulté Nastia. C’est réellement supérieur.


     — Timoféïev eut un rire amer.


     — Supérieur, répéta-t-il. Supérieur, ils le disent tous. Et Perchine, et Matiachtch, et tous les connaisseurs de tous les comités. Et pour quel résultat ? Ici, c’est supérieur, mais là où se décide mon destin de sculpteur, le même Perchine se montrera vaguement réticent, terminé. Perchine est réticent, ça veut dire qu’on n’en parle plus !… Je ne peux pas dormir ! cria Timoféïev en parcourant à grandes enjambées l’atelier, frappant le sol de ses bottes. J’ai des rhumatismes aux mains à cause de la glaise humide. J’ai passé trois années à lire tout ce qui concernait Gogol. J’ai rêvé de groins de porc12 !


     Timoféïev souleva de la table un paquet de livres qu’il agita en l’air avant de les reposer violemment, faisant s’envoler une poussière de plâtre. 


     — À propos de Gogol, tout ça ! dit-il, et il se calma soudain. Quoi ? On dirait que je vous ai fait peur ? Pardonnez-moi, ma chère, mais, ma parole, je suis prêt à la bagarre.


     — Très bien, nous irons à la bagarre ensemble, dit Nastia qui se leva.


     Timoféïev lui serra la main avec force, et elle partit avec la ferme résolution de sortir à tout prix de l’obscurité cet homme talentueux. 


     Nastia revint à l’Union des peintres, alla voir le président et parla longuement avec lui, s’enflammant et démontrant qu’il fallait tout de suite monter une exposition des œuvres de Timoféïev. Tapotant son bureau avec un crayon, le président usa longuement de prétextes et de faux-fuyants, pour donner finalement son accord.


     Nastia rentra chez elle, dans sa vieille chambre du côté de la Moïka13, avec son plafond aux moulures dorées, et lut seulement à ce moment la lettre de Katérina Petrovna.


     — Comment partir maintenant ? dit-elle et elle se leva. Impossible de m’échapper d’ici !


     Elle songea aux trains bondés, à l’étroite passerelle pour la correspondance, aux cahots de la télégue14, au jardin desséché, aux inévitables larmes de sa mère, à l’ennui pesant, que rien ne viendrait embellir, d’un séjour à la campagne – et mit la lettre dans un tiroir de son bureau.


     Nastia fut occupée pendant deux semaines par la mise sur pied de l’exposition consacrée à Timoféïev.


     Elle eut le temps de se fâcher et de se réconcilier plusieurs fois avec l’insociable sculpteur. Timoféïev envoyait ses œuvres à l’exposition comme s’il les vouait à l’anéantissement. 


     — Ça ne donnera rien du tout, que dalle, ma chère, disait-il à Nastia avec une joie mauvaise, comme si elle organisait son exposition à elle, et non pas la sienne. Je ne fais que perdre mon temps, ma parole !


     Nastia fut d’abord au désespoir et se vexa, avant de comprendre que c’étaient les caprices d’un orgueil blessé, de l’affectation, et qu’au fond de son cœur, Timoféïev était très content de sa future exposition.


     L’exposition ouvrit un soir. En colère, Timoféïev disait que l’éclairage électrique ne valait rien, pour regarder une sculpture.


     — C’est une lumière froide ! grognait-il. C’est d’un ennui mortel ! Même le pétrole vaut mieux.


     — Quel éclairage vous faut-il donc, homme impossible ? s’emporta Nastia.


     — Il faut des bougies ! Des bougies ! s’écria comme un martyr Timoféïev. Comme peut-on placer Gogol sous une ampoule électrique ? C’est absurde !


     Des peintres et des sculpteurs étaient présents à l’ouverture de l’exposition. En entendant les propos des sculpteurs, un profane n’aurait pas toujours pu comprendre s’ils louaient ou critiquaient les œuvres de Timoféïev. Mais celui-ci comprenait que l’exposition était un succès.


     Un peintre chenu et irascible s’approcha de Nastia et lui tapota la main :


     — Merci. J’ai entendu dire que c’était vous qui aviez sorti Timoféïev de l’obscurité. Vous avez très bien fait. Chez nous, vous savez, il y a beaucoup de bavardages sur l’attention qu’on doit aux peintres, sur le soin et le tact avec lesquels les traiter, mais quand il s’agit de passer aux actes, on se heurte à des regards sans vie. Encore une fois, merci !


     Les débats s’engagèrent. On parla abondamment, on loua, on s’enflamma, et l’idée lancée par le vieux peintre à propos de l’attention à porter à l’homme, au jeune sculpteur injustement oublié, se répétait dans chaque discours.


     Assis, renfrogné, Timoféïev regardait le parquet tout en observant du coin de l’œil les intervenants, ne sachant pas s’il pouvait les croire, ou si c’était encore trop tôt.


     À la porte se montra une coursière de l’Union, la bonne et balourde Dacha. Elle faisait signe à Nastia. Celle-ci s’approcha, et Dacha lui remit avec un sourire malicieux un télégramme.


     Nastia regagna sa place, ouvrit discrètement le télégramme et le lut sans rien y comprendre :


     « Katia15 est mourante. Tikhon. »


     « Quelle Katia ? songea Nastia, désemparée. Quel Tikhon ? Ça ne doit pas être pour moi. »


     Elle regarda l’adresse : si, le télégramme était bien pour elle.. Elle remarqua seulement à ce moment les petites lettres imprimées sur le bandeau : « Zaborié ». 


     Nastia froissa le télégramme et fronça les sourcils. Perchine16 prit la parole.


     — À notre époque, dit-il en se balançant un peu et en retenant ses lunettes, le souci de l’être humain devient la magnifique réalité qui nous aide à croître et à travailler. Je suis heureux de distinguer dans notre milieu, dans le milieu des sculpteurs et des peintres, la manifestation de ce souci. Je parle de l’exposition des œuvres du camarade Timoféïev. Nous sommes entièrement redevables de cette exposition – soit dit sans vouloir offenser nos responsables – à l’une des ordinaires collaboratrices de l’Union, notre charmante Anastassia Semionovna17.


     Perchine s’inclina devant Nastia, et tous se mirent à applaudir longuement. Nastia était émue aux larmes.


     Quelqu’un derrière elle lui toucha le bras. C’était le vieux peintre irascible.


     — C’est quoi ? chuchota-t-il en montrant du regard le télégramme chiffonné dans la main de Nastia. Rien de désagréable ?


     — Non, répondit Nastia. C’est juste… Ça vient d’une connaissance…


     — Aha ! bredouilla le vieillard qui se remit à écouter Perchine.


     Tous fixaient des yeux Perchine, mais Nastia sentait tout le temps peser sur elle le regard perçant de quelqu’un, et craignait de lever la tête. « Qui cela peut-il être ? se dit-elle. Quelqu’un saurait-il la vérité ? C’est idiot. J’ai de nouveau les nerfs en pelote. »


     Elle fit un effort pour lever les yeux, et les détourna aussitôt : Gogol la regardait d’un air railleur. Sur sa tempe semblait battre lourdement une mince veine sclérosée. Nastia eut l’impression que Gogol disait doucement, à travers ses dents serrées : « Ah, toi alors ! »


     Nastia se leva en vitesse, sortit de l’exposition, s’habilla en hâte en bas et partit en courant.


     Il tombait une neige mêlée d’eau. Un givre gris couvrait la cathédrale Saint-Isaac18. Le ciel maussade s’abaissait toujours plus sur la ville, sur Nastia, sur la Néva. 


     « Ma chérie » – Nastia se rappela la lettre récente. « Ma chérie ! »


     Nastia s’assit sur un banc de square près de l’Amirauté19 et se mit à pleurer à chaudes larmes. La neige fondait sur son visage et se mêlait à ses larmes.


     Nastia frissonna de froid et comprit soudain que personne ne l’aimait comme cette vieille femme décrépite, abandonnée de tous là-bas, dans cet ennuyeux Zaborié.


     « C’est trop tard ! Je ne reverrai plus maman », se dit-elle, et elle se rendit compte que, depuis un an, c’était la première fois qu’elle prononçait ce tendre mot d’enfant : « maman ».


     Elle sauta sur ses pieds, avança rapidement, allant contre la neige qui lui cinglait la figure.


     « Qu’est-ce que ça veut dire, maman ? Hein ? songeait-elle, n’y voyant rien. Comment cela a-t-il pu se faire ? Tout de même, je n’ai personne dans ma vie. De plus proche qu’elle, je n’ai et n’aurai jamais personne. Si seulement je pouvais arriver à temps, pour qu’elle me voie, pour qu’elle me pardonne ! »


     Nastia arriva sur l’avenue Nevski, allant vers la gare ferroviaire.


     Elle était en retard. Il n’y avait plus de billets.


     Nastia se tenait près du guichet, ses lèvres tremblaient, elle ne pouvait pas parler et sentait qu’au premier mot qu’elle dirait, elle fondrait en larmes. 


     L’employée d’un certain âge passa sa tête par le guichet.


     — Que se passe-t-il, citoyenne ? demanda-t-elle, mécontente.


     — Rien, répondit Nastia. Ma maman… Nastia se retourna et se dirigea rapidement vers la sortie.


     — Où allez-vous ? cria la guichetière. Il fallait le dire tout de suite. Un instant.


     Nastia partit le soir même. Pendant tout le trajet, elle eut l’impression que la Flèche rouge20 se traînait à grand peine, alors que le train filait impétueusement à travers la nuit des forêts qu’il remplissait de vapeur et qu’il assourdissait de son long cri d’avertissement. 


     … Arrivé à la poste, Tikon eut un entretien à voix basse avec le postier Vassili, lui demanda un formulaire de télégramme qu’il fit tourner dans ses mains, puis, s’essuyant la moustache de sa manche, il écrivit gauchement quelque chose sur le formulaire. Il le plia ensuite avec précaution, le fourra dans sa chapka et se traîna jusque chez Katérina Petrovna.


    Depuis une dizaine de jours déjà, Katérina Petrovna ne se levait plus. Elle n’avait mal nulle part, mais ressentait à la poitrine, à la tête et dans les jambes une faiblesse propre à la faire tomber en syncope, et elle respirait difficilement.


     Cela faisait six jours et six nuits que Maniouchka ne la quittait plus. La nuit, elle dormait tout habillée sur le divan effondré. Maniouchka avait parfois l’impression que Katérina Petrovna ne respirait plus. Elle se mettait alors à renifler avec effroi et appelait : « Vous êtes en vie ? »


     Katérina Petrovna remuait la main sous la couverture, et Maniouchka se tranquillisait.


     Dans les pièces, depuis le matin régnait dans les coins l’obscurité de novembre, mais il faisait bon. Maniouchka allumait le poêle. Quand la joyeuse lueur éclairait les murs de rondins, Katérina Petrovna soupirait prudemment : le feu  rendait la pièce hospitalière, bien vivante, comme elle l’était autrefois, encore du temps de Nastia.


     Katérina Petrovna fermait les yeux, il en sortait une unique petite larme, qui roulait, glissait sur sa tempe jaunie et se perdait dans ses cheveux blancs.


     Tikhon arriva. Il toussait, se mouchait et il était visiblement ému.


     — Qui y a-t-il, Ticha ? demanda faiblement Katérina Petrovna.


     — Ça s ‘est rafraîchi, Katérina Petrovna, dit vivement Tikhon, qui regarda avec inquiétude sa chapka. On aura bientôt de la neige. C’est parfait. Le gel va durcir la route : ainsi, ça sera plus facile pour elle de venir.


     — Qui, elle ? – Katérina Petrovna ouvrit les yeux et sa main desséchée se mit convulsivement à aplanir la couverture.


     — Mais personne d’autre que Nastassia Semionovna, répondit Tikhon avec un sourire forcé, et il sortit le télégramme de sa chapka. Personne d’autre qu’elle.


     Katérina Petrovna voulut se soulever mais n’y parvint pas et retomba sur son oreiller.


     — Voyez ! dit Tikhon en dépliant précautionneusement le télégramme et en le tendant à Katérina Petrovna.


     Mais celle-ci ne le prit pas, elle implorait Tikhon des yeux, elle le suppliait.


     — Lis-le, dit Maniouchka d’une voix enrouée. La vieille ne peut plus lire. Elle a une faiblesse dans les yeux.


     Tikhon jeta un coup d’œil effrayé autour de lui, redressa son col, passa la main sur ses rares cheveux roux et lut d’une voix sourde et mal assurée :


     « Attendez-moi, je suis en route.  Celle qui est pour toujours votre Nastia, votre fille affectionnée. »


     — C’est inutile, Ticha ! dit à voix basse  Katérina Petrovna. C’est inutile, mon ami. Que Dieu te garde. Merci pour ton gentil mot, pour cette douceur.


      Katérina Petrovna se tourna péniblement vers le mur et parut ensuite s’endormir.


     Tikhon resta assis sur un banc dans le vestibule, tête baissée, fumant, crachant et soupirant jusqu’à ce que Maniouchka sorte et lui fasse signe de venir dans la chambre de Katérina Petrovna.


     Tikhon entra sur la pointe des pieds et s’essuya la figure de toute la paume de sa main.  Katérina Petrovna gisait, pâle, petite, comme endormie paisiblement.


     — Elle n’a pas pu attendre, balbutia Tikhon. Ah, que son chagrin était grand, sa douleur indescriptible ! Fais attention, petite sotte, dit-il sévèrement à Maniouchka,  rends le bien qu’on t’a fait, ne va pas jouer les bécasses… Reste ici, je vais au soviet rural, pour les informer.


     Il sortit, tandis que Maniouchka demeurait assise sur un tabouret, les genoux relevés, tremblant et ne quittant pas du regard Katérina Petrovna.


     On enterra Katérina Petrovna le lendemain. Il commençait à geler. Il tombait une petite neige fine. Le jour était blanc et le ciel sec et lumineux, mais d’une lumière grise, comme si l’on avait tendu au-dessus des têtes une toile lavée et gelée. Derrière la rivière, les lointains bleuissaient. Il en arrivait une forte et joyeuse odeur de neige et d’écorce de saule saisie par la première gelée.


     Des vieillardes et des gamins se rassemblèrent pour l’enterrement. Le cercueil fut porté jusqu’au cimetière par Tikhon, Vassili et les deux frères Maliavine – des petits vieux semblant recouverts d’étoupe. Maniouchka portait avec son frère le couvercle du cercueil et regardait devant elle sans ciller.


     Le cimetière était en-dehors du village, il dominait la rivière. Il y poussait de grands saules que le lichen jaunissait.


     En chemin, le cortège croisa l’institutrice. Récemment arrivée de la capitale de région, elle ne connaissait encore personne à Zaborié.


     — V’la la maîtresse, v’la la maîtresse  ! chuchotèrent les gamins.


     L’institutrice était toute jeune et timide, elle avait les yeux gris et semblait encore une petite fille. Apercevant le cortège, elle s’arrêta timidement et regarda avec effroi la petite vieille dans le cercueil. Des cristaux de neige piquants tombaient sur le visage de la vieille et ne fondaient pas. Là-bas, à la ville, l’institutrice avait laissé sa mère – tout aussi petite, se faisant sans cesse du souci pour sa fille, et aux cheveux tout blancs, elle aussi. 


     L’institutrice resta immobile, puis suivit lentement le cercueil. Les vieilles lui jetaient des coups d’œil, chuchotaient à son sujet : une jeune fille douce comme elle, les gamins allaient lui en faire voir, au début – ceux de Zaborié étant très indépendants et fort polissons.


     L’institutrice finit par se décider, et demanda à l’une des vieilles femmes, Matriona :


     — Elle devait être toute seule, cette petite vieille ?


     — Hi-hi ma ché-érie, se mit aussitôt à chanter Matriona, probablement qu’elle était toute seule. Et c’était une personne si cordiale, si chaleureuse ! Elle restait tout le temps assise tout seule sur son petit divan, sans personne avec qui échanger un mot. Quelle pitié ! Elle a une fille à Léningrad, mais apparemment, dans les hautes sphères. Alors, elle est morte sans personne autour d’elle, sans parents.


     Au cimetière, on posa le cercueil à côté d’une tombe fraîche. Les vieilles s’inclinèrent devant le cercueil, touchant la terre de leurs mains sombres. L’institutrice s’approcha du cercueil, se pencha  et baisa la main desséchée et jaunie de Katérina Petrovna.. Puis elle se redressa d’un mouvement vif, se retourna et s’en alla vers l’enceinte de briques en ruines.


     Au-delà de l’enceinte s’étendait la terre aimée, à peine triste, la terre des ancêtres, au-dessus de laquelle voltigeait la neige légère.


     L’institutrice regarda longuement, écouta longuement les vieilles discuter dans son dos, entendit la terre s’abattre sur le couvercle du cercueil, et, au loin, dans les cours, le chant varié des coqs, qui annonçaient des jours clairs, de petites gelées, la paix hivernale.


     Nastia arriva à Zaborié le lendemain des obsèques. Elle trouva le tertre frais recouvrant la tombe – des mottes de terre avaient gelé dessus –, et découvrit la chambre sombre et froide de Katérina Petrovna, d’où la vie semblait s’être envolée depuis longtemps.


     Nastia pleura toute la nuit dans cette chambre, jusqu’à ce que l’aube se montrât derrière les fenêtres, terne et pesante.


     Nastia quitta Zaborié furtivement, en tâchant que personne ne la voie et ne lui pose de questions. Elle avait l’impression que nul, en dehors de Katérina Petrovna, ne pouvait lui enlever sa faute irréparable, qui l’accablait de façon insupportable. 





Notes


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Messager_de_l%27Europe
  2. Yeux baignant dans une eau sombre, dans le texte russe.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Inconnue_(Kramsko%C3%AF)
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fun%C3%A9railles_de_Victor_Hugo
  5. Nastia est le diminutif d’Anastassia (Anastasie). On rencontrera plus loin un autre diminutif, Nastassia.
  6. Forme populaire de Tikhon.
  7. Fenêtres à double chassis pour la mauvaise saison.
  8. Au départ Union des peintres russes, au début du vingtième siècle, prenant la suite de la Société des amis des arts de Moscou, et devenant l’Association des artistes de la Russie révolutionnaires, puis, à partir de 1931, l’Union des peintres soviétiques. Les renseignements trouvés sont très incomplets.
  9. Personnage de Peer Gynt : https://fr.wikipedia.org/wiki/Peer_Gynt
  10. Prénom et patronyme de Gogol.
  11. Nastia est attirée par ce qui brille, par les célébrités…
  12. Allusion à l’une des nouvelles du recueil Les soirées du hameau près de Dikanka, premiers textes de Gogol.
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mo%C3%AFka
  14. Voiture de transport à quatre roues.
  15. Diminutif de Katérina, lui-même raccourcissement du prénom Iékatérina.
  16. Lequel, à deux reprises, devient « Perchi » dans le texte russe…
  17. Patronyme de Nastia : son peintre de père s’appelait donc (avait pour prénom) Sémione
  18. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cath%C3%A9drale_Saint-Isaac_de_Saint-P%C3%A9tersbourg
  19. https://fr.wikipedia.org/wiki/Amiraut%C3%A9_de_Saint-P%C3%A9tersbourg
  20. Train de nuit entre Moscou et Saint-Pétersbourg (Léningrad à l’époque), inauguré en 1931. Initialement, les wagons étaient bleus. Ils furent repeints en rouge en 1962.

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