dimanche 15 mai 2016

L'ours ( Anton Tchékhov )

L'ours





Tchékhov écrivit cette pièce en un acte en février 1888, juste après avoir terminé sa première grande nouvelle, La steppe. Par ennui, en quelque sorte. Il avait essuyé un échec l’année précédente avec sa première grande pièce, Ivanov, méconnue sur le moment. De 1888 à 1895, il se contentera d’écrire d’autres nouvelles et des petites pièces en un acte – même si une nouvelle mouture d'Ivanov rencontre le succès en 1889, il est resté amer de son premier échec – avant de se lancer de nouveau, avec La mouette, dans l’aventure des grandes pièces de théâtre, en connaissant d’ailleurs des affres, puisque La mouette fait un four retentissant fin 1896 à Pétersbourg, avant de triompher à Moscou deux ans plus tard…

L’ours est mis en scène à Moscou, au théâtre de Fiodor Korch, le 28 octobre 1888, en présence de l’auteur, et rencontre un très grand succès. Début novembre, on rapporte que le public rit d’un bout à l’autre du spectacle.

La pièce fut traduite plus d’une fois en français, par exemple pour l’édition de Tchékhov dans la Pléiade, et chez Denoël en 1958, sous la plume du dramaturge, metteur en scène et directeur de théâtre André Barsacq. 









L’ours
 Farce en un acte
  

Personnages :

Elena Ivanovna Popova, jeune veuve à fossettes, propriétaire.
Grigori Stepanovitch Smirnov, propriétaire pas encore trop vieux.
Louka, vieux valet de Popova.


Au salon dans la propriété  de Popova


I

Popova ( en grand deuil et ne quittant pas des yeux une photographie ), et Louka.


Louka. — Madame, ce n’est pas bien…Vous vous faites du mal, voilà tout…La femme de chambre et la cuisinière ramassent des baies, tout ce qui vit se réjouit, jusqu’au chat qui, dans la cour, joue et attrape des oiseaux, et vous, vous restez toute la journée dans cette pièce comme dans un monastère, à vous attrister. C’est la vérité ! Cela fait presque un an que vous n’êtes pas sortie !…
Popova. — Je ne sortirai plus jamais… A quoi bon ? C’en est fini de ma vie. Lui gît dans sa tombe, moi entre quatre murs, nous sommes morts tous les deux.
Louka. — Et voilà ! Comme j’aimerais entendre autre chose. Nikolaï Mikhaïlovitch est décédé, c’est un fait, c’est la volonté divine, que Dieu l’accueille…Vous avez eu de l’affliction - c’est assez, il faut être raisonnable. Vous n’allez pas pleurer et porter le deuil toute votre vie. Moi aussi, à son heure, ma vieille est morte…Et qu’y faire ? J’ai eu du chagrin, j’ai pleuré un mois durant, et basta, se lamenter toute sa vie, la vieille n’en vaut pas la peine. (il soupire) Vous en oubliez tous vos voisins…Vous n’allez pas les voir, ne les recevez pas non plus. Nous vivons, pardonnez-moi, comme des araignées - sans voir la lumière du jour. Les souris ont mangé ma livrée…Si encore, le coin manquait de gens bien, mais c’est qu’il est rempli de messieurs…A Ryblovo, nous avons le régiment, et les officiers - un régal, ces gens-là ! Au quartier, il y a bal tous les vendredis, et l’orchestre militaire joue de la musique quasiment chaque jour…Ehh, petite madame ! Vous êtes jeune et jolie, vous avez un teint de lis - il ne tient qu’à vous de vivre à votre guise…La beauté n’est pas éternelle ! Si vous attendez dix ans pour aller éblouir messieurs les officiers de vos charmes, il sera trop tard.
Popova ( catégorique). — Je te prie de ne pas m’en parler ! Comme tu le sais, depuis la mort de Nikolaï Mikhaïlovitch, la vie a pour moi perdu tout intérêt. Tu me crois vivante, mais c’est une illusion ! Je me suis juré de garder le deuil et de ne plus sortir jusqu’à ma mort…Tu m’entends ? Que son ombre puisse voir comme je l’aime…Certes, je le sais, ce n’est pas un secret pour toi qu’il a souvent été injustement cruel envers moi, qu’il m’ a même… été infidèle, mais je serai, moi, fidèle jusqu’au tombeau et je lui montrerai comme moi, je sais aimer. Il me verra, de là où il est, telle que j’étais avant sa mort…
Louna. — Il vaudrait mieux, plutôt que de dire cela, aller se promener au jardin, ou donner l’ordre d’atteler Toby ou Géant et aller rendre visite à vos voisins.
Popova. — Ahh !… (Elle pleure)
Louka. — Madame !…Petite mère !…Qu’avez-vous ? Que le Christ vous vienne en aide !
Popova. — Il aimait tellement Toby ! Il le montait tout le temps pour aller chez les Kortchaguine ou les Vlassov. Quel merveilleux cavalier c’était ! Avec quelle grâce il tirait les rênes ! Tu te rappelles ? Toby, Toby ! Fais-lui donner aujourd’hui une mesure* d’avoine en plus.
Louka. — Tout de suite !

Retentit un fort coup de sonnette

Popova ( tressaillant ).— Qui va là ? Dis que je ne reçois personne !
Louka. — Très bien, madame ! (il sort )


* Le texte russe précise : un huitième. Si c'est un huitième de poud, alors c'est environ deux kilos.


II
  
Popova (seule ).


Popova ( regardant la photo ). — Tu verras, Nicolas*, comme  je sais aimer et pardonner…Mon amour s’éteindra avec moi, lorsque mon pauvre coeur cessera de battre. (Elle rit à travers ses larmes). Et toi, tu n’as pas honte ? Je suis une femme fidèle, sage comme une image, je me suis enfermée à double tour et te serai fidèle jusqu’à la mort, et toi…tu n’as pas honte, mon petit bonhomme ? Tu me trompais, tu me faisais des scènes, tu m’abandonnais des semaines entières…


En français dans le texte
  


III

Popova et Louka.


Louka ( il entre, l’air soucieux ). — Madame, il y a là quelqu’un qui vous demande. Il désire vous voir…
Popova. — Tu as bien dit que, depuis la mort de mon époux, je ne recevais personne ?
Louka. — Oui, mais il ne veut rien savoir, il dit que l’affaire est urgente.
Popova. — Je-ne-re-çois-pas !
Louka. —Je lui ai bien dit, mais…C’est comme un homme des bois…il dit des jurons et s’introduit…il est déjà dans la salle à manger…
Popova ( irritée ). — C’est bon, prie-le…Quels malappris !


Louka sort.


— Qu’ils sont pénibles, tous ces gens ! Que me veulent-ils ? A quoi bon venir me déranger ? (Elle soupire ) Vraiment, il me faut pour de  bon partir dans un monastère…( elle reste pensive) — Oui, dans un monastère.

  

IV
  
Popova, Louka et Smirnov.


Smirnov ( en entrant, il s’adresse à Louka ). — Alors, andouille, on tient de grands discours…Bourrique ! ( Apercevant Popova, d’un air digne ). — Madame, permettez-moi de me présenter : Grigori Stepanovitch Smirnov, lieutenant d’artillerie à la retraite ! Une affaire des plus urgentes m’oblige à venir vous importuner…
Popova ( sans lui tendre la main ). — En quoi puis-je vous être utile ?
Smirnov. — Votre défunt mari, que j’avais l’honneur de connaître, m’a signé deux billets à ordre pour une somme de mille deux cents roubles. Comme je dois demain payer des intérêts au Crédit agricole, je vous serais obligé, madame, de bien vouloir me donner cet argent aujourd’hui même. 
Popova. — Mille deux cents…Et pourquoi ?
Smirnov. — Pour de l’avoine.
Popova ( avec un soupir, et s’adressant à Louka ). — N’oublie pas, Louka, de faire donner à Toby la mesure d’avoine en plus.


Louka sort.
  
à Smirnov ). — Si Nikolaï Mikhaïlovitch avait cette dette envers vous, il va de soi que je la réglerai; excusez-moi, cependant, je ne dispose pas de la somme aujourd’hui.  Mon intendant, qui est en ville, va rentrer après-demain, je lui dirai de vous payer ce qu’il convient, c’est tout ce que je peux faire pour le moment…En outre, cela fait aujourd’hui exactement sept mois que mon mari est mort, et je ne suis absolument pas d’humeur à m’occuper de questions financières.
Smirnov. — Mais moi, mon humeur vient de ce que, si demain je ne paye pas mes intérêts, je me retrouverai flambé jusqu’aux oreilles. On saisira ma propriété !
Popova. — Vous aurez votre argent dans deux jours.
Smirnov. — Il me le faut aujourd’hui, pas dans deux jours.
Popova. — Désolée, je ne peux pas vous rembourser aujourd’hui.
Smirnov. — Je ne peux pas attendre jusqu’à après-demain !
Popova. — Qu’y puis-je, si je n’ai pas l’argent, là ?
Smirnov. — Ainsi, vous ne pouvez pas me rembourser ?
Popova. — Non, je ne peux pas…
Smirnov. — Hmm !… C’est votre dernier mot ?
Popova. — Mon dernier mot.
Smirnov. — Le dernier ? Bien sûre ?
Popova. — Bien sûre.
Smirnov. — Mille mercis ! J’enregistre. ( haussant les épaules ) — Et l’on voudrait que je garde mon sang-froid ! Je rencontre en chemin un agent du fisc qui me demande : « Pourquoi êtes-vous en colère, Grigori Stepanovitch ? » Expliquez-moi donc comment ne pas être en colère. Il me faut coûte que coûte cet argent…J’ai fait hier, dès l’aube, le tour de mes débiteurs, pensez-vous qu’il s’en soit trouvé un pour me rembourser ?! Une journée d’enfer, j’ai passé la nuit, le diable sait où - dans une auberge tenue par un Juif, à côté d’une barrique d’eau-de-vie…Je finis ma tournée ici, à soixante-dix verstes* de chez moi, j’espère recevoir enfin quelque chose et, pour tout potage, on me parle « d’humeur » ! Comment ne pas se mettre en colère ?
Popova. — Il me semble avoir été claire : lorsque mon intendant rentrera de la ville, vous aurez votre argent.
Smirnov. — Ce n’est pas votre intendant que je suis venu voir, c’est vous ! Que voulez-vous que j’en fiche, passez-moi l’expression, de votre intendant ?
Popova. — Toutes mes excuses, cher monsieur, je n’ai pas l’habitude de ce langage, ni de ce ton. Je n’en écouterai pas davantage. ( Elle sort précipitamment )



* La verste fait un peu plus d’un kilomètre
  


V
     Smirnov ( seul ).


Smirnov. — Soyez poli ! Pas d’humeur… Mon époux est mort il y a sept mois ! Et moi, est-ce que je dois payer des intérêts, oui ou non ? Je vous le demande : je dois payer, oui ou non ? D’accord, votre mari est mort, votre humeur et autres tours… l’intendant est quelque part, qu’il aille au diable, et moi, que dois-je faire, selon vous ? M’envoler en ballon loin de mes créanciers, c’est ça ? Ou foncer contre un mur la tête la première ? J’arrive chez Grouzdev - pas là. Iarochevitch se cache, je me suis engueulé à mort avec Kouritsyne, que j’ai bien failli passer par la fenêtre, Mazoutov est malade et celle-ci n’est pas d’humeur. Aucune de ces canailles ne paye ! Et tout ça parce que je suis trop faible, une vraie chiffe, une bonne femme ! Je prends bien trop de gants avec eux ! Mais attendez un peu ! Vous apprendrez à me connaître ! Je ne permettrai pas qu’on se moque de moi, tas de démons ! Je vais m’incruster ici jusqu’à ce qu’elle me paye ! Brrr…Comme je suis en colère, aujourd’hui, comme je suis en colère ! J’en ai les jambes qui flanchent et la respiration coupée…Pfff, mon Dieu, je me sens mal ! ( Il crie ) — Holà, bonhomme !



VI
Smirnov et Louka.


Louka ( entrant ). — Que désirez-vous ?
Smirnov. — Apporte-moi du kvas ou de l’eau !

Louka sort.
  
— En voilà une logique ! Un homme a besoin d’argent à tout prix, une question de vie ou de mort, mais elle ne rembourse pas parce que, savez-vous bien, elle n’est pas d’humeur à s’intéresser aux questions financières !…Voilà bien la logique typiquement féminine ! C’est bien pour cela que je n’aime pas, que je n’ai jamais aimé parler aux femmes. Il m’est plus facile d’être assis sur un baril de poudre que de parler avec une femme. Brrr ! J’en ai même la chair de poule - Cette traîne de robe m’irrite au plus haut point ! Il me suffit d’apercevoir, même de loin, une créature poétique pour en avoir, d’irritation, des crampes aux mollets. C’est à désespérer.




VII
Smirnov et Louka.


Louka. ( il entre et lui sert de l’eau ). — Madame ne se sent pas bien et ne reçoit pas.
Smirnov. — Dehors !

Louka sort.
  
— Malade et ne reçoit pas ! Ne reçois pas, que m’importe…Je vais rester ici jusqu’à ce que tu me rendes mon argent. Tu peux bien être malade une semaine entière, je serai toujours là…Une année entière, pareil…Je récupérerai ce qui m’appartient, ma petite mère ! Tu ne m’attendriras pas avec ton deuil et tes fossettes ! ( il crie par la fenêtre ) — Semione, dételle ! Nous ne sommes pas près de partir ! Je reste ici ! Va à l’écurie et fais donner de l’avoine aux chevaux !  Dis donc, bourrique, celui de gauche s’est encore emmêlé dans les rênes ! ( le taquinant ) C’est point grave…Je vais te faire voir, si c’est point grave !  ( il s’écarte de la fenêtre ) — Je me sens mal…cette chaleur insupportable, ces gens qui ne payent pas, cette nuit affreuse et, ici, cette traine de deuil qui n’est pas d’humeur…J’ai mal à la tête…Boire un peu de vodka ? Je vais peut-être essayer. ( il crie ) — Bonhomme !
Louka ( entrant ). — Vous désirez ?
Smirnov. — Apporte-moi un petit verre de vodka !

Louka sort.

— Ouf ! ( il s’assoit et s’examine ) — Pas à dire, j’ai fière allure ! Plein de poussière, les bottes dégoûtantes, ni lavé ni peigné, de la paille sur le gilet…La petite dame m’a peut-être pris pour un brigand. ( il bâille ) Ce n’était pas très poli, de surgir au salon dans cette tenue, mais quoi, je ne viens pas en invité, mais en créancier, les créanciers s’habillent comme bon leur semble…
Louka ( il entre et lui sert de la vodka ). — Vous vous permettez beaucoup de choses, monsieur…
Smirnov ( en colère ). — Quoi ?
Louka — Je…non…c’est-à-dire…
Smirnov .—  A qui crois-tu parler ?! Silence !
Louka ( en aparté ). — En voilà un importun, cet homme des bois…On avait bien besoin de lui…
  
Louka sort.


Smirnov. — Ah que je suis en colère ! Irrité au point de vouloir anéantir le monde entier…Je me sens mal, tiens… ( il crie ) — Bonhomme !




VIII
  
Popova et Smirnov.


Popova ( elle entre, les yeux baissés ). — Cher monsieur, dans ma solitude, j’ai depuis longtemps perdu l’habitude d’entendre une voix humaine, et je ne supporte pas les cris. Je vous prie instamment de ne pas troubler ma tranquillité.
Smirnov. — Remboursez-moi, et je m’en irai.
Popova. — Je vous l’ai dit clairement : je n’ai pas d’argent disponible, il vous faut attendre jusqu’à après-demain.
Smirnov. — J’ai aussi eu l’honneur de vous le dire clairement : ce n’est pas dans deux jours, mais bien aujourd’hui, que j’ai besoin de cet argent. Si vous ne me le donnez pas aujourd’hui même, il ne me restera plus qu’à me pendre.
Popova. — Mais que voulez-vous que j’y fasse, si je n’ai pas cet argent ? C’est tout de même étrange !
Smirnov. — Ainsi, vous n’allez pas me rembourser maintenant ? Vraiment ?
Popova. — C’est impossible…
Smirnov. — Dans ce cas, je resterai ici autant qu’il le faudra… ( il s’assoit ) — Vous me paierez après-demain ? Parfait ! Je resterai assis jusque-là… ( Il se relève d’un bond ) — Je vous le demande : est-ce que, oui ou non, j’ai, moi, des intérêts à payer demain ?… Vous ne croyez tout de même pas que je plaisante ?
Popova. — Cher monsieur, veuillez ne pas crier ! Nous ne sommes pas dans une écurie !
Smirnov. — Je ne vous parle pas d’écurie, je vous pose la question : dois-je payer demain des intérêts, oui ou non ?
Popova. — Vous êtes incapable de vous tenir correctement devant une dame !
Smirnov. — Si madame, j’en suis très capable !
Popova. — Absolument incapable ! Vous n’avez aucune éducation, grossier personnage ! Les gens comme il faut ne parlent pas ainsi aux dames !
Smirnov. — Ah, c’est tout de même ahurissant ! Dites-moi, comment dois-je m’adresser à vous ? En français, c’est ça ? ( il se fâche et se met à zézayer ) — Madame, je vous prie*…Vous ne me remboursez pas, vous m’en voyez ravi…Ah, pardon de vous avoir importunée ! Nous avons aujourd’hui un temps magnifique ! Et comme le deuil vous va bien ! ( il lui fait une révérence )
Popova. — Vous n’êtes pas drôle, vous êtes grossier.
Smirnov ( badinant ). — Je ne suis pas drôle, mais grossier ! Je ne sais pas me tenir devant une dame ! Madame, j’ai, dans ma vie, rencontré davantage de femmes que vous n’avez vu de moineaux !  Je suis battu en duel pour une femme à trois reprises, j’en ai quitté douze et neuf m’ont abandonné ! Oui madame ! Il fut un temps où je jouais les pitres, faisais des manières, adoptais une voix mielleuse, me répandais en compliments vains et claquais des talons…J’ai aimé, souffert, poussé des soupirs sous la lune, j’en perdais le boire et le manger, je dépérissais, j’étais plus mort que vif…J’aimais avec passion, démesure, de toutes les manières, que le diable m’emporte, je jacassais comme une pie à propos de l’émancipation féminine, j’ai gaspillé par tendresse la moitié de ma fortune, mais à présent - je suis votre humble serviteur ! A présent, vous ne me roulerez pas ! Basta ! Les yeux noirs**, les yeux remplis de passion, les lèvres vermeilles, les fossettes aux joues, la lune, les chuchotements, les souffles timides - tout cela, madame, ne vaut plus un kopeck à mes yeux, à présent ! Je ne fais allusion à personne ici mais toutes les femmes, quelle que soit leur condition, sont grimacières, fausses, cancanières, remplies de haine, elles sont menteuses jusqu’à la moelle des os, vaniteuses, mesquines et sans pitié, elles sortent des énormités logiques et, concernant cette plaisanterie ( il se frappe le front ), là, pardonnez ma franchise, le premier moineau venu peut rendre dix points à un philosophe en jupe ! Observons une autre créature poétique : toute de mousseline éthérée, une demi-déesse, de quoi s’enthousiasmer à jamais, mais jetons un coup d’oeil dans son âme - le crocodile habituel ! ( il se raccroche au dossier de la chaise, qui émet un craquement et se brise )  — Mais le plus révoltant de l’histoire, c’est que ledit crocodile s’imagine, allez savoir pourquoi, qu’il a le privilège et le monopole de la tendresse, que c’est son couronnement ! Oui, que le diable m’emporte, je veux bien être pendu à ce clou les jambes en l’air si une femme est capable d’aimer quelqu’un , à part ses bichons !…Aimer, pour elle, signifie seulement pleurnicher ! Là où un homme souffre et se sacrifie, l’amour, chez une femme, se résume à faire tourner la traîne de sa robe et s’efforcer de séduire davantage. Ayant le malheur d’être une femme, vous connaissez donc de l’intérieur la nature féminine. Dites-moi honnêtement : avez-vous jamais vu une femme sincère, fidèle et constante ? Bien sûr que non ! Il n’y a que les vieilles et les difformes, pour être constantes et fidèles ! Vous rencontrerez plus sûrement un chat cornu, ou une bécasse blanche, qu’une femme constante !
Popova. — Permettez, d’après vous, qui est constant et fidèle en amour ? Serait-ce l’homme ?
Smirnov. — Oui, madame, l’homme !
Popova.  — L’homme ! ( Avec un rire mauvais ) L’homme, fidèle et constant en amour ! En voilà, une nouveauté ! ( Avec fougue ) — Et qu’est-ce qui vous autorise à dire cela ? Les hommes, fidèles et constants ! S’il en est ainsi, je vous dirai que, de tous les hommes que j’ai jamais rencontrés, le meilleur se trouvait être mon défunt mari…Je l’aimais passionnément, de toute mon âme, comme le peut seulement une jeune femme romantique; ma jeunesse, mon bonheur, ma fortune, je lui ai tout donné, je ne vivais que par lui, ne jurait que par lui, telle une païenne, et…et  tout ça pour quoi ? Cet excellent homme, le meilleur de tous, me trompait effrontément à chaque instant ! Après sa mort, j’ai trouvé dans son bureau un plein tiroir de lettres d’amour, et, de son vivant - je m’en souviens avec effroi ! - il me laissait toute seule des semaines entières, il faisait devant moi la cour à d’autres femmes et me trompait, jetant mon argent par les fenêtres et se moquant de ce que je ressentais…Eh bien, en dépit de tout cela, je l’aimais et lui étais fidèle…Plus encore, je lui reste fidèle après sa mort. Je me suis enterrée pour toujours entre ces quatre murs et porterai le deuil jusqu’à ma propre mort…
Smirnov ( avec un rire méprisant ). — Le deuil !… Je me demande pour qui vous me prenez ? Comme si je ne savais pas dans quel but vous portez ce domino et vous vous enterrez entre ces quatre murs ! Et comment donc ! Voilà qui est tellement mystérieux, poétique ! Quelque hobereau passera dans le coin, ou bien quelque poète à l’esprit borné, il regardera vos fenêtres et se dira : »Ici demeure la mystérieuse Tamara, recluse entre quatre murs par amour pour son mari ». On les connaît, ces tours-là !
Popova ( toute rouge ). — Hein ? Comment osez-vous…?
Smirnov. — Vous vivez comme une recluse, mais vous n’oubliez pas de vous poudrer le nez !
Popova. — Mais comment osez-vous me parler de la sorte ?
Smirnov. — De grâce, ne me criez pas dessus, je ne suis pas votre intendant ! Souffrez que j’appelle les choses par leur nom. N’étant pas une femme, j’ai l’habitude de dire les choses carrément ! Daignez ne pas crier !
Popova. — Ce n’est pas moi qui crie, c’est vous ! Veuillez me laisser tranquille !
Smirnov. — Remboursez-moi et je m’en irai.
Popova. — Vous n’aurez pas d’argent !
Smirnov. — Oh que si !
Popova. — Vu votre méchanceté, vous n’aurez pas un kopeck ! A présent, vous pouvez me laisser tranquille !
Smirnov. — Je n’ai pas le plaisir d’être votre époux, pas plus que celui d’être votre fiancé, par conséquent, de grâce, ne me faites pas de scènes ! ( il s’assoit ) — Cela ne me plaît pas.
Popova. — Vous vous rasseyez ?
Smirnov. — Je me rassois.
Popova. — Je vous prie de partir !
Smirnov. — Mon argent d’abord…( en aparté ) — Ah, que je suis en colère ! Que je suis en colère !
Popova. — Je ne discute pas avec des insolents ! Faites-moi le plaisir de décamper !

Un temps

— Vous ne partez pas ? Vraiment ?
Smirnov. — Non.
Popova. — Non ?
Smirnov. — Non.
Popova. — Très bien ! ( elle sonne )


 * Simple transcription du français
** Célébrissime poésie (1843) puis chanson (1884)
  




IX

Les mêmes et Louka



Popova. — Louka, fais sortir ce monsieur !
Louka. — Monsieur, veuillez sortir, puisqu’on vous le demande ! Il n’y a pas ici…
Smirnov ( se levant d’un bond ). — Silence ! A qui crois-tu parler ? Je vais te réduire en bouillie !
Louka ( portant la main à son coeur ). — Mon Dieu !  Saints serviteurs…( il s’écroule dans un fauteuil ) — Oh, que je me sens mal ! Je ne peux plus respirer !
Popova. — Où est donc Dacha ? Dacha ! ( Elle crie ) — Pélagie *! Dacha ! ( Elle sonne ) 
Louka. — Elles sont toutes parties cueillir des baies…Il n’ y a plus personne, ici…Je me sens mal ! De l’eau !
Popova. — Veuillez fiche le camp !
Smirnov. — Vous ne pourriez pas être plus polie ?
Popova ( les poings serrés, tapant du pied ). — Espèce de moujik ! Ours mal léché ! Butor ! Monstre !
Smirnov. — Comment ? Vous avez dit quelque chose ?
Popova. — J’ai dit que vous étiez un ours, un monstre !
Smirnov ( agressif ). — Permettez, de quel droit m’insultez-vous ?
Popova. — Oui, je vous insulte…et puis ? Vous croyez que j’ai peur de vous ?
Smirnov. — Alors vous croyez que, étant une créature poétique, ça vous donne le droit de lancer impunément des insultes ? C’est ça ? Nous nous battrons !
Louka. — Seigneur…Saints…De l’eau !
Smirnov. — Au pistolet !
Popova. — Vous croyez me faire peur avec vos poings solides et votre poitrine de taureau ? Quel butor vous faites !
Smirnov. — Nous nous battrons ! Je ne permets à personne de m’offenser, pas même à une femme, une faible créature !
Popova ( s’efforçant de crier plus fort que lui ). — Ours ! Ours ! Ours !                
Smirnov. — Il est temps d’en finir avec le préjugé suivant lequel les hommes seuls doivent répondre de leurs offenses ! Egalité des droits, eh bien allons-y pour l’égalité des droits, mille diables !
Popova. — Vous voulez vous battre ? A votre disposition !
Smirnov. — Tout de suite !
Popova. — A l’instant ! J’ai les pistolets de mon mari…Je vais les chercher…( elle se précipite, et revient ) — Ce sera un vrai plaisir de loger une balle dans ce front d’airain ! Que le diable vous emporte ! ( elle sort )
Smirnov. — Je vais la tirer comme un pigeon ! Je ne suis pas un gamin, pas un benêt sentimental, il n’y a pas de faible créature qui tienne !
Louka. — Mon petit père adoré !… ( il s’agenouille ) — Aie pitié de moi, fais-moi la grâce de t’en aller ! Tu m’as fait tellement peur que, vieillard que je suis, me voici à l’article de la mort, et maintenant, tu veux te battre en duel, tirer des coups de pistolet !
Smirnov ( sans l’écouter ). — Se battre en duel, voilà l’égalité en droits, l’émancipation ! Egalité complète des deux sexes ! Je vais la tirer pour le principe ! Mais c’est vraiment une étrange femme ! ( il badine ) — « Que le diable vous emporte…je vais loger une balle dans ce front d’airain… » Drôle de femme ! Elle est devenue toute rouge, les yeux brillants…Elle a relevé le défi ! Ma parole, c’est la première fois que j’en vois une comme elle…
Louka. — Va-t-en, petit père ! Je prierai pour toi éternellement !
Smirnov. — C’est une femme ! Un point, c’est tout ! Une vraie femme ! Ce n’est ni du verjus, ni de la bouillie, mais du feu, de la poudre à canon, une fusée ! Devoir la tuer me chagrine, même !
Louka. ( il pleure ). — Petit père… chéri, va-t-en !
Smirnov. — Elle me plaît positivement ! Positivement ! Malgré ses fossettes, elle me plaît ! Je suis même prêt à effacer sa dette…et je ne me sens plus irrité…Etrange femme !



*Je renonce à Pélaguiéïa…
  


X
Les mêmes et Popova


Popova. ( elle entre avec des pistolets ). — Voici les pistolets…Avant de nous battre, vous voudrez bien me montrer comment on tire. Je n’ai jamais tenu de pistolet.
Louka. — Sauve-nous, Seigneur, aie pitié…Je vais chercher le jardinier et le cocher…D’où vient ce malheur qui s’abat sur nous… ( Il sort )
Smirnov ( examinant les pistolets ). — Il existe, voyez-vous, différents type de pistolets…Il y a les pistolets spéciaux de duel Mortimer, à capsules. Ceux que vous avez sont des revolvers Smith et Wesson à trois coups, avec extracteur et percussion centrale… De magnifiques pistolets !…Ils coûtent quatre-vingt-dix roubles la paire…Voilà comment on tient un revolver…( en aparté ) — Quels yeux, quels yeux ! Quelle femme ardente !
Popova. — Comme ça ?
Smirnov. — Oui, comme ça…Ensuite, vous levez le chien…vous visez ainsi…La tête un peu en arrière ! Vous tendez le bras comme il faut…Voilà…Ensuite vous appuyez ici avec ce doigt-là - et voilà tout…La règle cardinale à observer : ne pas s’emballer, prendre le temps de viser…La main doit s’efforcer de ne pas trembler.
Popova. — Très bien…Ce n’est pas très commode, ici, pour tirer, allons dans le jardin.
Smirnov. — Allons-y. Mais je vous préviens que je vais tirer en l’air.
Popova. — Il ne manquait plus que cela ! Et pourquoi ?
Smirnov. — Parce que…parce que…Ça ne vous regarde pas, pourquoi !
Popova. — Vous avez peur ? c’est ça ? Ha-a-a ! Non, monsieur, ne biaisez pas!  Veuillez me suivre ! Je ne me calmerai qu’apiès avoir logé une balle dans votre front…ce front que je déteste tellement ! Vous avez peur ?
Smirnov. — Voilà, j’ai peur.
Popova. — Vous mentez ! Pourquoi ne voulez-vous pas vous battre ?
Smirnov. — Parce que…parce que…vous me plaisez.
Popova ( riant avec colère ). — Je lui plais ! Il ose dire que je lui plais ! ( Montrant la porte ) — Vous pouvez partir !
Smirnov ( il pose en silence le revolver, prend sa casquette et s’en va; il s’arrête à côté de la porte, ils se regardent silencieusement trente secondes; puis il se met à parler en se rapprochant d’elle, indécis ). — Ecoutez…Vous êtes toujours en colère ? Je suis moi aussi diablement furieux mais, comprenez-moi…comment dire…Le fait est, voyez-vous, que ce genre d’histoire, à proprement parler… ( Il se met à crier ) — Est-ce que j’y peux quelque chose, si vous me plaisez ? ( il attrape le dossier d’une chaise, qui émet un craquement et se brise ) — Fichtre, vous avez des meubles fragiles ! Vous me plaisez ! Comprenez-vous ? Je suis…quasiment amoureux !
Popova. — Eloignez-vous de moi - je vous déteste !
Smirnov. — Seigneur, quelle femme ! Je n’ai jamais vu de femme comme vous ! Je suis perdu ! C’en est fait de moi ! Je suis comme une souris tombée dans la souricière !
Popova. — Partez, ou je tire !
Smirnov. — Tirez ! Vous ne pouvez savoir pas le bonheur que c’est, de mourir sous le regard de ces yeux merveilleux, de mourir d’un coup du revolver tenu par cette petite main de velours…Me voilà devenu fou !  Réfléchissez vite et décidez-vous, car, une fois que je serai parti, vous ne me reverrez plus jamais ! Choisissez…Je suis un gentilhomme, un homme correct, j’ai dix mille roubles de revenu annuel…je puis atteindre d’une balle une pièce de monnaie lancée en l’air…j’ai des chevaux remarquables…Voulez-vous m’épouser ?
Popova ( indignée, elle fait trembler le revolver dans sa main ). — Tirez !  Duel !
Smirnov. — Je deviens fou…Je ne comprends plus rien… ( Il crie ) — Bonhomme, de l’eau !
Popova. ( elle crie ). — Duel !
Smirnov. — Me voilà devenu fou, je suis tombé amoureux comme un gamin, comme un idiot ! ( Il lui attrape la main, elle pousse un cri de douleur ) — Je vous aime ! ( il s’agenouille ) — Je vous aime comme je n’ai jamais aimé personne…J’ai quitté douze femmes et neuf m’ont abandonné mais je n’en ai aimé aucune comme je vous aime…Je suis au comble de l’émotion, complètement sentimental, épuisé…me voici à genoux comme un imbécile, à vous demander de m’épouser…Honte et déshonneur ! Cinq ans, déjà, que je ne suis pas tombé amoureux, j’en avais fait le serment, et voilà que je tombe amoureux aussi soudainement qu’un brancard se prend dans un autre équipage ! Votre main ! Oui ou non ? Vous ne voulez pas ? On s’en passera ! ( il se relève et se bâte vers la porte )
Popova. — Attendez…
Smirnov. — Eh bien ?
Popova. — Rien, allez-vous en…Attendez, après tout…Non, partez, partez ! Je vous déteste ! Ou plutôt, non…Restez ! Ah, si vous saviez à quel point je suis en colère à quel point ! ( elle jette le revolver sur la table ) — J’ai les doigts qui enflent, à tenir cette chose abominable…(de rage, elle déchire son mouchoir ) — Comment, vous êtes encore là ? Déguerpissez !
Smirnov. — Adieu.
Popova. — C’est ça, partez ! ( Elle crie ) — Où allez-vous ? Attendez…D’ailleurs, allez-vous en. Ah, comme je suis en colère ! Ne m’approchez pas, ne m’approchez pas !
Smirnov ( s’approchant d’elle ). — Comme je suis en colère contre moi ! Je tombe amoureux comme en lycéen, je me retrouve à genoux…J’en ai même la chair de poule…( de nouveau grossier ) — Je vous aime ! J’avais bien besoin de ça ! Il me faut payer mes intérêts demain, les foins ont commencé et vous, ici…( Il la prend par la taille ) — Jamais je ne me le pardonnerai…
Popova. — Arrière ! Bas les pattes ! Je vous…déteste ! Du-el !


Long baiser


XI


Les mêmes, Louka avec une hache, le jardinier avec un râteau, le cocher avec une fourche et des ouvriers avec des gourdins.


Louka ( ayant aperçu le couple en train de s’embrasser ). — Seigneur !

Un temps.

Popova ( baissant les yeux ). — Louka, tu diras à l’écurie de ne pas donner d’avoine à Toby, aujourd’hui.




Rideau

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