dimanche 3 décembre 2023

Kassiane de la Belle Metcha (Ivan Tourguéniev)

     Je revenais de la chasse dans une télèguesecouée de cahots, dans la chaleur étouffante d’un jour d’été nuageux – on sait que, lors de ces journées, la fournaise est encore plus insupportable que par temps clair, en particulier lorsqu’il n’y a pas de vent. Je somnolais en oscillant et en avalant avec une patience maussade la fine poussière blanche que soulevait en permanence sur la route défoncée les roues fendues et grinçantes de la voiture, lorsque mon attention fut éveillée brusquement par l’agitation insolite et les gestes alarmés de mon cocher, qui sommeillait jusque là encore plus que moi. Le voilà qui tirait sur les rênes, remuait sur son siège et criait quelque chose aux chevaux en tournant sans cesse les yeux sur le côté. Je regardai autour de moi. Nous traversions une large plaine labourée ; des mamelons en pente très douce, également labourés, y formaient des ondulations ; le regard embrassait dans les cinq verstes3 d’espace désert ; dans le lointain, seuls de petits bosquets de bouleaux venaient rompre de leurs cimes à la dentelure arrondie la ligne presque droite de l’horizon. D’étroits sentiers s’étiraient dans les champs, se perdant dans les petits vallons et serpentant au bas des mamelons, et sur l’un d’entre eux, qui allait dans cinq cents pas couper notre route, je distinguai un cortège. C’était ce cortège qui retenait l’attention de mon cocher. 

     Il s’agissait de funérailles. En avant, dans une télègue tirée par un seul cheval allant au pas, se tenait le prêtre ; assis à côté de lui, un sacristain tenait les rênes ; derrière la télègue marchaient quatre moujiks, tête nue, qui portaient un cercueil couvert d’une toile blanche ; deux paysannes suivaient le cercueil. La voix grêle et plaintive de l’une d’elles me parvint soudain ; je tendis l’oreille : elle se lamentait. Cette chanson monotone, aux modulations affligées et désespérées, résonnait avec une triste mélancolie au-dessus des champs déserts. Le cocher fouetta les chevaux : il désirait devancer ce cortège. Rencontrer un mort en chemin est mauvais signe. Il réussit en effet à passer avant que le défunt n’atteignît la route ; mais, moins de cent pas plus loin, un heurt violent secoua notre télègue, qui s’inclina et fut bien près de verser. Le cocher arrêta les chevaux emportés par leur élan, se pencha pour jeter un coup d’œil, eut un geste de dépit et cracha par terre4. 

     — Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.

     Mon cocher descendit sans hâte et sans répondre.

     — Alors, que se passe-t-il ?

     — L’essieu s’est cassé… il a trop chauffé, répondit-il, maussade, avant de rectifier l’avaloire du bricolier5 avec un telle  indignation que le cheval faillit tomber sur le flanc ; il résista cependant, s’ébroua, se secoua et se mit tranquillement à se gratter avec une dent l’une de ses jambes avant, plus bas que le genou. 

     Je descendis et me tins quelque temps sur la route, en proie à un sentiment de perplexité déconfite. La roue droite était tordue et disparaissait sous la voiture, son moyeu pointant en l’air avec une sorte de désespoir.

     — Qu’allons-nous faire, à présent ? demandai-je finalement.

     — C’est de sa faute ! dit mon cocher en indiquant de son fouet le cortège qui avait eu le temps de gagner la route et se rapprochait de nous : je l’ai toujours observé, continua-t-il, c’est un présage sûr, rencontrer un mort… Oui.

     Et il se remit à tarabuster le bricolier qui, voyant sa mauvaise humeur et sa rudesse, choisit de demeurer immobile, se contentant de remuer discrètement la queue de temps à autre. Je marchai un peu de long en large, avant de m’arrêter de nouveau près de la roue.

     Entretemps, le mort nous avait rejoints. Prenant sur l’herbe à côté de la route, la procession affligée s’étira devant notre télègue. Le cocher et moi, nous nous découvrîmes, saluâmes le prêtre et échangeâmes un regard avec les porteurs. ils avançaient difficilement, en levant haut leurs larges poitrines. L’une des deux paysannes suivant le cercueil était très âgée et blême ; ses traits figés, déformés par le chagrin, gardaient une expression de sévérité solennelle. Elle marchait en silence et portait parfois une main décharnée à ses lèvres minces et affaissées. Les yeux de la deuxième, une jeune femme d’environ vingt-cinq ans, étaient rougis et humides, toute sa figure était bouffie de larmes ; en arrivant à notre hauteur, elle cessa de gémir et couvrit son visage de sa manche… Mais le défunt nous avait déjà dépassé, il regagnait la route, et la femme reprit sa mélopée dont la tristesse fendait le cœur. Ayant suivi des yeux sans rien dire le cercueil qui se balançait régulièrement, mon cocher se tourna vers moi et me dit :

     — C’est Martyn6 le charpentier de la Riabaïa7, celui qu’on enterre, 

     — Comment le sais-tu ?

     — J’ai reconnu les femmes. La vieille, c’est sa mère, et la jeune, sa femme.

     — Il était donc malade ?

     — Oui… la fièvre chaude… avant-hier, l’intendant a envoyé chercher le dokhtour, mais il n’était pas chez lui… un bon charpentier, que c’était ; il avait un peu le gosier en pente, mais c’était un bon charpentier. Voyez un peu comme sa femme se lamente… Ah, on sait bien que les larmes, les femmes les versent facilement. Elles pleurent comme l’eau coule, voilà…

     Et il se baissa, se glissa sous le guide du bricolier et empoigna à deux mains la douga8.

     — Tout de même, fis-je, qu’allons-nous faire ?

     Mon cocher commença par s’appuyer du genou contre l’épaule du limonier9, secoua à deux reprises la douga, arrangea la sellette ; il repassa ensuite sous le guide du bricolier en lui flanquant au passage un bon coup sur le museau, s’approcha de la roue et, sans la quitter du regard, sortit lentement de dessous un pan de son caftan une tabatière en écorce de bouleau dont il ouvrit le couvercle en tirant lentement sur une languette de cuir,  introduisit lentement dans la tabatière deux gros doigts qui y tinrent à peine, tassa le tabac tant qu’il put, fronça le nez à l’avance et renifla à petits coups, accompagnant chaque prise d’un petit cri prolongé, et, faisant cligner et plissant douloureusement ses yeux noyés de larmes, se plongea dans une profonde méditation.

     — Eh bien ? finis-je par dire.

     Mon cocher remit soigneusement la tabatière dans sa poche, fit descendre sa chapka10 sur ses sourcils, et cela par un simple mouvement de tête, sans l’aide des mains, et regrimpa d’un air pensif sur son siège11. 

     — Où vas-tu donc ? lui demandai-je, non sans étonnement.

     — Veuillez prendre place, répondit-il tranquillement en saisissant les rênes.

     — Mais comment avancerons-nous ?

     — Nous avancerons, monsieur12.

     — Mais l’essieu…

     — Veuillez monter.

     — Mais l’essieu est cassé…

     — Pour être cassé, il est cassé ; mais nous arriverons bien jusqu‘au hameau… en allant au pas, bien sûr. Derrière le petit bois sur la droite, il y a un hameau qui s’appelle Ioudiny.

     — Et tu penses que nous y arriverons ?

     Mon cocher ne daigna pas me répondre.

     — Je préfère marcher, dis-je.

     — Comme il vous plaira, monsieur…

     Et il agita son fouet. Les chevaux s’ébranlèrent.

     Nous atteignîmes en effet le hameau, bien que la roue avant droite, restant à peine en place, tournât d’une façon extrêmement étrange. Elle faillit se libérer en haut d’une colline ; mais mon cocher lui exprima par ses cris son irritation, et nous descendîmes la côte sans anicroche.

     Ce hameau de Ioudiny se composait de six izbas petites et basses, ayant déjà trouvé moyen de se déjeter sur le côté, quoiqu’elles fussent sans doute de construction récente : la cour de certaines d’entre elles n’étaient pas fermées de palissades. En pénétrant dans le hameau, nous n’y trouvâmes aucun être vivant ; on n’y voyait même pas de poules, ni de chiens, à part un chien noir à courte queue qui, à notre arrivée, jaillit d’une auge complètement à sec, où la soif l’avait probablement poussé à aller, pour se précipiter sans un aboiement sous une porte cochère. J’allai à la première izba, ouvris la porte d’entrée, hélai les maîtres des lieux : personne ne me répondit. Je criai une fois encore : un miaulement affamé se fit enteendre derrière une autre porte. Je la poussai du pied : un chat maigre passa rapidement à côté de moi, ses yeux verts luisant dans l’obscurité. J’avançai la tête et jetai un coup d’œil dans la pièce: elle était sombre, enfumée et vide. Je sortis dans la cour sans y trouver personne… Dans un petit enclos, un veau mugit ; une oie grise et boiteuse s’écarta en clopinant. Je passai à l’izba suivante : toujours personne. J’allai dans la cour…

     Au beau milieu de la cour, en pleine lumière, en plein soleil, comme on dit, ce qui me parut être un garçon était étendu face contre terre, la tête couverte d’un armiak13. À quelques pas de lui, à côté d’une petite télègue en mauvais état, une maigre rosse au harnais tout déchiré se tenait sous un auvent de chaume. La lumière du soleil, dont les filets coulaient par les ouvertures du toit délabré, bariolait de petites taches claires sa robe baie tirant sur le roux. Des étourneaux babillaient dans un haut nichoir, en jetant des coups d’œil curieux vers le bas depuis leur maisonnette aérienne. Je m’approchai du dormeur et entrepris de le réveiller…

     Il leva la tête, me vit et, d’un bond, fut aussitôt debout… « Que voulez-vous, de quoi s’agit-il ? » bredouilla-t-il d’une voix endormie. 

     Je ne lui répondis pas tout de suite, stupéfié que j’étais par son apparence. Figurez-vous un nain d’une cinquantaine d’années, au visage hâlé et ratatiné, avec un petit nez pointu, de petits yeux noisette à peine visibles et d’épais cheveux noirs tout frisés, largement étalés sur sa tête minuscule, comme le chapeau d’un champignon. Tout son corps était chétif et d’une extrême maigreur, et l’on ne saurait décidément rendre avec des mots l’extraordinaire étrangeté de son apparence14. 

     — Que voulez-vous ? me demanda-t-il à nouveau.

     Je lui expliquai de quoi il s’agissait ; il m’écoutait sans détacher de moi ses yeux clignant lentement.

     — Ne pourrions-nous pas nous procurer un nouvel essieu ? demandai-je finalement. Je paierais avec plaisir.

     — Mais qui êtes-vous ? Des chasseurs, c’est ça ? demanda-t-il en m’enveloppant d’un regard, de la tête aux pieds15.

     — Des chasseurs.

     — Vous abattez les petits oiseaux du ciel, bien sûr ?… les bêtes de la forêt ?… Et vous ne voyez pas que c’est mal de tuer les oiseaux du Bon Dieu, de répandre le sang innocent ?

     L’étrange petit vieux parlait d’une voix extrêmement traînante. Le son de sa voix   m’étonna aussi. Non seulement on n’y percevait aucune décrépitude, mais elle était, de façon surprenante, douce, jeune et presque féminine.

     — Je n’ai pas d’essieu, ajouta-t-il après une courte pause. Celui-ci ne peut vous convenir, dit-il en montrant sa télègue, vous devez avoir une grande voiture.

     — Et on peut en trouver un au village ?

     — Bah, quel village ?… ici, personne n’en a… D’ailleurs il n’y a personne : tout le monde est au travail. Allez-vous-en, fit-il brusquement, avant de s’étendre à nouveau sur le sol.

     J’étais loin de m’attendre à pareille conclusion.

     — Écoute, le vieux, dis-je en lui touchant l’épaule, aide-moi, je te prie.

     — Allez-vous-en, que Dieu vous garde ! Je suis fatigué : je suis allé en ville, me dit-il en tirant son armiak sur sa tête. 

     — Je t’en prie, rends-moi service, continuai-je. Je… je te paierai.

     — Je n’ai pas besoin de ton argent.

     — Allons, le vieux, je t’en prie…

     Il se souleva à moitié et s’assit, croisant ses jambes frêles.

     — Je pourrais peut-être t’amener à la coupe. Des marchands nous ont acheté tout un bois – que Dieu les juge, ils ont même bâti un bureau, que Dieu les juge. Tu pourrais leur commander un essieu, ou leur en acheter un tout prêt.

     — Parfait ! m’écriai-je avec joie. Parfait !… Allons-y.

     — Un bon essieu en chêne, poursuivit-il sans se lever.

     — Et elle est loin, cette coupe ? 

     — Trois verstes.

     — Eh bien, c’est parfait ! Nous pouvons y aller avec ta télègue.

     — Mais non…

     — Bon, allons-y, dis-je, allons-y, le vieux ! Le cocher nous attend sur la route.

     Le vieil homme se leva à contrecœur et me suivit. Mon cocher était de mauvaise humeur : alors qu’il s’apprêtait à faire boire les chevaux, il s’était avéré que le puits était presque à sec, et que son eau avait un mauvais goût – et l’eau, pour un cocher, passe avant tout le reste… Cependant, à la vue du vieillard, il eut un large sourire, lui fit un signe de tête et s’exclama :

     — Eh, Kassianouchka16 ! Salut !

     — Salut, Iérofeï17, homme juste ! répondit Kassiane d’une voix attendrie.

     Je m’empressai d’informer le cocher de sa proposition ; Iérofeï se déclara d’accord et fit entrer notre télègue dans la cour. Tandis qu’il s’affairait avec sagacité à dételer les chevaux, le vieux se tenait adossé au portail et nous regardait alternativement, lui et moi, d’un air sombre. Il semblait perplexe : notre visite impromptue, autant que je pouvais en juger, ne lui plaisait pas trop. 

     — On t’a donc relogé ici, toi aussi ? lui demanda soudain Iérofeï en enlevant la douga.

     — Oui, moi aussi.

     — Ah ! marmonna mon cocher entre ses dents. Dis donc, Martyn, le charpentier… le Martyn de la Riabaïa, tu le connais ?

     — Je le connais.

     — Eh bien, il est mort. Nous venons de croiser son cercueil.

     Kassiane trassaillit.

     — Il est mort ? dit-il en baissant les yeux.

     — Oui, il est mort. Pourquoi ne l’as-tu pas guéri, hein ? Tu sais pourtant soigner, tu es guérisseur, à ce qu’on dit.

     Mon cocher se moquait clairement du vieux.

     — Et ça, c’est ta télègue ? ajouta-t-il en montrant la voiture de l’épaule.

     — Oui.

     — Ça, une télègue ! répéta-t-il en attrapant les brancards d’un geste si brusque qu’il faillait la renverser. Une télègue !… Et comment irez-vous à la coupe ? Pas moyen d’atteler nos chevaux à ces brancards : nos chevaux sont grands, et ça, qu’est-ce que c’est ?

     — Je ne sais pas, répondit Kassiane, comment vous irez à la coupe ; peut-être en prenant cette petite bête-là, ajouta-t-il avec un soupir.

     — Celui-ci ? répliqua Iérofeï qui s’approcha de la rosse de Kassiane et lui enfonça avec mépris le majeur de la main droite dans le cou. Dis donc, ajouta-t-il sur un ton de reproche, il dort, ce corbeau !

     Je priai Iérofeï d’atteler au plus vite. J’avais envie d’aller à la coupe avec Kassiane : on trouve souvent des coqs de bruyère dans ces endroits. Lorsque, une fois la télègue prête, je me fus installé tant bien que mal avec mon chien sur l’écorce de tilleul en formant le fond, et que Kassiane, l’air toujours aussi mélancolique, se fut recroquevillé sur la petite plate-forme à l’avant, Iérofeï s’approcha de moi et me chuchota d’un air mystérieux :

     — Vous faites bien d’aller avec lui, batiouchka18. Parce que c’est un innocent, on le surnomme : la Puce. Je ne sais pas comment vous avez pu le comprendre…

     J’allais faire remarquer à Iérofeï que Kassiane m’avait paru jusque-là très sensé, mais voilà que mon cocher poursuivait, toujours à voix basse :

     — Prenez seulement garde où il vous emmène. Et choisissez vous-même l’essieu… Dis donc, la Puce, reprit-il à haute voix, il y a moyen de se procurer un bout de pain, chez vous ?

     — Cherche voir, ça peut se trouver… répondit Kassiane, qui tira sur les rênes, et nous partîmes.

     À ma grande surprise, son petit cheval filait bon train. Tout au long du chemin, Kassiane resta obstinément silencieux, répondant à contrecœur et très brièvement à mes questions. Nous arrivâmes bientôt à la coupe, et de là au bureau, une izba haute de plafond se dressant, solitaire, au-dessus d’un petit ravin transformé en étang grâce à une digue élevée à la hâte. J’y trouvai deux jeunes commis de commerce aux dents blanches comme neige, aux yeux doux, volubiles et accompagnant cette loquacité de sourires doucereux de fripons ; je négociai avec eux le prix d’un essieu et me dirigeai vers la coupe. Je pensais que Kassiane resterait m’attendre auprès de son cheval, mais il s’approcha soudain de moi.

     — Alors, tu vas aller tirer les petits oiseaux, hein ? déclara-t-il.

     — Oui, si j’en trouve.

     — Je viens avec toi… C’est possible ?

     — Oui, oui, c’est possible.

     Et nous nous mîmes en marche. La coupe s’étendait tout au plus sur une verste. Je l’avoue, j’avais davantage l’œil sur Kassiane que sur mon chien. Ce n’était pas pour rien qu’on lui avait donné pour sobriquet la Puce. Sa petite tête noire découverte – du reste, sa chevelure pouvait remplacer n’emporte quelle chapka – apparaissait et disparaissait entre les buissons. Sa démarche était extrêmement alerte, il semblait sautiller, se baissant sans cesse pour cueillir des simples qu’il fourrait dans son sein en marmonnant entre ses dents, et nous épiant tout le temps, mon chien et moi de son regard si bizarre et scrutateur. Dans les arbustes bas, les buissons menus et les parties déboisées se tiennent souvent de petits oiseaux gris qui passent leur temps à sauter d’un arbuste à l’autre en sifflant et en faisant de brusques plongeons. Kassiane les imitait en répondant à leurs cris ; une jeune caille s’envola de dessous ses pieds en margotant : il se mit à carcailler derrière elle ; une alouette commença à descendre au-dessus de lui, battant des ailes et chantant : Kassiane reprit son chant. À moi il ne disait toujours rien…

     Le temps était magnifique, il faisait encore plus beau que tout à l’heure, mais on avait toujours aussi chaud. C’était à peine si, dans le ciel clair, filaient quelques rares nuages d’altitude, d’un blanc jaunâtre, de la teinte d’une neige printanière tardive, plats et oblongs comme des voiles baissées. Leurs bords festonnés, duveteux et légers comme du coton, se modifiaient à chaque instant avec lenteur ; ces nuages fondaient sans produire d’ombre. Nous errâmes longtemps à travers la coupe, Kassiane et moi. Des surgeons hauts d’une archine19 seulement entouraient de leurs tiges fines et lisses les souches noircies ; des excroissances rondes et spongieuses à liserés gris, ces excroissances que l’on fait cuire pour en extraire l’amadou20, étaient collées à ces souches ; les fraises des bois y dessinaient des moustaches roses ; des familles de champignons faisaient leur siège. On avait les jambes qui s’emmêlaient à tout bout de champ en s’accrochant aux hautes herbes desséchées par le soleil brûlant ; le rude éclat métallique des jeunes feuilles rougeâtres sur les petits arbres blessait partout l’œil ; tout était bariolé des grappes bleues des pois de senteur, des coupes dorées des renoncules, du mélange de lilas et de jaune des mélampyres21 ; ça et là, dans les sentiers abandonnés où des bandes d’une fine herbe rouge indiquaient la trace des roues, s’élevaient des piles de bois coupé, noirci par le vent et la pluie, réparti en tas réguliers22 qui projetaient une ombre légère prenant la forme de rectangles gauchis – la seule ombre qu’on pût voir. Une petite brise se levait parfois, ou au contraire s’apaisait : on ressentait soudain un souffle vous arrivant au visage, et c’était comme une mise en train : tout se mettait à bruire joyeusement aux alentours, à se balancer, à bouger, l’extrémité flexible des fougères oscillait avec grâce, ce petit vent était réjouissant… mais il se calmait déjà, tout se figeait à nouveau. Les grillons seuls continuaient à striduler en chœur, comme enragés – et ce son incessant, aigre et sec est lassant. Il s’accorde à l’obsédante fournaise de midi, qui semble le faire sortir de la terre brûlante. 

     Sans être tombés sur la moindre nichée, nous parvînmes enfin aux nouveaux abattages. Là, des trembles fraîchement coupés gisaient tristement sur le sol, écrasant sous leur poids l’herbe et les petits buissons ; sur certains d’entre eux, les feuilles, encore vertes mais déjà mortes, restaient mollement accrochées aux branches figées ; sur d’autres, elles étaient déjà desséchées et racornies. D’une blancheur dorée, les copeaux frais, amoncelés auprès des souches humides et luisantes, exhalaient une odeur particulière, amère et très agréable. Plus loin dans le bois, résonnait le son sourd des haches, et par moments, avec une lenteur solennelle, semblant saluer en écartant les bras, s’affaissait un arbre au feuillage touffu…

     Je restai longtemps sans dénicher le moindre gibier ; enfin, d’un large bosquet de chênes complètement envahi par l’absinthe, s’envola un râle. Je tirai ; il tournoya en l’air et tomba. Au bruit du coup de feu, Kassiane mit raidement la main devant ses yeux et resta immobile pendant que je recharchais mon fusil et ramassais le râle. Quand je m’en fus plus loin, il s’approcha de l’endroit où était tombé l’oiseau abattu, se pencha sur l’herbe où perlaient quelques gouttes de sang, hocha la tête, me regarda d’un air craintif… Je l’entendis ensuite qui murmurait : « Quel péché !… Ah, comme c’est mal ! »

     La chaleur nous contraignit finalement à entrer dans le bois. Je me jetai sous un haut buisson de noisetiers au-dessus duquel un jeune érable élancé déployait joliment ses branches légères. Kassiane s’assit sur le gros bout d’un bouleau abattu. Je l’observai. Les feuilles se balançaient faiblement en hauteur, et leurs ombres vert clair glissaient en silence, allant et venant sur son corps malingre enveloppé tant bien que mal par son armiak foncé, ainsi que sur son petit visage.  Il ne levait pas la tête. Lassé de son silence, je m’étendis sur le dos et me mis à admirer le jeu tranquille des feuilles enchevêtrées sur le fond lumineux du ciel lointain. Occupation étonnament agréable que celle consistant à être allongé sur le dos en forêt et à regarder en l’air ! Il vous semble plonger vos regards dans une mer sans fond, largement étendue en-dessous de vous, et vous avez l’impression que les arbres, loin de s’élever depuis le sol, sont comme les racines d’énormes plantes dirigées vers le bas, tombant à la verticale dans ces ondes cristallines ; les feuilles sr les arbres tantôt filtrent la lumière telles des émeraudes, tantôt se condensent en une verdure mordorée. Quelque part au loin, terminant une fine branche, se tient, immobile, une feuille solitaire se détachant sur un bout de ciel d’un bleu transparent, tandis qu’une autre se balance à côté d’elle, et son mouvement évoque le frétillement de la queue d’un poisson, comme si ce mouvement était volontaire, et non produit par le vent. Telles des îles sous-marines enchantées, de ronds nuages blancs flottent et passent sans bruit, et voilà que tout à coup cette mer, cet air azuré, ces branches et ces feuilles inondées de soleil – tout cela se met à couler, frissonne d’un éclat fugitif, un chuchotis frais et tremblant monte, comme le clapotis faible mais infini d’une houle déferlant soudain. Sans remuer, vous regardez : il est impossible d’exprimer par des mots la joie paisible et douce qui vous envahit le cœur. Vous regardez : cet azur profond et immaculé amène sur vos lèvres un sourire aussi innocent que ce bleu du ciel, que ces nuages, comme si passaient avec eux dans votre âme, en un lent défilé, le chapelet des souvenirs heureux, il vous semble sans cesse que votre regard s’étend toujours plus loin, vous entraînant avec lui dans cet abîme paisible et radieux, sans que vous puissiez vous détacher de cette hauteur, de cette profondeur23

     Barine24, hé, barine ! fit soudain Kassiane de sa voix sonore.

     Surpris, je me soulevai ; jusqu’alors, il avait à peine répondu à mes questions, et brusquement, c’était lui qui se mettait à parler.

     — Que veux-tu ? demandai-je.

     — Voilà, pourquoi as-tu tué l’oiseau ? dit-il en me regardant bien en face.

     — Comment ça, pourquoi ?… Un râle, c’est du gibier, ça peut se manger.

     — Tu ne l’as pas tué pour ça, barine : pour le manger, vraiment ! Tu l’as tué par jeu, pour t’amuser.

     — Mais toi, tu manges bien des oies ou des poules, non ?

     — Ce genre d'oiseaux a été destiné à l’homme par Dieu, tandis que le râle est un oiseau des bois, il vit en liberté. Et il n’est pas le seul : il y en a beaucoup comme lui, toutes les créatures des bois, celles des champs et des rivières, des marais et des prairies, en amont comme en aval – et c’est un péché de les tuer, on doit les laisser vivre sur terre jusqu’à leur terme… L’homme dispose d’une autre nourriture ; d’une autre nourriture et d’une autre boisson : le pain – ce don du Seigneur –, et les eaux des cieux, et puis les créatures que nos pères ont domestiquées jadis.

     Je regardai Kassiane avec étonnement. Ses paroles coulaient facilement ; il ne cherchait pas ses mots, il parlait avec une tranquille animation et une douce gravité, en fermant parfois les yeux.

     — Alors, d’après toi, c’est mal de tuer les poissons ? demandai-je.

     — Les poissons ont le sang froid, répliqua-t-il avec assurance ; ce sont des créatures muettes. Ils ne ressentent ni la peur ni la joie : les poissons sont des créatures sans voix. Ils n’ont pas de sensibilité, leur sang n’est pas vivant… Le sang, reprit-il après un court silence, est une chose sainte ! Le sang ne voit pas le soleil du Bon Dieu et redoute la lumière… c’est un grand péché d’exposer le sang à la lumière, un grand péché, un grand effroi… Oh, oui, grand !

     Il poussa un soupir et baissa les yeux. J’avoue que je regardais avec une complète stupéfaction l’étrange vieillard. Ses propos n’étaient pas ceux d’un moujik : les simples gens ne s’expriment pas ainsi, et les beaux parleurs ne disent pas ce genre de choses. Un tel langage, réfléchi et solennel, et si étrange… Je n’avais jamais rien entendu de tel.

     — Dis-moi, Kassiane, s’il te plaît, de quoi vis-tu, quel est ton métier ? lui demandai-je sans quitter des yeux son visage qui avait légèrement rougi.

     Il ne répondit pas tout de suite à ma question. Son regard erra un instant avec inquiétude.

     — Je vis comme le Seigneur l’ordonne, finit-il par dire. Pour ce qui est d’avoir un métier, non, je n’en ai pas. J’ai toujours eu la tête très faible ; je travaille quand je le peux, mais je ne suis pas bon ouvrier… comment le pourrais-je ? Je ne suis pas costaud, et mes mains sont maladroites. Bon, au printemps, j’attrape des rossignols25. 

     — Tu attrapes des rossignols ?… Mais tu disais qu’il ne fallait pas toucher aux créatures des bois et des champs ?

     — On ne doit pas les tuer, c’est exact ; la mort vient prendre elle-même ce qui lui revient. Voyez le charpentier Martyn : il a vécu, mais pas longtemps, et il est mort ; sa femme, à présent, se tourmente à propos de son mari, de ses enfants en bas âge… Aucun homme ne peut finasser avec la mort, aucune créature ne le peut. La mort ne court pas, pour autant on ne peut lui échapper ; on ne doit pas lui venir en aide… Moi, les petits rossignols, je ne les tue pas – Dieu m’en garde ! Je ne les attrape pas pour les torturer ou les faire périr, mais pour le plaisir des hommes, pour leur apporter joie et consolation.

     — Tu vas les prendre à Koursk26 ?

     — Je vais à Koursk, ou il m’arrive d’aller plus loin. Je passe la nuit dans les marécages, à la lisière des bois, je passe la nuit seul dans les champs, dans des coins perdus : les courlis sifflotent, les lièvres couinent, les canards cancanent27… Le soir, j’observe, le matin j’écoute, à l’aube je jette un filet sur les buissons… Le chant du rossignol est parfois si doux, si plaintif… cela fait même pitié.

     — Et tu les vends ?

     — Je les donne à de bonnes gens.

     — Et que fais-tu d’autre ?

     — Comment ça ?

     — Quel autre emploi as-tu ?

     Le vieux se tut.

     — Aucun, dans ce sens-là… Je suis mauvais ouvrier. Pourtant, je sais lire et écrire.

     — Tu sais lire ?

     — Oui. Dieu m’a aidé, et aussi de bonnes gens.

     — Tu as de la famille ?

     — Non, pas de famille.

     — Comment cela se fait-il ?… les tiens sont morts ?

     — Non, c’est comme ça : ma vie n’a pas connu cela. C’est Dieu qui décide, nous sommes tous dans la main de Dieu ; mais l’homme doit être juste, voilà ! C’est ce qui plaît à Dieu.

     — Et tu as des parents ?

     — Oui…oui… sans doute…

     Le vieux hésita.

     — Dis-moi, je te prie, repris-je, j’ai entendu mon cocher te demander pourquoi tu n’avais pas guéri Martyn : tu sais vraiment soigner les gens ?

     — Ton cocher est un homme juste, me répondit Kassiane d’un air pensif – même s’il a aussi son lot de péchés. On me trraite de guérisseur… Drôle de guérisseur !… Et qui a le pouvoir de soigner ? Tout vient de Dieu. Certes, il y a des herbes, des fleurs qui aident, c’est exact. Le bident28, par exemple, est une herbe bonne pour l’homme ; le plantain29 aussi ; il n’y a pas de honte à le reconnaître : les simples sont les plantes de Dieu. Pour d’autres, c’est différent : elles aident, mais c’est un péché de les utiliser, et même d’en parler. Encore, accompagnées d’une prière… Bien sûr, il y a des paroles… Mais le croyant sera sauvé, ajouta-t-il en baissant la voix. 

     — Tu ‘as rien donné à Martyn ? demandai-je.

     — Je l’ai su trop tard, répondit le vieux. Et puis quoi ! À chacun sa destinée. Martyn le charpentier était condamné : c’est comme ça. Cellui qui n’est pas destiné à demeurer sur terre, le soleil ne le réchauffe pas comme il le fait pour un autre, et le pain ne lui profite pas — c’est comme si on le rappelait ailleurs… Oui. Apaise son âme, Seigneur !

     — Il y a longtemps qu’on vous a installés chez nous ? demandai-je après une courte pause.

     Kassiane tressaillit.

     — Non, pas longtemps : à peu près quatre ans. Du temps de l’ancien barine, nous vivions dans notre coin natal, mais voilà que la tutelle nous a déplacés. Le vieux barine était doux, modeste et pacifique – que Dieu ait son âme ! Bien sûr, la tutelle a jugé de façon juste ; il est clair que cela devait se faire ainsi.

     — Et où était-ce, chez vous, avant ?

     — Nous sommes de la Belle Metcha30. 

     — C’est loin d’ici ?

     — Une centaine de verstes.

     — Et alors, c’était mieux, là-bas ?

     — Oui, c’était mieux… vraiment mieux. Il y a là-bas de l’espace, des rivières, c’est notre nid ; ici, ça manque de place, c’est trop sec… Nous sommes orphelins, ici. Chez nous, là-bas, à la Belle Metcha, on monte en haut d’une colline et… Mon, Dieu, Seigneur, que voit-on ? La rivière, des prairies, des bois ; voici une église, et puis de nouveaux prés. On voit plus loin, plus loin. Comme on voit loin, vraiment, on peut regarder tant qu’on veut ! Bon, ici, en effet,  la terre est meilleure : c’est de la bonne terre argileuse, disent les paysans ; mais pour moi, il pousse bien assez de blé partout.

     — Dis-moi la vérité, vieux, tu voudrais sans doute retourner dans ton pays ?

     — Oui, je le reverrais avec plaisir. Oh, du reste, on est bien partout. Je n’ai pas de famille et ne me fixe nulle part. Et alors ? Reste-t-on longtemps chez soi ? On va marcher, on marche, reprit-il en élevant la voix, et on se sent mieux, vraiment. Tu sens sur soi la lumière du soleil, Dieu te voit mieux, et ton chant sonne mieux. Regarde, voici un simple ; sitôt aperçu, sitôt cueilli. Voilà de l’eau qui coule, de l’eau de source, c’est une source, eau sainte ; tu bois tout ton saoul, et tu retiens l’endroit. Les oiseaux du ciel chantent… Cependant, au-delà de Koursk, s’étendent les steppes, il y a des endroits, dans les steppes, qui sont si étonnants, tellement plaisants pour l’homme, ces libres étendues sont la grâce de Dieu ! Et elles s’étendent, à ce qu’on dit, jusqu’aux mers chaudes, là où vit l’oiseau Gamaïoun31 à la voix mélodieuse, où les arbres gardent leurs feuilles, même l’automne et l’hiver, où les pommes dorées poussent sur les branches argentées, et où tous les hommes vivent dans la justice et sans connaître le besoin… J’y irais bien… Pourtant, j’en ai vu des endroits ! Je suis allé à Romione32, à Simbirsk33, cité glorieuse, et à Moscou, la ville aux coupoles d’or ; j’ai vu l’Oka34, la rivière nourricière, et notre colombe la Tsna35, et notre mère la Volga, et j’ai vu quantité de gens, des braves chrétiens, et séjourné dans plus d’une bonne ville… Mais j’irais bien là-bas… et puis… et… voilà. Et je ne suis pas le seul, pécheur que je suis… bien des paysans en lapti36 errent de part le monde, à la recherche de la vérité… Oui !… Que gagne-t-on à rester chez soi ? Il n’y a pas de justice dans l’homme, et voilà tout…

     Ces derniers mots, Kassiane les prononça précipitamment, presque indistinctement ; il dit encore ensuite quelque chose que je ne pus démêler, et son visage prit une expression tellement étrange que je repensai malgré moi au terme d’innocent qu’avait employé Iérofeï à son sujet. Il baissa les yeux, s’éclaircit la gorge et parut reprendre ses esprits. 

     — Quel soleil ! dit-il à mi-voix. Quelle félicité, Seigneur ! Quelle chaleur dans les bois !

     Il haussa les épaules, se tut, regarda distraitement autour de lui et se mit à chantonner. Je ne pouvais distinguer toutes les paroles de sa chanson traînante, mais j’entendis celles-ci :



                    Je m’appelle Kassiane

                    Et mon surnom est la Puce…



     « Eh ! me dis-je, le voilà qui compose… »

     Soudain, il tressaillit et se tut, les yeux braqués sur un fourré. Je me retournai et vis une petite paysanne d’environ huit ans, portant un petit sarafane37 bleu, avec un fichu à carreaux sur la tête, un panier tressé accroché à son bras nu et hâlé. Elle ne s’attendait sans doute pas du tout à nous rencontrer ; elle était tombée sur nous, comme on dit, et restait immobile au milieu de la petite clairière ombragée par la verdure du taillis de noisetiers, m’observant avec crainte de ses yeux noirs. J’avais à peine eu le temps de l’entrevoir qu’elle s’était déjà jetée derrière un arbre.

     — Annouchka ! Annouchka ! viens ici,, n’aie pas peur, lui cria gentiment le vieux.

     — J’ai peur, fit une petite voix.

     — N’aie pas peur, n’aie pas peur, viens me voir.

     Sans rien dire, Annouchka quitta sa retraite et fit tranquillement un détour – ses pieds d’enfant ne faisant presque pas de bruit dans l’herbe épaisse – pour venir auprès du vieux. Elle n’avait pas huit ans, comme il m’avait semblé au début, à cause de sa petite taille, mais treize ou quatorze. Tout son corps était menu et maigre, mais bien proportionné, et son joli petit minois ressemblait de façon frappante à celui de Kassiane, même si ce dernier n’était pas beau. Les mêmes traits bien découpés, le même regard étrange, caressant et confiant, pensif et pénétrant, les mêmes gestes… Kassiane l’enveloppa du regard ; elle se tenait à côté de lui, de profil.

     — Eh bien, tu ramassais des champignons ? demanda-t-il.

     — Des champignons, oui, répondit-elle avec un sourire timide.

     — Tu en as trouvé beaucoup ?

     — Beaucoup – elle lui jeta rapidement un coup d’œil et sourit de nouveau.

     — Et des cèpes38 ? 

     — Oui, des cèpes aussi.

     — Fais voir un peu, fais voir… (Elle baissa son panier et souleva à moitié la grande feuille de bardane recouvrant les champignons.) — Hé ! fit Kassiane, penché sur le panier, ce qu’ils sont beaux ! Ah, bravo Annouchka !

     — C’est ta fille, Kassiane, hein ? demandai-je – et Annouchka rougit un peu.

     — Non, juste une parente, dit Kassiane d’un ton faussement négligent39. Bon, ajouta-t-il aussitôt, va, Annouchka, que Dieu te garde. Et fais attention…

     — Mais pourquoi doit-elle aller à pied ? l’interrompis-je. Nous pourrions la ramener…

     Annouchka devint rouge comme un coquelicot, saisit à deux mains la ficelle servant d’anse à son panier et regarda le vieux avec inquiétude.

     — Non, elle rentrera bien, répliqua-t-il avec une indifférence indolente. Qu’est-ce que c’est, pour elle ? Elle y arrivera bien. Allez, va…

     Annouchka rentra lestement dans la forêt. Kassiane la regarda s’en aller, puis baissa les yeux et sourit. Dans ce sourire prolongé, dans ces quelques paroles adressées à Annouchka, dans le son même de sa voix se lisaient une tendresse passionnée, un amour indicible. Il regarda encore une fois du côté où elle était partie, eut un nouveau sourire et hocha la tête à plusieurs reprises en s’essuyant la figure. 

     — Pourquoi l’as-tu renvoyée aussi vite ? lui demandai-je. Je lui aurais acheté des champignons…

     — Bah, vous pourrez les prendre à la maison si vous le voulez, me répondant-il en employant pour la première fois le mot vous. 

     — Elle est très jolie, ta petite.

     — Non… voyons… comment… répondit-il comme à contrecœur, et, de ce moment, il retomba dans son mutisme.

     En voyant que tous mes efforts pour le faire de nouveau entrer dans la conversation restaient vains, je me dirigeai vers la coupe. Du reste, la chaleur était un peu retombée ; mais ma malchance — ou, comme on dit chez nous, ma déveine – persistant, je rentrai au hameau avec mon seul râle et un nouvel essieu. Alors que nous approchions de la cour, Kassiane se tourna brusquement vers moi.

     Barine, barine, fit-il, je le reconnais, j’ai des torts envers toi ; c’est moi qui ai détourné de toi tout le gibier;

     — Comment cela ?

     — Je sais y faire. Tu as un bon chien, bien dressé, il est resté impuissant. Ah, les hommes, les hommes, quand on pense… Voilà une bête sauvage, et qu’est-ce qu’ils en ont fait ?

     Il eût été vain de tenter de convaincre Kassiane de l’impossibilité d’ensorceler le gibier40, aussi gardai-le silence. D’ailleurs, nous arrivions déjà au portail.

     Annouchka n’était pas dans l’izba ; elle était déjà revenue, et avait laissé le panier avec les champignons. Iérofeï ajusta le nouvel essieu, après l’avoir sévèrement et injustement critiqué ; une heure plus tard, je partis en laissant à Kassiane un peu d’argent, qu’il commença par refuser, avant de se raviser, de le prendre dans sa main et de le fourrer dans son sein. Durant cette heure, il n’avait quasiment pas dit un mot ; il se tenait comme auparavant, appuyé au portail, sans répondre aux reproches que lui adressait mon cocher, et se montra très froid pour me dire adieu.

     Dès mon retour, j’avais pu voir que mon Iérofeï était de nouveau de très mauvaise humeur… En effet, il n’avait rien trouvé à manger dans le village, et l’eau de l’abreuvoir était mauvaise. Nous partîmes. Son mécontentement écrit même sur sa nuque, il siégeait sur son coffre41, et il avait terriblement envie de bavarder avec moi, mais, attendant ma première question, il se contentait de ronchonner à mi-voix et de tenir aux chevaux des propos édifiants, parfois plus caustiques. « Un village, ça ! marmonnait-il. On leur demande du kvas42 – pas de kvas… Ah, Seigneur ! Et leur eau – pouah ! (il cracha bruyamment.) Ni concombres ni kvas, rien. Dis donc toi, fit-il en s’adressant au bricolier de droite, je te connais, monsieur je-me-la-coule-douce ! Tu aimes bien tirer au flanc… (Et il lui envoya un coup de fouet.) Voilà une bête devenue feignante et rouée43, alors qu’avant, y avait pas plus docile… Eh bien, r‘garde un peu autour de toi !… » 

     — Dis-moi, je te prie, Iérofeï, demandai-je, quel homme est-ce, ce Kassiane ?

     Iérofeï ne s’empressa pas de me répondre : de façon générale, c’était un homme qui aimait prendre le temps de réfléchir ; mais je devinai tout de suite que ma question lui rendait sa bonne humeur.

     — La Puce ? dit-il enfin en déplaçant les rênes. C’est un homme très étrange. Un innocent comme lui, on en trouve peu. Tenez, il est tout à fait comme notre louvet44, là : il ne veut plus obéir, c’est-à-dire travailler. Bien sûr, il n’est pas fameux, comme ouvrier – on se demande comment l’âme lui tient au corps –, et pourtant… Il est comme ça depuis l’enfance. Au début, il s’est fait voiturier avec ses oncles, ils avaient des troïkas45 ; ensuite, faut croire que ça l’ennuyait, il a laissé tomber. Il s’est mis à rester chez lui — sans tenir en place : une vraie puce. Son barine46 se trouvait être un homme bon, qui ne l’obligeait à rien. Depuis ce temps-là, il raconte qu’il est une brebis errante. Et il est pour de bon bizarre, Dieu seul peut ls’y retrouver avec lui : tantôt il est muet comme une souche, tantôt il se met à dégoiser des choses incompréhensibles. Est-ce que ce sont des manières ? Nullement. C’est un homme absurde, voilà tout. Il change bien, pourtant. C’est quelque chose.

     —Et il est vraiment guérisseur ?

     — Guérisseur, lui ? Comment pourrait-il ? Un homme comme ça… Tout de même, il m’a guéri des écrouelles… Comment pourrait-il ? C’est un homme stupide, voilà tout, ajouta-t-il après un petit silence.

     — Tu le connais depuis longtemps ?

     — Longtemps, oui. Nous étions voisins à Sytchovka, sur la rivière, la Belle Metcha.

     — Et la jeune fille que nous avons rencontrée dans les bois, cette Annouchka, elle est de sa famille ?

     Iérofeï me reegarda par-dessus son épaule et sourit de toutes ses dents.

     — Hé !… oui, ils sont parents. C’est une orpheline, elle n’a pas de mère, et on n’a jamais su qui était sa mère. Mais c’est sûrement une parente à lui : elle lui ressemble terriblement… Elle vit chez lui. Pas à dire, elle est futée ; c’est une bonne petite, et lui, ce vieux, il l’aime à la folie. Il se pourrait bien, voyez-vous, qu’il se mette en tête de lui apprendre à lire, à l’Annouchka. Eh, il en est bien capable : il est tellement strordinaire. Il est si changeant, tellement brouillon, même… Hé là ! s’interrompit soudain mon cocher qui, arrêtant les chevaux, se pencha de côté et se mit à renifler l’air. Ça ne sentirait pas le brûlé ? Et voilà ! Ah, ces essieux neufs… Il me semble pourtant l’avoir graissé… Il faut aller chercher de l’eau : tiens, voilà justement une mare.

     Et Iérofeï descendit lentement de son siège, détacha le petit seau, alla à la mare et, ensuite, écouta avec satisfaction le moyeu de la roue grésiller sous l’arrosage…  Sur une dizaine de verstes, il dut six fois verser de l’eau sur l’essieu échauffé, et nous n’atteignîmes la maison qu’à la nuit tombante.


       




 Notes


  1. Récit de 1851, venant juste après Le pré Béjine.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9l%C3%A8gue
  3. La verste faisait 1,086 km.
  4. De mécontentement, mais c’est aussi, selon Henri Mongault, un geste conjuratoire.
  5. Sangle entourant les hanches du cheval de renfort.
  6. L’une des transcriptions du prénom Martin. Le « y » est conventionnel pour figurer le ы  russe, son qui n’existe pas en français, un peu entre « i » et « u »,  et il faut prononcer Martynne, car il n’y a jamais de nasalisation en russe.
  7. Village de la province de Toula, entre Toula et Orel. Il y en a même deux : la grande et la petite. Riabaïa, c’est la Grêlée…
  8. Arc de la limonière, pièce de bois courbe renforçant l’attelage en reliant les brancards.
  9. Cheval principal de l’attelage.
  10. Rappel : c’est un bonnet de fourrure. Le teexte parle ici de chapeau, mais avait évoqué des chapkas lorsque le narrateur et le cocher s’étaient découverts au passage du mort.
  11. Sorte de coffre en bois à l’avant d’une voiture ou d’un traîneau, et servant de siège au cocher.
  12. Seulement indiqué, comme d’habitude, par l’enclitique sifflée « s », première lettre de l’ancien terme soudar’ signifiant monsieur. C’est valable aussi pour la suite.
  13. Manteau de paysan en laine grossière.
  14. Le mot russe a plusieurs sens. Halpérine-Kaminsky et H. Mongault le traduisent par « regard », commettant à mon avis une erreur, d’autant que les yeux du nain ont été signalés comme « à peine visibles »…
  15. On peut signaler qu’en russe, on dit : « des pieds à la tête »…
  16. Diminutif affectueux du prénom trouvé dans le titre, Kassiane, venant du latin Cassianus, qu’on relie à la gens de Cassius.
  17. Transcription du prénom grec Iérothée, d’après H. Mongault. Iérofeï mène à un nom assez courant, celui de plusieurs écrivains, notamment : Iérofeïev.
  18. Petit père, mais avec respect : monsieur.
  19. L’archine faisait 0,71 m.
  20. https://fr.wikipedia.org/wiki/Amadou_(mati%C3%A8re)
  21. Plus poétiquement appelées en russe Ivan-et-Maria.
  22. Les dimensions de ces tas ne sont pas claires, le terme « sagène » ayant plus d’un sens.
  23. Tout ce passage relève de ce que l’on a nommé depuis le « sentiment océanique » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sentiment_oc%C3%A9anique.  H. Mongault signale par ailleurs que, dans une lettre de 1848 à Pauline Viardot, Tourguéniev avait déjà exprimé l’émotion qu’il ressentait à voir une feuille d’arbre se balancer sur le bleu du ciel…
  24. Maître, seigneur.
  25. Kassiane partage cette passion avec Iermolaï : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/220321/iermolai-et-la-meuniere-ivan-tourgueniev . Voir notamment la note 3. Dans notre récit, Henri Mongault renvoie à une note qu’il avait rédigée en traduisant Iermolaï et la meunière, et dans laquelle il signalait que Tourguéniev, dans ses Souvenirs (chapitre IX), consacrait de curieuses pages aux rossignols et à leur chant, dont il distingue deux cadences, « le pipeau de liéchi (sylvain) » et « l’envol de coucou ».
  26. Dans sa note, H. Mongault ajoute que Tourguéniev avait précisé : « Les rossignols de Koursk ont toujours été considérés comme les meilleurs, mais depuis quelque temps, on leur préfère ceux de Berditchev (province de Kiev). »
  27. Dans le texte russe, les lièvres crient et les canards (sauvages) jacassent.
  28. https://www.tela-botanica.org/2022/10/le-bident-feuillu/
  29. https://fr.wikipedia.org/wiki/Plantago
  30. Rivière dont le nom signifie à peu près Beau glaive : affluent du Don, arrosant les provinces de Toula et de Tambov, et notamment le district de Iéfrémov. H. Mongault signale qu’elle a été décrite par l’écrivain Nikolaï Filippovitch Pavlov (1803-1864) dans une nouvelle à succès, le Yatagan (1835). Je n’accentue pas le « e », l’accent est final, si bien que le mot se prononce plutôt Mitcha.
  31. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gama%C3%AFoun. Wikipédia en russe signale que cet oiseau mythique apparaît dans la littérature russe entre le XVIIe et le XIXe siècles. Il annonce souvent des malheurs. Henri Mongault ajoute que, dans le dialecte de Toula, le mot désignait un individu turbulent, faisant du scandale. Il indique également : « Cet oiseau fabuleux ornait l’uniforme des fauconniers des tsars, ainsi qu’il appert d’un Manuel de fauconnerie du XVIIe siècle. Tourguéniev, qui aimait beaucoup cet ouvrage, le cite dans son compte rendu [paru en janvier 1853 dans le Contemporain] des Mémoires de Serge Aksakov. » Ledit compte rendu parut en janvier 1853 dans le Contemporain (cette dernière précision encore due à H. Mongault, dans une note à propos du récit ouvrant le cycle des Mémoires d’un chasseur, « Le Putois et Kalinytch »). 
  32. Nom inconnu. H. Mongault l’interprète comme étant Romny, chef-lieu de district de la province de Poltava, déjà rencontré dans le récit Deux hobereaux.
  33. Devenue Oulianovsk de 1924 à 1991 : Lénine y naquit en 1870.
  34. https://fr.wikipedia.org/wiki/Oka_(Volga). Le narrateur de Tourguéniev chasse en général non loin de cette rivière.
  35. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsna_(Mokcha).
  36. Sandales d’écorce (de tilleul, le plus souvent).
  37. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sarafane
  38. En russe : des champignons blancs.
  39. Henri Mongault suggère que Kassiane est un Vieux-Croyant : il s’est mmarié selon le rite sectaire, et cache ce lien de famille.
  40. Et non pas les chasseurs, comme l’écrit par étourderie H. Mongault.
  41. Voir la note 11.
  42. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kvas
  43. Passage difficile à traduire, sans doute truffé de régionalismes décourageant les dictionnaires.
  44. Et non pas rouan, H. Mongault se fourvoie. https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/1080549
  45. Rappel : attelages de trois chevaux.
  46. Le maître à qui il appartient : le servage n’a pas encore été aboli.

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