mardi 13 mars 2018

Le sel (Isaac Babel)

     Voici un autre extrait du recueil Cavalerie rouge...




Le sel

(Isaac Babel)




     « Cher camarade rédacteur. Je veux vous rapporter sur l'absence de conscience des femmes qui nous sont nuisibles. On espère à votre sujet qu’en parcourant les fronts civils sur lesquels vous avez l’œil, vous n’êtes pas passé à côté de la gare invétérée de Fastov, qui se trouve au diable, dans un certain État, dans un espace inconnu, j’y suis allé, bien sûr, et j’ai bu de la bière de fabrication locale, qui m’a davantage trempé les moustaches qu’elle n’est rentrée dans ma gorge. Au sujet de la gare mentionnée ci-dessus, il y aurait beaucoup à écrire mais, comme nous avons simplement coutume de dire, inutile de charrier la merde du bon Dieu. Donc, je vais juste vous raconter ce que j’ai vu de mes propres yeux.

     C’était la nuit, une belle nuit paisible, il y a de ça une semaine, et l’honorable train de notre Cavalerie s’est arrêté là, tout chargé de combattants. Nous tous brûlions de concourir à la cause commune, et nous mettions le cap sur Berditchev. Seulement, nous remarquons que notre train ne bouge pas d’un pouce, notre Gavrilka ne fume pas, et les gars, en discutant entre eux, commencent à être dans le doute – pourquoi qu’on s’arrête ? Et, de fait, l’arrêt a été d’une perte énorme pour la cause commune, vu que les trafiquants, ces méchants ennemis parmi lesquels se trouvait aussi une force sans nombre du sexe féminin, s’y prenaient de façon éhontée avec le pouvoir ferroviaire. Ils ont hardiment attrapé les mains courantes, ces méchants ennemis, et ils ont galopé sur les toits métalliques, un vrai tourbillon, un bazar, et ils avaient tous dans les bras le sel bien connu, jusqu’à faire cinq pouds1 par sac. Mais le triomphe du capital des trafiquants a été de courte durée. L’initiative des combattants, sortant des wagons et prenant l’ennemi à revers, a permis de souffler au pouvoir ferroviaire profané. Seul le sexe féminin est resté dans les parages avec ses musettes. Par pitié, les combattants ont fait monter certaines femmes dans les wagons, mais d’autres non. C’est comme ça que dans le wagon de notre deuxième peloton, nous avons été en présence de deux demoiselles et, après la première sonnerie2, est venue vers nous une femme de belle allure avec son loupiot, elle nous a dit :
     — Laissez-moi monter, mes petits cosaques, je passe toute la guerre à souffrir de gare en gare avec mon nourrisson dans les bras, maintenant je voudrais voir mon mari mais, à cause du train, il n’y a pas moyen, je l’ai bien mérité, non, mes petits cosaques ?
     — Femme, entre autres, je lui dis, l’accord du peloton, quel qu’il soit, sera votre destin. Et, m’adressant au peloton, je prouve aux hommes qu’une femme de belle allure demande à monter avec nous pour rejoindre son mari à l’endroit indiqué, et qu’il y a effectivement un loupiot avec elle, alors, quel sera votre accord – on la prend ou pas ?
     — On la prend, crient les gars. Après nous, elle n’en voudra plus, de son mari !
     — Non, que je dis aux gars poliment, je vous salue, peloton, mais je suis bien étonné de vous entendre sortir une telle cochonnerie. Rappelez-vous, peloton, que vous aussi vous avez été des marmots accrochés à vos mères, de sorte que ce n’est pas une façon de parler…
     Et les cosaques en ont discuté entre eux, hein, ce Balmachev, convaincant, et ils ont fait monter la femme, qui s’est glissée dans le wagon, toute reconnaissante. Et tous, échauffés par ma vérité, l’ont aidée à s’asseoir, en disant à qui mieux mieux :
     — Asseyez-vous dans ce petit coin, femme, cajolez votre enfant comme le font les mères, personne ne vous fera de mal dans ce petit coin, vous rejoindrez votre mari intacte, ce qui est souhaitable pour vous, et nous comptons sur vous pour nous payer de retour en assurant la relève, parce que les vieux vieillissent, tandis que les gamins, on n’en voit pas beaucoup. Des misères, on en a vu, et dans l’active et chez les rengagés, la faim nous a écrasés, le froid nous a brûlés. Mais restez assise ici, femme, pas d’hésitation…
     La troisième sonnerie a retenti, et le train s’est ébranlé. Et la nuit bienfaisante a déployé sa tente. Avec ses étoiles-lampions à l’intérieur. Et les combattants se sont mis à repenser à la nuit du Kouban3 et à l’étoile verte du Kouban. Et leur pensée s’est envolée comme un oiseau. Et toujours, le vacarme des roues…
     Avec le temps qui s’est écoulé, lorsque la nuit a quitté son poste et que les tambours rouges ont joué la marche de l’aube sur leurs rouges instruments, les cosaques sont venus vers moi en me voyant rester sans dormir et m’ennuyer à fond.
     — Balmachev, me disent les cosaques, pourquoi tu ne dors pas, pourquoi tu t’ennuies affreusement ?
     — Je vous salue bien bas, combattants, je vous demande de me pardonner un petit peu, permettez-moi juste d’échanger deux mots avec cette citoyenne…
     Et, tout tremblant, je me lève de la couchette d’où le sommeil s’était enfui comme un loup échappe à la meute de chiens méchants,   je m’approche d’elle et lui prends l’enfant, j’arrache ses langes, et j’aperçois sous les langes un bon petit poud1 de sel.
     — Voilà un poupon intaressant4, camarades, qui ne réclame pas le sein, qui ne pisse pas sur les jupes et qui laisse dormir les gens…
     — Pardonnez-moi, mes petits cosaques, dit la femme, se mêlant avec beaucoup de sang-froid à notre conversation, ce n’est pas moi qui vous ai trompés, c’est mon mal…
     — Balmachev pardonnera à ton mal, je lui réponds, il n’a guère coûté à Balmachev, et Balmachev le revendra au même prix. Mais adresse-toi aux cosaques qui t’ont élevée au rang de mère laborieuse au sein de la république. Adresse-toi à ces deux filles qui pleurent à l’heure actuelle, comme nos victimes de cette nuit. Adresse-toi aux femmes des nôtres, dans les blés du Kouban, qui, sans leurs maris, perdent leur vigueur de femme, tandis que ceux-ci, solitaires tout autant, violent dans une sauvage nécessité les filles qui passent à leur portée… Et toi, on ne t’a pas touchée, toi, l’ordure, celle qu’on devrait toucher… Adresse-toi à la Rassie5 écrasée de douleur…
     Et elle me dit :
     — J’ai perdu mon sel, la vérité ne me fait pas peur. Ce n’est pas la Rassie que vous avez en tête, vous sauvez les youpins Lénine et Trotski…
     — Il n’est pas question de youpins, pour le moment, nuisible citoyenne. Cela ne concerne pas les youpins. Entre autres, je ne parle pas de Lénine, mais Trotski est l’audacieux fils d’un gouverneur de Tambov qui a pris fait et cause, quoique venant d’un autre rang, pour la classe ouvrière. Comme des forçats condamnés, ils nous mènent – Lénine et Trotski – sur le chemin libre de la vie, alors que vous, ignoble citoyenne, vous  êtes une contre-révolutionnaire, davantage encore que ce général qui, monté sur son cheval valant des milliers de roubles, nous menace de son sabre effilé… On le voit de tous les côtés, ce général, et le travailleur n’a qu’une idée en tête, ne rêve que d’une chose, lui couper la gorge, mais vous, innombrables citoyennes aux mioches intaressants4 qui ne demandent pas de pain et ne pissent pas dans les coins – vous, on ne vous voit pas plus que les puces, et vous piquez, piquez, piquez…
     Et je reconnais tout à fait avoir jeté en marche cette citoyenne en bas du remblai, mais elle, grossière qu’elle était, elle est restée assise un moment, a secoué ses jupes et a repris sa vile route. Et, en voyant cette femme saine et sauve, avec l’indicible Russie autour d’elle, et les champs des paysans sans épis, et les filles profanées, et les camarades qui sont beaucoup à monter au front, mais peu à en revenir, j’ai eu envie de sauter du wagon et d’en finir avec moi ou avec elle. Mais les cosaques ont eu pitié de moi et m’ont dit :
     — Envoie-lui un coup de fusil.
     Et j’ai décroché de la cloison mon fidèle fusil et j’ai lavé de cette infamie le visage de la terre laborieuse et de la république.
     Et nous, combattants du deuxième peloton, nous jurons devant vous, cher camarade rédacteur, devant vous aussi, chers camarades de la rédaction, d’être sans pitié pour les traîtres qui nous traînent dans la fosse et veulent inverser le cours du fleuve et recouvrir la Rassie
5 de cadavres et d’herbe morte…
     Pour tous les combattants du deuxième peloton – Nikita Balmachev, soldat de la révolution. »

  1. Le poud faisait un peu plus de seize kilos.
  2. Il y a trois sonneries pour annoncer le départ d’un train.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kouban
  4. Le mot russe est déformé.
  5. Le pouvoir « soviétique » existe déjà, l’URSS pas encore. Le terme Russie vient de l’ancienne Russ’ de Kiev. La Russie impériale (puis soviétique) s’appelle Rossia et, l’accent tonique tombant sur le i, le mot se prononce Rassia. Babel fait écrire à son héros une transcription simpliste, en mélangeant d’ailleurs, dans la déclinaison, l’ancien terme et le plus récent – sans doute un clin d’œil au fait que les épisodes littérairement rapportés se déroulent en général en Ukraine.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire