lundi 30 septembre 2019

La fiancée (Anton Tchékhov)






     Mentionnée une première fois à l’automne 1902, retravaillée après une première parution en février 1903, la nouvelle paraîtra sous sa forme définitive à la fin de l’année 1903. Ce sera la dernière. Tchékhov en met d’autres en chantier, qui ne verront jamais le jour. La maladie de l’auteur remonte aux années mille huit cent quatre-vingt, et le voyage à Sakhaline en 1890 – entrepris pour ne plus penser à la mort de son frère, le peintre Nikolaï Tchékhov, dont la tuberculose fut sans doute aggravée par l’ivrognerie que déplorait son frère cadet – n’a rien arrangé. Une alerte majeure a eu lieu au printemps 1897… Médecin, Tchékhov est lucide sur son état, c’est peut-être pour cela (hypothèse personnelle) qu’il a accepté d’épouser Olga Knipper en 1901, lui si jaloux de son temps et de son indépendance. Tout de même, dans les moments où il se sent un peu mieux, il espère avoir encore un peu de temps. Cette même année 1903, il déclare à son ami Bounine qu’il lui reste six ans à vivre, et qu’on le lira en tout et pour tout pendant sept ans… Il va mourir un an plus tard, et son œuvre lui survivre.
     
     Bien des thèmes tchékhoviens se retrouvent dans cette nouvelle : ainsi, la critique sociale et la nécessaire émancipation des femmes. La vieille Russie à l’horizon bouché est montrée dans la dégradation de la ville natale de l’héroïne. Les personnages rivalisent de parasitisme. Deux seulement échappent à ce bourbier : Sacha meurt après avoir ouvert les yeux de Nadia, et celle-ci a devant elle l’espérance (Nadièjda) de la liberté, alors que sa mère, Nina, est comme une mouette depuis longtemps engluée…

     C’est à nouveau une traduction « à la française » : respectant le sens du texte, libérant un peu la lettre par moments.





La fiancée


(Anton Tchékhov)


I

     Il était déjà dix heures, et la pleine lune éclairait le jardin. Chez les Choumine venait de se terminer la vigile que la grand-mère Marfa Mikhaïlovna avait fait célébrer ; à présent, Nadia, sortie quelques instants dans le jardin, pouvait voir qu’on dressait la table pour les zakouski dans la salle de réception, et voir s’affairer sa grand-mère, vêtue de sa somptueuse robe de soie. Le père Andreï, archiprêtre de la cathédrale, conversait avec la mère de Nadia, Nina Ivanovna, qui, vue maintenant à travers la vitre à la lueur du soir, paraissait très jeune à sa fille ; non loin d’eux se tenait Andreï Andréitch, le fils du père Andreï, qui écoutait attentivement. 
     Le jardin était silencieux, il y faisait frais, et des ombres obscures recouvraient tranquillement la terre. On entendait au loin, très loin, le coassement des grenouilles. Cela sentait le mois de mai, le cher mois de mai ! On respirait profondément, et l’on avait envie de se dire que quelque part, pas ici mais quelque part sous le ciel, au-dessus des arbres, loin au-delà de la ville, par les champs et les bois, une vie printanière se déployait en elle-même, mystérieuse et magnifique, riche et sainte, échappant à la compréhension de cette faible créature, de ce pécheur qu’est l’homme. Et, sans savoir pourquoi, on avait envie de pleurer.
     Nadia, elle, avait déjà vingt-trois ans ; depuis l’âge de seize ans, elle rêvait passionnément de mariage, et voilà qu’elle était enfin fiancée à Andreï Andréitch, celui-là même qui se tenait de l’autre côté de la fenêtre ; il lui plaisait, la noce était déjà fixée au sept juillet, et cependant elle ne ressentait pas de joie, elle dormait mal la nuit, sa gaieté s’était envolée… Du sous-sol où était la cuisine, par la fenêtre ouverte, on entendait les gens se hâter, dans le heurt des couteaux et le claquement de la porte à poulie ; cela sentait la dinde rôtie et les cerises marinées. Et, étrangement, il semblait que la vie entière serait ainsi, sans changement ni fin !
     Voilà que quelqu’un sortait sur le perron ; c’était Alexandre Timoféitch, ou encore simplement Sacha, un hôte arrivé de Moscou une dizaine de jours plus tôt. Autrefois, la grand-mère recevait la visite d’une parente éloignée, Maria Piétrovna, la veuve d’un gentilhomme qui, appauvrie, petite, maigre et souffrante, venait demander l’aumône. Elle avait un fils, Sacha. Bizarrement, on disait de lui que c’était un excellent peintre et, à la mort de sa mère, la grand-mère, pour son propre salut, avait envoyé le garçon à Moscou à l’École Komissarov1 ; deux années plus tard, il était entré à l’École de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou2, où il était resté pas loin de quinze ans, finissant tant bien que mal des études d’architecture, sans pour autant par la suite pratiquer l’architecture, il travaillait dans un atelier de lithographie à Moscou. Il venait presque chaque été chez la grand-mère, arrivant habituellement très malade, pour se reposer et se requinquer.
     Il  portait à présent une redingote boutonnée et un pantalon de toile usé, élimé dans le bas. Sa chemise n’était pas repassée, et tout, sur lui, semblait d’une propreté douteuse. Efflanqué, avec de grands yeux et de longs doigts maigres, barbu, le teint bistre, il était pourtant beau.  Il était habitué aux Choumine comme à des parents, et se sentait chez lui dans cette maison. Et la pièce qu’il occupait s’appelait depuis longtemps la chambre de Sacha.
     Du perron, il aperçut Nadia et se dirigea vers elle. 
     — On est bien, chez vous, dit-il.
     — Bien sûr. Vous devriez rester jusqu’à l’automne.
     — Oui, ce sera sans doute le cas. Je resterai peut-être chez vous jusqu’en septembre.
     Il se mit à rire sans raison et s’assit à côté d’elle.
     — Me voilà assise à regarder maman, dit Nadia. Et d’ici, elle paraît si jeune ! Elle a bien sûr des faiblesses, maman, reprit-elle après quelques instants de pause, mais c’est tout de même une femme extraordinaire.
     — Oui, elle est bien… acquiesça Sacha. À sa façon, votre maman est certainement une femme très gentille et très bonne, mais… comment vous dire ? Tôt ce matin, je suis allé à la cuisine, quatre domestiques y dorment carrément par terre, sans lit, avec des guenilles en guise de literie, l’air est fétide, il y a des punaises, des cafards… Exactement comme il y a vingt ans, sans aucun changement. Bon, la grand-mère, soit, c’est la grand-mère, après tout ; mais votre mère, il me semble qu’elle parle français et qu’elle prend part à des spectacles d’amateurs. Elle devrait comprendre, je trouve.
     Lorsque Sacha parlait, il étirait deux longs doigts maigres devant la personne qui l’écoutait.
     — Tout me paraît saugrenu, ici, par manque d’habitude, reprit-il. Sapristi, personne ne fait quoi que ce soit. La maman est toute la journée en balade comme une duchesse, la grand-mère ne fait rien non plus, et vous c’est pareil. Et votre fiancé, Andreï Andréitch, lui non plus ne fait rien.
     Nadia avait déjà entendu cela l’année précédente et peut-être bien l’année d’avant aussi, elle savait que Sacha était incapable de penser d’une autre façon, cela l’amusait naguère mais, maintenant, la contrariait.
     — Tout ça est vieux et me fatigue depuis longtemps, dit-elle en se levant. Vous devriez trouver quelque chose d’un peu plus neuf.
     Il se mit à rire et se leva également, et tous les deux prirent la direction de la maison. Grande, élancée et belle, Nadia semblait maintenant en pleine santé et très élégante, à côté de lui ; elle en avait conscience et avait pitié de lui, et éprouvait une gêne inexpliquée.
     — Et vous dites bien des choses inutiles, dit-elle. Vous venez de parler de mon Andreï, or vous ne le connaissez pas.
     — Mon Andreï… grand bien lui fasse, à votre Andreï ! Moi, j’ai seulement pitié de votre jeunesse.
     Quand ils entrèrent dans la salle, les convives s’étaient déjà attablés pour souper. La grand-mère ou, comme on l’appelait dans la maison, Mémé, femme très forte, laide, avec d’épais sourcils et de petites moustaches, parlait haut et, rien qu’au ton de sa voix et à sa façon de parler, on voyait que c’était elle qui commandait ici. Le marché forain couvert et  la vieille maison à colonnade avec son jardin lui appartenaient, mais chaque matin, en larmes, elle priait Dieu de lui épargner la ruine. Se trouvaient aussi là sa belle-fille, la mère de Nadia, Nina Ivanovna, une blonde très sanglée dans son corset, avec un pince-nez et un diamant à chaque doigt, et le père Andreï, vieillard maigre et édenté, ayant toujours l’air d’être sur le point de raconter quelque chose de très drôle, et son fils Andreï Andréitch, le fiancé de Nadia, bel homme corpulent aux cheveux bouclés, ressemblant à un acteur ou à un peintre – ils parlaient tous les trois de spiritisme.
     — Chez moi, tu retrouveras bonne mine en une semaine, dit Mémé en s’adressant à Sacha ; à condition de manger davantage. Et de quoi as-tu l’air ! soupira-t-elle. Tu fais peur à voir ! On dirait tout à fait le fils prodigue.
     — Ayant dilapidé le riche don du père, prononça lentement, les yeux rieurs, le père Andreï, le maudit fit paître son troupeau chez les insensés…
     — Je l’aime, mon papa, dit Andreï Andréitch en touchant l’épaule de son père. C’est un brave vieux. Un bon vieux.
     Tout le monde se tut. Sacha se mit brusquement à rire et appuya sa serviette contre sa bouche.
     — Vous croyez donc à l’hypnotisme ? demanda le père Andreï à Nina Ivanovna.
     — Je ne peux pas, bien sûr, affirmer que j’y crois, répondit Nina Ivanovna en prenant un air très sérieux et même grave, mais je dois reconnaître qu’il y a, dans la nature, beaucoup de choses mystérieuses et  inexplicables.
     — Entièrement d’accord avec vous, même si je dois ajouter, en ce qui me concerne, que la foi restreint considérablement le domaine du mystérieux.
     On servit une grosse dinde très grasse. Le père Andreï et Nina Ivanovna poursuivirent leur conversation. Les brillants aux doigts de Nina Ivanovna étincelaient, et puis des larmes brillèrent à ses yeux, elle était émue.
     — Bien que je n’ose pas discuter avec vous, dit-elle, convenez cependant qu’il y a dans la vie énormément d’énigmes insolubles !
     — Pas une seule, j’ose vous l’affirmer.
     Après le souper, Andreï Andréitch joua du violon, accompagné au piano par Nina Ivanovna. Il avait, dix ans plus tôt, fini des études de lettres à l’université, mais il ne travaillait dans aucun service, n’avait pas d’occupation définie, c’est à peine s’il participait de temps en temps à des concerts de bienfaisance : en ville, on l’appelait l’artiste.
     Andreï Andréitch jouait ; tous l’écoutaient en silence. Sur la table, le samovar bouillonnait à bas bruit, et Sacha était le seul à boire du thé. Ensuite, sur le coup de minuit, une corde du violon cassa brusquement, tout le monde se mit à rire, on s’affaira et on prit congé.
     Ayant raccompagné son fiancé, Nadia monta chez elle – elle occupait l’étage avec sa mère ; Mémé logeait au rez-de-chaussée. En bas, dans la salle de réception, on commença à éteindre les bougies, tandis que Sacha, toujours assis, buvait encore du thé. Il prenait toujours son thé à la moscovite3, très longuement, buvant jusqu’à sept verres à la file. En se déshabillant et en se mettant au lit, Nadia entendit encore un long moment les domestiques tout ranger en bas, houspillés par Mémé. Tout se tut enfin, on n’entendit plus, de temps à autre, que la toux caverneuse de Sacha, dans sa chambre du rez-de-chaussée.


  1. École technique pour enfants de familles pauvres, fondée en 1865 par l’ingénieur Kristian Meïenne et rebaptisée l’année suivante école Komissarov, du nom de celui qui venait de sauver le tsar Alexandre II de l’attentat le visant en avril 1866. L’école ne cessa de se développer par la suite, devenant un institut réputé. Précisions trouvées sur Wikipédia en russe.     
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_peinture,_de_sculpture_et_d%27architecture_de_Moscou 
  3. Boire le thé à la moscovite, ou à la marchande, consistait à en boire beaucoup, sans lait ni citron (mœurs pratiquées dans l’aristocratique Pétersbourg, où l’on buvait aussi du café), éventuellement en le versant dans la soucoupe et en gardant un morceau de sucre (denrée chère) entre les dents. On verra mentionner la soucoupe au chapitre suivant.



II

     Lorsque Nadia se réveilla, il devait être deux heures, l’aube commençait à poindre. On entendait dans le lointain résonner le maillet du veilleur de nuit. Le sommeil la quittait, elle n’était pas bien sur ce matelas trop mou. Comme toutes les autres nuits de ce mois de mai, Nadia s’assit dans son lit, réfléchissant. Et ses pensées étaient les mêmes que la nuit précédente, obsédantes et monotones, de celles dont on n’a pas besoin ; elle revoyait Andreï Andréitch lui faire la cour puis la demander en mariage, elle se revoyait accepter sa demande et commencer  ensuite, peu à peu, à apprécier cet homme bon et intelligent. Mais à présent qu’il ne restait guère  plus qu’un mois avant le mariage, sans savoir pourquoi, elle éprouvait peur et inquiétude, comme si l’attendait quelque chose de confusément pénible.
     « Tic-toc, tic-toc, frappait paresseusement le veilleur de nuit. Tic-toc… »
     Par la grande et vieille fenêtre, on voit le jardin, plus loin ce sont des buissons de lilas à la floraison touffue, que le froid endort et alanguit ; et un épais brouillard blanc rampe vers le lilas pour le recouvrir. Sur les arbres, au loin, des freux ensommeillés croassent.
     — Mon Dieu, pourquoi est-ce que je ressens un tel poids ?
     Peut-être chaque fiancée ressent-elle la même chose avant le mariage. Qui sait ? Ou bien est-ce l’influence de Sacha ? Mais Sacha, cela fait tout de même plusieurs années qu’il dit toujours la même chose, il dévide son chapelet, il a un air étrange et naïf quant il parle. Pourquoi donc Sacha reste-t-il dans sa tête ? Pourquoi ?
     On n’entendait plus depuis un bon moment le veilleur de nuit frapper avec son maillet. Sous la fenêtre et dans le jardin, les oiseaux avaient commencé à chanter, le brouillard s’était retiré, une lumière printanière était venue éclairer les alentours. Bientôt, réchauffé par la caresse du soleil, le jardin tout entier se ranima et des gouttes de rosée étincelèrent comme des diamants sur les feuilles ; et le vieux jardin, depuis longtemps laissé à l’abandon, sembla ce matin paré d’une nouvelle jeunesse.
     Mémé était déjà réveillée. Sacha toussa de sa toux profonde et rude. On entendit apporter le samovar, et un bruit de chaises. 
     Le temps passait lentement. Levée depuis longtemps, Nadia avait fait un tour au jardin, mais la matinée s’éternisait.
     Voici qu’apparaissait Nina Ivanovna, éplorée, un verre d’eau minérale à la main. Elle s’occupait de spiritisme, d’homéopathie, lisait beaucoup, elle aimait évoquer les doutes qu’elle éprouvait, et tout cela renfermait, aux yeux de Nadia, un sens profond et mystérieux. Elle embrassa sa mère et se mit à marcher à ses côtés. 
     — Qu’est-ce qui t’a fait pleurer, maman ? demanda-t-elle.
     — Hier, avant de dormir, j’ai commencé à lire un récit parlant d’un vieil homme et de sa fille. Le chef du service où travaille le vieux s’est épris de sa fille. Je n’ai pas lu jusqu’au bout, mais il y a un passage où il est difficile de retenir ses larmes, dit Nina Ivanovna, et elle avala une gorgée d’eau. Je m’en suis souvenue ce matin et j’ai pleuré encore un peu.
     — Moi aussi, tous ces jours-ci, je suis bien triste, dit Nadia, restée quelques instants silencieuse. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à dormir ?
     — Je ne sais pas, ma chérie. Moi, la nuit, quand je ne dors pas, je ferme les yeux bien fort, comme ça, et je me représente Anna Karénine en train de marcher et de parler, ou je me représente quelque chose d’historique, de l’Antiquité…
     Nadia sentit que sa mère ne la comprenait pas, et ne pouvait pas la comprendre. Elle sentit cela pour la première fois de sa vie et en fut même effrayée, elle eut envie de se cacher ; et elle revint dans sa chambre.
     À deux heures, on se mit à table pour dîner. On était mercredi, jour maigre, on servit donc à Mémé un borchtch maigre et de la brème avec de la kacha1. 
     Pour taquiner la grand-mère, Sacha mangea et du borchtch maigre et de la soupe grasse. Il ne cessa de plaisanter pendant tout le repas, mais ses plaisanteries étaient lourdes, avec toujours une morale à la clé, et cela n’avait rien de drôle de le voir, avant de lâcher un bon mot, lever ses doigts extrêmement longs et très maigres, et, quand on pensait qu’il était très malade et ne resterait peut-être pas longtemps en vie, on ressentait de la pitié, à en pleurer.
     Après le repas, la grand-mère partit se reposer dans sa chambre. Nina Ivanovna joua un peu du piano, puis s’en alla aussi.
     — Ah, ma chère Nadia, dit Sacha, entamant son habituel discours d’après-dîner, si seulement, si seulement vous suiviez mes conseils !
     Fermant les yeux, elle était profondément enfoncée dans un fauteuil ancien, et lui arpentait silencieusement la pièce.
     — Si vous partiez faire vos études ! disait-il. Il n’y a que les gens instruits et les saints qui soient intéressants, ce sont les seuls dont on ait besoin. Car plus ils seront nombreux, plus vite viendra sur terre le Royaume des Cieux. Et alors, peu à peu, de votre ville il ne restera pas pierre sur pierre2 – tout sera sens dessus dessous, tout sera changé comme par magie. Et il y aura alors d’énormes et magnifiques maisons, de merveilleux jardins, des fontaines extraordinaires, des gens remarquables… Mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel est qu’il n’y aura plus de foule au sens où nous l’entendons, ce mal disparaîtra parce que chaque homme aura la foi et saura pourquoi il vit, et personne ne cherchera d’appui dans la foule. Ma chère Nadia, mon petit pigeon, partez ! Montrez-leur à tous que vous en avez assez de cette vie immobile, grisâtre et pécheresse. Montrez-le ne serait-ce qu’à vous-même !
     — C’est impossible, Sacha. Je vais me marier.
     — Eh, ça suffit ! À quoi cela rime-t-il ?
     Ils sortirent dans le jardin et marchèrent un peu.
     — Quoi qu’il en soit, ma chère Nadia, vous devez bien réfléchir, vous devez comprendre à quel point la vie oisive que vous menez est impure et immorale, reprit Sacha. Comprenez donc que si vous-même, votre mère et votre grand-mère ne faites rien, c’est que quelqu’un d’autre travaille à votre place, vous dévorez une autre vie, vous croyez que c’est propre, vous ne trouvez pas ça sordide ?
   Nadia voulut dire : « Oui, c’est la vérité », dire qu’elle comprenait, mais des larmes apparurent à ses yeux, elle se tut brusquement, se recroquevilla et s’en alla dans sa chambre.
     Vers le soir, Andreï Andréitch arriva et, à son habitude, joua longuement du violon. C’était quelqu’un de taciturne, qui aimait peut-être le violon parce qu’en jouant on pouvait se taire. À dix heures passées, se préparant à partir, ayant déjà mis son manteau, il serra Nadia dans ses bras et commença à lui embrasser avidement le visage, les épaules et les mains.
     — Ma chérie, ma douce, ma belle !… murmurait-il. Oh, que je suis heureux ! Je suis ravi à en perdre la tête !
     Et elle eut l’impression d’avoir déjà entendu cela, il y avait longtemps, très longtemps, ou de l’avoir lu quelque part… dans un roman, un vieux roman tout déchiré et depuis longtemps abandonné.
     Sacha était attablé dans la salle de réception, buvant du thé, la soucoupe posée sur les longs doigts de sa main ; Mémé étalait les cartes d’une réussite, Nina Ivanovna lisait. La flamme de la veilleuse faisait entendre un grésillement, une harmonie paisible semblait régner. Nadia dit bonsoir et remonta dans sa chambre, se coucha et s’endormit aussitôt. Mais, comme la nuit précédente, à peine le jour commençait-il à poindre qu’elle se réveilla. Elle n’avait plus envie de dormir, une pénible inquiétude lui pesait. Assise dans son lit, la tête sur ses genoux, elle pensait à son fiancé, à son mariage… Elle se souvint sans raison que sa mère n'aimait pas son défunt mari et qu’elle n’avait à présent rien en propre, elle dépendait entièrement de Mémé, sa belle-mère. Et Nadia avait beau réfléchir, elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle avait jusqu’alors vu quelque chose de particulier, d’extraordinaire chez sa mère, pourquoi elle n’avait pas vu en elle une simple femme, ordinaire et malheureuse.
     Et, en bas, Sacha ne dormait pas, on l’entendait tousser. C’est un homme étrange et naïf, se disait Nadia, et, dans les rêves de Sacha, dans tous ces jardins merveilleux et ces extraordinaires fontaines, il y avait quelque chose de grotesque ; mais, de façon inexplicable, ces naïvetés même saugrenues recelaient tant de beauté qu’à peine la pensée de partir faire des études l’avait-elle effleurée qu’une petite sensation de froid lui avait étreint le cœur et toute la poitrine, et qu’un sentiment d’enthousiasme joyeux l’avait submergée.
     — Mais il vaut mieux ne pas y penser, cela vaut mieux… chuchota-t-elle. Il ne faut pas y penser.
     « Tic-toc… faisait au loin le veilleur de nuit. Tic-toc… tic-toc… »



  1. Le borchtch est un potage à la betterave avec ou sans crème et viande, etc. Il peut donc être maigre ou gras. La kacha est une bouillie de sarrasin ou d’orge.
  2. Matthieu, 24-2.




III

     À la mi-juin, Sacha commença subitement à s’ennuyer et s’apprêta à repartir pour Moscou.
     — Je ne puis vivre dans cette ville, disait-il d’un air sombre. Ni eau courante ni tout-à-l’égout ! Ce que je mange à table me répugne : la cuisine est d’une saleté absolument révoltante…
     — Attends un peu, fils prodigue ! s’efforçait de le convaincre Mémé en baissant étrangement la voix. Le mariage est pour le sept !
     — Je n’ai pas envie.
     — Toi qui voulais rester chez nous jusqu’en septembre !
     — Et maintenant ça ne me dit plus rien. J’ai besoin de travailler !
     L’été fut froid et humide, les arbres étaient mouillés, le jardin tout entier avait un air triste et peu accueillant, on avait en effet envie de travailler. Au rez-de-chaussée comme à l’étage, on entendait des voix de femme inconnues, le staccato de la machine à coudre : on se hâtait de finir le trousseau. Nadia recevait six pelisses, la moins chère d’entre elles valant, d’après la grand-mère, trois cents roubles ! Ce remue-ménage irritait Sacha ; en colère, il demeurait dans sa chambre ; on l’avait tout de même persuadé de rester encore, il avait donné sa parole de ne pas partir avant le premier juillet. 
     Le temps passait vite. Le jour de la Saint-Pierre1, après le dîner, Andreï Andréitch alla rue de Moscou avec Nadia pour visiter une fois encore la maison qui avait été louée et depuis longtemps aménagée pour les jeunes mariés. C’était une maison avec un rez-de-chaussée et un étage, seul ce dernier était meublé, pour le moment. Dans la salle de réception, le sol brillait, recouvert d’une laque imitant un parquet ; des chaises cannées, un piano à queue, un pupitre pour violon. Cela sentait la peinture. À un mur était accroché, dans un cadre doré, un grand tableau, une peinture à l’huile : une dame nue et, près d’elle un vase mauve à l’anse cassée.
     — Merveilleux tableau, dit Andreï Andréitch avec un soupir de respect. C’est un Chichmatchevski2. 
     Puis venait le salon, avec une table ronde, un divan et des fauteuils recouverts d’un tissu bleu vif. Au-dessus du divan, une grande photographie du père Andreï en kamilavkion3 et portant ses décorations. Ils entrèrent ensuite dans la salle à manger où se dressait le buffet, puis dans la chambre à coucher ; il y avait là, dans la pénombre, deux lits côte à côte, et il semblait que les gens ayant meublé cette chambre avaient en tête qu’on y serait toujours heureux, qu’il ne pouvait en être autrement. Andreï Andréitch faisait faire à Nadia le tour de l’appartement en la tenant tout le temps par la taille ; et elle se sentait faible et coupable, elle détestait toutes ces pièces, ces lits, ces fauteuils, la dame nue lui donnait la nausée. Elle voyait clairement qu’elle n’aimait plus Andreï Andréitch, peut-être même ne l’avait-elle jamais aimé ; mais comment le dire, à qui le dire et à quoi bon le dire, elle ne le voyait pas et ne pouvait pas le voir, bien qu’elle y pensât jour et nuit… Il la tenait par la taille, lui parlait avec tant de douceur et de modestie, il était si heureux en arpentant son appartement ; tandis qu’elle ne voyait, dans tout cela, que banalité vulgaire, une banalité bête, naïve, insupportable, et la main enlaçant sa taille lui semblait aussi dure et froide qu’un cerceau de fer. Et elle était prête à tout instant à s’enfuir, à éclater en sanglots, à se jeter par la fenêtre. Andreï Andréitch la conduisit à la salle de bains et posa la main sur un robinet fixé au mur, et soudain de l’eau se mit à couler.
     — Tu as vu ça ? dit-il en riant. J’ai fait installer un réservoir de cent seaux4 au grenier, nous aurons de l’eau, tous les deux..
     Ils firent un tour dans la cour, puis ressortirent et prirent un fiacre. La poussière tourbillonnait en nuages épais, on aurait dit qu’il allait pleuvoir d’un moment à l’autre. 
     — Tu n’as pas froid ? demanda Andreï Andréitch, que la poussière faisait cligner des yeux
     Elle garda le silence.
     — Tu te rappelles, Sacha m’a reproché hier de ne rien faire, dit-il après s’être tu quelques instants. Eh bien, il a raison ! mille fois raison ! Je ne fais rien et ne peux rien faire. Pourquoi cela, ma chérie ? Pourquoi la seule pensée d’avoir un jour une cocarde sur le front et de travailler dans un service me répugne-t-elle tant ? Pourquoi cela me met-il si mal à l’aise de voir un avocat ou un professeur de latin, ou encore un membre d’une administration5 ? Ô Russie, notre mère ! Ô Russie, notre mère, combien d’oisifs et de gens inutiles soutiens-tu encore ! Qu’ils sont nombreux à être comme moi un poids pour toi, la martyre !
     Et, généralisant sa propre inactivité, il y voyait un signe des temps.
     — Quand nous serons mariés, reprit-il, nous partirons ensemble à la campagne, ma chérie, nous travaillerons là-bas ! Nous nous achèterons un lopin de terre avec un jardin, un bout de rivière, nous travaillerons, nous observerons la vie… Oh, comme nous serons bien !
     Il avait ôté son chapeau et ses cheveux flottaient au vent, elle l’écoutait en pensant : « Mon Dieu, je veux rentrer chez moi ! Mon Dieu ! » Ils dépassèrent le père Andreï juste avant d’arriver à la maison.
     — Voilà mon père ! se réjouit  Andreï Andréitch en agitant son chapeau. Vrai, je l’aime, mon papa, dit-il en payant le cocher. C’est un brave vieux. Un bon vieux.
     Nadia entra dans la maison fâchée et souffrante, se disant qu’il y aurait des invités toute la soirée, qu’il faudrait s’occuper d’eux, leur faire des sourires, écouter le violon ainsi que toutes sortes d’idioties et ne parler que du mariage. Arborant l’air hautain qu’elle avait toujours devant ses hôtes, la grand-mère trônait près du samovar dans sa somptueuse robe de soie.  Le père Andreï fit son entrée, son sourire rusé sur les lèvres.
     — J’ai le plaisir et l’exquise consolation de vous voir en bonne santé, dit-il à la grand-mère, et il était difficile de savoir s’il plaisantait ou disait cela sérieusement.



  1. Le 29 juin dans l’ancien calendrier, le 12 juillet maintenant.
  2. Peintre créé par Tchékhov. Il a peut-être forgé ce nom à partir de celui de l’ambulant Ivan Chichkine.
  3. Couvre-chef orthodoxe. 
  4. Le seau équivalait à 12,3 litres.
  5. Municipalité, ou bureau de zemstvo en province.




IV

     Le vent frappait les carreaux et s’abattait sur le toit ; on entendait ses sifflements et, dans le poêle, la plainte du domovoï1 poussant sa chanson lugubre. Il était minuit passé. Dans la maison, tout le monde était couché, mais personne ne dormait, et il semblait sans cesse à Nadia qu’on jouait encore du violon en bas. Un grand bruit se fit entendre, sans doute un volet arraché. Quelques instants plus tard Nina Ivanovna entra, en chemise de nuit, une bougie à la main.
     — Qu’est-ce qui a cogné, Nadia ? demanda-t-elle.
     Avec ses cheveux réunis en une seule natte et son sourire timide, la mère semblait, par cette nuit d’orage, vieillie, enlaidie, rapetissée. Nadia se souvint que, naguère encore, elle tenait sa mère pour quelqu’un d’extraordinaire, dont elle écoutait avec fierté les paroles ; paroles qu’elle n’arrivait plus du tout à se rappeler, tout ce qui lui revenait à la mémoire était médiocre et vain.
     On entendit dans le poêle le chant de plusieurs voix de basse, et même un « A-ah, mo-on Dieu ! » Nadia s’assit dans son lit, s’attrapa les cheveux avec violence et éclata en sanglots.
     — Maman, maman, dit-elle, oh, maman, si tu savais ce qui m’arrive ! Je t’en prie, je t’en supplie, laisse-moi partir ! Je t’en supplie !
     — Où ? demanda Nina Ivanovna en s’asseyant sur le lit, perplexe. Partir où ?
     Nadia pleura un long moment sans pouvoir articuler un mot.
     — Laisse-moi quitter la ville  ! dit-elle enfin. Le mariage ne doit pas se faire et ne se fera pas, comprends-le ! Je n’aime pas cet homme… Même parler de lui, je ne peux pas.
     — Non, ma chérie, non, dit bien vite Nina Ivanovna, terriblement effrayée. Calme-toi ; c’est un mouvement d’humeur. Cela va passer. Vous avez dû vous disputer, Andreï et toi, mais à querelle d’amoureux, plaisir de la réconciliation.
     — Oh, va-t-en, maman, va-t-en ! sanglota Nadia.
     — Oui, dit Nina Ivanovna après s’être tue quelques instants. Il n’y a pas si longtemps, tu étais une enfant, une petite fille, et maintenant, te voilà fiancée. C’est le constant métabolisme de la nature. Et, sans avoir le temps de t’en apercevoir, tu seras toi-même mère, tu seras une vieille femme et tu auras une fille aussi rebelle que la mienne.
     — Ma chère, ma bonne maman, tu es tout de même intelligente, tu es malheureuse, dit Nadia. Toi qui es très malheureuse, pourquoi dis-tu de telles platitudes ? Au nom du Ciel, pourquoi ?
     Nina Ivanovna voulut répondre, mais ne parvint pas à prononcer un mot, elle ravala un sanglot et repartit dans sa chambre. Les voix de basse se remirent à bourdonner dans le poêle, de quoi avoir peur, soudain. Nadia sauta à bas de son lit et courut chez sa mère. En larmes, Nina Ivanovna était dans son lit, allongée sous une couverture bleue, un livre dans les mains. 
     — Maman, écoute-moi ! dit Nadia. Je t’en supplie, réfléchis et tâche de comprendre ! Comprends juste à quel point notre vie est mesquine et humiliante. Mes yeux se sont ouverts, à présent je vois tout. Et qu’est-ce que c’est, ton Andreï Andréitch ? Mais il n’est pas intelligent, maman ! Seigneur Dieu ! Comprends donc, maman, il est stupide !
     Nina Ivanovna se redressa d’une secousse et s’assit dans le lit.
     — Toi et ta grand-mère, vous me torturez ! dit-elle en sanglotant. Je veux vivre ! Vivre ! répéta-t-elle en se frappant par deux fois la poitrine de son petit poing. Rendez-moi la liberté ! Je suis encore jeune, je veux vivre, alors que vous avez fait de moi une vieille femme !…
     Elle pleura amèrement, se recoucha et se mit en chien de fusil2 sous la couverture, l’air si petite, si pitoyable et si sotte… Nadia revint dans sa chambre, s’habilla et s’assit près de la fenêtre pour attendre le jour. Elle passa la nuit à réfléchir tandis qu’au dehors les sifflements se poursuivaient et que le volet continuait à faire du bruit.
     Au matin, la grand-mère se lamenta : le vent avait, durant la nuit, fait tomber toutes les pommes du jardin et cassé un vieux prunier. Il faisait gris, le ciel était voilé, désolant, il y avait de quoi allumer une bougie ; tout le monde se plaignait du froid et la pluie battait les vitres. Après le thé, Nadia s’en alla voir Sacha et, sans dire un mot, se mit à genoux dans un coin, près d’un fauteuil, en cachant son visage dans ses mains.
     — Qu’y a-t-il ? s’enquit Sacha. 
     — Je n’en peux plus… dit-elle. Je ne comprends pas comment j’ai pu vivre ici, cela m’échappe ! Je n’ai que mépris pour mon fiancé, pour moi-même et pour toute cette vie oisive et absurde.
     — Allons, allons, dit Sacha qui ne comprenait pas encore de quoi il retournait. Ce n’est rien… C’est bien.
     — Cette vie m’est devenue odieuse, reprit Nadia, je ne supporterai pas un seul jour de plus ici. Je partirai dès demain. Pour l’amour du Ciel, emmenez-moi avec vous !
     Sacha la contempla quelques instants avec étonnement ; il comprit enfin et se réjouit comme un enfant. Il leva les bras en l’air et se mit à trépigner dans ses pantoufles comme s’il dansait de joie.
     — Magnifique ! disait-il en se frottant les mains. Dieu, que c’est bien !
     Elle le regardait de ses grands yeux qui ne cillaient pas, amoureusement, comme envoûtée, attendant de lui à l’instant des paroles lourdes de sens, d’une importance infinie ; il ne lui avait encore rien dit, mais il lui semblait déjà voir s’ouvrir devant elle quelque chose de neuf et de vaste, inconnu d’elle jusqu’alors, et qu’elle regardait, pleine d’espérances, prête à tout, même à la mort.
     — Je vais partir demain, dit-il après avoir réfléchi, et vous m’accompagnerez à la gare… Je prendrai vos affaires dans ma valise et j’achèterai un billet pour vous ; à la troisième sonnerie, vous monterez dans le wagon et nous partirons. Accompagnez-moi jusqu’à Moscou, vous irez ensuite seule à Pétersbourg. Avez-vous un passeport ?
     — Oui.
     — Je vous le jure, vous n’aurez rien à regretter, vous ne vous en repentirez pas, déclara Sacha avec enthousiasme. Vous allez partir, vous mettre à étudier, et qu'ensuite votre destin vous mène.  L’essentiel, c’est de changer de vie, le reste est secondaire. Ainsi donc, nous partons demain ?
     — Oh oui ! De grâce !
     Il lui semblait être très émue, avoir sur le cœur un poids comme jamais auparavant, elle avait l’impression qu’elle allait souffrir et se tourmenter jusqu’à l’instant du départ ; mais aussitôt remontée dans sa chambre et allongée sur son lit, elle s’endormit profondément, et dormit jusqu’au soir, le visage gonflé de larmes et un sourire sur les lèvres.



  1. Génie de la maison (dom), esprit du foyer dans la croyance populaire.
  2. L’expression russe est : s’enrouler comme un petit pain – ledit petit pain ayant la forme d’un cadenas.




V

     On envoya chercher un fiacre. Ayant déjà mis son manteau et son chapeau, Nadia monta à l’étage pour un dernier regard à sa mère et à tout son ancien monde ; elle resta un moment dans sa chambre près du lit encore tiède, regarda autour d’elle, puis alla chez sa mère. Nina Ivanovna dormait, la chambre était silencieuse. Nadia embrassa sa mère et lui arrangea les cheveux, demeura deux minutes dans la pièce… Puis elle redescendit lentement.
     Dehors, il pleuvait très fort. Le fiacre attendait devant la porte, la capote relevée, tout mouillé.
     — Il n’y aura pas assez de place pour vous deux, Nadia, dit la grand-mère alors que les domestiques commençaient à mettre les malles dans la voiture. En voilà une idée, de l’accompagner par un temps pareil ! Tu ferais mieux de rester à la maison. Vois un peu ce qui tombe !
     Nadia voulut dire quelque chose et n’y parvint pas. Déjà, Sacha l’avait fait monter dans le fiacre et lui avait couvert les jambes avec un plaid, avant de prendre place à côté d’elle.
     — Bon voyage ! Que Dieu te bénisse ! cria la grand-mère du haut du perron. N’oublie pas de nous écrire de Moscou, Sacha !
     — Entendu. Au revoir, Mémé !
     — Que la Reine des Cieux te garde !
     — En voilà un temps ! fit Sacha.
     Alors seulement, Nadia se mit à pleurer. Elle se voyait maintenant partir pour de bon, ce à quoi elle ne croyait pas encore en disant au revoir à sa grand-mère ou en regardant sa mère. Adieu, ma ville ! Et tout lui revint d’un coup en mémoire : Andreï et son père, le nouvel appartement et la dame nue avec le vase ; et tout cela ne lui faisait plus peur, ne lui pesait plus, c’étaient des naïvetés sans importance qui reculaient, reculaient toujours davantage. Et lorsqu’ils s’assirent dans le wagon et que le train s’ébranla, tout ce passé si imposant se recroquevilla pour n’être plus qu’une petite boule, tandis que se déployait devant elle le vaste, l’immense avenir resté jusqu’alors si peu visible. La pluie battait contre les vitres du wagon, on n’apercevait que le vert des champs, les poteaux télégraphiques qui défilaient et les oiseaux perchés sur les fils, et elle fut saisie d’une joie soudaine qui lui coupa le souffle : c’était de se souvenir qu’elle était libre, qu’elle partait faire des études, exactement ce qui s’appelait dans le temps, autrefois, « se faire Cosaque1 ». Elle riait, pleurait et priait.
     — Allons, ce n’est ri-en ! disait Sacha avec un sourire malicieux. Ri-en !



(1) Les Cosaques avaient un statut d’autonomie, avaient leurs terres, sur les marches de l’expansion russe, et vivaient dans leurs villages, dirigés par un conseil des anciens. Ils devaient participer aux expéditions militaires décidées par le tsar. On trouve une stanitsa, un village cosaque, à la fin du roman Un héros de notre temps. Et l’on peut aussi penser à Tarass Boulba




VI

     L’automne passa, puis l’hiver. Et déjà Nadia se morfondait, chaque jour elle pensait à sa mère et à sa grand-mère, elle pensait à Sacha. De la maison lui arrivaient des lettres douces et bonnes, tout paraissait déjà pardonné et oublié. En mai, après les examens, joyeuse et en forme, elle partit chez elle, s’arrêtant en chemin à Moscou pour aller voir Sacha. Il était exactement le même que l’été précédent : barbu et ébouriffé, vêtu de la même redingote et du même pantalon de toile, avec toujours les mêmes grands yeux magnifiques ; mais il semblait souffrant, épuisé, il faisait plus vieux et il avait maigri, il n’arrêtait pas de tousser. Inexplicablement, Nadia lui trouva un air de grisaille provinciale.
     — Mon Dieu, voilà Nadia ! dit-il avec un joyeux rire.  Ma chérie, ma petite colombe !
     Ils restèrent un moment dans l’atelier de lithographie, qui était une vraie tabagie où régnait de plus une odeur étouffante de couleurs et d’encre de Chine ; puis ils allèrent dans sa chambre, enfumée et pleine de crachats ; une assiette cassée et un bout de papier de couleur douteuse traînaient sur la table à côté du samovar refroidi ; on voyait, aussi bien sur la table que par terre,  une quantité de mouches mortes. Tout montrait clairement que Sacha vivait au jour le jour, dans un désordre malpropre et un total mépris du confort, et que si quelqu’un s’était avisé de lui parler de bonheur personnel, de vie privée, d’amour qu’il pourrait inspirer, il se serait contenté de rire, sans rien y comprendre. 
     — Ça va, tout s’est bien passé, racontait Nadia précipitamment. Maman est venue cet automne à Pétersbourg, elle m’a dit que grand-mère n’était pas fâchée, elle passe juste son temps à entrer dans ma chambre pour adresser des signes de croix aux murs. 
     Sacha paraissait gai, mais il toussait et sa voix était fêlée ; Nadia l’observait tant et plus, sans arriver à savoir s’il était pour de bon gravement malade, ou si c’était seulement une impression qu’elle avait.
     — Mon cher Sacha, dit-elle, mais vous êtes malade !
     — Non, ce n’est rien. Je suis malade, mais ce n’est pas très grave…
     — Ah, mon Dieu, s’alarma Nadia, pourquoi ne vous soignez-vous pas, pourquoi ne ménagez-vous pas votre santé ? Mon cher, mon bon Sacha, dit-elle, et des larmes jaillirent de ses yeux, et son imagination fit sans raison resurgir Andreï Andréitch, la dame nue avec le vase, tout le passé qui lui semblait à présent aussi lointain que son enfance ; et elle se mit à pleurer à l’idée que Sacha ne lui paraissait plus aussi original, aussi cultivé, aussi intéressant que l’an passé.
     — Sacha, mon cher ami, vous êtes très, très malade. Je ne sais ce que je ferais pour ne pas vous voir si pâle et si maigre. Je vous dois tant ! Vous ne pouvez même pas vous figurer à quel point vous m’avez rendu service, mon bon Sacha ! En fait, vous êtes à présent l’être qui m’est le plus cher et le plus proche.
     Ils restèrent à bavarder ; et maintenant, après l’hiver qu’elle avait passé à Pétersbourg, Nadia sentait qu’il émanait de Sacha, de ses paroles, de son sourire et de toute sa silhouette, quelque chose de suranné, de vieux jeu, voire de mort et enterré.
     — Après-demain, je pars pour la Volga, dit Sacha ; et après, j’irai faire une cure de koumys1. J’ai envie de boire du koumys. Et un ami m’accompagnera, avec sa femme. Quelqu’un d’étonnant, sa femme ; je passe mon temps à essayer de la faire changer de voie, à tenter de la convaincre d’aller étudier. Je veux qu’elle change radicalement de vie.
     Ayant ainsi discuté, ils se rendirent à la gare. Sacha lui offrit du thé et des pommes ; et lorsque le train s’ébranla, à le voir agiter en souriant son mouchoir, on voyait, rien qu’à ses jambes, qu’il était très malade et que, probablement, il lui restait peu de temps à vivre.
     Nadia arriva à midi dans la ville. Depuis le fiacre qui l’amenait chez elle, les rues lui paraissaient très larges et les maisons petites, aplaties ; les rues étaient vides, elle ne vit qu’un accordeur allemand vêtu d’un manteau roux. Et la poussière semblait recouvrir toutes les maisons. L’air à présent bien vieille, et toujours aussi grosse et aussi laide, la grand-mère serra Nadia dans ses bras et pleura longuement, sans pouvoir détacher son visage de l’épaule de Nadia. Nina Ivanovna, qui avait elle aussi beaucoup vieilli et enlaidi, avait le visage creusé, les traits tirés, mais elle était toujours aussi sanglée, et les diamants brillaient à ses doigts.
     — Ma chérie ! dit-elle en frémissant de tout son corps. Ma chérie !
     Ensuite, assises, elles restèrent longtemps à pleurer sans rien dire. On voyait que la mère et la grand-mère sentaient que le passé était perdu à jamais, sans espoir de retour : perdue la position sociale, perdu l’honneur, perdu le droit d’inviter des gens chez soi ; c’est ce qui arrive lorsque, au beau milieu d’une vie à l’aise et insouciante, la police débarque en pleine nuit pour une perquisition, et qu’on découvre que le maître de maison a dilapidé des fonds et commis des faux – adieu la vie à l’aise et insouciante !
     Nadia monta à l’étage et vit le même lit, les mêmes fenêtres avec leurs naïfs rideaux blancs, donnant sur le même jardin inondé de soleil, gaiement bruyant. Elle toucha du doigt sa table et resta un moment assise, pensive. Puis elle fit un bon dîner et but du thé accompagné de crème goûteuse et grasse, mais il manquait désormais quelque chose, les pièces paraissaient vides et les plafonds étaient bas. Le soir, elle se coucha, mit sur elle la couverture et, inexplicablement, trouva drôle d’être étendue dans ce lit tiède et bien moelleux. 
     Nina Ivanovna vint la voir un instant, elle s’assit timidement en regardant autour d’elle, comme une coupable.
     — Alors, Nadia, comment ça va ? demanda-t-elle après un silence. Tu es contente ? Très contente ?
     — Je suis contente, maman.
     Nina Ivanovna se leva et bénit Nadia d’un signe de croix, et fit le même signe vers les fenêtres.
     — Tu vois, je suis devenue pieuse, dit-elle. Tu sais, maintenant, j’étudie la philosophie, je réfléchis sans arrêt… Et, à présent, bien des choses me paraissent claires comme le jour. D’après moi, il faut avant tout que la vie entière passe comme à travers un prisme.
     — Dis-moi, maman, comment va grand-mère ?
     — Elle semble n'aller pas trop mal. Quand tu es partie avec Sacha et que ton télégramme est arrivé, ta grand-mère est tombée d’un coup après l’avoir lu ; elle est restée couchée pendant trois jours, sans un geste. Ensuite, elle ne faisait que pleurer et prier. Maintenant, c’est passé.
     Elle se leva et fit quelques pas dans la pièce.
     « Tic-toc… faisait le veilleur de nuit. Tic-toc, tic-toc… »
     — Il faut avant tout que la vie entière passe comme à travers un prisme, dit-elle ; c’est-à-dire, en d’autres termes, il faut que, dans la conscience, la vie se divise en éléments simples, comme en sept couleurs de base, et il faut étudier séparément chaque élément.
     La suite de ce que disait Nina Ivanovna, fut perdu pour Nadia, qui n’entendit pas non plus sa mère quitter sa chambre, car elle s’était endormie entretemps.
      Mai passa, et ce fut juin. Nadia s’était réhabituée à la maison. La grand-mère surveillait le samovar en poussant de grands soupirs ; Nina Ivanovna exposait le soir sa philosophie ; comme par le passé, elle vivait là en parasite qui devait s’adresser à la grand-mère pour la moindre pièce de vingt kopecks. La maison était pleine de mouches, et les plafonds semblaient de plus en plus bas. Mémé et Nina Ivanovna ne sortaient plus de la maison, de crainte de rencontrer le père Andreï ou Andreï Andréitch. Nina se promenait dans le jardin et dans la rue, observant les maisons et les palissades grises, elle avait l’impression que tout, en ville, était devenu très vieux, hors-d’âge, attendant soit la mort, soit le début de quelque chose de neuf, de frais. Oh, si seulement elle pouvait arriver bien vite, cette vie nouvelle, cette vie de clarté où l’on pourrait regarder hardiment son destin en face et se savoir sur la bonne voie, être gaie, libre ! Et elle viendra, cette vie, tôt ou tard ! Viendra un temps où, de la maison de la grand-mère, cette maison où tout est si bien aménagé que quatre domestiques n’ont pas d’autre choix que de vivre dans la même pièce malpropre, au sous-sol – viendra un temps, donc, où de cette maison il ne restera pas trace, où elle sera oubliée, et personne ne s’en souviendra plus. 
     Il n’y avait que les gamins du voisin pour amuser Nadia ; lorsqu’elle se promenait dans le jardin, ils frappaient contre la palissade et la taquinaient en riant :
     « La fiancée ! La fiancée ! »
     Une lettre de Sacha arriva de Saratov. De sa joyeuse écriture dansante, il racontait que  le voyage  sur la Volga lui avait pleinement réussi, mais qu’il s’était retrouvé un peu souffrant à Saratov, qu’il avait perdu la voix et que depuis quinze jours il était à l’hôpital. Nadia comprit ce que cela voulait dire et fut envahie d’un pressentiment proche de la certitude. Et il lui fut désagréable de constater que ce pressentiment et la pensée de Sacha l’émouvaient moins que par le passé. Elle avait une envie passionnée de vivre, elle voulait retourner à Pétersbourg, et ses relations avec Sacha relevaient déjà du passé, un passé charmant mais éloigné, si éloigné ! Elle ne put dormir cette nuit-là et le matin la trouva assise près de la fenêtre, tendant l’oreille. Et des voix se firent bien entendre en bas ; la grand-mère, alarmée, se mit à poser une rafale de questions. Puis quelqu’un fondit en larmes… Lorsque Nadia descendit, la grand-mère, debout dans le coin aux icônes, le visage en pleurs, priait. Il y avait un télégramme sur la table.
     Nadia arpenta la pièce un long moment en écoutant pleurer sa grand-mère, puis elle prit le télégramme et le lut. La dépêche disait que le matin précédent, Alexandre Timoféitch, ou encore simplement Sacha, était mort à Saratov.
     La grand-mère et Nina Ivanovna allèrent à l’église commander la messe des morts, et Nadia continua un bon moment à marcher dans l’appartement, plongée dans ses pensées. Elle avait nettement conscience que sa vie avait pris un tour nouveau, comme l’avait voulu Sacha, elle voyait clairement qu’elle était ici une étrangère, inutile et solitaire, qu’elle n’avait besoin de rien dans cette maison, que tout le passé s’était détaché d’elle et avait disparu comme consumé par un incendie, le vent en ayant dispersé les cendres. Elle entra dans la chambre de Sacha et y demeura quelques instants.
     « Adieu, cher Sacha ! » pensa-t-elle, et voici que se dessinait devant elle une vie nouvelle, une vie libre et non rabougrie, et cette vie encore confuse et pleine de mystères l’attirait en lui faisant signe.
     Elle monta dans sa chambre pour faire ses valises et le lendemain matin dit adieu à ses parentes et, joyeuse et pleine d’allant, quitta la ville – en imaginant que c’était pour toujours.



(1) Prononcer koumyss.  Lait de jument fermenté. Tolstoï était adepte de telles cures.


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