mardi 14 juin 2016

Le récit du chef jardinier (Anton Tchékhov)

Le récit du chef jardinier


(Anton Tchékhov, 1894)




Un petit conte christique… Saint Anton en majesté. Et, en même temps, un plaidoyer sur la possibilité de l’erreur judiciaire, donc contre la peine de mort. Nous sommes en décembre 1894. En France, Dreyfus vient d’être condamné.








     Dans l’orangerie du comte N. se tenait la braderie aux fleurs. Il y avait peu d’acheteurs : moi-même, le propriétaire du domaine voisin du mien et un jeune marchand faisant commerce de bois. Pendant que des ouvriers emportaient nos magnifiques acquisitions qu’ils plaçaient sur des télègues1, nous étions assis à côté de l’entrée de l’orangerie, à discuter de choses et d’autres. par une chaude matinée d’avril, c’est un plaisir extraordinaire d’être assis au jardin à écouter les oiseaux et à voir se prélasser au soleil les fleurs poussant en liberté. 

     L’emballage des plantes se faisait sous la houlette personnelle du jardinier Mikhaïl Karlovitch, respectable vieillard au visage plein et rasé, en gilet de fourrure et sans redingote. Il gardait le silence mais prêtait l’oreille à notre conversation, attendant de voir si nous allions annoncer quelque chose de nouveau. C’était un homme intelligent, d’une grande bonté, jouissant du respect général. On ne savait pourquoi, on voyait en lui un Allemand, bien que son père fût suédois et sa mère russe, et que lui-même fréquentât l’église orthodoxe. Il parlait le russe, le suédois et l’allemand, était un grand lecteur dans ces trois langues et, pour lui faire vraiment plaisir, il suffisait de lui offrir un nouveau livre ou de lui proposer, par exemple, de discuter au sujet d’Ibsen.

     Il avait d’innocentes faiblesses ; ainsi, il s’octroyait le titre de chef jardinier, alors même qu’il n’avait pas d’assistants ; il se donnait beaucoup d’importance et prenait des airs fort hautains ; il ne tolérait pas d’être contredit et aimait qu’on l’écoutât avec sérieux et attention.

— Vous voyez ce jeune gars, prêtez-y attention, c’est un vaurien de première, déclara mon voisin en désignant un ouvrier au visage hâlé de Tsigane qui passait non loin, juché sur une barrique d’eau. Il a été jugé la semaine dernière pour vol, et a été acquitté. Pour un aliéné – on l’a jugé tel – il m’a l’air en parfaite santé, voyez donc sa trogne. En Russie, ces derniers temps, on acquitte bien trop souvent les gredins en les déclarant irresponsables ou ayant agi sous le coup de l’émotion, en outre de tels acquittements ne sont que faiblesse et indulgence qui ne donneront rien de bon. Cela ne fait qu’affaiblir dans les masses le sens moral, émousser le sens de la justice, on s’habitue à voir le vice impuni et, sachez-le, on peut répéter hardiment à propos de notre temps les mots de Shakespeare : « En un siècle comme le nôtre, où règnent le mal et la dépravation, c’est la vertu qui doit demander pardon au vice. »

— C’est bien vrai, convint le marchand. Ces acquittements sont responsables de la hausse du nombre d’assassinats et d’incendies criminels. Demandez un peu aux moujiks.

     Le jardinier Mikhaïl Karlovitch se retourna vers nous pour déclarer :

— En ce qui me concerne, messieurs, j’appuie avec enthousiasme les décisions d’acquittement. Je ne crains rien pour la morale et la justice, lorsqu’on répond « non coupable » , cela me fait plaisir, au contraire. Même lorsque ma conscience me dit qu’en acquittant un criminel, les jurés ont commis une erreur, même dans ces cas-là je chante victoire. Jugez-vous mêmes, messieurs : si les juges et les jurés font davantage confiance à la personne humaine qu’aux indices, aux preuves matérielles et aux réquisitoires, est-ce que cette confiance accordée à l’homme n’est pas, en elle-même, supérieure à toutes les considérations banales et quotidiennes ? Avoir foi en Dieu ne demande guère d’effort. Les inquisiteurs, tout comme Byron ou Araktchéïev2, croyaient en lui. Mais il faut croire en l’homme ! Cette foi-là n’est accessible qu’aux rares personnes aptes à comprendre et à ressentir en elles le message du Christ.

— Noble pensée, dis-je.

— Oh, ce n’est pas une idée neuve. Je me souviens même d’avoir entendu, il y a fort longtemps, un récit de légende sur ce thème. Une très gentille légende, ajouta le jardinier en souriant. Me l’avait racontée ma défunte grand-mère, la mère de mon père, une excellente vieille femme. Elle me l’avait dite en suédois, en russe, ça ne rend pas aussi bien, cela perd un peu de sa classe.

Mais nous lui demandâmes de la raconter tout de même, malgré la rudesse de la langue russe. Tout content, il prit le temps d’allumer son brûle-gueule, eut un regard courroucé en direction des ouvriers et commença :

« Vint s’installer dans une petite ville un monsieur d’un certain âge, sans famille et plutôt laid, répondant au nom de Tomson ou de Vilson, peu importe. Là n’est pas la question.  Il exerçait un noble métier : il soignait les gens. Toujours renfrogné, peu sociable, il s’exprimait seulement lorsque sa profession l’exigeait. Il n’allait voir personne, ne frayait avec personne, se contentant de saluer les gens d’un signe de tête et vivait aussi modestement qu’un ermite. Le fait est que c’était un savant et qu’en ce temps-là, les savants ne ressemblaient pas aux gens ordinaires. Ils passaient leurs jours et leurs nuits à méditer, lire des traités et à soigner des maladies, ne voyant que vulgarité dans tout le reste et n’ayant pas de temps à perdre en vaines paroles. Les habitants de la ville le comprenaient parfaitement  et s’efforçaient de ne pas le gêner de leurs visites ou de leur bavardage creux. Ils se réjouissaient fort que Dieu leur eût enfin envoyé un homme sachant soigner les maladies, et s’enorgueillissaient de voir leur cité abriter quelqu’un d’aussi célèbre.

« Il sait tout » disaient-ils en parlant de lui. 

     
Mais ce n’était pas encore assez. Il aurait fallu ajouter : « il aime tout le monde ! » Dans la poitrine de ce savant battait le merveilleux cœur d’un ange. Quoi qu’il en soit, les habitants de la ville avaient beau être pour lui non des proches, mais des étrangers, il les aimait comme s’ils eussent été ses enfants et, pour eux, n’épargnait même pas sa vie. Il était lui même tuberculeux et toussait mais, lorsqu’on l’appelait au chevet d’un malade, il oubliait son propre état de santé, ne ménageait pas ses efforts et, hors d’haleine, escaladait les montagnes les plus hautes. Il n’accordait aucune attention au froid ou à la canicule, à sa faim ou à sa soif. Il ne prenait pas d’argent et, chose étrange, lorsqu’un de ses patients mourait, il accompagnait la famille au cimetière et pleurait devant sa tombe.

     Il devint vite si nécessaire à la ville que ses habitants s’étonnaient d’avoir pu se passer jusque là d’un tel homme. Leur gratitude envers lui était infinie. Les grandes personnes comme les enfants, les bons et les méchants, honnêtes gens ou escrocs – bref, tous le respectaient et l’estimaient. Dans la ville et aux alentours, nul non seulement ne lui aurait fait le moindre mal, mais n’aurait seulement songé à lui faire du mal. En quittant son appartement, il ne fermait pas sa porte et laissait les fenêtres ouvertes, convaincu qu’il était qu’aucun voleur n’oserait s’en prendre à lui. En tant que médecin, il lui arrivait souvent d’aller sur les grandes routes, à travers monts et forêts où rôdaient quantité de gens affamées, et il s’y sentait en parfaite sécurité. Une nuit qu’il revenait de chez un malade, il fut assailli en pleine forêt par des brigands, mais quand ceux-ci l’eurent reconnu, ils se découvrirent respectueusement devant lui et lui proposèrent quelque nourriture. Il leur dit qu’il n’avait pas faim, alors ils lui donnèrent un chaud manteau et l’escortèrent jusqu’à la ville, heureux que le destin leur ait tout de même fourni l’occasion de remercier un homme aussi généreux. Jusqu’aux chevaux, aux vaches et aux chiens qui, selon ma grand-mère, bien entendu connaissaient le docteur et manifestaient leur contentement en le rencontrant. 

     Et cet homme que, semblait-il, sa sainteté protégeait de tout mal, cet homme envers qui même les brigands et les fous furieux montraient de la bienveillance, cet homme, un beau matin, fut découvert assassiné. Ensanglanté, le crâne défoncé, il gisait dans un ravin, de l’étonnement peint sur son visage blême. C’était bien une expression d’étonnement, et non de peur, qui s’était figée sur son visage en apercevant son assassin. Vous pouvez imaginer l’affliction qui s’empara de la ville et des environs. Tous étaient au désespoir, ne pouvaient en croire leurs yeux, se demandaient : qui a bien pu abattre un tel homme ? Les juges qui menèrent l’enquête et examinèrent le cadavre du médecin firent cette déclaration : “Tout indique un assassinat, mais nul être au monde n’aurait pu tuer notre docteur, de sorte qu’il ne saurait y avoir d’assassinat et que l’accumulation d’indices semble purement accidentelle. On doit supposer que le docteur est tombé dans l’obscurité et qu’il s’est mortellement contusionné.“

     La ville entière se rangea à cet avis. On enterra le docteur, et personne ne parla plus de mort violente. La possibilité d’un être assez vil et infime pour tuer le docteur semblait irréelle. Il y a tout de même des limites à la bassesse, non ?

     Mais figurez-vous que tout à coup, un hasard livra l’assassin. On remarqua qu’un chenapan, ayant déjà fait l’objet de nombreuses condamnations, bien connu pour mener une vie dépravée, payait au cabaret ce qu’il buvait avec la tabatière et la montre du docteur. Lorsqu’on se mit à l’accuser, il perdit contenance et raconta des fariboles. En perquisitionnant chez lui, on trouva une chemise aux manches ensanglantées et la lancette sertie d’or du médecin. Quels indices fallait-il de plus ? On mit le scélérat en prison. Indignés, les habitants de la ville disaient : « C’est incroyable ! C’est impossible ! Attention à l’erreur judiciaire ! Il arrive que les indices mentent ! »

     Au tribunal, l’assassin nia obstinément. Rien ne parlait en sa faveur et il n’était vraiment pas difficile de se convaincre de sa culpabilité, mais les juges se montrèrent  comme insensés : ils n’en finissaient pas de soupeser chaque indice, considéraient les témoins avec méfiance, rougissaient, avalaient de l’eau… Les délibérations commencèrent tôt le matin et ne s’achevèrent qu’au soir.

— Accusé ! déclara le président à l’assassin. Le tribunal te déclare coupable de l’assassinat du docteur T… et te condamne à…

     Le président voulait dire : « à la peine de mort » , mais la feuille sur laquelle était rédigée la sentence lui échappa des mains, il essuya une sueur froide et s’écria :

— Non ! Que Dieu me châtie si je commets une erreur mais, je le jure, il est innocent ! Je n’accepte pas l’idée qu’il se soit trouvé quelqu’un pour oser tuer notre ami le docteur ! Personne ne peut descendre aussi bas !

— Personne ne le peut, approuvèrent les autres juges.

— Personne ! clama la foule. Libérez-le !

     On rendit sa liberté à l’assassin et nul ne taxa le tribunal d’injustice. Et ma grand-mère d’ajouter que Dieu, devant une telle foi en l’humanité, pardonna ses péchés à la ville entière. Il se réjouit lorsqu’on fait confiance à la créature qu’il a faite à son image, et s’irrite quand on oublie la dignité humaine et qu’on juge les gens pis que des chiens. Cet acquittement portera peut-être préjudice aux habitants de la ville, en revanche, jugez vous- même quelle influence bénéfique a pu avoir sur eux une telle confiance en l’homme, cette foi qui ne périt point ; elle nourrit en nous les sentiments généreux et, en permanence, nous incite à aimer et à respecter chaque être humain. Chacun d’eux ! Voilà qui est important.

     Mikhaïl Karlovitch acheva par ces mots son récit. Mon voisin partait pour faire une objection, mais le chef jardinier eut un geste signifiant qu’il ne souffrait pas les objections, puis il se dirigea vers les télégues et, d’un air important, se remit à surveiller l’emballage des plantes. 
     

     















  1. Voitures de charges à quatre roues, moins volumineuses que des chariots.
  2. Ministre de la guerre et chancelier d’Alexandre Ier, soutien despotique de l’autocratie, ce qui conduira, par réaction, au complot des décembristes, fin 1825.

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