mardi 31 mai 2016

Les bonnes femmes ( Anton Tchékhov )

Les bonnes femmes









Une nouvelle de 1891, écrite en trois-quatre dimanches pour se délasser, alors que l’auteur se bagarre avec les dix mille fiches résultant du voyage à Sakhaline – il en tirera le récit éponyme – et rédige sa longue nouvelle « Le duel ». On y retrouve les accents féministes de « Lueurs », et c’est à nouveau un univers cruel que décrit Tchékhov…
Un critique russe, à l’époque, a rapproché cette nouvelle de certains écrits de Maupassant, estimant Tchékhov supérieur à ce dernier.
















     Dans le bourg de Raïbouje, faisant face à l’église, se trouve une maison à un étage à l’assise en pierre et à la toiture métallique. Au rez-de-chaussée vit avec sa famille le maître des lieux, Filip Ivanov Kachine, surnommé Dioudia, tandis que l’étage, où l’on étouffe l’été et l’on gèle l’hiver, est occupé par des gens de passage : fonctionnaires, négociants ou propriétaires en tournée. Dioudia loue des bouts de terrain, tient un cabaret sur la grand route, fait commerce de goudron, de miel, de bétail et de peaux, et possède un pécule de quelque huit mille roubles, mis en sûreté à la banque, en ville.
     Son fils aîné, Fiodor, est chef mécanicien dans un usine et les moujiks disent de lui qu’il est devenu un personnage inabordable ; son épouse, Sofia, femme laide et souffreteuse, vit chez son beau-père, passe son temps à pleurer et va tous les dimanches recevoir des soins à l’hôpital. Le fils cadet de Dioudia, Aliochka le bossu, demeure chez son père. On lui a récemment fait épouser Varvara, une fille de famille pauvre ; c’est une femme jeune et jolie, élégante et pleine de santé. C’est toujours elle que les fonctionnaires et les marchands de passage réclament pour leur apporter le samovar ou faire leur lit.
     Un soir de juin, au coucher du soleil, tandis que flottait dans l’air une odeur de foin, de fumier tiède et de lait frais, pénétra dans la cour de la bâtisse un simple chariot amenant trois personnes : un homme d’une trentaine d’années en costume de grosse toile, à côté de lui un garçon de sept ou huit ans dans une longue redingote noire à gros boutons en os et leur cocher, un jeune gars à la chemise rouge.
     Le jeune gars détela les chevaux qu’il emmena promener dans la grand rue, et le nouvel arrivant se débarbouilla, fit une courte prière en regardant l’église, puis il étala par terre à côté du chariot une  couverture sur laquelle le garçon et lui s’assirent pour dîner ; il mangeait posément, en prenant son temps, et Dioudia, ayant une grande expérience des gens de passage, reconnut en lui, au vu de ses manières, un homme pratique, sérieux et conscient de sa valeur.
     Dioudia était assis sur les marches du perron, en gilet et sans chapeau, attendant que le voyageur entame la conversation. Il était accoutumé à ce que les gens de passage, avant d’aller dormir, racontent toutes sortes d’histoires, et il aimait cela. Afanassievna, sa vieille, ainsi que Sofia, sa bru, étaient occupées à traire les vaches sous l’auvent ; Varvara, son autre belle-fille, était assise à l’étage devant la fenêtre ouverte, en train de croquer des graines de tournesol.
     — Le petit gars que voilà est sans doute ton fils ? demanda Dioudia au voyageur.
     — Non, je l’ai adopté, c’est un petit orphelin. Je l’ai recueilli par charité.
     Ils se mirent à bavarder. Le nouvel arrivant se révéla disert et même volubile, et Dioudia apprit qu’il s’appelait Matviéï Savvitch, que c’était un petit-bourgeois de la ville, propriétaire de son logement, qu’il était en tournée d’inspection des jardins qu’il louait auprès de colons allemands, et qu’enfin le gamin s’appelait Kouzka. La soirée était torride, étouffante, personne n’avait envie de dormir. Lorsque le ciel s’assombrit et que s’allumèrent de pâles étoiles, Matviéï Savvitch se mit à raconter comment il avait recueilli Kouzka. Afanassievna et Sofia se tenaient non loin, écoutant elles aussi, tandis que Kouzka s’en allait vers le portail.
     « Vois-tu, grand-père, c’est une histoire d’une complexité peu ordinaire, débuta Matviéï Savvitch, et la nuit ne suffirait pas à tout raconter dans les moindres détails. Il y a de cela une dizaine d’années, habitait dans notre rue, juste à côté du petit bâtiment hébergeant de nos jours une beurrerie et une chandellerie, une veuve âgée, nommée Marfa Simonovna Kaplountseva, qui avait deux fils : l’un était conducteur de train et l’autre, Vassia, qui avait mon âge, vivait auprès de sa petite mère.Le défunt mari de celle-ci, Kaplountsev, possédait cinq paires de chevaux et envoyait ses charretiers  comme transporteurs de par la ville ; sa veuve avait conservé son négoce et s’en sortait aussi bien que lui, gagnant pas moins de cinq roubles certains jours. Quant au petit gars, il avait lui aussi ses sources de revenu. Il élevait des pigeons de race qu’il vendait à des amateurs ; il s’en occupait souvent sur le toit, agitant son balai de bouleau en sifflant, faisant voltiger ses pigeons en hauteur, mais ça ne lui suffisait pas. Il attrapait des serins et des étourneaux, confectionnait des cages… Des riens, peut-être, mais à la fin du mois, ça lui faisait dans les dix roubles. Là-dessus, le temps passant, la vielle perdit l’usage de ses jambes et s’alita. De ce fait, la maison avait perdu sa patronne, ce qui est tout comme, pour un homme, perdre un oeil. Ayant en tête de marier son Vassia, la vieille se démena. On fait venir la marieuse, et ci et ça, les bonnes femmes discutent tant et plus, et notre Vassia s’en va jeter un coup d’oeil à ses fiancées. Il fait sa demande à une certaine Machenka, chez la veuve Samokhvalikha. Sans prendre le temps de la réflexion, on les bénit et l’affaire se conclut en une semaine. C’était une jeune fille de dix-sept ans, petite et courtaude, mais agréable et blanche de visage, avec toutes les qualités d’une demoiselle ; et la dot, excusez du peu : dans les cinq cents roubles, une petite vache, un lit… Or la vieille, comme elle en avait eu le pressentiment, trois jours après la noce, partit sur le mont de Jérusalem, où il n’y a ni plainte ni mal1. Les jeunes gens célébrèrent sa mémoire, après quoi, ils entamèrent leur vie commune. Pendant six mois, tout se passa le mieux du monde, puis patatras, nouveau malheur. Un malheur n’arrive jamais seul, dit le proverbe : Vassia tira au sort le mauvais numéro, et fut recruté. Il se retrouva soldat, sans aucune compensation. On lui rasa la tête et on l’expédia servir en Pologne. Rien à faire, c’était la volonté divine. Lorsque, dans la cour, il quitta sa femme, il ne ressentit pas grand chose, mais en allant dire adieu à ses pigeons, il versa des torrents de larmes. Il faisait pitié. Les premiers temps, pour se désennuyer, Machenka fit venir sa mère ; celle-ci resta jusqu’à la naissance  de ce Kouzka, puis s’en alla chez son autre fille, mariée elle aussi, voilà Machenka restant seule avec le loupiot. Cinq charretiers, des gens toujours ivres et prêts à polissonner ; les chevaux, les chariots, vérifier que la barrière ne s’écroule pas, que la suie n’encrasse pas la cheminée – pas des affaires pour les femmes, tout ça, elle a commencé à s’adresser à moi, son voisin, pour tout et n’importe quoi. Et de prendre des dispositions, de me demander mon avis… L’affaire est classique, on commence à fréquenter la maison, on prend le thé, on bavarde. J’étais jeune, spirituel, j’aimais la conversation, elle aussi avait des manières et de l’éducation. Sa mise était proprette, elle sortait avec une ombrelle, l’été. Certains jours, je l’entretenais de religion ou de politique, ce qui la flattait, elle me régalait de thé et de confitures… Bref, pour ne pas m’étendre, grand-père, je te dirai juste qu’il ne s’écoula pas une année entière avant que l’Esprit malin, l’ennemi du genre humain, ne m’embrouille la cervelle. Je me faisais la remarque que, les jours où je n’allais pas chez elle, je traînais comme une âme en peine. Et voilà que je me mets à inventer tous les prétextes possibles. “Il est temps d’installer chez vous les doubles fenêtres2 , et j’y passe toute la journée, en lambinant le plus possible et en me débrouillant pour qu’il m’en reste deux à poser le lendemain. “Il faudrait recompter les pigeons de Vassia, pour vérifier que certains n’ont pas disparu“ , etc. Tout ça en discutant à travers la barrière, et, vers la fin, j’y ai pratiqué un ouverture et installé un portillon, pour accéder plus facilement à sa maison. En ce bas-monde, bien des maux et toutes sortes de vilenies proviennent du sexe féminin. Même les saints, et pas seulement nous, pauvres pécheurs, même les saints ont pu se laisser séduire. Machenka avait pris l’habitude de me voir à ses côtés. Au lieu de garder en elle le souvenir de son mari et se préserver, la voilà qui tombe amoureuse de moi.  Je remarquais qu’elle aussi s’ennuyait sans moi, qu’elle traînait tout le temps à côté de sa barrière, épiant chez moi à travers les fentes. Toutes sortes de visions me retournaient la cervelle. Le Jeudi saint, je m’en vais à l’aube au marché, je passe à côté de la barrière, et voilà le diable qui rapplique ; je jette un coup d’oeil – il y a un grillage en haut du portillon – et la vois au milieu de la cour, déjà levée et donnant à manger aux canards. Je n’ai pu y résister, je l’ai appelée. Elle s’est approchée, m’a regardé à travers le grillage. Ses yeux caressants et endormis, la pâleur de son petit visage… Elle m’a beaucoup plu et je me suis mis à lui envoyer des compliments, comme si nous étions à un repas de fête et non de part et d’autre de cette barrière, elle s’est mise à rougir, à rire et à me regarder droit dans les yeux, sans ciller. J’ai perdu l’esprit, j’ai commencé lui faire une déclaration d’amour… Elle a ouvert le portillon, m’a fait entrer et, depuis ce matin-là, nous avons vécu comme mari et femme. »
     Venant de la rue, Aliochka le bossu entra dans la cour et, tout essoufflé, courut à la maison sans voir personne ; il en ressortit quelques instants plus tard avec un accordéon et, faisant tinter des pièces de cuivre dans sa poche, écalant en chemin des graines de tournesol, disparut derrière le portail.
     — Qui est donc ce membre de votre famille?  s’enquit Matviéï.
     — C’est mon fils Alexeï, répondit Dioudia. Le voilà parti en vadrouille, le gredin. Dieu l’a affligé d’une bosse, si bien que nous sommes plus coulants avec lui. 
     — Il ne fait que vadrouiller à droite et à gauche avec les gars, soupira Afanassievna.  Avant le Mardi-Gras, on l’a marié, on se disait que ça le rendrait meilleur, mais, penses-tu, il est encore pire qu’avant.
     — C’était bien inutile. On a juste fait pour rien le bonheur d’une étrangère, dit Dioudia.
     Quelque part derrière l’église se fit entendre une chanson magnifiquement triste. Il était impossible d’en distinguer les paroles, on entendait juste les voix : deux ténors et une basse. Tous tendirent l’oreille et le silence régna dans la cour… Deux des voix s’interrompirent et partirent d’un gros rire tandis que la troisième, celle d’un ténor, continuait à chanter, attaquant une note si aiguë que tous levèrent la tête involontairement, comme si la voix s’envolait jusqu’au ciel. Varvara sortit de la maison et, la main en visière comme pour protéger ses yeux du soleil, regarda en direction de l’église.
     « Ce sont les fils du pope avec leur professeur, dit-elle. »
     Les trois voix s’étaient remises à chanter en choeur. Matviéï Savvitch poussa un soupir et reprit :
     « Voici ce qui arriva, grand-père. Deux ans plus tard, nous avons reçu une lettre de Vassia, en provenance de Varsovie. Ses chefs le renvoyaient chez lui se rétablir, sa santé laissant à désirer. Moi, dans l’intervalle, cette femme m’était sortie de la tête, on m’avait déjà trouvé une chouette fiancée, je ne savais pas seulement pas comment rompre avec ma maîtresse. Chaque jour je me préparais à discuter avec Machenka, sans trouver par quel bout l’entreprendre pour éviter des glapissements de bonne femme. Cette lettre me délia les mains. Nous la lûmes ensemble, elle devenant blanche comme de la craie, et moi j’ai dit : “Dieu soit loué, cela signifie qu’à présent tu vas redevenir l’épouse de ton mari“. Mais elle me fait : 
     —  Je n’ai pas l’intention de vivre avec lui.
     — C’est tout de même ton mari ? 
     — A peine… Je ne l’ai jamais aimé, je l’ai épousé à contrecoeur. Ma mère me l’avait ordonné. 
     — Pas d’esquive, ne joue pas les idiotes. Tu l’as épousé à l’église, oui ou non ? 
     — Oui, mais c’est toi que j’aime, et je vivrai avec toi jusqu’à ma mort. Les gens peuvent bien se moquer… 
     — Tu es pieuse, je fais, et tu connais les Ecritures, qu’y est-il écrit ? 
     « Tu as pris un homme pour mari, tu dois vivre avec lui » , récita Dioudia.
      — Mari et femme ne forment qu’une seule chair. Nous avons péché, je fais, en voilà assez, il faut suivre sa conscience et craindre Dieu. Nous allons reconnaître notre faute devant Vassia, c’est un homme pacifique, doux, il ne nous tuera pas. Mieux vaut souffrir les tourments infligés par ton mari légitime que de grincer des dents au jour du Jugement dernier. 
Elle ne m’écoute pas et s’obstine, quoi que je dise. “C’est toi que j’aime.“ – point final. Vassia débarque un matin, le samedi précédant juste la Pentecôte. Derrière la barrière, je pouvais tout observer : il se précipite chez lui, ressort quelques instants plus tard avec Kouzka dans les bras, il rit, il pleure, il embrasse le petit, regarde du côté de son pigeonnier – il a envie d’aller voir ses pigeons, mais ça l’embête de lâcher Kouzka. C’était un homme tendre, sensible. La journée se passe bien, paisiblement. A l’église on a sonné la vigile et je me suis dit : demain, c’est Pentecôte, pourquoi n’ont-ils pas décoré de verdure le portail et la barrière ? Il y a quelque chose qui cloche. Je me rends chez eux, et qu’est-ce que je vois ? Lui est assis par terre au beau milieu de la pièce, à rouler des yeux comme un homme ivre, des larmes plein les joues et les mains tremblantes ; de son baluchon, il a sorti des craquelins, des colliers, des pains d’épices et toutes sortes de cadeaux qu’il a jetés en désordre sur le sol. Kouzka – il avait trois ans à l’époque – rampe au beau milieu en mâchant un pain d’épices, tandis que Machenka se tient à côté du poêle, blême et tremblante, elle murmure : “Je ne suis pas ta femme, je ne veux pas vivre avec toi “ – et quantité d’autres âneries. Je me suis jeté aux pieds de Vassia et lui ai dit : “Nous sommes coupables vis-à-vis de toi, Vassily Maksimytch, pardonne-nous, pour l’amour du Christ ! “ Puis je me suis relevé pour dire à Machenka : “Maria Semionovna, vous devez à présent laver les pieds de Vassily Maksimytch et manger ce qu’il aura laissé. Soyez pour lui une épouse humble et obéissante et implorez la miséricorde de Dieu, demandez-lui de me pardonner mon péché.“ Comme inspiré par un ange céleste, je l’ai sermonnée avec tant de sentiment que j’en fus moi-même ému aux larmes. Si bien que le surlendemain, Vassia vient me voir et me dit : “Je vous pardonne, Matioucha, à toi et à mon épouse, que Dieu vous garde. C’est une femme de soldat, jeune et sujette à la tentation, se garder est difficile. Elle n’est ni la première, ni la dernière. Je te demande seulement de te comporter dorénavant comme s’il ne s’était rien passé entre vous, ne laisse rien voir, et moi je m’efforcerai de la contenter en tout, pour qu’elle m’aime de nouveau.“ Il m’a tendu la main, nous avons bu le thé ensemble et il est reparti joyeux. Dieu soit loué, ai-je pensé, tout se termine bien, ça m’a rendu joyeux moi aussi. Mais à peine était parti Vassia que survint Machenka. Mon châtiment, clairement ! Elle se pend à mon cou, en larmes, et m’implore : “Ne me rejette pas, de grâce, je ne peux pas vivre sans toi.“ »
     « Quelle saleté ! » , soupira Dioudia.
     « J’ai tempête, tapé du pied, je l’ai traînée dehors et j’ai mis le crochet à ma porte. “Retourne chez ton mari ! “,  je lui crie. “Ne me fais pas honte devant tout le monde, crains Dieu ! “ Et ça recommençait tous les jours. Un matin, j’étais dans la cour du côté de l’écurie, en train de réparer une bride. Je la vois soudain passer le portillon, entrer en courant chez moi et, à moitié nue, en jupon, se ruer sur moi ; elle s’accroche à la bride et se met de la poix un peu partout, elle tremble, pleure… “Je ne peux pas vivre avec cet homme odieux, je n’en ai pas la force ! Si tu ne m’aimes pas, tue-moi plutôt.“ Là, je me suis fâché, je l’ai frappée deux fois avec la bride, tandis que Vassia accourait, franchissant le portillon et me criant avec désespoir : “Ne la frappe pas ! ne la frappe pas ! “ Lui-même, s’étant approché, devenant comme fou, se met à lui donner de grands coups de poing, la jette à terre et la piétine ; j’ai tenté de m’interposer, mais il a pris des rênes et a redoublé de coups. Voilà qu’il la fouette tout comme on bat un poulain, en poussant des petits cris aigus : hi-hi-hi ! »
     « C’est bien ce que tu mériterais… grommela Varvara en s’en allant. Il faut voir ce que vous avez fait de notre sœur, maudits que vous êtes… »
     « Tais-toi, espèce de jument ! » lui cria Dioudia.
     « Hi-hi-hi ! reprit Matviéï Savvitch. Son cocher est arrivé en courant de chez lui, moi j’ai appelé mon ouvrier et, à nous trois, nous lui avons enlevé Machenka que nous avons ramené chez elle en la soutenant par les bras. Une vraie honte ! Le soir, je suis revenu la sermonner. Elle est allongée sur son lit, tout emmitouflée, couverte de compresses, seuls sont visibles son nez et ses yeux, elle regarde le plafond. Je lui dis : “Bonjour, Maria Semionovna !“ Elle ne répond rien. Vassia est assis dans la pièce voisine, la tête dans les mains, en train de pleurer : “Scélérat que je suis ! J’ai moi-même détruit ma vie ! Fais-moi périr, Seigneur ! “ Je suis resté une petite demi-heure au chevet de Machenka, en lui faisant la leçon. Je cherchais à lui faire peur en lui disant que les Justes, après la mort, vont au paradis, tandis que les flammes de la géhenne attendent les pécheresses comme elle… “Ne t’oppose plus à ton mari, jette-toi à ses pieds.“ Elle ne répondait rien, ne cillait pas, on aurait dit que je m’adressais à un poteau. Le lendemain, Vassia tomba malade, cela ressemblait au choléra, et vers le soir, j’appris sa mort. On l’a enterré. Au cimetière, Machenka ne se montra pas, voulant cacher au monde son visage impudent et couvert de bleus. Et très vite, en ville, la rumeur a circulé que Vassia n’ôtait pas mort de mort naturelle, mais que Machenka l’avait fait passer. Cela vint aux oreilles des autorités. On a déterré Vassia, on l’a ouvert et on a trouvé de l’arsenic dans son ventre. L’affaire était claire comme de l’eau de roche ; la police est venue se saisir de Machenka, ainsi que du pauvre Kouzka. Hop, en prison. Cela lui pendait au nez, à cette bonne femme, c’était le châtiment envoyé par Dieu… Son procès a eu lieu quelque huit mois plus tard. Je la vois encore, assise sur un petit banc, en blouse grise et en fichu blanc, toute maigre, ses yeux perçants mangeant son visage blême, elle faisait pitié. Derrière elle, un soldat avec son fusil. Elle refusait d’avouer. Au tribunal, les uns soutenaient qu’elle avait empoisonné son mari, alors que les autres s’efforçaient de prouver que celui-ci, de chagrin, s’était empoisonné lui-même. Je faisais partie des témoins. Lorsqu’on m’a interrogé, j’ai répondu en conscience. Qu’elle était coupable. Il n’y avait rien à dissimuler, elle n’aimait pas son mari, obstinément… Les délibérations ont commencé un matin, et le verdict fut prononcé au soir : la Sibérie, treize années de bagne. Machinka resta encore trois mois en prison. J’allais la voir, par humanité, en lui apportant du thé et du sucre. Parfois, en me voyant, elle se mettait à trembler tout entière, à se tordre les mains en marmonnant : “Va-t-en ! Va-t-en ! “ En serrant Kouzka contre elle, comme si elle redoutait de me voir le lui arracher.. Et moi : “À quoi en es-tu arrivée ! Eh, Macha, Macha, âme perdue ! Tu ne m’as pas obéi, alors que je te montrais la voie, tu peux pleurer, maintenant. Tu es coupable, tu ne peux t’en prendre qu’à toi.“ Je la sermonnais, et elle : “Va-t-en ! Va-t-en ! “ – et de serrer le petit contre elle, tremblante et tournée vers le mur. Quandd on l’a expédiée dans une autre province, je l’ai accompagnée à la gare et j’ai mis un rouble dans son baluchon, par charité. Mais elle n’est jamais arrivée jusqu’en Sibérie… Dans cette autre province, elle a attrapé une fièvre, elle est morte en prison. »
     « Une mort de chien convenant à une chienne », fit Dioudia.
     « On ramena Kouzka d’où il venait… J’ai réfléchi tant et plus, et je l’ai pris avec moi. Eh oui : il avait beau être le rejeton d’une femme mise sous les verrous, ce n’en était pas moins un être humain, baptisé… J’en ai eu pitié. J’en ferai un commis, voire, si je n’ai pas d’enfants, un marchand. A présent, où que j’aille, je l’emmène avec moi, pour le former. »
     Tout le temps de ce récit, Kouzka était resté assis sur une pierre auprès du portail, ses mains soutenant son menton, à regarder le ciel ; de loin, dans la pénombre, on l’aurait pris pour une souche.
     — Kouzka, va dormir ! lui cria Matviéï Savvitch.
     — Il est temps de dormir, en effet, fit Dioudia en se levant ; il bâilla bruyamment et dit encore : ces gens n’en font qu’à leur tête, sans obéir à quiconque, et voilà le résultat.
     Au-dessus de la cour, la lune flottait à présent dans le ciel ; elle courait dans une direction, les nuages en-dessous d’elle dans une autre ; les nuages s’éloignèrent et la lune   resta, bien visible, éclairant la cour. Matviéï Savvitch fit une courte prière en se tournant vers l’église et, souhaitant à tous une bonne nuit, s’allongea par terre à côté du chariot. Kouzka pria lui aussi puis s’allongea dans le chariot, se recouvrant de sa redingote ; pour être plus à l’aise, il se creusa une sorte de couchette de foin écrasé et se replia de sorte que ses coudes touchaient ses genoux. De la cour, on put voir Dioudia allumer une bougie et se tenir dans le coin aux icônes,, chaussé de lunettes et un livre à la main, qu’il lut un long moment en s’inclinant à maintes reprises.
     Les nouveaux arrivants s’étaient endormis. Afanassievna et Sofia s’approchèrent du chariot et se mirent à regarder Kouzka.
     — Le voilà qui dort, le petit orphelin, dit la vieille. Il est tout maigre, émacié, il n’a que la peau sur les os. Sans mère ni personne pour prendre soin de lui en route.
     — Mon Grichoutka doit avoir deux ans de plus que lui, fit Sofia. Il est enfermé dans cette usine, sans sa mère. Son patron doit le battre. Dés que j’ai aperçu ce petit gars-là, tantôt, j’ai repensé à mon Grichoutka et mon cœur s’est mis à saigner.
     Elles se turent quelques instants.
     — Il ne se souvient sans doute plus de sa mère, fit la vieille.
     — Comment pourrait-il s’en souvenir ?
     Et de grosses larmes roulèrent sur les joues de Sofia.
     « Il est couché en chien de fusil3… l’attendrissement et la pitié la faisaient à la fois rire et sangloter. Mon pauvre petit orphelin. »
     Kouzka sursauta et ouvrit les yeux. Il aperçut devant lui ce visage éploré, disgracieux et ridé, et puis cet autre visage, vieux, édenté, au menton pointu et au nez recourbé, sur le fond d’un ciel immense où couraient les nuages et où flottait la lune, et il poussa un cri de terreur. Sofia poussa un cri, elle aussi, et l’écho leur retourna leurs cris, secouant d’inquiétude l’air étouffant ; dans le voisinage, le gardien frappa l’heure, un chien se mit à aboyer. Matviéï Savvitch marmonna quelque chose dans son sommeil et se retourna.
     Plus tard, cette nuit-là, tandis que Dioudia et la vieille dormaient, de même que le gardien non loin de chez eux, Sofia sortit par le portail et s’assit sur un petit banc. Elle avait toujours aussi chaud, et ses larmes lui avaient donné la migraine. La rue était longue et large ; à droite, elle s’étendait sur deux verstes4 et à gauche, on n’en voyait même pas la fin. Abandonnant la cour, la lune s’était cachée derrière l’église. Elle éclairait un côté de la rue, tandis que les ombres assombrissaient l’autre côté ; les longues ombres des peupliers et des nichoirs à étourneaux s’étiraient sur toute la rue, alors que celle de l’église, massive, effrayante de noirceur, couvrait le portail et une partie de la maison. Tout était calme, il n’y avait personne. Du bout de la rue se faisaient parfois entendre les sons lointains d’une musique ; sans doute Aliochka qui jouait de l’accordéon.
     Dans l’ombre, non loin de l’enceinte de l’église, se décelaient des mouvements, sans qu’on pût savoir si c’était un humain ou une vache qui se déplaçait, à moins que ce ne fût simplement quelque gros oiseau froufroutant dans les arbres. Mais voici qu’une silhouette émergeait de l’ombre, on entendit une voix masculine, puis la silhouette fut avalée par une ruelle du côté de l’église. Peu après, à deux sagènes5 du portail se montra une autre silhouette ; se dirigeant depuis l’église vers le portail et apercevant Sofia, elle s’arrêta.
     — C’est toi, Varvara ? demanda Sofia.
     — Oui, et alors ?
C’était bien Varvara. Elle resta debout quelques instants, puis s’approcha du banc et s’assit.
     — Où es-tu allée ? interrogea Sofia.
     Pas de réponse.
     — Attention au gros ventre, jeune femme, ce serait un grand malheur, dit Sofia. Tu as entendu, pour Machenka, à coups de pied, à coups de rênes ? Prends garde que ça ne t’arrive pas.
     — Ça m’est égal.
     Varvara étouffa un rire dans son fichu et chuchota :
     — Je suis sortie avec le fils du pope.
     — Des bobards.
     — Ma parole.
     — Tu as péché ! chuchota Sofia.
     — Ça m’est égal… Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Soit, c’est un péché, mais que je sois foudroyée, tout plutôt que cette vie. Je suis jeune et en bonne santé, et j’ai un mari bossu, odieux, dur, encore pire que ce maudit Dioudia. Quand j’étais jeune fille, je ne mangeais pas à ma faim et j’allais pieds nus ; j’ai quitté cette famille de malheur, alléchée par la richesse de celle d’Aliochka, et je me suis retrouvée captive comme le poisson pris dans la nasse, et ça me serait plus facile de coucher avec une vipère qu’avec cette teigne d’Aliochka. Et la tienne, de vie ? Une horreur. Ton Fiodor t’a chassée de l’usine et renvoyée chez son père, juste pour s’en prendre une nouvelle ; on t’a retiré ton gamin pour en faire un esclave. Tu travailles comme un cheval et personne ne te dit merci. Il vaut mieux rester vieille fille ou coucher avec le fils du pope pour un demi-rouble, il vaut mieux mendier ou se jeter la tête la première dans un puits…
     — Tu as péché ! répéta Sofia.
     — Ça m’est égal.
     Quelque part derrière l’église s’éleva de nouveau la chanson triste, c’étaient toujours les mêmes voix : deux ténors et une basse. On ne pouvait toujours pas distinguer les paroles.
     « Des noctambules… » se mit à rire Varvara.
     Et elle se mit à raconter à voix basse la façon dont elle sortait, la nuit, avec le fils du pope, ce qu’il lui disait de lui et de ses condisciples, et comment elle sortait aussi avec les fonctionnaires et les marchands de passage. Une envie de liberté flottait dans la chanson triste et Sofia se mit à rire, c’était mal, d’écouter tout ça, c’était effrayant, mais doux, aussi, elle en éprouva quelque envie, ainsi que du regret de ne pas avoir péché, elle aussi, du temps où elle était jeune et jolie…
     L’horloge de la vieille église, au cimetière, sonna minuit. 
     « Il est temps de dormir, fit Sofia en se levant, je n’aimerais pas que Dioudia m’attrape. »
     Elles rentrèrent toutes les deux en silence dans la cour.
     — Je suis sortie sans savoir la suite de l’histoire de Machenka, dit Varvara en étendant une couche sous la fenêtre.
     — Elle est morte en prison. Elle avait empoisonné son mari.
     Varvara s’allongea à côté de Sofia, réfléchit un peu et dit à voix basse :
     — Mon Aliochka, je le ferais bien passer, et sans regret.
     — Qu’est-ce que tu racontes, le Ciel t’en préserve.
     Lorsque Sofia s’endormait, Varvara se serra contre elle et lui chuchota à l’oreille :
     « Allez, on les fait passer tous les deux, Aliochka et Dioudia ! »
     Sofia tressaillit sans répondre, puis ouvrit les yeux et, sans ciller, regarda le ciel un long moment.
     — Les gens le sauront, dit-elle. 
     — Pas du tout. Dioudia est vieux, il est temps pour lui de mourir, quant à Aliochka, s’il crève, ils mettront ça sur le compte de son ivrognerie.
     — Tu me fais peur. Dieu te châtiera.
     — Ça m’est égal…
     Restant éveillées toutes les deux, elles se taisaient, songeuses.
     — J’ai froid, fit Sofia, des frissons lui parcourant tout le corps. C’est bientôt le matin, je crois… Tu dors ?
     — Non… Ne fais pas attention, mon chou, chuchota Varvara. Les maudits, je les déteste, je ne sais plus ce que je raconte. Dors, l’aube poindra bientôt… Dors…
     Elles se turent, se calmèrent et s’endormirent.
     La vieille se réveilla avant tout le monde. Elle réveilla Sofia, et toutes les deux allèrent sous l’auvent traire les vaches. Aliochka le bossu fit son entrée, complètement ivre, sans son accordéon ; il avait de la poussière et de la paille sur le devant et sur les genoux – sans doute qu’il était tombé en chemin. Titubant, sans se déshabiller, il alla s’écrouler dans un traîneau sous l’auvent et se mit à ronfler aussitôt. Lorsque les première lueurs d’un soleil ardent vinrent enflammer les croix en haut de l’église, puis les fenêtres, et que les ombres des arbres et du chadouf commencèrent à s’étirer au milieu de l’herbe, humide de rosée, de la cour, Matviéï Savvitch, d’un seul bond, se mit à s’agiter.
     « Kouzka, debout ! cria-t-il. On attelle ! En vitesse ! »
     Le remue-ménage matinal débuta. Habillée d’une robe brune à volants, une jeune juive mena un cheval à l’abreuvoir, dans la cour.  Le chadouf émit des grincements plaintifs, on entendit le seau cogner… Tout mou, encore endormi, couvert de rosée, Kouzka, assis dans le chariot, enfilait paresseusement sa redingote en écoutant le clapotis de l’eau du puits, débordant du seau, et il se recroquevillait de froid.
     « Dis voir, tantine6, cria Matviéï Savvitch à Sofia, flanque un bon coup à mon gars, qu’il se dépêche d’atteler !
     Et Dioudia, au même moment, cria de sa fenêtre :
     « Sofia, demande à la juive un kopeck pour l’eau ! Ils ont pris de mauvaises habitudes, ces youpins ! » 
     Dehors, dans la rue, des moutons couraient dans tous les sens en bêlant à qui mieux mieux. les bonnes femmes hélaient le berger, et celui-ci soufflait dans son chalumeau, distribuait des coups de fouet ou leur répondait d’une voix enrouée de basse. Trois moutons s’égarèrent dans la cour qui, ne trouvant plus le portail, se cognaient à la barrière. Le boucan réveilla Varvara qui prit à bras-le-corps sa literie et se dirigea vers la maison.
     « Dis donc, tu pourrais chasser les bestiaux ! lui cria la vieille. Voyez-moi cette grande dame ! »
     « Et puis quoi encore ? Comme si j’allais me mettre en quatre pour vous, tas de monstres. » grommela Varvara en rentrant dans la maison.
     Les roues du chariot furent légèrement graissées et les chevaux attelés. Ses livres de compte en main, Dioudia sortit de la maison, s’assit sur les marches du perron et se mit à calculer la note du voyageur pour la nuitée, l’avoine et l’eau pour les chevaux.
     — Elle n’est pas donnée, ton avoine, grand-père, fit Matviéï Savvitch.
     — Il ne faut pas en prendre, si elle est trop chère. On ne force personne, marchand.
     Lorsque les voyageurs retournèrent au chariot pour s’y asseoir et partir, un incident les retint quelques instants. Koulak ne retrouvait plus sa chapka.
     « Où l’as-tu fourrée, petit cochon ? s’écria Matviéï Savvitch, en colère. Alors, où est-elle ?
     Le visage de Kouzka était tout chiffonné de peur, il s’agita tout autour du chariot et, n’ayant rien trouvé, courut au portail, puis sous l’auvent. La vieille et Sofia l’aidaient dans ses recherches.
     « Je vais t’arracher les oreilles ! cria Matviéï Savvitch. Saligaud, va ! »
     La chapka fut retrouvée au fond du chariot. De sa manche, Kouzka en fit tomber le foin, il la posa sur sa tête et se glissa d’un air craintif dans le chariot, l’effroi encore peint sur le visage, comme s’il s’attendait à recevoir une bourrade dans le dos. Matviéï Savvitch se signa plusieurs fois, le cocher saisit les rênes et le chariot s’ébranla et se mit à rouler, quittant la cour.
         

      











(0)  Les prénoms et patronymes sont les suivants, pour les moins connus : Machenka est un diminutif de Maria, via Macha ; Varvara est notre Barbara ; Matveï est Mathieu ; Afanassievna n’est pas un prénom, mais un patronyme : c’est la fille d’Afanassi, Athanase ; appeler quelqu’un par son seul patronyme est possible, affectueusement, ironiquement ou lorsqu’on s’adresse à un vieille connaissance (cf, pour les vieux bolcheviks, la façon dont ils parlaient de Lénine : Ilitch…) ; Ivanov  est ici un patronyme équivalent à Ivanovich ; Savvitch est un patronyme, fils de Savva, prénom d’origine hébraïque ; je ne vois pas d’équivalent français à Kouzka, qui est aussi Kouzia, au départ : Kouzma. Grichoutka est un diminutif de Grigori, via Gricha.

(1)  Allusion à Gogol qui partit – en vain – à Jérusalem chercher l’inspiration lui faisant défaut pour terminer ses Âmes mortes. Notre veuve a tout simplement passé l’arme à gauche…

(2)  Pour l’hiver.

(3) L’expression russe est : enroulé comme un petit pain rond.

(4) La verste fait un peu plus d’un kilomètre.

(5) La sagène fait un peu plus de deux mètres.


(6) Mi affectueux mi-respectueux, à quelqu’un d’un peu plus âgé.

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