dimanche 4 mars 2018

Trois contes d'Andreï Platonov


     Andreï Platonov, encore un cas à part dans la littérature russe de l’époque soviétique. Platonov est un pseudonyme pour A. Klimentov, dont le père s’appelait Platon… Né en 1899 et emporté comme les autres par le flot de la Révolution ou de ce qui en tient lieu, il est communiste, mais ne sera jamais un thuriféraire du régime. Né dans une famille pauvre et exerçant pour vivre bien des métiers, c’est un écrivain prolétaire socialement, mais il refuse d’être un « écrivain prolétarien » , et le réalisme socialiste n’est pas sa tasse de thé. Bien sûr, dans ces conditions, il n’est pas publié. Comme lui écrit en 1929 Gorki (cité par Efim Etkind), à propos du grand roman Tcheviengour – qui devra attendre une soixante d’années pour se voir publié, longtemps après la mort de son auteur, en URSS : « Votre roman est extrêmement intéressant […] Mais vous avez donné à l’éclairage de la réalité un caractère lyrico-satirique. Notre censure ne peut, bien entendu, l’accepter. » Il faut dire que le Gorki qui écrit cela est le Gorkide la fin des années vingt, celui qui est devenu l’homme de Staline, celui qui a déjà retoqué Grossman et a effectué sa honteuse visite laudative au chantier du Biélomorkanal, feignant de ne pas voir qui y travaille, et dans quelles conditions…

     Très tôt, Platonov s’est lié d’une étroite amitié avec une autre forte tête, même si elle aura un autre destin et mettra plus de temps à mûrir : Vassili Grossman (voir la présentation de Quatre jours), et fera une partie de la guerre avec lui comme correspondant sur le front – c’est Grossman qui l’a fait engager par un journal, le pauvre Platonov étant fort mal vu, il s’est même déjà fait traiter d’ « écrivain koulak » … Ensuite, il se réfugiera dans des contes  et des récits pour enfants, y compris en traduisant des contes bachkirs. Ses contes ont une facture inhabituelle, leur langue est difficile pour des enfants, d’ailleurs toute la langue de Platonov est particulière, il a sa propre syntaxe et  appartient à « sa propre école » , comme il l’a déclaré un jour. V. Grossman fera jusqu’à la fin de sa vie son éloge littéraire, disant que ses manuscrits – toujours non publiés – trouveraient un jour leur public. C’est déjà Grossman qui avait payé, en janvier1951, les obsèques de son ami Platonov, mort d’une tuberculose contractée auprès de son fils, arraché au Goulag et lui-même malade.

     Comme on le verra dans le premier conte-récit, Iouchka, l’inspiration de type chrétien est présente chez Platonov, lequel se déclare pourtant non chrétien, et même « panthéiste ». Thème de la bonté  qu’on retrouve chez d’autres écrivains de peu de foi, comme Grossman et Tchékhov. Deux des récits traduits ici appartient à un cycle que Platonov avait baptisé Les bonnes gens, ou, comme on dit encore en français : Les braves gens. Le troisième texte est la traduction en russe d’un petit conte bachkir pour enfants.

     Je me suis parfois appuyé, en ce qui concerne le récit Nikita, sur la traduction de Carole Hardouin-Thouars (in A. Platonov, Récits d’enfance et contes, L’Harmattan 2014).










Iouchka

(Andreï Platonov, 1937)



     
     Il y a longtemps, dans des temps anciens, vivait dans notre rue un homme âgé, selon toute apparence. Il travaillait dans une forge du côté de la route de Moscou ; il travaillait en qualité d’adjoint de fortune auprès du chef forgeron, car il y voyait mal et qu’il manquait de force. Il trimballait l’eau, le sable et le charbon, il activait le feu de la forge au moyen du soufflet, maintenait avec des tenailles le fer brûlant sur l’enclume pendant que le forgeron le travaillait, plaçait le cheval devant l’établi pour la pose des fers, et faisait encore toutes sortes de travaux. Il se nommait Iéfim, mais tout le monde l’appelait Iouchka. Il était petit et maigre ; en guise de barbe et de moustache, de rares poils gris isolés les uns des autres poussaient sur sa face toute ridée ; il avait des yeux blancs d’aveugle, des yeux perpétuellement humides, comme pleins de larmes à moitié séchées.
     Iouchka vivait chez le patron de la forge, dans la cuisine.  Le matin, il allait à la forge, et le soir, il rentrait dormir. Pour son travail, on le nourrissait de pain, de soupe aux choux et de kacha1, mais son thé, son sucre et ses habits étaient à sa charge ; on les lui retenait sur sa paye – sept roubles et soixante kopecks par mois. Mais Iouchka ne buvait pas de thé et n’achetait pas de sucre, il buvait de l’eau, et ses habits lui duraient longtemps, sans rechange : en été, il portait un pantalon et un bourgeron noirs et enfumés par le travail, et troués par les étincelles de la forge, au point qu’on voyait par endroits la blancheur de son corps, en outre il allait pieds nus ; l’hiver il passait sur son bourgeron une pelisse courte qu’il avait héritée de son père, et chaussait des bottes de feutre qu’il avait recousues à l’automne, portant sa vie durant une seule et unique paire.
      Lorsque, au petit matin, Iouchka allait à la forge, les vieilles gens se levaient et disaient que, puisque Iouchka allait travailler, il était temps de se lever, et ils réveillaient les plus jeunes. Et le soir, quand Iouchka allait dormir, les gens disaient qu’il était l’heure de dîner et de se mettre au lit – puisque Iouchka était déjà allé dormir.
     En voyant passer sans bruit le vieux Iouchka, les enfants et les adolescents cessaient leurs jeux et couraient derrière lui en criant :
     — Voilà Iouchka ! Hou, c’est Iouchka !
     Les enfants ramassaient par terre du bois mort, des cailloux et des saletés qu’ils jetaient par poignées sur Iouchka. 
     — Iouchka ! criaient les enfants. Tu es vraiment Iouchka ?
     Le vieillard ne leur répondait rien et ne se fâchait pas contre eux ; il poursuivait sans bruit son chemin et ne se protégeait pas le visage, sur lequel pleuvaient les cailloux et les poussières
     Les enfants étaient surpris de voir que Iouchka était vivant, mais ne se fâchait pas contre eux. Et ils se remettaient à s’écrier :
     — Iouchka, tu existes vraiment, ou non ?
     Ensuite ils jetaient à nouveau sur lui ce qu’ils avaient ramassé par terre, couraient à côté de lui, le touchant et le poussant, sans comprendre qu’il ne se mette pas à les injurier, qu’il ne saisisse pas un bout de bois pour leur courir après, comme le faisaient tous les adultes. Les enfants ne connaissaient personne comme Iouchka, et ils se demandaient s’il était vraiment vivant. En le touchant ou en le frappant, ils voyaient qu’il était réel, et vivant.
     Alors les enfants recommençaient à pousser Iouchka et à lui lancer des mottes de terre – qu’il se fâche, tout de même, s’il était réellement vivant ! Mais Iouchka avançait sans rien dire. Et c’étaient les enfants qui se fâchaient contre Iouchka. Le jeu n’était pas drôle, si Iouchka continuait à se taire et ne cherchait pas à leur faire peur, ne se lançait pas à leur poursuite. Ils n’en poussaient que plus violemment le vieillard, criant tout autour de lui afin qu’il amusât un peu en se mettant en colère. Alors, avec un effroi ravi, ils se seraient enfuis pour se remettre à le railler à bonne distance, le provoquant avant d’aller se fondre dans les ténèbres du soir, dans l’entrée des maisons, dans les broussailles des jardins et des potagers. Mais Iouchka ne les touchait pas et ne leur répondait rien. 
     Tout de même, lorsque les enfants lui bloquaient complètement le passage ou lui faisaient trop mal, Iouchka leur disait :
     — Que faites-vous, mes bons amis, que faites-vous, les enfants ? Vous devez bien m’aimer ! Pourquoi ne pouvez-vous pas vous passer de moi, tous ? Attendez, ne me touchez pas, vous m’avez envoyé de la terre dans les yeux, je n’y vois plus rien.
     Les enfants ne l’écoutaient pas et ne le comprenaient pas. Ils continuaient à le pousser et à se moquer de lui. Ils étaient contents, parce qu’on pouvait tout lui faire, il ne rendait pas les coups.
     Iouchka aussi, était content. Il savait pourquoi les enfants le brocardaient et le tourmentaient. Il était convaincu que les enfants l’aimaient, qu’il leur était nécessaire, mais qu’ils le tourmentaient par ignorance, faute de savoir aimer et manifester leur amour.
     Chez eux, leurs parents faisaient des reproches aux enfants quand ils n’obéissaient pas ou travaillaient mal en classe : « Tu finiras comme Iouchka ! Plus grand, tu iras l’été pieds nus, et l’hiver dans de pauvres bottes de feutre, et tout le monde te martyrisera et, en guise de thé sucré, tu boiras de l’eau ! 
     Il arrivait aussi aux adultes, même d’un certain âge, d’offenser Iouchka lorsqu’ils le rencontraient dans la rue. Les adultes avaient un noir chagrin, traînaient une vexation ou bien ils étaient ivres, ce qui les rendait féroces et enragés. Apercevant Iouchka qui se rendait à la forge ou rentrait se coucher, un adulte lui disait :
     — Hé, l’excentrique, le gars qui ne ressemble à rien2, que viens-tu faire ici ? Qu’est-ce que tu manigances ?
     Iouchka s’arrêtait, écoutait, et gardait le silence.
     — Tu n’as pas le don de la parole, hein, une vraie bête ! Vis donc simplement et honnêtement comme moi, au lieu de remuer on ne sait quelles pensées ! Parle, vas-tu te décider à vivre proprement ? Non ? Aha ! Bon, d’accord !
     Et, suite à cette discussion au cours de laquelle Iouchka n’avait pas dit un mot, l’adulte, convaincu de la culpabilité absolue de Iouchka, commençait à le frapper. La douceur de Iouchka aigrissait l’adulte, qui se mettait à le battre plus énergiquement qu’au début, oubliant dans la foulée son propre chagrin.
     Iouchka restait ensuite un long moment couché dans la poussière. Revenant à lui, il se relevait, parfois secouru par la fille du patron de la forge, qui l’aidait à se relever et l’accompagnait.
     — Il vaudrait mieux que tu meures, Iouchka, disait la fille du patron. À quoi te sert de vivre ?
     Iouchka la regardait avec surprise. Pourquoi devait-il mourir, alors qu’il était né pour vivre ?
     — Ce sont mon père et ma mère qui m’ont mis au monde, c’était leur volonté, répondait Iouchka. Je n’ai pas lieu de mourir, puisque j’aide ton père à la forge.
     — On te remplacerait bien, en voilà un assistant !
     — Dacha3, les gens m’aiment !
     Dacha riait.
     — Tu as la joue en sang, on t’a déchiré une oreille la semaine dernière, mais tu dis que les gens t’aiment !
     — Ils m’aiment sans le savoir, disait Iouchka. Le cœur des gens est parfois aveugle.
     — Leur cœur est aveugle, mais pas leurs yeux ! répliquait Dacha. Allez, plus vite ! Ils t’aiment dans leur cœur, mais ils trouvent leur compte à te frapper.
     — Ils trouvent leur compte à se fâcher contre moi, c’est vrai, reconnut Iouchka. Ils ne me laissent pas traverser la rue sans m’estropier.
     — Ah, Iouchka, Iouchka ! soupira Dacha. Et tu n’es pas si âgé, en fait, d’après mon père !
     — Mais non ! Depuis l’enfance, je souffre de la poitrine, c’est cette maladie qui m’a joué un tour et m’a fait vieillir.
     Cette maladie faisait que, chaque été, Iouchka s’absentait pendant un mois. Il s’en allait à pied rejoindre un village lointain, un trou perdu dans lequel il avait sans doute de la famille. Personne ne savait quels étaient, au juste, ces liens de parenté.
     Jusqu’à Iouchka, qui ne le savait plus, telle année il disait qu’il avait au village une sœur qui était veuve, et l’année d’après il parlait d’une nièce. Une fois, il disait qu’il partait au village, la fois suivante, c’était carrément à Moscou. Et les gens pensaient que vivait en ce village perdu la fille chérie de Iouchka, aussi douce que son père, et elle aussi sans utilité pour personne.
     En juillet ou en août, Iouchka se mettait sur le dos une besace contenant du pain, et quittait notre ville. En chemin, il humait la bonne odeur de l’herbe et de la forêt, regardait la blancheur des nuages apparaissant dans le ciel, voguant et mourant dans la chaude lumière de l’air, prêtait l’oreille aux rivières murmurant sur les bancs de sable empierrés, et la poitrine malade de Iouchka prenait du repos, il ne sentait plus son mal – la phtisie4. Arrivé plus loin, dans des endroits complètement déserts, Iouchka ne cachait plus son amour pour chaque créature en vie. S’inclinant vers le sol, il baisait les fleurs en s’efforçant de ne pas respirer pour éviter que son souffle ne les abîme, il caressait l’écorce des arbres et ramassait sur le sentiers les papillons et les scarabées tombés morts, scrutant avec attention leurs têtes et se sentant orphelin à cause d’eux. Mais les oiseaux chantaient dans le ciel, les libellules, les scarabées et les laborieuses sauterelles remplissaient l’herbe d’un joyeux tintamarre apportant la paix dans son âme, sa poitrine se remplissait de l’air parfumé par la douceur humide des fleurs et la lumière du soleil.
     En chemin, Iouchka se reposait. Il s’asseyait à l’ombre d’un arbre et somnolait dans la chaleur et le calme. S’étant reposé, ayant repris son souffle en pleine campagne, il ne pensait plus à sa maladie et poursuivait gaiement sa route, comme un homme bien-portant. Ioucka avait quarante ans, mais la maladie le tourmentait depuis longtemps, et l’avait fait vieillir avant l’heure, de sorte que tout le monde voyait en lui un ancêtre.
     Ainsi, chaque année, Iouchka se rendait par les champs, les bois et les rivières au lointain village, ou à Moscou, où l’attendait ou non quelqu’un – personne à la ville n’en savait rien.
     Au bout d’un mois, Iouchka revenait en ville et se remettait à travailler du matin au soir à la forge. Il reprenait son existence précédente et de nouveau les habitants de la rue, les enfants et les adultes, se divertissaient sur le dos de Iouchka, lui reprochaient son mutisme stupide et le tourmentaient.
     Iouchka vivait tranquillement jusqu’à l’été suivant puis, au milieu de l’été, se mettait sa besace sur les épaules, rangeait dans un petit sac à part l’argent qu’il avait gagné et mis de côté pendant l’année, une centaine de roubles, se mettait ce sac sur la poitrine et s’en allait, sans qu’on sût où il partait, ni qui il allait voir.
     Mais d’année en année, Ioucka s’affaiblissait, à cause du temps qui passait, et de la maladie dans sa poitrine qui ravageait son corps et l’épuisait. Un été, alors qu’était venu pour lui le temps de partir vers sa destination inconnue, il ne partit nulle part. Le voilà qui se traînait, un soir, rentrant comme d’habitude de la forge pour aller dormir chez son patron. Un joyeux passant qui le connaissait se mit à se moquer de Iouchka :
     — Qu’as-tu à fouler notre terre, sacré épouvantail ? Crève donc, ça sera peut-être plus gai, même si j’ai un peur de m’ennuyer sans toi…
     Et là, Iouchka se fâcha et, sans doute pour la première fois de sa vie, répondit :
     — Et qu’est-ce que je t’ai fait, en quoi est-ce que je vous dérange ? Mes parents m’ont mis au monde pour y vivre, je suis né régulièrement, le monde a besoin de moi autant que de toi, on ne peut donc pas se passer de moi…
      Sans l’écouter jusqu’au bout, le passant se mit en colère :
     — Qu’est-ce qui te prend ? Que dis-tu ? Comment oses-tu te comparer à moi, te mettre sur le même pied que moi, sale monstre ?
     — Je ne me place pas sur le même pied que toi, dit Iouchka, mais nous sommes aussi nécessaires l’un que l’autre…
     — Ne fais pas le malin avec moi ! s’écria le passant. Je suis plus malin que toi ! Voyez-vous ça, un vrai moulin à paroles, je vais t’apprendre la raison !
     Faisant un moulinet du bras, le passant donna avec rage un violent coup dans la poitrine de Iouchka qui tomba à la renverse.
     — Repose-toi, fit le passant qui rentra chez lui boire du thé.
     Resté allongé face contre terre, Iouchka ne se releva pas et ne bougea plus.
     Bientôt passa quelqu’un, un menuisier sortant d’un atelier de meubles. Il cria à l’adresse de Iouchka, puis le retourna sur le dos et vit dans la pénombre les yeux blancs, grands ouverts et immobiles, de Iouchka. Il avait la bouche toute noire ; le menuisier essuya de sa paume les moustaches de Iouchka et comprit que c’était du sang coagulé. Il tâta encore l’endroit qu’avait occupé la tête de iouchka, face contre terre, et sentit l’humidité du sol, qu’avait inondé le flot de sang jailli de la gorge de Iouchka. 
     — Il est mort, soupira le menuisier. Adieu, Iouchka, et pardonne-nous à tous. Les gens t’ont mis au rebut, drôles de juges !
     Le patron de la forge fit les préparatifs en vue de l’enterrement de Iouchka. Sa fille Dacha lava le corps et on le disposa sur une table dans la maison du forgeron5. Tout le monde vint défiler devant le corps du défunt pour lui dire adieu, les vieux comme les jeunes, tous les gens qui connaissaient Iouchka et avaient fait des gorges chaudes sur son dos et l’avaient martyrisé de son vivant.
     Puis on enterra Iouchka et on l’oublia.  Néanmoins, la vie des gens ne s’améliora pas du tout sans Iouchka6. Désormais, ils pratiquaient la dérision et la méchanceté entre eux et à leurs dépens, puisque Iouchka n’était plus là pour supporter en silence la colère et la dureté, les railleries et les malveillances d’autrui.
     On repensa de nouveau à Iouchka au cœur de l’automne; Par une sombre journée au temps pluvieux, arriva à la forge une jeune fille qui demanda au patron : où pouvait-elle trouver Iéfim Dmitriévitch7? 
     — Quel Iéfim Dmitriévitch ? s’étonna le forgeron. Ce nom est inconnu, par ici.
     La jeune fille, l’ayant entendu, demeura cependant, semblant attendre quelque chose. Le forgeron lui jeta un coup d’œil, histoire de voir qui lui était envoyé par le mauvais temps. La jeune fille était d’apparence chétive et de petite taille, mais, dans sa délicatesse et sa pureté, sa figure affichait une telle gentillesse et une telle douceur, ses grands yeux gris, qui avaient l’air prêts à tout instant à se remplir de larmes, montraient tant de tristesse que le forgeron s’adoucit, et qu’il devina soudain :
     — N’est-ce pas de Iouchka, que tu parles ? C’est vrai que, sur son passeport, il était écrit Dmitritch…
     — Iouchka, chuchota la jeune fille, c’est vrai. Lui-même se désignait par Iouchka.  
     Le forgeron se tut quelques instants.
     — Et vous, par rapport à lui ? Vous êtes de sa famille, c’est ça ?
     — Pas du tout. J’étais orpheline, et Iéfim Dmitriévitch m’a placée, toute petite, dans une famille à Moscou, puis il m’a mise comme pensionnaire dans une école… Chaque année, il venait me voir et m’amenait de l’argent pour mon entretien et mes études de l’année. Maintennat, je suis grande et j’ai fini mes cours à l’université, mais je n’ai pas eu la visite de Iéfim Dmitriévitch cet été. Dites-moi où il est – il racontait qu’il travaillait chez vous depuis vingt-cinq ans…
     — Un quart de siècle a passé, nous avons vieilli ensemble, dit le forgeron.
     Il ferma sa forge et conduisit sa visiteuse au cimetière. La jeune fille y tomba à terre, là où gisait Iouchka, celui qui s’était occupé d’elle depuis son enfance, l’homme qui se passait de sucre pour qu’elle, elle puisse en avoir.
     Elle savait de quoi souffrait Iouchka et, ayant terminé ses études de médecine, elle était venue jusqu’ici pour soigner celui qui l’aimait plus que tout au monde et qu’elle-même aimait de toute la lumière et de toute la chaleur de son cœur…
     Bien du temps s’est écoulé. La jeune doctoresse s’est installée définitivement dans notre ville. Elle s’est mise à travailler à l’hôpital pour phtisiques, faisant le tour des logis de tuberculeux sans jamais demander d’argent. Elle-même a vieilli, à présent, mais elle continue comme par le passé à  passer son temps à soigner et à réconforter les malades, apaisant inlassablement les souffrances et faisant reculer la mort des gens qui s’affaiblissent. Et tout le monde la connaît en ville, on l’appelle la fille du bon Iouchka, ce Iouchka dont on ne se souvient plus depuis longtemps, de même qu’on a oublié qu’elle n’est pas sa fille.    





  1. Bouillie de céréales.
  2. Je n’ose pas mettre alien, mais c’est l’idée…
  3. Diminutif du prénom Daria.
  4. Forme de tuberculose. L’auteur lui-même en mourra une quinzine d’années après avoir écrit cela, d’une tuberculose contractée auprès de son fils…
  5. Tradition russe.
  6. Je ne sais pas si René Girard avait lu ce texte…
  7. Fils de Dmitri. Dmitritch en est une abréviation, un peu plus loin.















Nikita 

(Andreï Platonov, 1945)




     Tôt le matin, la mère partit travailler aux champs. La famille ne comptait pas de père ; le père, il y avait longtemps qu’il était allé accomplir une tâche importante – il était parti à la guerre, et n’en était pas revenu. La mère attendait chaque jour son retour, mais il ne se montrait pas.
     Restaient maître de l’isba et de toute la cour le seul Nikita et ses cinq ans. En partant, la mère lui avait dit de ne pas causer d’incendie, de ramasser les œufs dans les débarras et sous les haies, de veiller à ce qu’un coq étranger ne vienne pas dans la cour s’en prendre au leur, et de déjeuner du lait et du pain qu’elle avait laissés sur la table, le soir, après son retour, elle lui préparerait quelque chose de chaud pour son dîner.
     — Ne polissonne pas, Nikitouchka1, le père n’est pas là, disait la mère. Tu es raisonnable, à présent, et tout notre bien est ici, dans cette isba et dans cette cour.
     — Je suis raisonnable, notre bien est ici et le père n’est pas là, disait Nikita. Mais toi, maman, rentre bien vite, ce soir, sinon j’ai peur.
     — Mais peur de quoi ? Le soleil brille dans le ciel, les champs sont pleins de monde, n’aie pas peur et reste seul tranquillement…
     — Oui, mais le soleil est loin, répondait Nikita, et un nuage peut venir le cacher.
     Demeuré seul, Nikita fit le tour de l’isba silencieuse – la chambre, une autre pièce où se dressait le poêle à la russe, et il passa dans l’entrée. De grosses mouches ventrues y bourdonnaient, une araignée somnolait sur sa toile dans un coin, un moineau avait franchi le seuil en sautillant pour chercher des petits grains dans le sol de terre battue de l’isba.
     Nikita les connaissait bien tous : et les moineaux, et les araignées, et les mouches, et les poules de la cour ; il s’en lassait, même. Il avait envie, à présent, de voir des choses qu’il ne connaissait pas. Ce qui fit que Nikita s’en alla plus loin dans la cour, jusqu’à la grange où se tenait dans l’obscurité un tonneau vide. Un petit homme vivait sûrement à l’intérieur du tonneau ; il dormait dans la journée et sortait la nuit pour boire de l’eau, manger du pain et songer à quelque chose puis, au matin, il allait de nouveau se cacher dans le tonneau et y dormir.
     — Je te connais, c’est là que tu vis, dit Nikita, dressé sur la pointe des pieds et s’adressant au tonneau sombre et creux, en hauteur, puis il frappa du poing le flanc du tonneau. Debout, flemmard ! Qu’est-ce que tu vas manger cet hiver ? Va bêcher un peu le millet, tu recevras un troudodien2 !
     Nikita prêta l’oreille. Le tonneau restait silencieux. « Il est mort, ou quoi ? » se dit Nikita. Mais un cercle du tonneau grinça, et Nikita recula. Il comprit que l’hôte des lieux s’était tourné sur le côté, ou qu’il avait l’intention de se lever et de courir après Nikita.
     Mais qui était-il donc, celui-là qui vivait dans le tonneau ? Nikita se le représenta aussitôt. C’était un petit homme vif. Il avait une longue barbe qui atteignait le sol quand il sortait la nuit, il en balayait les saletés par mégarde, laissant des traînées toutes propres dans la grange. 
     Sa mère ne retrouvait plus ses ciseaux. C ‘était lui, sans doute, qui avait pris les ciseaux pour se tailler la barbe.
     — Rends les ciseaux ! demanda Nikita à voix basse. Mon père va rentrer de la guerre, il te les reprendra, de toute façon, il n’a pas peur de toi. Rends-les !
     Le tonneau restait muet. Loin dans la foêt, derrière le village, quelqu’un poussa comme un hululement, et le petit habitant du tonneau lui fit écho d’une voix effrayante :
     — Je suis là !
     Nikita se rua hors de la grange. Un bon soleil brillait dans le ciel, les nuages ne le masquaient pas pour le moment, et Nikita, épouvanté, regarda le soleil pour lui demander de venir à son secours.
     — Quelqu’un vit dans le tonneau ! dit Nikita en s’adressant au ciel.
     En réponse, le bon soleil continua à briller, lui présentant son chaud visage. Nikita s’aperçut que le soleil ressemblait à son grand-père mort, qui se montrait toujours caressant avec lui, de son vivant, lui adressant un sourire à chaque fois qu’il le regardait. Nikita se dit que le grand-père était parti à présent vivre sur le soleil.
     — Grand-père, où es-tu, c’est là-bas que tu vis ? demanda Nikita. Reste là-bas, moi je vais vivre ici avec maman.
     Derrière le potager, dans le maquis de bardanes et d’orties, se trouvait un puits. On n’en tirait plus d’eau depuis longtemps, car au kolkhoze on avait creusé un autre puits qui donnait de la bonne eau.
     Dans les profondeurs de ce puits perdu, dans son obscurité souterraine, on voyait l’eau claire, avec le ciel pur et les nuages défilant au soleil. Nikita se pencha sur la margelle et demanda :
     — Vous faites quoi, là-bas ?
     Il pensait que vivaient au fond de petits êtres aquatiques. Il les connaissait, il les voyait dans ses rêves et voulait les attraper quand il se réveillait, mais ils s’enfuyaient loin de lui et, courant dans l’herbe, regagnaient le puits, leur demeure. Ils avaient la taille d’un moineau, mais ils étaient pansus, chauves, humides et maléfiques ; ils voulaient sûrement avaler les yeux de Nikita en profitant de son sommeil.
     — Vous allez voir ! dit Nikita dans le puits. Et pourquoi vous vivez là ?
     L’eau du puits se troubla soudain et un gros bruit de mâchoires engloutissant quelque chose se fit entendre. Nikita ouvrit la bouche pour crier, mais ne put émettre aucun son, il était muet de terreur ; son cœur avait des tressaillements.
     « Il y a encore un géant qui vit ici avec ses enfants ! » estima Nikita.
     — Grand-père ! cria-t-il de tous ses poumons, les yeux tournés vers le soleil. Grand-père, tu es là ? Et Nikita revint à toutes jambes vers la maison. 
     Il reprit ses esprits à côté de la grange. Sous la haie bordant la grange, on voyait deux trous de terrier s’enfoncer dans la terre. Il y avait, là encore, des habitants cachés. Mais qui étaient-ils donc ?
     « Peut-être des serpents ! » Ils allaient sortir à la nuit, se glisser dans l’isba, piquer sa mère, et celle-ci mourrait.
     Nikita fonça dans la maison, prit deux bouts de pain sur la table et revint avec eux. Il disposa un bout de pain devant chaque trou et dit aux serpents :
     — Les serpents, mangez le pain mais n’allez pas chez nous la nuit.
     Nikita jeta un coup d’œil à la ronde. Il y avait une vieille souche dans le potager. En la regardant, Nikita vit que c’était la tête d’un homme. La souche avait des yeux, un nez et une bouche, et la souche souriait à Nikita sans rien dire.
     — Et toi aussi, tu es vivante ? demanda le garçon. Viens chez nous au village, tu laboureras.
     La souche se racla la gorge pour toute réponse, son visage prit un air courroucé.
     — Bon, inutile d’y aller, reste ici, c’est mieux ! dit Nikita, effrayé.
     La campagne était sans un bruit, on n’entendait personne. Sa mère est loin dans les champs, trop loin pour qu’on puisse la rejoindre en courant. Nikita quitta la souche irritée et regagna l’entré de l’isba. Là, il n’avait rien à craindre, là, il y avait peu de temps que sa mère en était partie. Il faisait très chaud, à présent, dans l’isba. Nikita voulut boire le lait que lui avait laissé sa mère, mais en regardant la table, il s’aperçut que celle-ci était aussi un homme, à quatre jambes mais dépourvu de mains.
     Nikita retraversa l’entrée et sortit sur le perron. Plus loin, au-delà du potager et du puits, il y avait une vieille cahute de bains. Elle était chauffée au noir3, et sa mère disait que lorsque son grand-père était en vie, il aimait s’y baigner.
     La cabane était vieillotte et moussue comme une ennuyeuse petite isba.
« C’est notre grand-mère, elle n’est pas morte, elle s’est transformée en une petite isba ! pensa Nikita, regardant avec anxiété les bains du grand-père. Hein, elle est en vie, voilà sa tête – ce n’est pas une cheminée, c’est une tête – et elle a la bouche ébréchée. Elle a pris exprès l’allure d’une cabine de bains, mais c’est aussi un être humain ! Je le vois bien ! »
     Du dehors, un coq étranger entra dans la cour. Il ressemblait à ce berger maigre et barbu qui s’était noyé dans la rivière au printemps en voulant, pendant les crues, la traverser pour aller à un mariage, dans un autre village.
     Nikita jugea que le berger n’avait pas voulu être mort, et qu’il s’était changé en coq ; par conséquent, ce coq est aussi un homme, dissimulé. Ce sont partout des êtres humains, c’est juste leur apparence, qui n’est pas humaine.
     Nikita se pencha au-dessus d’une fleur jaune. C’était qui ? En la scrutant, Nikita vit peu à peu la petite face ronde prendre une expression humaine, on voyait déjà se former de petits yeux, se dessiner un nez et s’ouvrir une bouche humide exhalant le souffle d’une respiration.
     — Moi qui te prenais vraiment pour une fleur ! dit Nikita. Tiens, je vais voir ce que tu as à l’intérieur, as-tu des tripes ?
     Nikita cassa la tige – le corps de la fleur – et vit du lait à l’intérieur.
     — Tu étais bébé, tu tétais ta mère ! s’étonna Nikita.
     Il alla vers la vieille cabane de bains.
     — Grand-mère ! appela Nikita à voix basse.
     Mais, de sa bouche ébréchée, la grand-mère lui montra hargneusement les dents, comme à un étranger.
     « Tu n’es pas ma grand-mère, tu es quelqu’un d’autre ! » se dit Nikita.
     Les piquets de la clôture observaient Nikita comme autant de visages inconnus. Chacun d’eux était étranger et inamical ; l’un avait un sourire railleur, un autre pensait à Nikita avec animosité, le troisième s’appuyait avec les branches desséchées lui servant de mains au treillage, et se préparait à s’arracher de la clôture pour fondre sur Nikita.
     — Pourquoi êtes-vous ici ? dit Nikita. C’est notre cour ! 
     Mais, de toutes parts, les visages haineux de ces gens immobiles observaient Nikita d’un regard perçant. Il jeta un coup d’œil aux bardanes – elles devaient être gentilles. Mais même les bardanes agitaient à présent leurs grandes têtes d’un air sinistres, elles ne l’aimaient pas non plus.
     Nikita s’étendit par terre, plaquant son visage contre le sol. Des voix bourdonnaient à l’intérieur de la terre, il devait y avoir une foule de gens à vivre là, entassés dans le noir, on les entendait qui grattaient avec leurs mains pour se faufiler à l’air libre, à la lumière du soleil. La peur de Nikita s’accrut, il y avait partout des vivants, on le regardait de tous les côtés, et ceux qui ne pouvaient pas le voir voulaient venir vers lui, aspiraient à sortir de terre, de leurs terriers, de derrière la poutre noire au bas du toit de la grange. Il se tourna vers l’isba. L’isba le regardait comme une vieille tante de passage, venue d’un village lointain, et lui chuchotait : « hou-hou, les bons à rien, on vous a mis au monde — vous ne gagnez pas le pain blanc que vous mangez » .
     — Maman, rentre à la maison ! demanda Nikita à sa mère au loin. Qu’on t’inscrive juste un demi troudodien2. Des étrangers se sont installés dans notre cour. Viens les chasser !
     Sa mère ne l’entendit pas. Nikita alla derrière la grange pour voir si la souche-tête ne sortait pas de terre ; la souche a une grande bouche, elle va dévorer tous les choux du potager, et avec quoi sa mère fera-t-elle la soupe4 cet hiver ?
     Par derrière, Nikita observa craintivement la souche dans le potager. La face sombre, inhumaine et à l’écorce toute ridée, jeta un regard à Nikita de ses yeux qui ne cillaient pas.
     Et au loin, depuis la forêt derrière le village, retentit un cri sonore :
     — Maxime, où es-tu ?
     — Dans la terre ! répondit d’une voix étouffée la souche-tête.
     Nikita se retourna pour s’élancer dans les champs vers sa mère, mais il s’étala. Il était fou de peur ; ses jambes ne lui obéissaient plus, comme devenues elles aussi étrangères.  Alors il rampa sur le ventre, comme au temps où il était trop petit pour marcher.
     — Grand-père ! chuchota Nikita en regardant vers le ciel, vers le bon soleil.
     Un nuage vint cacher le soleil, dont la lumière ne fut plus visible.
     — Grand-père, reviens vivre chez nous !
     Le grand-père-soleil sortit du nuage, comme écartant d’un coup de sa figure l’ombre ténébreuse pour voir son petit-fils rampant faiblement sur la terre. À présent, le grand-père le regardait ; Nikita se dit que son grand-père le voyait, se releva et courut vers sa mère.
     Il courut longtemps. Il traversa en trombe la rue vide et empoussierrée du village puis, fatigué, s’assit contre une haie, à l’ombre d’un séchoir à blé.
     Nikita ne voulait pas faire une longue halte. Mais, sans qu’il y prit garde, sa tête s’inclina vers le sol, il s’endormit et ne se réveilla que vers le soir. Le nouveau berger ramenait le troupeau au kolkhoze. Nikita allait partir plus loin dans les champs retrouver sa mère, mais le berger qu’il était plus tard que ça, et que sa mère avait quitté depuis longtemps son travail aux champs pour rentrer chez elle.
     À la maison, Nikita vit sa mère. Assise à la table, elle ne quittait pas des yeux un soldat âgé qui mangeait du pain en buvant du lait.
     Le soldat jeta un coup d’œil à Nikita, puis il se leva du banc et le prit dans ses bras. Le soldat sentait le chaud, quelque chose de bon et de paisible, le pain et la terre. Intimidé, Nikita se taisait.
     — Bonjour Nikita, dit le soldat. Tu m’as oublié, depuis le temps, tu étais encore un nourrisson quand je t’ai embrassé avant de partir à la guerre. Mais moi, je me souviens de toi, à deux doigts de la mort, je repensais à toi.
    Voici ton père, Nikitouchka1, il est rentré à la maison, dit la mère en essuyant ses larmes avec son tablier.
     Nikita regarda son père – sa figure, ses mains, la médaille sur sa poitrine – et toucha du doigt les boutons clairs de sa chemise.
     — Et tu ne nous quitteras plus ?
     — Non, fit le père, à présent je vais vivre tout le temps avec toi. Nous avons écrasé l’ennemi, il est temps pour moi de penser à toi et à ta mère…
     Au matin, Nikita sortit dans la cour et dit à haute voix, à l’adresse de tous ceux qui y habitaient – et les bardanes, et la grange, et les piquets de la clôture, et la souche-tête du potager, et les vieux bains du grand-père :
     — Mon père est arrivé chez nous. Il va vivre tout le temps avec nous.
     La cour demeurait silencieuse ; clairement, tout le monde craignait le père-soldat, et l’on n’entendait rien sous la terre, personne ne grattait pour sortir à l’air libre.
     — Viens avec moi, Nikita. Avec qui discutes-tu ?
     Le père était dans la grange. Il examinait et essayait les haches, les pelles, la scie, le rabot, les tenailles et d’autres choses métalliques qui se trouvaient là.
     Laissant là les instruments, le père prit Nikita par la main et fit avec lui le tour de la cour pour voir ce qui s’y trouvait, et dans quel état, ce qui était intact et ce qui était abîmé, ce dont on avait besoin et ce dont on pouvait se passer.
     Nikita, comme la veille, regardait bien en face toutes les créatures de la cour, mais à présent, il ne voyait pas d’homme caché en elles ; elles n’avaient ni yeux, ni nez, ni bouche, aucune n’abritait de vie malintentionnée. Les piquets de la clôture étaient de gros bâtons desséchés, aveugles et sans vie, les bains du grand-père étaient une vieille bicoque pourrie que sa vétusté enfonçait en terre. Nikita éprouvait même de la pitié pour ce cabanon en train de mourir et qui bientôt ne serait plus.
     Le père alla chercher une hache dans la grange et se mit à fendre la vieille souche du potager pour en faire du bois de chauffage. La souche s’écroula d’un seul coup, se décomposa de part en part, sa pourriture sèche s’élevant comme une fumée sous les coups de hache du père.
     Quand il ne resta plus rien de la souche, Nikita dit à son père :
     — Quand tu n’étais pas là, elle parlait, elle était vivante. Elle a un ventre et des jambes sous la terre.
     Le père ramena son fils à l’iba.
     — Non, dit le père, elle était morte depuis longtemps5. C’est toi qui prêtes vie à tout parce que tu as bon cœur. Pour toi, même une pierre est vivante, et ta défunte grand-mère vit une nouvelle vie sur la lune.   
     — Et grand-père, sur le soleil !
     L’après-midi, le père rabota des planches dans la grange pour refaire le plancher de l’isba, il donna aussi du travail à Nikita – redresser au marteau des clous tordus.
     Nikita se mit à jouer du marteau avec ardeur, comme un grand. Lorsqu’il eut redressé son premier clou, il aperçut en lui un brave petit homme qui lui souriait sous son chapeau métallique. Il le montra à son père en disant :
     — Et pourquoi les autres étaient-ils méchants – et les bardanes, et la souche-tête, et les créatures dans l’eau, alors que celui-ci est un brave petit homme ?
     Le père caressa les cheveux blonds de son fils et répondit :
     — Les autres, tu les avais inventés, Nikita, ils n’existent pas, ils sont éphémères et ça les rend mauvais. Alors que cet homme-clou, tu l’as fabriqué en te donnant de la peine, alors il est bon.
     Nikita devint pensif.
     — Allez, je vais me donner de la peine pour les fabriquer tous, et ils seront tous vivants.
     — Vas-y, fiston, acquiesça le père. Vas-y, brave Kit5.
     Son père, quand il repensait à Nikita au long de la guerre, l’appelait toujours en son for intérieur « brave Kit » . Le père savait que Nikita était né bon, et qu’il le resterait toute sa vie.
     



  1. Diminutif de Nikita. 
  2. Journée de travail, unité de compte au kolkhoze, valant ensuite pour le paiement en nature et en argent.
  3. Sans ouverture pour la fumée.
  4. « Chtchi », soupe aux choux dans laquelle on ajoute des céréales et, quand on le peut, du lard.
  5. Ici abréviation de Nikita. (sans majuscule, kit signifie : baleine…)






Le lièvre reconnaissant

 (Conte bachkir, date inconnue)




     Un jour de fête, les parents envoyèrent leur jeune fils lancer des invitations : « Invite l’oncle untel, le grand-père chose, le gendre machin… » , et lui citèrent tant de noms qu’il ne put les retenir.
     Le garçon obéissant se hâta de sortir de chez lui et voilà qu’il avait oublié les noms de ceux qu’on lui avait dit d’inviter. Il n’osa pas retourner à la maison pour les redemander. Il réfléchit : « Je vais inviter tous les gens du village, parmi eux se trouveront bien ceux dont on m’a parlé » . Et il se dépêcha de faire le tour de toutes les maisons, dans toutes les rues et toutes les ruelles du bourg. Tout le monde le remercia et promit de venir. Le garçon rentra chez lui.
     Les invités se mirent à arriver. L’un après l’autre, tous les habitants du village se rassemblèrent, attendant qu’on les régale. Le père et la mère étaient fort effrayés :
     — Comment faire ? Où trouver de quoi régaler tout ce monde ?
     Le garçon expliqua à ses parents qu’il avait oublié les noms, ce pourquoi il avait invité le village entier.
     Les invités attendent. On leur amène à table toutes les réserves de la maison, et les parents, aussi bien que le garçon, voient que ça ne fait pas grand chose.
     — C’est de ta faute, à toi de réparer ! dirent au garçon les parents mécontents.
     Le garçon se mit à pleurer en voyant qu’il avait causé l’affliction de ses parents. En larmes, il sortit de la maison, franchit en courant la haie et partit dans les bois. Là, il s’assit sur une vieille souche pour se lamenter.
     Soudain, il aperçoit un vieil ami qui accourt en bondissant – un lièvre gris. Ce lièvre, le garçon compatissant l’avait recueilli chez lui, car le lièvre était orphelin, et puis, une fois le lièvre devenu grand, il l’avait relâché dans la forêt. Le lièvre accourut en bondissant et s’assit aux pieds du garçon.
     Celui-ci lui raconta son chagrin. Le lièvre l’écouta, remua ses longues oreilles, se dressa sur ses pattes de derrière, prit la main du garçon dans celles de devant et lui dit :
     — Bon, ne t’afflige pas, mon ami ! Rentre chez toi – tout va s’arranger… Et le lièvre fit un bond de côté et repartit rapidement dans la forêt, hop, il n’était plus là !
     Le garçon obéit au lièvre et, sortant de la forêt, rentra à la maison.  Là, les invités ont déjà mangé toutes les victuailles et bu toutes les boissons que la maison contenait. Ils attendent la suite, ils ne repartent pas.  Certains d’entre eux ont commencé à reprocher à leurs hôtes de les avoir invités pour les régaler aussi maigrement. Il y en a qui se fâchent carrément et disent :
     — C’était bien inutile d’inviter tout le monde, quand on n’a pas de quoi satisfaire les gens !
     À ce moment, quelqu’un regarda par la fenêtre et, épouvanté, appela tous les autres. Qui vinrent à la fenêtre et prirent également peur, avant de s’étonner : qu’est-ce que c’est que ça ?  La rue est pleine de bêtes sauvages de toutes sortes, chacune traînant quelque chose.
     Les ours roulent des tonnelets de miel, Les loups traînent des quartiers de viande, les cerfs portent précautionneusement accrochés à leurs bois des seaux pleins de lait, les gerboises et les sousliks1 traînent de petits sacs de grain, les écureuils et les lièvres, de pleins paniers de baies, de noix et de noisettes, les renards ont dans la gueule des poules et des oies. Le lièvre avait demandé à ses amis de la forêt de venir en aide à la détresse du garçon. Il leur avait raconté comment ce garçon s’était occupé de lui et l’avait ensuite remis en liberté. La cour se retrouva encombrée de tout ce qu’amenaient les bêtes. Celles-ci, en masse, firent ensuite demi-tour et quittèrent le village pour retourner dans les bois. Dans la maison, les invités restaient muets d’étonnement.
     Le père et la mère ne se tenaient plus de joie. Mais c’était encore le garçon le plus heureux. On régala les invités trois jours et trois nuits. Lorsqu’ils repartirent chez eux, il restait encore plein de victuailles.
     Voilà comment le lièvre remercia le brave garçon pour l’avoir élevé, et lui avoir ensuite rendu la liberté. C’était, lui aussi, un brave lièvre.     



1. Encore appelés spermophiles ou zisels…

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