dimanche 1 septembre 2019

La princesse (Anton Tchékhov)





     Ce récit parut en mars 89, signé Anton Tchékhov,  dans le journal L’Époque nouvelle, le quotidien de Souvorine, édité à Saint-Pétersbourg de 1868 à 1917… Comme d’habitude, l’auteur n’était pas emballé par son texte au ton, nouveau pour lui, de protestation sociale – nouveau, mais il va vite se faire la main, en même temps qu’il se dégagera de l’influence spirituelle de Tolstoï… Il ne demande qu’à reprendre ce récit qui, selon lui, « s’est embourbé », repolir cette histoire de femme un peu vénéneuse, oiseau futile et un peu canaille du grand monde, pour reprendre certains des termes employés par Tchékhov dans sa correspondance.

     Le texte sera ensuite intégré, légèrement toiletté, au recueil  Sombres gens édité l’année suivante par Souvorine, puis repris dans l’édition des œuvres de Tchékhov par Adolphe Marx. 

     Ce récit reçut, dans l’ensemble, un bon accueil de la critique de l’époque.

     (D’après la notice de la Grande édition soviétique des œuvres complètes d’Anton Tchékhov)



     Avertissement : c’est une traduction « à la française » : fidèle au sens du texte, prenant parfois quelques libertés d’écriture.








La princesse


(Anton Tchékhov)



     La calèche attelée de quatre jolis chevaux bien nourris passa le grand Portail Rouge, comme on l’appelait, du monastère pour hommes de N*** ; les moines-prêtres et les novices massés du côté de la partie de l’hôtellerie réservée aux nobles avaient reconnu de loin, au cocher et aux chevaux, dans la dame de la calèche leur excellente connaissance, la princesse Viéra Gavrilovna.
     Un vieillard en livrée sauta du siège de cocher et aida la princesse à descendre de voiture. Elle releva sa voilette sombre et s’approcha sans hâte pour recevoir la bénédiction des moines-prêtres, puis fit un signe de tête amical aux novices et se dirigea vers ses appartements.
     — Alors, dit-elle aux moines qui portaient ses affaires, on s’ennuyait sans sa princesse ? Cela fait un bon mois que je ne suis pas venue vous voir. Hé bien, me voici, regardez-la, votre princesse ! Et où est le père archimandrite ? Mon Dieu, je brûle d’impatience ! L’admirable, l’admirable vieillard ! Vous devez être fiers d’avoir un pareil archimandrite.
     Lorsqu’entra l’archimandrite, la princesse poussa un cri d’exaltation, croisa les mains sur sa poitrine et s’approcha pour recevoir sa bénédiction.
     — Non, non, laissez-moi vous baiser la main ! dit-elle en lui prenant la main pour la baiser avidement à trois reprises. Comme je suis contente, saint père, de vous voir enfin ! Vous devez avoir oublié votre princesse, tandis que moi, je vivais à chaque instant par la pensée dans votre monastère. Comme c’est bien, ici, chez vous ! Il y a dans cette vie vouée à Dieu, loin des vanités du monde, une espèce de charme particulier, saint père, que je ressens de toute mon âme, mais que mes paroles sont impuissantes à exprimer !
     Les joues de la princesse s’empourprèrent et elle eut les larmes aux yeux. Elle parlait sans discontinuer, avec feu, et l’archimandrite, petit vieux de quelque soixante-dix ans, laid, timide et grave, gardait le silence, disant à peine de temps à autre, d’une voix saccadée et toute militaire :
     — Absolument, Votre Grâce… j’entends bien, madame1… je comprends, madame…
     — Daignerez-vous rester chez nous longtemps ? demanda-t-il.
     — Je vais passer la nuit chez vous, et demain j’irai chez Klavdia Nikolaïevna ; il y a longtemps que nous ne nous sommes pas vues. Et je reviendrai après-demain, pour deux-trois jours. Je désire me reposer l’âme chez vous, saint père…
     La princesse aimait séjourner au monastère de N***. Ces deux dernières années, elle avait jeté son dévolu sur cet endroit et y venait quasiment chaque mois durant l’été, parfois pour deux jours, parfois trois, voire même pour une semaine. La modestie des novices, le calme, les plafonds bas, l’odeur de cyprès, les collations frugales, les rideaux bon marché aux fenêtres – tout cela la touchait, l’attendrissait et la disposait à la méditation et aux bonnes pensées. Rester une demi-heure dans ces appartements lui suffisait pour commencer à se sentir elle-même discrète et modeste, voilà qu’elle exhalait aussi une odeur de cyprès ; le passé s’en allait quelque part au loin, perdait son importance, et la princesse se prenait à penser qu’en dépit de ses vingt-neuf ans, elle était toute pareille au vieil archimandrite, et née tout comme lui non pour la richesse, la grandeur terrestre et l’amour, mais pour une vie paisible, à l’écart du monde et crépusculaire, comme ici…
     Il arrive qu’un rayon de soleil entre soudain par hasard dans la sombre cellule d’un jeûneur plongé dans la prière, ou qu’un oiseau se pose à la fenêtre de la cellule et lance son chant ; le sévère jeûneur en sourit malgré lui, et de sa poitrine accablée par le poids de ses péchés comme par celui d’une pierre s’écoule brusquement le ruisseau d’une joie paisible et innocente. Il semblait à la princesse qu’elle amenait de l’extérieur avec elle exactement la même consolation que le rayon de lumière ou l’oiseau. Son sourire affable et gai, son doux regard, sa voix, ses plaisanteries et toute sa petite personne bien faite, habillée de sa robe noire toute simple, cette seule apparition devait éveiller dans ces gens simples et austères un sentiment d’attendrissement et de joie. Chacun, en la regardant, devait se dire : « Dieu nous a envoyé un ange »… Et, sentant chacun penser cela involontairement, elle souriait avec davantage d’affabilité encore, et s’efforçait de ressembler à un oiseau.
     Ayant bu du thé et s’étant reposée, elle sortit faire un tour. Le soleil s’était déjà couché.  Elle sentit l’humidité parfumée du réséda fraîchement arrosé, en provenance du parterre du monastère ; de l’église lui parvint le son doux des voix d’hommes chantant ce qui, de loin, semblait un chant à la mélancolie bien agréable. C’était la vigile. Dans les fenêtres sombres, où brillaient doucement les petites lueurs des veilleuses, dans la silhouette du vieux moine assis près d’une icône et d’un tronc sous le porche, se lisait une telle paix tranquille que la princesse eut, sans savoir pourquoi, envie de pleurer…
     Et, au-delà du portail, au-dessus des bancs de l’allée longeant les murs du monastère et bordée de bouleaux, c’était déjà pleinement le soir. L’obscurité gagnait rapidement… La princesse fit quelques pas dans l’allée, s’assit sur un banc et devint pensive.
     Elle songeait qu’il serait bon de s’installer pour la vie entière dans ce monastère où la vie était calme et paisible comme un soir d’été ; qu’il serait bon d’oublier entièrement cet ingrat, ce débauché de prince, d’oublier complètement son énorme fortune et les créanciers la harcelant quotidiennement, d’oublier ses malheurs, d’oublier Dacha, la femme de chambre, et l’insolente expression de son visage ce matin. Ce serait bon de rester toute sa vie assise sur ce banc, à regarder à travers la rangée des troncs le brouillard du soir errer par flocons en bas, au pied de la montagne, et le nuage noir des freux, comme un voile au-dessus des bois, avant leur coucher, et d’observer ces deux novices, l’un sur un cheval pie et l’autre à pied, menant les chevaux à l’herbe pour la nuit et, tout réjouis d’être en liberté, se livrant à des gamineries – leurs voix jeunes résonnent dans l’air immobile et l’on distingue chacune de leurs paroles. Il est bon d’être assise, prêtant l’oreille au silence : tantôt un souffle de vent agite le faîte des bouleaux, tantôt c’est une grenouille qui passe en froufroutant dans les feuilles tombées l’an passé, ou l’horloge du clocher, de l’autre côté du mur, qui sonne un quart d’heure… Rester assise sans bouger, écouter et songer, songer, songer…
     Passa une vieille avec une besace. La princesse se dit qu’il serait bon d’arrêter cette vieille et de lui dire un mot gentil, cordial, de l’aider… Mais la vieille disparut au coin sans s’être une seule fois retournée.
     Un peu plus tard, apparut dans l’allée un homme de haute taille, la barbe argentée, en chapeau de paille. Arrivé à la hauteur de la princesse, il se découvrit et la salua, et elle reconnut à sa large calvitie et à son nez busqué et pointu le docteur Mikhaïl Ivanovitch, qui travaillait cinq ans plus tôt dans sa propriété de Doubovki. Elle se rappela qu’on lui avait dit que la femme de ce docteur était morte l’année dernière, et elle eut envie de lui exprimer sa compassion, de le réconforter.
     — Docteur, sans doute ne me reconnaissez-vous pas ? demanda-t-elle avec un sourire affable.
     — Si fait, princesse, je vous ai reconnue, dit le docteur en retirant à nouveau son chapeau.
     — Hé bien, merci, moi qui croyais que vous aviez oublié votre princesse. Les gens ne se souviennent que de leurs ennemis, ils oublient leurs amis. Et vous êtes venus prier ?
     — Je passe la nuit ici tous les samedis, par nécessité. Je suis le médecin du monastère.
     — Alors, comment allez-vous ? demanda la princesse en soupirant. J’ai entendu dire que votre épouse était morte ! Quel malheur !
     — Oui, princesse, c’est pour moi un grand malheur.
     — Qu’y faire ? Nous devons nous résigner à nos malheurs. Pas un cheveu ne tombe de la tête d’un homme sans la volonté de la Providence.
     — Oui, princesse.
     Le docteur répondait avec froideur et sécheresse : « Oui, princesse » aux soupirs et au sourire plein de douceur et d’aménité de la princesse.
     « Que lui dire encore ? » pensa la princesse.
     — Que de temps nous ne nous sommes pas vus, tout de même ! dit-elle. Cinq ans ! Combien d’eau a coulé jusqu’à la mer, que de changements ont eu lieu, cette pensée est même effrayante ! Vous savez, je me suis mariée… de comtesse, je suis devenue princesse. Et j’ai déjà eu le temps de me séparer de mon mari.
     — Oui, je l’ai entendu dire.
     — Dieu m’a envoyé bien des épreuves ! Vous avez sans doute également appris que j’étais presque ruinée. Pour payer les dettes de mon infortuné mari, on a vendu Doubovki, ainsi que Kiriakovo et Sofino. Je n’ai gardé que Baranovo et Mikhaltsévo2. C’est effrayant, de regarder en arrière : que de changements, que de malheurs divers, que d’erreurs !
     — Oui, princesse, bien des erreurs.
     La princesse se troubla un peu. Elle connaissait ses erreurs ; elles étaient d’un ordre si intime qu’elle seule pouvait y réfléchir et en parler. Elle ne put se retenir de poser la question :
     — À quelles erreurs pensiez-vous ?
     — Vous les avez mentionnées, vous devez les connaître… répondit le docteur avec un sourire malicieux. À quoi bon en parler ?
     — Si, parlez, docteur. Je vous en serai très reconnaissante ! Et, je vous le demande, ne  soyez pas embarrassé. J’aime entendre la vérité.
     — Je n’ai pas à vous juger, princesse.
     — Pas à me juger ? À votre ton, vous savez des choses. Parlez !
     — Soit, si tel est votre désir. Mais, malheureusement, je ne sais pas parler et je ne me fais pas toujours comprendre.
     Le docteur réfléchit et commença :
     — Bien des erreurs, mais au fond, la principale, à mon avis, c’est l’état d’esprit général par lequel… qui régnait dans vos propriétés. Vous voyez comme je ne sais pas m’exprimer. C’est-à-dire que l’essentiel, c’est la répulsion, le dégoût pour les gens qui se faisaient sentir absolument en tout. C’est tout un système de vie qui reposait, chez vous, sur cette aversion. Aversion pour la voix humaine, pour les visages, les nuques, le bruit des pas… bref, pour tout ce dont l’homme est constitué. À toutes les portes et devant tous les escaliers, des heiduques3 en livrée, bien nourris, paresseux et grossiers, pour barrer le chemin aux gens non habillés comme il faut ; dans le vestibule, des chaises à haut dossier pour que les valets, lors des réceptions et des bals, n’aillent pas salir de leur nuque les papiers peints ; dans toutes les pièces, des tapis à longs poils4 pour étouffer le bruit des pas ; on ne manque pas de prévenir chaque visiteur d’avoir à parler peu et à voix basse, en évitant ce qui peut avoir une mauvaise influence sur l’imagination et les nerfs. Et dans votre cabinet, on ne tend pas la main aux gens et on ne les invite pas à s’asseoir, exactement comme, à l’instant, vous ne m’avez pas tendu la main ni proposé de m’asseoir…
     — Volontiers, si vous le voulez ! dit la princesse en lui tendant la main avec un sourire. Vraiment, se fâcher pour une bagatelle comme cela…
     — Allons, est-ce que je me fâche ? se mit à rire le docteur.
     Mais l’instant d’après, il piqua un fard, enleva son chapeau et le brandit en s’enflammant :
     — À franchement parler, cela fait longtemps que j’attendais l’occasion de vous dire tout, tout… À savoir, je veux dire que vous regardez tout le monde à la manière de Napoléon, comme de la chair à canon. Seulement, Napoléon avait tout de même une idée, tandis que vous, à part l’aversion, vous n’en avez pas du tout !
     — Moi, de l’aversion pour les gens ! sourit la princesse en haussant les épaules d’étonnement. Moi !
     — Oui, vous ! Vous voulez des faits ? Soit ! Chez vous, à Mikhaltsévo, vivent de mendicité trois de vos anciens cuisiniers, rendus aveugles par la chaleur des fours dans vos cuisines. Tout ce qu’il y a de sain, de vigoureux et de beau sur vos dizaines de milliers de déciatines5, vous et vos parasites s’en sont emparés pour en faire des heiduques, des valets ou des cochers. Tous ces bipèdes ont été éduqués à la servilité, se sont empiffrés, sont devenus des butors ; bref, ils ont cessé d’être des créatures à l’image de Dieu… On arrache à leur travail honnête les jeunes médecins, les agronomes, les maîtres d’école, tous les travailleurs intellectuels en général, mon Dieu ! et on les oblige, pour un morceau de pain, à prendre part à diverses farces hypocrites ayant de quoi faire honte à toute personne convenable ! Il ne faudra pas trois ans à un jeune homme quelconque pour tourner à l’hypocrite, au flatteur gluant et au cafard… Est-ce bien ? Vos intendants polonais, ces sales espions, tous ces Kasimir et ces Kaëtan courent partout, arpentant du 
matin au soir vos  dizaines de milliers de déciatines et s’efforcent, pour vous complaire, d’écorcher trois fois le même bœuf. Avec votre permission, je m’exprime sans système, mais ça ne fait rien ! Chez vous, on ne tient pas les gens du peuple pour des humains. Et même ces princes, ces comtes et ces évêques qui venaient chez vous, vous ne les regardiez que comme des ornements, pas comme des êtres vivants. Mais l’essentiel… l’essentiel, ce qui m’indigne plus que tout : avoir une fortune de plus d’un million et ne rien faire pour les gens, rien !
     La princesse restait assise, étonnée, effrayée, froissée, ne sachant que dire ni quel maintien adopter. On ne lui avait jamais parlé sur ce ton. La grosse voix désagréable du docteur et son discours maladroit et bégayant produisaient dans ses oreilles un bruit perçant, un martèlement, elle eut ensuite l’impression que le docteur, en gesticulant, la frappait sur la tête avec son chapeau.
     — Ce n’est pas vrai ! dit-elle d’une petite voix suppliante. J’ai fait beaucoup de bien pour les gens, vous le savez, vous !
     — En voilà assez ! s’écria le docteur. Se peut-il vraiment que vous continuiez à prendre au sérieux votre activité de bienfaisance, à y voir quelque chose d’utile au lieu d’une farce hypocrite ? Ce fut tout de même, du début à la fin, une comédie, le jeu de l’amour du prochain, le jeu le plus manifeste, que comprenaient même les enfants et les bonnes femmes stupides ! Il n’y a qu’à prendre votre… quel était son nom, déjà ?… votre asile de vieillards, hospice destiné aux vieilles sans famille, où vous m’avez forcé à être quelque chose comme médecin-chef, tandis que vous en étiez la tutrice honoraire. Ô, Seigneur, la douce institution que c’était ! Une maison construite avec des parquets au sol et une girouette sur le toit, une dizaine de vieilles ramassées dans les villages et qu’on obligeait à dormir sous des couvertures de laine, dans des draps en toile hollandaise, et à grignoter des sucreries.
     Avec une joie mauvaise, le docteur pouffa dans son chapeau et reprit bien vite en bégayant :
     — C’était du théâtre ! À l’hospice, les petits employés mettaient sous clé les couvertures et les draps pour éviter que les vieilles ne les salissent – qu’elles dorment par terre, les vieilles chipies6 ! Et la vieille n’ose ni s’asseoir sur le lit, ni enfiler son caraco, ni marcher sur le parquet lisse. Tout était gardé pour la parade, mis hors de portée des vieilles comme on met des affaires à l’abri des voleurs, et les vieilles arrivaient à se nourrir et à s’habiller en cachette en mendiant ; et elles priaient Dieu jour et nuit afin de sortir au plus vite de cette prison et d’échapper aux sermons édifiants des canailles repues auxquelles vous aviez confié la mission de les surveiller. Et les gens de rang supérieur, que faisaient-ils ? C’est tout simplement admirable ! Ainsi, deux fois par semaine, le soir, trente-cinq mille courriers viennent au galop annoncer que le lendemain, la princesse, c’est-à-dire vous, serait à l’hospice. Il faut donc le lendemain – c’est ce que cela veut dire  – abandonner les malades, s’habiller et venir à la parade. Bon, me voici. Habillées de linge propre et neuf, les vieilles sont déjà en rang et attendent. Près d’elles fait les cent pas un rat de garnison à la retraite – le surveillant, avec son petit sourire doucereux de mouchard. Les vieilles bâillent en échangeant des regards, mais elles ont peur et ne se plaignent pas. Nous attendons. Arrive au galop l’intendant adjoint. Une demi-heure plus tard, c’est le tour de l’intendant, puis de l’administrateur général de vos biens, ensuite de quelqu’un d’autre… ça n’arrête pas de galoper ! Tous arborent des airs mystérieusement solennels. Nous attendons, nous attendons, nous piétinons sur place, nous regardons nos montres – le tout dans un silence sépulcral, parce que nous nous détestons les uns les autres, nous sommes tous à couteaux tirés. Une heure s’écoule, puis une autre et voilà enfin qu’apparaît dans le lointain une calèche et… et…
     Le docteur partit d’un rire aigu et dit d’une voix grêle :
     — Vous descendez de la voiture et, au commandement  du rat de garnison, les vieilles sorcières commencent à chanter « Si glorieux est notre Seigneur à Sion que la langue ne saurait l’exprimer7 » Pas mal, non ?
     Le docteur éclata d’un gros rire de basse et agita la main, comme pour faire signe que son rire l’empêchait de parler. Il riait âprement, sans grâce, serrant les dents, comme rient les gens méchants, et sa voix, sa figure et ses yeux brillants et un peu insolents faisaient comprendre qu’il méprisait profondément et la princesse, et l’hospice, et les vieilles. Il n’y avait rien de comique ni de gai dans tout ce qu’il racontait de façon si gauche et si grossière, il n’en riait pas moins avec plaisir, et même avec joie.
     — Et l’école ? reprit-il, la respiration lourde d’avoir ri. Vous vous souvenez de votre désir de faire vous-même la classe aux enfants des moujiks ? Vous deviez être une très bonne pédagogue, car tous les gamins eurent tôt fait de s’enfuir, si bien qu’il fallut ensuite et payer les parents, et fouetter les enfants pour les faire revenir auprès de vous. Et vous vous rappelez la fois où vous avez voulu donner vous-même le biberon aux nourrissons dont les mères travaillaient dans les champs ? Vous erriez dans le village en pleurant parce qu’il n’y avait pas de bébés pour vous – toutes les mères les prenaient avec elles dans les champs. Ensuite, le staroste8 leur a ordonné de vous laisser à tour de rôle leurs nourrissons, pour votre divertissement. Chose étonnante ! Elles fuyaient routes vos bienfaits comme les souris se sauvent devant le chat ! Et pourquoi ? Mais c’est très simple ! Ce n’est pas parce que notre peuple est ignorant et ingrat, explication que vous mettiez toujours en avant, mais parce qu’il n’y avait dans tous vos caprices, passez-moi l’expression, pas un sou d’amour et de charité ! C’était seulement le désir de vous distraire avec des poupées animées, rien d’autre… Qui ne sait pas faire la différence entre  les gens et les bichons ne doit pas se mêler de bienfaisance. Il y a une grande différence entre les gens et les bichons, je vous assure !
     La princesse avait d’effrayants battement de cœur, un martèlement dans les oreilles, et il lui semblait toujours que le docteur lui frappait la tête de son chapeau. Le docteur parlait vite, avec animation et sans grâce, en bégayant et avec des gesticulations superflues ; ce qu’elle comprenait, c’était juste qu’un homme grossier, mal élevé, méchant et ingrat lui parlait, mais elle ne comprenait pas de quoi il parlait, ni ce qu’il lui voulait.
     — Allez-vous en ! dit-elle d’une voix larmoyante en levant les mains pour protéger sa tête du chapeau du docteur. Allez-vous en !
     — Et comme vous traitez ceux qui vous servent ! continua à s’indigner le docteur. Pas comme des êtres humains, mais comme les pires des coquins. Permettez-moi, par exemple, de vous demander pourquoi vous m’avez renvoyé ? J’ai servi dix ans votre père et vous ensuite, honnêtement, sans connaître ni fêtes ni congés, j’ai mérité d’être aimé de tous à cent verstes à la ronde, et soudain, un beau jour, on me déclare que je ne suis plus à votre service ! Pour quelle raison ? Je ne le comprends toujours pas. Moi, docteur en médecine, gentilhomme, ancien étudiant de l’université de Moscou, père de famille, je ne suis que menu fretin, un individu si insignifiant qu’on peut le flanquer dehors sans autre explication ! Pourquoi se gêner avec moi ? J’ai appris par la suite que ma femme, à mon insu, était venue secrètement vous solliciter à trois reprises et que vous ne l’aviez pas reçue une seule fois. Il paraît qu’elle pleurait dans votre antichambre. Et ça, je ne le pardonnerai jamais à ma défunte ! Jamais !
     Le docteur se tut, les dents serrées, réfléchissant intensément à ce qu’il pourrait encore dire de bien désagréable et vengeur. Il se souvint de quelque chose, et son visage froid et renfrogné s’illumina d’un seul coup.
     — Prenons juste vos relations avec ce monastère ! dit-il avidement. Vous n’avez jamais épargné personne et, plus un endroit est saint, plus il a de chances d’être exposé à votre charité et à votre douceur d’ange. Dans quel but venez-vous ici ? Qu’attendez-vous des moines, permettez-moi de vous poser la question ? Que vous est Hécube, et qu’êtes vous à Hécube9 ? Il s’agit, là encore, de s’amuser, de jouer une pièce, de profaner l’humain, et rien de plus. Car le Dieu des moines, vous n’y croyez pas, dans votre cœur siège votre propre Dieu, vous vous êtes élevée mentalement jusqu’à lui dans des séances de spiritisme ; vous regardez avec condescendance le rituel observé à l’église, vous n’allez ni à la messe ni à la vigile, vous dormez jusqu’à midi…  Pourquoi venez-vous ici ? Vous venez avec votre propre Dieu dans un monastère étranger, et vous vous imaginez que le monastère tient cela pour un très grand honneur ! Comptez là-dessus ! Demandez-vous un peu, entre autres, à combien vos visites reviennent aux moines ! Vous avez trouvé bon d’arriver ce soir, mais avant-hier déjà, un coursier en provenance de vos propriétés était là, venu avertir que vous vous prépariez à venir. On a passé toute la journée d’hier à préparer vos appartements et à vous attendre. Aujourd’hui est arrivée l’avant-garde – votre femme de chambre effrontée qui ne fait que courir à travers la cour dans le froufrou de sa robe, presse les gens de questions, donne des instructions… je la déteste ! Aujourd’hui, les moines ont été toute la journée sur leurs gardes : c’est que, si l’on ne vous accueille pas avec tout un cérémonial, malheur ! Vous vous plaindrez à l’évêque ! « Les moines ne m’aiment pas, votre Éminence. Je ne sais pas ce que j’ai fait qui les a mécontentés. Il est vrai que je suis une grande pécheresse, mais je suis si malheureuse ! » Un monastère a déjà eu droit à une remontrance à cause de vous. L’archimandrite est un homme occupé, un savant, il n’a pas une minute de libre, mais vous exigez sans cesse qu’il vienne vous voir. Aucun respect, ni pour l’âge ni pour la dignité. Si encore vous donniez beaucoup d’argent, l’offense serait déjà moindre, mais les moines, au total, ont à peine reçu de vous cent roubles !
     Quand on importunait la princesse, qu’on ne la comprenait pas, qu’on la blessait et qu’elle restait ne sachant que dire ni que faire, elle avait pour habitude de se mettre à pleurer. À présent aussi, pour finir, elle cacha sa figure dans ses mains et se mit à pousser de petits sanglots aigus, enfantins. Le docteur se tut brusquement et la regarda. Son visage s’assombrit et devint grave.
     — Pardonnez-moi, princesse, dit-il d’une voix sourde. J’ai cédé à un mauvais sentiment. C’est mal.
     Et, toussant avec gêne, oubliant de remettre son chapeau, il s’éloigna en hâte de la princesse.
     Au ciel, les étoiles scintillaient déjà. La lune devait monter dans le ciel de l’autre côté du monastère, car le ciel était clair et doucement diaphane. Des chauves-souris volaient sans bruit en suivant les murs blancs du monastère.
     L’horloge sonna lentement le troisième quart d’une heure, sans doute huit heures. La princesse se leva et revint lentement au portail. Elle se sentait blessée et pleurait, et il lui semblait qu’aussi bien les arbres que les étoiles et les chauves-souris la plaignaient ; l’horloge n’avait sonné de façon mélodieuse que par compassion vis-à-vis d’elle. Elle pleurait et songeait que ce serait bien d’aller passer toute sa vie dans un couvent : elle se promènerait seule, par les soirées tranquilles d’été, dans les allées, blessée, offensée, incomprise, et Dieu seul verrait, avec le ciel étoilé, ses larmes de souffrance. La vigile se poursuivait à l’église. La princesse s’arrêta et prêta l’oreille au chant ; comme il sonnait bien dans l’obscurité et l’immobilité de l’air ! Comme il était doux de pleurer et de souffrir au son de ce chant !
     Revenue dans ses appartements, elle regarda dans la glace son visage éploré et se poudra, puis s’assit pour souper. Les moines connaissaient son goût pour le sterlet mariné, les tout petits champignons, le malaga et les simples pains d’épices au miel qui vous laissent dans la bouche une odeur de cyprès, et ils lui servaient tout cela lorsqu’elle venait au monastère. En mangeant ses petits champignons accompagnés de malaga, la princesse rêvassait, songeant qu’on allait la ruiner définitivement et l’abandonner, que ses intendants, ses gérants, ses commis et ses femmes de chambre, tous ces gens pour qui elle avait tant fait allaient la trahir  et se mettre à dire des grossièretés, que la terre entière allait lui tomber dessus, la dénigrer et se moquer d’elle ; elle renoncerait à son titre de princesse, au luxe et à la société, et partirait au couvent sans adresser à quiconque un seul mot de reproche ; elle prierait pour ses ennemis et alors, tout à coup, on la comprendrait, on viendrait lui demander pardon, mais ce serait trop tard…
     Son souper terminé, elle s’agenouilla dans un coin, devant l’icône, et lut deux chapitres de l’Évangile. Puis la femme de chambre lui fit son lit et elle se coucha. En s’étirant sous le couvre-lit blanc, elle soupira profondément, délicieusement, comme on soupire après avoir pleuré, elle ferma les yeux et commença à s’endormir…
     Au matin, elle se réveilla et jeta un coup d’œil à sa montre : il était neuf heures et demie. Près du lit, sur le tapis, s’étendait une étroite bande brillante de lumière venue de la fenêtre et éclairant un petit peu la chambre. Derrière le rideau noir, les mouches bourdonnaient aux carreaux.
     « Il est tôt ! » se dit la princesse en refermant les yeux.
     S’étirant et se prélassant dans le lit, elle se rappela sa rencontre avec le docteur et toutes les pensées qu’elle remuait au moment de s’endormir, la veille ; elle se souvint qu’elle était malheureuse. Ensuite, lui revinrent en mémoire son mari qui vivait à Pétersbourg, ses intendants, ses médecins, ses voisins, les fonctionnaires de sa connaissance… Une longue liste de figures masculines connues défila dans sa tête. Elle sourit et se dit que si ces gens avaient su voir clair dans son âme, ils eussent tous été à ses pieds…
     À onze heures et quart, elle sonna la femme de chambre.
     — Aidez-moi à m’habiller, Dacha, dit-elle avec langueur. D’ailleurs, commencez par aller dire qu’on attelle les chevaux. Il faut aller chez Klavdia Nikolaïevna.
     Quand elle sortit de ses appartements pour prendre place dans sa voiture, la brillante lumière du jour la fit cligner des yeux et elle eut un rire de plaisir : la journée était incroyablement belle ! Promenant ses yeux mi-clos sur les moines réunis près du  perron pour la voir partir, elle leur adressa un aimable signe de tête et dit :
     — Au revoir, mes amis ! À après-demain !
     Elle fut agréablement surprise de voir aussi le docteur avec les moines. Sa figure était pâle et grave.
     — Princesse, dit-il en enlevant son chapeau et en souriant d’un air coupable, cela fait un moment que je vous attends ici. Pardonnez-moi, pour l’amour de Dieu… Je me suis laissé entraîner hier par un mauvais sentiment de vengeance, et je vous ai sorti… des idioties. Bref, je vous demande pardon.
     La princesse lui fit un sourire affable et approcha sa main des lèvres du docteur, qui la baisa et rougit.
     S’efforçant de ressembler à un oiseau, la princesse voleta pour s’asseoir dans la calèche et adressa de tous côtés des signes de tête. La gaieté, la lumière et la chaleur étaient dans son âme, et elle percevait elle-même que son sourire était extraordinairement doux et caressant. Lorsque la voiture roula vers le portail, puis suivit la route poussiéreuse en passant devant les izbas et les jardins, devant les longs convois de chariots10 et les files de pèlerins se rendant au monastère, elle continuait à cligner des yeux et à sourire avec douceur. Elle songeait qu’il n’y a pas de plus grande jouissance que d’apporter partout avec soi la chaleur, la lumière et la joie, de pardonner les offenses et de sourire affablement à ses ennemis. Les moujiks, sur son passage, la saluaient, la calèche faisait un bruit très doux, sous ses roues s’élevaient des nuages de poussière que le vent emportait dans les champs de seigle doré, et la princesse avait l’impression que son corps se balançait non sur les coussins de la voiture, mais sur les nuages, et qu’elle était elle-même comme un léger nuage transparent…
     — Que je suis heureuse ! dit-elle en fermant les yeux. Que je suis heureuse !







(1) Le « madame » n’est pas dit, seule une initiale légèrement sifflée en tient lieu, en signe de déférence – ou d’ironie, mais pas ici.
(2) Ce sont des villages possédés, avec leurs âmes – leurs moujiks — par la princesse.  Avec une propriété à proximité. En tout cas, si le récit se situe avant 1861.
(3) Domestique habillé à la hongroise. Sous-entendu péjoratif, car le terme est initialement militaire.
(4) L’adjectif du texte russe signifie : « rugueux » , « grenu ». Appliqué aux tapis, il désigne des tapis de moindre qualité dont les poils sont plus longs. En effet, les tapis les plus recherchés présentent de nombreux motifs si bien que leur nouage est forcément très dense. Au cours et à la fin de cette opération, les brins de laine sont rasés de façon que la surface du tapis soit lisse, veloutée,  et que la diversité des motifs et des couleurs ressorte bien. Il était d’ailleurs fréquent, en Russie, que ces tapis soient utilisés pour orner (et réchauffer) les murs intérieurs. Tandis que les tapis ayant des motifs moins raffinés font l'objet d'un nouage moins dense, plus grossier, et conservent ensuite des poils plus longs. C’est donc une pique que le médecin envoie à la princesse : malgré sa richesse, elle préférait avoir des tapis plus rustiques parce que leurs longs poils étouffaient davantage les bruits de pas. (note savante due à Anne Guérin-Castell ,que je remercie)
(5) De terrain. La déciatine faisait environ 1,1 hectare.
(6) Dans le texte russe : les poivrières du diable.
(7) Hymne religieux : les vers sont de Mikhaïl Kheraskov, la musique fut composée en 1794 par Dmitri Bortnianski.
(8) Ancien du village, dépositaire d’une certaine autorité, au moins morale.
(9) Allusion à la fin de la scène 2 de l’acte II de Hamlet : « Continue : arrive à Hécube » (Hamlet, traduction de François-Victor Hugo).
(10) Les longs convois en question sont ceux de chariots tirés par des bœufs, grâce auquels, dans le sud de l’Ukraine, des paysans allaient vendre du pain en Crimée et en revenaient avec du sel et du posson qu’ils vendaient à leur retour – trouvé sur Wikipedia en russe.





2 commentaires:

  1. J'ai lu avec plaisir Un héros de notre temps, puis ces 2 nouvelles de Tchekhov. Si différents soient ces auteurs, à quelques dizaines d'années d'écart, je vois avec une certaine angoisse l'insistance qu'ils mettent tous deux à décrire des rapports malheureux entre les hommes et les femmes. Tel officier ne courtise une femme que pour briller en société, tel autre que pour se moquer d'elle. Les couples s'ennuient, ne se parlent pas, se disloquent. Telle femme accepte de se fiancer sans savoir pourquoi, avant de découvrir qu'elle ne veut pas de son futur mari … Je sais bien que la littérature ne parle guère "des gens heureux", ou qui pensent l'être - je sais aussi que l'époque actuelle nous montre tant de difficultés entre les deux sexes … mais quand même, diable, que se passait-il en cette 2ème moitié du XIXè siècle en Russie, entre les femmes et les hommes ?

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    1. Les femmes, du temps de Lermontov, n'ont d'autre choix que de se marier. La situation a déjà évolué chez Tchékhov – pas tant que ça si vous relisez la nouvelle Lueurs, mais déjà davantage au début du vingtième siècle, avec La fiancée, qui va se marier par inertie, avant de découvrir, grâce au pauvre Sacha, qu'elle a mieux à faire...

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