mercredi 8 juin 2016

On s'ennuie à Moscou (Anton Tchékhov)




On s’ennuie à Moscou






La dernière nouvelle de 1891, écrite en décembre et publiée sous pseudonyme. Une satire de l’intelligentsia moscovite de la fin du dix-neuvième siècle, et quelques dents ont dû grincer. La fausseté des milieux artistiques, surtout de la critique. Quelques allusions politiques au passage. Le mot d’ordre de Tchékhov n’est certainement pas « Les soviets plus l’électricité », ce serait plutôt : « Science – laquelle, chez lui, ne s’oppose pas à la religion –  et bonté. » Le narrateur rappelle un peu, avec quelques touches de légèreté comique qui remplacent avantageusement l’ironie grinçante de Fiodor Mikhaïlovitch, les « Ecrits du sous-sol » de Dostoïevski. Mais, dans la queue de comète de la querelle entre slavophiles – rebaptisés asiates, comme dans d’autres textes – et occidentalistes, Tchékhov prend une fois de plus nettement position.













     Je suis le Hamlet de Moscou. Hé oui. À Moscou, je vais d’une maison à l’autre, d’un théâtre à l’autre, d’un restaurant à l’autre, d’une rédaction à l’autre et partout, je dis la même chose :
« Seigneur, qu’est-ce qu’on s’ennuie ! C’est assommant, ce qu’on peut s’ennuyer ! »
Et l’on me répond d’un air compatissant :
« En effet, on s’ennuie mortellement. »
     Ceci, matin et soir. Et la nuit, lorsque, rentré chez moi, je me couche et me demande, dans les ténèbres, pourquoi je souffre pour de bon d’un ennui aussi affreux, je sens une lourdeur inquiéter ma poitrine – et je me rappelle comment, il y a de cela une semaine, alors que, chez quelqu’un, je demandais ce que je pouvais bien faire pour tromper mon ennui, un inconnu, pas un Moscovite, assurément, s’était retourné vers moi pour me dire avec irritation :
« Ecoutez, prenez un bout de fil de téléphone et allez vous pendre au premier poteau télégraphique venu ! Pour vous, c’est la seule solution ! »
     Hé oui. Et chaque nuit, j’ai l’impression d’être sur le point de comprendre d’où vient mon ennui. Alors, d’où ? D’où ? Je crois que cela vient de ce que…
     Tout d’abord, je suis un parfait ignorant. Je ne sais plus trop quand, j’ai étudié je ne sais plus trop quoi mais, allez savoir, est-ce moi qui ai tout oublié ou cette science qui ne menait à rien, toujours est-il que je découvre l’Amérique à chaque instant.  Ainsi, quand on me dit que le tout-à-l’égout serait fort utile à Moscou ou qu’il n’y a pas d’arbre à canneberge, je demande d’un air étonné :
« Est-ce possible ? »
     Je suis né à Moscou et j’y vis depuis toujours, mais d’où provient cette ville, dans quel but existe-t-elle, quel sens a-t-elle, quels sont ses besoins, tout ça, ma parole, je n’en sais rien. Pendant les séances de la Douma1, je discute avec les autres des affaires de la cité, mais je ne connais pas les dimensions de Moscou, sa population, ses chiffres de natalité et de mortalité, ses dépenses et ses revenus, je ne sais pas avec qui nous faisons du commerce, et en quelle quantité… Quelle est la ville la plus riche : Moscou, ou Londres ? Et si c’est Londres, pourquoi ? Allez savoir ! Et lorsqu’à la Douma est soulevée une question, je suis le premier à crier pour exiger qu’on nomme une commission. « En commission ! »
     En compagnie de marchands, je bredouille qu’il serait temps pour Moscou d’établir des relations commerciales avec la Chine et la Perse, mais nous aurions du mal à situer ces pays et à savoir s’ils ont besoin de quoi que ce soit, en dehors de produits moitié-finis, moitié-pourris, à la réputation douteuse. Du matin au soir on me voit bâfrer à la taverne de Tiestov, je me demande bien pourquoi. Je joue un rôle dans une pièce dont je ne sais pas le contenu. Je vais écouter “La dame de pique“2 et je me rends compte, au lever du rideau, que je n’ai jamais lu la nouvelle de Pouchkine, ou que je l’ai oubliée. J’écris moi-même une pièce et je fais la mise en scène, et lorsqu’elle a fait un four monumental, je m’aperçois que le sujet avait déjà été traité par Vl. Alexandre, et avant lui par Fedotov, et encore auparavant par Chpajinski. Je ne suis doué ni pour parler, ni pour discuter ni pour soutenir la conversation. S’il arrive qu’en public on me parle de quelque chose que j’ignore, je sais comment tricher. Je prends un air comiquement affligé, attrape mon interlocuteur par un bouton de son habit et prononce : « C’est du réchauffé, mon ami », ou encore « Ce que vous dites est contradictoire, mon cher… Nous pourrons à loisir étudier la question et tomber d’accord, pour l’instant, dites-moi, de grâce : « avez-vous assisté à “Imogène“3 ? » Sous ce rapport, j’ai appris pas mal de choses des critiques moscovites. Par exemple, lorsqu’on parle devant moi du théâtre dramatique contemporain, je n’y entends rien mais si l’on me pose une question, je réponds sans difficulté : « Très bien, messieurs…Soit, admettons…Mais l’idée, où est-elle ? Les idéaux, où sont-ils ? » , ou encore m’écrié-je avec un soupir : « Ô, Molière, immortel Molière, où es-tu ? » et, agitant la main de tristesse, je quitte la pièce. Il y a encore ce dramaturge danois me semble-t-il, ce Lope de Vega4. Il me sert parfois à épater la galerie. « Je vais vous dire un secret, je chuchote à mon voisin, cette phrase-là, Calderon l’a empruntée à Lope de Vega… » On me croit… Allez donc vérifier !
     Comme je ne sais rien de rien, je suis totalement inculte. Bien sûr, je m’habille en suivant la mode, je me fais couper les cheveux chez Théodore, mon mobilier est du dernier chic, mais je reste un rustre asiatique. Mon bureau à incrustations vaut dans les quatre cents roubles, j’ai des meubles tendus de velours, des tableaux, des tapis, des bustes, une peau de tigre mais une blouse de femme bouche, j’en ai bien peur, le soupirail de mon poêle, ou c’est que ça manque de crachoirs, de sorte que mes invités et moi, nous crachons sur les tapis. Chez moi, l’escalier empeste l’oie rôtie, le laquais a l’air de dormir, la cuisine est sale et y règne une odeur nauséabonde, de vieilles bottes couvertes d’une moisissure verte et des papiers sentant le pipi de chat vont rejoindre la poussière et les toiles d’araignée sous le lit et derrière les armoires. Un scandale éclate à tout bout de champ : tantôt ce sont les poêles qui fument, tantôt on gèle dans les toilettes, ou c’est le vasistas qui ne ferme plus si bien que je suis obligé de le boucher en vitesse avec un coussin pour que la neige ne pénètre pas dans mon bureau. Il arrive aussi d’habiter en meublé. On est tranquillement étendu sur un sofa, en train de méditer sur l’ennui, et, dans les chambres voisines, à droite une Allemande fait cuire des côtelettes sur un réchaud à pétrole, tandis qu’à gauche des grues frappent sur la table à coups de bouteilles de bière. Depuis ma chambre, j’étudie « la vie », j’examine toute chose du point de vue des gens qui vivent en meublé et je n’écris plus que sur l’Allemande, les grues, les serviettes malpropres, je joue juste les ivrognes et les idéalistes redevenus des animaux, et j’estime de la plus haute importance la question des asiles de nuit et du prolétariat intellectuel. Je ne ressens rien, je ne remarque rien. Je prends très facilement parti des plafonds bas et des cafards, de l’humidité comme des copains ivres qui s’allongent très simplement avec leurs bottes sales sur mon lit. Rien ne choque mes sentiments esthétiques, ni les pavés recouverts d’une gelée brun-jaune, ni les mauvaises herbes, ni les portails empuantis, ni les fautes d’orthographe sur les enseignes ni les mendiants en haillons. Je me tasse comme un singe sur les traîneaux étroits, transpercé par le vent de part en part, le cocher me caresse la tête d’un coup de fouet, le cheval pelé avance à peine, mais je n’en ai cure. Tout ça glisse sur moi ! On me dit que les architectes moscovites ont construits des boîtes à savon en guise de maisons, défigurant la ville. Mais je trouve que ce sont de piètres boutes. Que nos musées sont meublés de façon misérable, qu’une piètre science y est exposée, bref qu’ils ne servent à rien. Mais je ne fréquente pas les musées. Les gens se plaignent qu’à Moscou il n’y avait qu’une seule galerie d’art digne de ce nom, Tretiakov, et qu’elle vient de fermer. Eh, bien, qu’elle ferme, si ça lui chante…
     Mais venons-en à mon deuxième motif d’ennui : à ce qu’il me semble, je suis quelqu’un de très intelligent et d’extraordinairement important. Où que j’aille, disert ou silencieux, récitant quelque chose à une soirée littéraire ou dévorant chez Tiestov, j’accomplis tout ceci avec un aplomb supérieur. J’interviens dans toutes les discussions. Certes, je n’ai aucun talent pour m’exprimer, mais les sourires ironiques n’ont plus de secret pour moi, de même que les haussements d’épaule ou les exclamations. Je suis un inculte et un rustre asiatique, en gros content de tout, mais je prétends n’être satisfait de rien et cela me réussit à tel point qu’il m’arrive de me convaincre moi-même. Lorsqu’on montre au théâtre quelque chose de comique, j’ai bonne envie de rire mais je me hâte de prendre un air grave et concentré ; à Dieu ne plaise, si je me laissais aller à rire, que diraient mes voisins ? Quelqu’un rit derrière moi, je me retourne, l’air sévère : voici un malheureux lieutenant, encore un Hamlet, rempli de confusion et disant, comme pour s’excuser de son rire inopiné : « Quelle farce de bas étage ! »
     Et à l’entracte, je lance d’une voix sonore, à la buvette :
— En voilà une pièce ! C’est révoltant !
— Oui, une lourde pitrerie, me répond quelqu’un. Tout de même, voyez-vous, il y a des idées…
— Pensez-vous ! Il y a déjà un bail que Lope de Vega a développé ce motif et, je vous prie de le croire, avec un autre talent ! Mais quel ennui ! Quel ennui mortel !
     A “Imogene“, à force d’étouffer mes bâillements, c’est tout juste si je ne me déboîte pas la mâchoire ; je m’ennuie tant que j’en reste baba, j'en ai la gorge desséchée… Mais j’affiche un sourire béat. « Comme une agréable brise, je fais à mi-voix. Il y a une éternité que je n’avais éprouvé un tel plaisir ! »
     Il m’arrive d’avoir envie de polissonner, de jouer un vaudeville ; j’en ai vraiment envie et je sais que cela tomberait à pic, au milieu de notre triste époque, seulement…qu’en dira la rédaction du journal L’artiste ?
     Oh non, que le Ciel m’en préserve !
     Aux expositions de peinture, je cligne des yeux, hoche la tête d’un air significatif et dis à voix haute : « On dirait que rien ne manque : il y a un souffle, c’est expressif, pittoresque… Mais où est le plus important ? L’idée ? Où voit-on l’idée, ici ? »
     J’exige des revues une ligne honnête et, avant tout, que les articles en soient rédigés par des professeurs ou des gens ayant séjourné en Sibérie5. Celui qui n’est pas professeur et n’a pas fait de séjour en Sibérie ne peut avoir de véritable talent. J’exige que M.N. Ermolova ne joue que des rôles de parfaite jeune fille, sans dépasser l’âge de 21ans. J’exige que ce soient exclusivement des professeurs d’art dramatique qui fassent les mises en scène au Maly7… Exclusivement ! J’exige que les plus infimes acteurs se familiarisent, avant de se mettre quelque rôle, avec toute la littérature se rapportant à Shakespeare, de sorte que, si l’un d’eux prononce, disons : « Bonne nuit, Bernando8 ! », tous aient l’impression qu’il en a récité huit bons tomes.
     On m’édite très très souvent. Pas plus tard qu’hier, je suis allé à la rédaction d’une grande revue pour vérifier l’état d’avancement de mon roman (56 pages d’impression).
— A vrai dire, je ne sais que faire, me fait le rédacteur, embarrassé. C’est que c’est très long, voyez-vous, et… ennuyeux.
— Certes, dis-je, mais c’est quelque chose d’honnête !
— Oui, vous avez raison, reconnaît, encore plus gêné, le rédacteur. Je vais bien sûr le faire imprimer…
     Les jeunes filles et les dames que je fréquente sont elles aussi des personnes intelligentes au plus haut point et d’une importance extraordinaire. Elles sont toutes du même moule ; elles s’habillent de la même façon, s’expriment de la même façon, ont la même démarche ; la seule différence éventuelle est que chez l’une les lèvres forment un petit cœur, tandis que l’autre, quand elle sourit, a la bouche aussi large que la gueule d’une lotte.
— Avez-vous lu le dernier article de Protopopov ? me demande le petit cœur. Une vraie révélation.
— Vous conviendrez bien sûr, fait la gueule de lotte, qu’Ivan Ivanytch Ivanov, par son écriture passionnée et sa force de conviction, rappelle Bélinski9. C’est ma consolation.
     Je l’avoue, il y en a une dont je me souviens particulièrement… Je me rappelle parfaitement cette déclaration d’amour partagé. Elle est assise sur un divan. La bouche en forme de petit coeur. Elle est mal habillée, « sans prétention », coiffée à la va-comme-je-te-pousse ; je lui prends la taille – voilà son corset qui craque ; je lui embrasse la joue – elle a un goût de sel. Elle est toute gênée, stupéfaite, interdite ; je vous demande un peu, comment concilier la voie indiquée par l’honnêteté avec cette cochonnerie qu’est l’amour ? Que dirait Protopopov en nous voyant ? Oh non, pas question ! Laissez-moi ! Je vous offre mon amitié ! Là, je dis que l’amitié ne me suffit pas… Et elle de me menacer du doigt avec coquetterie, en déclarant : « Très bien, je vous aimerai à la condition que vous leviez haut l’étendard. »
     Et lorsque je la prends dans mes bras, la voilà qui chuchote : « Nous militerons ensemble… »
     Par la suite, en vivant avec elle, j’apprendrai que chez elle aussi le soupirail du poêle est bouché par une blouse, que sous son lit s’entassent aussi des papiers sentant le pipi de chat et qu’elle filoute également lors des discussions, et qu’aux expositions de peinture, elle balbutie comme un perroquet à propos de souffle et d’expression. Et qu’on lui montre l’idée ! Elle boit de la vodka en cachette et, au coucher, s’enduit le visage de crème aigre pour paraître plus jeune. Il y a des cafards dans sa cuisine, les éponges sont sales, tout est infect et la cuisinière, tant d’enfourner un gâteau, enlève le peigne de ses cheveux pour y tracer des sillons décoratifs ; elle crache même de raisins secs dans la pâte pour qu’ils y pénètrent en profondeur. Et moi, je m’enfuis à toutes jambes ! Mon aventure est bien morte, tandis qu’elle, intelligente, gonflée d’importance et de mépris, se répand, disant et écrivant partout à mon sujet : « Il a trahi ses convictions ! »
     Mon troisième motif d’ennui, c’est que je suis envieux, de façon violente, démesurée. Si l'on m’annonce qu’untel a écrit un article des plus intéressants ou que la pièce d’untel rencontre un vif succès, ou encore que X a gagné deux cents mille roubles ou que le discours de N a produit une forte impression, je me mets à loucher, je deviens totalement bigleux et je dis : 
« Vous m’en voyez ravi pour lui, mais savez vous qu’en 74 il a été condamné pour vol ? »
     Mon âme n’est plus qu’un morceau de plomb, je hais de tout mon être celui qui connaît le succès et je poursuis : 
« Il martyrise son épouse, a trois maîtresses et achète les critiques en les régalant de soupers. Une vraie canaille, dans l’ensemble… Sa nouvelle n’est pas mauvaise, il a dû la voler quelque part. Il est d’une criante médiocrité… Et, à vrai dire, je ne lui trouve rien de particulier, à cette nouvelle… »
     Supposons au contraire que la pièce de quelque auteur essuie un échec, je suis alors effroyablement heureux et me dépêche de défendre l’infortuné :
« Non, messieurs, non ! m’écriai-je, il y a quelque chose dans cette pièce. C’est de la littérature, au moins. »
     Sachez que tout ce qui se raconte de méchant, de bas et d’ignoble au sujet des gens un tant soit peu connus à Moscou, c’est moi qui fait circuler toutes ces rumeurs. Que le maire sache que, s’il réussit, mettons, à doter la ville de chaussées en bon état, alors je le prendrai en grippe et ferai courir le bruit que c’est un bandit de grand chemin ! Si je venais à apprendre que tel ou tel journal a déjà cinquante mille abonnés, je raconterais partout que le rédacteur en chef est un homme entretenu. Qu’un autre connaisse le succès est pour moi honteux, humiliant, comme une écharde ans le cœur… Et ne m’embêtez pas avec ces notions de société, d’esprit citoyen ou de sens politique ! Si j’ai pu connaître un jour de tels sentiments, l’envieux en moi les a étouffés depuis longtemps. 
     Ainsi, ne sachant rien, inculte, très intelligent et exceptionnellement important, envieux au point d’en devenir bigleux, doté d’un foie énorme, le teint grisâtre-jaunâtre, à moitié chauve, j’erre dans Moscou de maison en maison, je donne le ton de la mode et introduis partout du jaunâtre, du grisâtre et du pelé…
 « Mais quel ennui ! dis-je, avec du désespoir dans la voie. Quel ennui mortel ! »
     Je suis contagieux comme la grippe. Je me lamente au sujet de l’ennui que j’éprouve, je fais de l’esbroufe et, par jalousie, calomnie mes proches et mes amis, et regardez un peu : voici qu’un blanc-bec d’étudiant a prêté l’oreille, qu’il se passe d’un air important la main dans les cheveux et, jetant un livre au loin, déclare : « Des mots, des mots, des mots11… Mon Dieu, quel ennui ! »
     Le voici qui se met à loucher, bigleux tout comme moi, il fait : « Nos professeurs donnent à présent des conférences au profit des nécessiteux. Mais j’ai bien peur qu’ils ne se mettent dans la poche la moitié de la recette. »
     J’erre comme une ombre, inactif, mon foie grossit sans cesse… Et le temps passe,  je vieillis, je m’affaiblis ; d’un jour à l’autre, je risque d’attraper la grippe et d’en mourir, on me portera en terre à Vagankovo12 ; mes amis évoqueront ma mémoire deux ou trois jours, puis ils m’oublieront et mon nom s’éteindra comme un son meurt… On ne vit qu’une fois, et si tu n’as pas profité des jours qui t’étaient accordés, fais-en ton deuil… Hé oui, tout est fini !
     Il est vrai que j’aurais pu étudier et tout connaître ; si je m’étais dépouillé de l’Asiate en moi, j’aurais pu étudier et apprendre à aimer la culture européenne, le commerce, les métiers, l’économie, la littérature, la musique, la peinture, l’architecture et l’hygiène ; j’aurais pu doter Moscou de chaussées parfaites, faire du commerce avec la Chine et la Perse, faire baisser la mortalité, lutter contre l’ignorance, la corruption et les autres abominations qui grèvent tant notre vie ; j’aurais pu être modeste, aimable, cordial et gai ; j’aurais pu me réjouir sincèrement du succès d’autrui, car le moindre succès est un pas en avant vers le bonheur et la vérité.
     J’aurai pu faire tout cela ! J’aurai pu ! Mais je ne suis qu’une chiffe pourrie, un sale type, je suis le Hamlet de Moscou. Qu’on me porte à Vagankovo !
     Sous ma couverture, je me tourne et me retourne, sans pouvoir dormir et toujours ruminant mon inexplicable et mortel ennui, et résonnent à mes oreilles, jusqu’à l’aube, ces mots :
« Prenez un bout de fil de téléphone et allez vous pendre au premier poteau télégraphique venu ! Pour vous, c’est la seule solution ! »





Première publication le 07/12/1891, sous le titre "À Moscou", à la deuxième page du numéro 5 667 du journal "L'époque nouvelle", sous le pseudonyme de Kisliaîev, dont l'équivalent français serait quelque chose comme Laigre, ou Lacide... 



  1. Le parlement.
  2. Opéra de P.I. Tchaïkovski, à partir de la nouvelle d’A. Pouchkine.
  3. Imogène (d’après un personnage de Shakespeare) : poésie de Dmitri Serguiéîévitch Merejkovski, poète mystique, mari de Z. Hippius, parue en1889. Récitée sur scène avec d’autres œuvres, sans doute. Tchékhov connaissait l’auteur et lui fait ici une discrète publicité.
  4. L’auteur s’amuse…
  5. L’auteur fait semblant de se gargariser de son voyage, l’année précédente, à Sakhaline.
  6. En chiffres dans le texte russe.
  7. Le théâtre Maly, c’est-à-dire le Petit théâtre, tandis que le Bolchoï est le Grand théâtre.
  8. Bernardo – et non Bernando – est un personnage mineur de Hamlet.
  9. V. Belinsky, célèbre critique littéraire russe de la première moitié du dix-neuvième siècle.
  10. Allusion claire au début des « Écrits du sous-sol »  (encore connus sous le titre : « Notes d’un souterrain ») de Dostoïevski. 
  11. Le fameux « words, words, words » de Hamlet.
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cimeti%C3%A8re_Vagankovo













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