dimanche 11 mars 2018

L'institutrice des sables (Andreï Platonov)


L’institutrice des sables

(Andreï Platonov, 1926)





I

     Âgée de vingt ans, Maria Narychkina était native d’une bourgade perdue et envahie par les sables de la province d’Astrakhan. C’était une jeune et robuste personne semblable à un jeune gars, avec de bons muscles et des jambes solides.
     
     Tous ces bons côtés, Maria Nikiforovna1 en était redevable, non seulement à ses parents, mais encore au fait que la guerre et la révolution l’avaient épargnée, ou peu s’en fallait. Ignoré et désertique, son pays natal était resté à l’écart des routes suivies par les armées tant rouges que blanches, et la conscience y avait fleuri à l’époque où le socialisme était déjà bien affermi.

     Son père, maître d’école, n’avait pas expliqué à sa fille ce qui se passait, épargnant son âge tendre et craignant de causer à sa jeune âme fragile des blessures trop profondes pour cicatriser.

     Maria avait vu le vent léger faire onduler les steppes sablonneuses des abords de la mer Caspienne, les caravanes de chameaux se rendant en Perse, les marchands au teint hâlé et à la voix enrouée à cause du sable et elle lisait avec un enthousiasme frénétique, chez elle, les opuscules de géographie de son père. Le désert était sa patrie, et la géographie, sa poésie.
     
     Quand elle eut seize ans, son père la conduisit à l’école normale d’Astrakhan, où il jouissait d’une bonne réputation. Et Maria Nikiforovna y resta comme élève.

     Quatre années s’écoulèrent – les années les plus ineffables dans la vie d’un être, alors qu’éclosent les bourgeons d’une jeune poitrine et que s’épanouit la féminité, que la conscience se développe et que se forme l’idée de la vie. Étrangement, jamais personne ne vient aider la jeune créature à surmonter les affres qui l’assaillent, ne vient épauler le tronc fragile agité par le souffle des hésitations et soumis au séisme de la mutation physique. Un jour, la jeunesse ne sera plus laissée sans défense.

     Bien entendu, Maria éprouva le sentiment de l’amour et la tentation du suicide – cette fontaine amère qui arrose toute nouvelle vie.

     Mais tout cela passa. La fin des études arriva. On réunit les jeunes filles dans une salle, le responsable régional à l’éducation populaire fit son entrée et se mit à expliquer aux créatures impatientes la haute signification de la patiente activité qui les attendait. Les jeunes filles l’écoutaient en souriant, sans vraiment comprendre ce qu’il disait. Â l’âge qui était le leur, la vie bouillonne à l’intérieur, et le monde extérieur est déformé par l’éclat des yeux posés sur lui.

     Maria Nikiforovna fut nommée maîtresse d’école dans une contrée lointaine – au village de Khochoutovo, à la limite du désert d’Asie centrale.


1. Fille de Nikifor, forme russe du prénom d’origine grecque Nicéphore.




II

     Une lente mélancolie s’empara de la voyageuse, Maria Nikiforovna, lorsque, en route pour Khochoutovo, elle se retrouva au milieu des sables sans vie. Un paysage désertique s’étendait devant elle, en ce calme midi de juillet. Du haut d’un ciel effrayant, le soleil dardait sa fournaise, et les dunes enflammées semblaient, de loin, de flamboyants brasiers parmi lesquels s’étalaient, tels des linceuls, les croûtes de sel. Et lorsque se levait une soudaine tempête de désert, l’épaisse poussière de lœss jaune venait obscurcir le soleil et le vent chassait en sifflant des flots de sable gémissant. Plus le vent est fort, plus s’épaissit la fumée au sommet des dunes, l’air se remplit de sable, on n’y voit plus rien. En plein jour, sous un ciel sans nuages, il est impossible de distinguer le soleil, et le jour éclatant ressemble à une nuit sinistre seulement éclairée par la lune.
     
     C’était la première fois que Maria Nikiforovna voyait une vraie tempête au cœur du désert. La tempête prit fin vers le soir. Le désert reprit son allure précédente : une mer sans limite de dunes au sommets fumants, un espace brûlant et desséché au-delà duquel on croyait apercevoir une terre jeune, humide, infatigable et remplie des bruits de la vie.

     
 Narychkina1 parvint à Khochoutovo le surlendemain, vers le soir. Elle aperçut une localité de quelques dizaines de foyers, l’ancienne école du zemstvo2 , en pierres, et de rares bosquets – des saules de la Caspienne autour de profonds puits. Dans sa patrie, les puits formaient l’équipement le plus précieux, la vie dans le désert sourdait des puits, leur construction demandait beaucoup d’art, et bien des efforts.

     Khochoutovo était presque recouvert par le sable. On voyait dans les rues comme des congères de sable blanc et très fin, venu des plateaux du Pamir. Le sable gagnait le rebord des fenêtres, formait des monticules dans les cours et piquait la gorge quand on respirait. On voyait partout des pelles, et les paysans déblayaient chaque jour le sable qui s’était déposé chez eux.
     Maria Nikiforovna vit ce labeur pénible et presque vain (car les endroits déblayés se recouvraient à nouveau de sable), la pauvreté taciturne et le désespoir résigné. Épuisé et affamé, le paysan devenait souvent enragé, travaillait furieusement, mais les puissances du désert venaient à bout de lui, il baissait les bras, attendant quelque aide miraculeuse ou d’aller coloniser les terres humides du Nord.

     Maria Nikiforovna s’installa dans une chambre à côté de l’école.

     Le vieux gardien de l’école, hébété de solitude et de silence, l’accueillit avec joie comme une fille revenant à la maison, et se mit en quatre pour aménager son logis.


  1. Rappel : c’est le nom de famille de Maria Nikiforovna.
  2. Administration locale, à l’époque du tsarisme. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zemstvo




III

     Ayant équipé tant bien que mal sa classe, en ayant fait venir du district le plus indispensable, Maria Nikiforovna commença deux mois plus tard à enseigner. Les gamins ne venaient pas de façon régulière. Un jour il en venait cinq, le jour d’après les vingt étaient tous là. 

     Survint l’hiver précoce, aussi cruel que l’été, en ces contrées désertiques. D’effrayantes tempêtes se mirent à gémir, mêlant la neige au sable piquant, on entendit les volets claquer dans le village, les gens se murèrent dans le silence. Les paysans tombèrent dans l’affliction, à cause de leur misère. Les gosses n’avaient ni habits ni chaussures. L’’école restait souvent vide. Dans le village, le pain touchait à sa fin, et Maria Nikiforovna voyait les enfants s’amaigrir et perdre tout intérêt pour les contes.

     Vers le Nouvel an, sur ses vingt élèves, deux étaient morts, on les avaient enterrés dans le sable qui se déplaçait.
     
     La forte, joyeuse et vaillante nature de Narychkina commença à s’affaiblir, à s’étioler. Pendant de longues soirées, au cours de journées vides, Maria Nikiforovna restait assise à se demander ce qu’elle pouvait bien faire dans ce village voué à disparaître. Clairement, il était impensable de faire cours à des enfants malades et affamés. Les paysans ne s’intéressaient pas à l’école, dans leur situation elle n’était pour eux d’aucune utilité. Ils étaient prêts à se raccrocher à tout ce qui pouvait les aider à vaincre le sable, mais ces soucis de la paysannerie locale ne concernaient pas l’école.

     Et Maria Nikiforovna eut une inspiration : il fallait avant tout, dans son école, apprendre aux gens comment lutter contre le sable, les instruire dans l’art de transformer le désert en une terre de vie.

     Elle réunit alors les paysans à l’école et leur expliqua son intention. Les paysans n’ y crurent pas, mais louèrent l’intention. Maria Nikiforovna rédigea une grande adresse destinée au service d’instruction populaire du district, qu’elle fit signer aux paysans, et elle se rendit au chef-lieu du district.

     Au district, on lui manifesta de la sympathie et de la compassion, mais des désaccords planaient.  On ne lui attribua pas d’enseignant spécialisé dans l’étude du sable, on lui remit juste des livres en lui conseillant de faire elle-même cours sur le sable. Pour obtenir de l’aide, il convenait de s’adresser à l’agronome du secteur. Maria Nikiforovna se mit à rire : l’agronome habitait à cent cinquante verstes1 de Khochoutovo, et n’y avait jamais mis les pieds. On lui serra la main avec un sourire, en signe d’adieu et de fin de la discussion.


  1. La verste, ancienne mesure de distance, vaut un peu plus d’un kilomètre.



IV

     Deux années passèrent. Avec bien de la peine, vers la fin du premier été, Maria Nikiforovna parvint à convaincre les paysans de mettre en place chaque année des travaux d’utilité sociale sur la base du volontariat – un mois au printemps et un mois à l’automne.

     Et un an suffit pour rendre Khochoutovo méconnaissable. On planta des saules de la Caspienne autour des jardins potagers irrigués, bandes de verdure qui les protégeaient,  on en planta d’autres en longs rubans ceignant le village, pour mettre à l’abri des vents du désert, et d’autres encore pour rendre accueillantes les austères demeures des villageois.

     À côté de l’école, Maria Nikiforovna eut l’idée d’installer une pépinière de pins, pour en arriver à une lutte résolue avec le désert. Elle avait au village beaucoup d’amis, deux en particulier – Nikita Gavkine et Iermolaï Koboziev, véritables prophètes de la nouvelle religion du désert. Maria Nikiforovna avait lu que les semences comprises entre deux plantations de pins fournissaient des récoltes deux à trois fois plus importantes, parce que l’arbre conserve l’humidité et préserve la plante de la consomption due au vent brûlant. Déjà, avec des saules de la Caspienne, la récolte était meilleure, mais le pin était plus résistant.

     Khochoutovo avait toujours manqué de bois de chauffage. On faisait du feu avec des bouses et du fumier séchés, fort malodorants. À présent, les saules fournissaient du bois aux habitants. Les paysans n’avaient aucune source auxiliaire de revenus et souffraient perpétuellement du manque d’argent. Les mêmes saules leur fournirent de l’osier, avec lequel ils se mirent à faire des corbeilles, des coffrets et, pour les plus habiles – même des chaises, des tables et d’autres meubles. Cela procura au village, le premier hiver, deux mille roubles d’appoint.

     Les colons de Khochoutovo se mirent à vivre mieux et avec moins d’inquiétude, et le désert connut au moins un peu de verdure, le coin devint plus accueillant.. L’école de Maria Nikiforovna ne désemplissait pas, et ce n’étaient pas seulement les enfants, mais aussi des adultes, qui venaient écouter la maîtresse leur lisant des textes sur l’art et la manière de vivre dans la steppe sablonneuse.

     Maria Nikiforovna, en dépit de toute son activité, prit un peu d’embonpoint et son visage était encore davantage celui d’une femme en âge de se marier.




V

     La troisième année que Maria Nikiforovna vivait à Khochoutovo, au mois d’août, alors que la steppe entière était embrasée, seules les plantations de saules et de pins demeurant vertes, survint un malheur.

     Les vieux savaient, à Khochoutovo, que les nomades devaient, cette année-là, passer près du village avec leurs troupeaux : leur ronde nomade passait dans le coin tous les quinze ans. La steppe avait cuit à l’étuvée pendant ces quinze années, voici que les nomades, ayant achevé la boucle, devaient se montrer pour recueillir ce que la steppe au repos avait pu tirer d’elle-même.

     Mais, sans qu’on sût pourquoi, les nomades tardaient à venir : ils auraient dû être proches au printemps, lorsqu’il y avait encore un peu de végétation.

     — Ils viendront quand même, disaient les vieux. Et ce sera un malheur.

     Maria Nikiforovna attendait, sans trop comprendre. La vie avait depuis longtemps quitté la steppe : les oiseaux étaient partis, les tortues s’étaient réfugiées dans leurs terriers, les petits animaux avaient migré au nord vers les réservoirs naturels. Le 25 août, un puisatier d’une saulaie lointaine arriva en courant et fit le tour des habitations en cognant aux volets et en criant :

     — V’la les nomades !

     La steppe sans un souffle fumait à l’horizon : par milliers, les chevaux des nomades et les bêtes de leurs troupeaux piétinaient le sol.

     En trois jours et trois nuits, il ne resta rien des plantations de saules et de pins – les chevaux et les troupeaux avaient tout rongé, tout piétiné, tout détruit. L’eau était perdue : les nomades avaient envoyé la nuit leur bétail aux puits du village, les puits étaient vidés à sec.

     Khochoutovo était tétanisé, les colons s’agglutinaient en silence.

     Maria Nikiforovna, bouleversée par le premier réel chagrin de sa vie, pleine d’une rage juvénile, s’en alla trouver le chef des nomades.

     Le chef l’écouta poliment, sans rien dire, puis il déclara :

     — L’herbe est rare, il y a beaucoup de gens et beaucoup de bêtes : on n’y peut rien, mademoiselle. Si les habitants de Khochoutovo étaient plus nombreux que les nomades, ils nous chasseraient, nous envoyant périr dans la steppe, et ce serait justice, comme à présent. Nous ne sommes pas méchants, pas plus que vous, mais l’herbe est rare. Celui qui meurt enrage.

     — Vous êtes tout de même un sacripant ! dit Maria Nikiforovna. Cela fait trois ans que nous travaillons, et vous, en trois jours, vous avez bousillé nos plantations… Je me plaindrai auprès des autorités Soviétiques1, vous serez jugé…

     — La steppe est à nous, mademoiselle. Que viennent y faire les Russes ? L’affamé qui mange l’herbe de sa patrie n’est pas un criminel.

     En son for intérieur, Maria Nikiforovna se dit que le chef n’était pas sot, et elle partit la nuit même au chef-lieu de district, avec un rapport détaillé. 

     Au district, le chef du service de l’éducation populaire l’écouta et lui répondit :

     — Vous savez quoi, Maria Nikiforovna, il est possible qu’on se débrouille sans vous, à présent, à Khochoutovo.

     — Comment cela ? dit-elle, stupéfaite, repensant incidemment au subtil chef des nomades, que ce chef-ci ne valait pas.

     — Mais oui : les habitants savent maintenant combattre le sable, dès le départ des nomades, ils se remettront à planter des saules. Ça ne vous dirait pas, d’être transférée à Safouta ?

     — C’est quoi, Safouta ?

     — C’est un autre village, répondit le responsable, la seule différence, c’est que là-bas, ce ne sont pas des colons russes, mais des nomades devenus sédentaires. D’année en année, ils sont plus nombreux. À Safouta, l’herbe avait pris, le sable n’agissait pas, mais ce que nous redoutons, c’est que le désert ne s’étende, que le sable ne s’avance sur Safouta, que les gens, appauvris, ne redeviennent nomades…

     — Et qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? demanda Narychkina. Je dois dompter les nomades pour vous ?

     — Écoutez-moi, Maria Nikiforovna, dit le responsable en se levant et en lui faisant face, si vous, Maria Nikiforovna, alliez à Safouta apprendre aux nomades sédentarisés comment vivre avec le sable, alors Safouta attirerait à elle le reste des nomades, au lieu que s’en aillent ceux qui s’y étaient installés. Vous me comprenez, à présent, Maria Nikiforovna ? Les plantations des colons russes seraient de plus en plus rarement détruites… Au passage, cela fait un bout de temps que nous n’avons pas de candidature pour Safouta : un coin perdu, au diable… tout le monde refuse. Qu’en pensez-vous, Maria Nikiforovna ?

     Maria Nikiforovna devint pensive : convenait-il vraiment d’aller enterrer sa jeunesse dans un désert de sable, au milieu de nomades sauvages, et d’aller mourir au milieu des saules de la Caspienne, en voyant dans cet arbuste à demi-mort le meilleur monument funéraire pour elle, et le plus glorieux témoignage de sa vie ?

     Mais où était donc son mari, son compagnon ?

     Puis Maria Nikiforovna se souvint à nouveau du chef des nomades, à l’intelligence tranquille, elle repensa à la vie ancienne et complexe des tribus du désert, elle comprit la situation désespérée des deux peuples comprimés par les dunes du désert, et dit avec satisfaction :

     — Très bien. C’est d’accord… J’essayerai de revenir vers vous dans cinquante ans, petite vieille… Je viendrai, non pas à travers les sables, mais par une route forestière. Portez-vous bien, jusque là !

     Très étonné, le responsable s’approcha d’elle :

     — Maria Nikiforovna, ce n’est pas une simple école, que vous pourriez diriger, mais le peuple tout entier. Je suis très content, je vous plains, d’une certaine façon, j’éprouve de la honte, sans savoir pourquoi… Mais le désert, c’est le monde futur, vous n’avez rien à craindre, les gens vous remercieront, quand ils verront les arbres pousser dans le désert… Je vous souhaite bonheur et prospérité.   
  


1. Je garde la majuscule du texte russe.

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