jeudi 29 mars 2018

À Noël (Anton Tchékhov)


     Femmes émotives et inquiètes, hommes stupides ou hébétés, incultes, sans scrupules et brutaux : cette nouvelle du passage de 1900 – elle est écrite à la fin de 1899 et publiée au début de janvier – diffère peu de l’univers habituel de Tchékhov, dont la pitié envers le peuple reste lucide et teintée de pessimisme. L’écrivain public fait des fautes d’orthographe et de grammaire, et complète sa missive avec ce qui lui passe par la tête, le gendre se moque allègrement de tout cela, la fille s’étouffe d’émotion comme sa mère qui ne trouvait plus ses mots. Les lièvres courent dans la neige, mais l’échange entre les deux femmes est figé, comme rendu impossible par les hommes-écrans.

     Cette nouvelle fut traduite en 1967 pour l’édition de la Pléiade par Madeleine Durand et Édouard Parayre, révision de Lily Denis. Auparavant, elle l’avait été par Denis Roche, sous le titre Pour les fêtes.






À Noël

(Anton Tchékhov)




I

     — Que faut-il écrire ? demanda Iégor en trempant la plume dans l’encre.

     Cela faisait quatre ans que Vassilissa n’avait plus revu sa fille. Après son mariage, sa fille Iéphimia1 était partie à Saint-Pétersbourg avec son mari, elle avait écrit deux lettres, après quoi, elle avait disparu sans plus donner signe de vie. Aussi bien en trayant sa vache à l’aube qu’en allumant le poêle ou bien en sommeillant, la nuit, la vieille ne pensait qu’à une seule chose : comment se portait Iéphimia, était-elle encore de ce monde ? Il aurait fallu lui écrire, mais le vieux2 ne savait pas écrire, et elle n’avait personne à qui demander.

     Mais voici que Noël était arrivé, Vassilissa n’y tint plus et s’en alla au cabaret voir Iégor, le frère de la patronne, lequel, sitôt rentré du service militaire3, s’était installé à demeure au cabaret, sans plus rien faire ; on disait qu’il pouvait tourner de belles lettres, à condition de le payer comme il convenait. Au cabaret, Vassilissa discuta d’abord avec la cuisinière, puis avec la tenancière, et enfin avec Iégor lui-même. Ils s’entendirent sur une somme de quinze kopecks.

     À présent – dans la cuisine du cabaret, le deuxième jour de fête – Iégor était assis à la table, la plume en main. Vassilissa se tenait devant lui, réfléchissant, une expression soucieuse sur le visage. L’avait accompagnée Piotr, son vieux, de haute taille et très maigre, le crâne chauve et foncé ; il se tenait aussi debout, le regard immobile et fixe comme celui d’un aveugle. Sur le fourneau, du porc cuisait dans un casserole en chuintant et en renâclant, en faisant comme des « fliou, fliou, fliou » . Il faisait très chaud.

     — Que faut-il écrire ? redemanda Iégor.

     — Minute ! fit Vassilissa en lui jetant un regard méfiant et courroucé. Doucement ! Ce n’est pas gratis, tu écris pour de l’argent, non ? Bon, écris. À notre cher gendre Andreï Chrissanthytch4 et à notre unique fille chérie Iéphimia Piétrovna5, notre profond salut plein d’amour et notre indéfectible à jamais bénédiction parentale.

     — C’est fait. Envoie la suite.

     — Nous vous souhaitons de bonnes fêtes de Noël, nous sommes en vie et en bonne santé, ce que nous vous souhaitons au nom du Seigneur… qui règne dans les cieux.

     Vassilissa réfléchit et échangea un regard avec le vieux.

     — Ce que nous vous souhaitons au nom du Seigneur… qui règne dans les cieux, répéta-t-elle en se mettant à pleurer.

     Elle ne trouvait plus rien à dire. Alors qu’avant, la nuit, quand elle y pensait, il lui semblait avoir de quoi remplir dix lettres, et davantage. Depuis le moment où sa fille était partie avec son mari, beaucoup d’eau avait coulé jusqu’à la mer, les deux vieillards vivaient comme des orphelins et poussaient de longs soupirs, la nuit, tout comme s’ils avaient enterré leur fille. Et, depuis ce temps, que de choses s’étaient passées au village, que de mariages, que de morts ! Et que les hivers étaient longs ! Et les nuits, qu’elles étaient longues !

     — On étouffe ! dit Iégor en déboutonnant son gilet. Ça doit taper soixante-dix degrés. Ensuite ? demanda-t-il.

     Les deux vieux se taisaient.

     — Il fait quoi, ton gendre ? s’enquit Iégor.

     — Il était soldat, petit père, tu le sais bien, répondit le vieux d’une voix faible. Il a fini son service en même temps que toi. Il était à l’armée, et maintenant, donc, il travaille à Pétersbourg, dans un établissement d’hydrotarapie6. Le docteur traite les malades par l’eau. Ainsi, il est portier chez le docteur.

     — Regarde, c’est écrit là, dit la vieille en sortant une lettre de son châle. C’est Iéphimia qui nous l’a envoyée, Dieu sait quand. Peut-être qu’ils ne sont plus de ce monde, à présent.

     Iégor réfléchit quelques instants et se mit à écrire rapidement.

     « À l’heure actuelle, écrivit-il, puisque votre destinée vous a donné l’emploi d’une Carrière Militère7, nous vous conseillons de jeter un coup d’œil au Règlement des Punitions Disciplinaires et de la Législation Criminelle du Département Militère, et vous verrez dans laditte Législation la cyvilisation de la Hiérarchie Militère. »

     Il lisait à haute voix tout en écrivant, tandis que Vassilissa pensait à ce qu’il conviendrait d’écrire, dans quelle gêne ils s’étaient retrouvés l’année dernière, le pain avait même manqué avant la Noël, il avait fallu vendre la vache. ll faudrait demander de l’argent, il faudrait écrire que le vieux est souvent souffrant et qu’il rendra bientôt, faut croire, son âme à Dieu… Mais comment dire ça avec des mots ? Que dire d’abord, que dire ensuite ?

     « Accordez de l’attention, écrivait toujours Iégor, au tome 5 des Arrêtés Militères. Soldat est le Nom général et illustre. Sont appelés Soldats aussi bien le tout Premié Général que le dernier Homme de troupe… »

     Le vieux remua les lèvres et dit à voix basse :

     — On pourrait voir les petits-enfants, ça ne ferait pas de mal.

     — Quels petits-enfants ? se fâcha la vieille ? Il n’y en a peut-être pas !

     — Des petits-enfants ? Peut-être qu’il y en a. Qui sait ?

     « Ce pourquoi vous pouvez juger, se hâtait Iégor, quel est l’ennemi Étranger et quel est l’ennemi Intérieur. Le tout Premié Ennemi Intérieur, c’est Bacchus. »

     Sa plume grinçait en traçant sur le papier des arabesques semblables à des hameçons. Iégor se dépêchait et relisait plusieurs fois chaque ligne. Il était assis sur un tabouret, les jambes largement écartées sous la table, bien nourri, costaud, le visage mafflu et la nuque rougeaude. C’était la vulgarité même, grossière, arrogante, invincible, fière d’être née et d’avoir grandi au cabaret, et Vassilissa le voyait bien, mais ne trouvait pas les mots pour le dire, elle regardait simplement Iégor d’un air fâché et soupçonneux. La voix de iégor prononçant des mots incompréhensibles et la chaleur suffocante lui donnaient mal à la tête, ses pensées s’embrouillaient, elle ne disait plus rien, ne pensait plus à rien, elle attendait juste que s’arrêtât le grincement de la plume. Le vieux, lui, avait un regard plein de confiance. Il avait confiance dans la vieille qui l’avait traîné là, et dans Iégor ; et lorsqu’il avait mentionné tout à l’heure l’établissement d’hydrothérapie, il l’avait fait en croyant visiblement à l’établissement et à la vertu curative de l’eau8.

     Ayant fini d’écrire, Iégor se leva et relut toute la lettre. Sans la comprendre, le vieux acquiesça de la tête.

     — C’est pas mal, ça coule… dit-il. Que Dieu te garde en bonne santé. Pas mal…

     Après avoir posé trois pièces de cinq kopecks sur la table, les deux vieux quittèrent le cabaret ; le vieux avait un regard fixe d’aveugle et son visage respirait la confiance, tandis que Vassilissa, en sortant, fit un moulinet menaçant à l’adresse du chien et dit rageusement :

     — Hou, la plaie !

     La vieille ne put fermer l’œil de toute la nuit, roulant des pensées inquiètes ; à l’aube, elle se leva, fit une prière et partit à la gare envoyer la lettre.

     Il y avait onze verstes9, jusqu’à la gare.        


  1. Euphémie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Euph%C3%A9mie_de_Chalc%C3%A9doine
  2. Ne parlons même pas d’elle…
  3. Très long. Encore douze ans jusqu’en 1873, passé ensuite à six ans, plus neuf ans dans la réserve. À partir de 1874, par tirage au sort dans toutes les couches de la population, avec des exceptions variées (fils unique, etc) et des réductions de temps pour études.
  4. Fils de Chrissanth ou, francisé Crisant :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Crisant_et_Daria_(saints)
  5. Fille de Piotr –  c’est notre vieux.
  6. Le mot russe est écorché.
  7. Notre écrivain public parle mal, fait des fautes d’orthographe et écrit n’importe quoi, histoire que les deux vieux en aient pour leur argent, en termes de volume…
  8. Scepticisme de Tchékhov ? Notre médecin ne se fait pas trop d’illusions sur la médecine de son temps…
  9. La verste fait un peu plus d’un kilomètre.




II

     L’établissement hydrothérapique du docteur B.O. Moselweyser1 était ouvert pour le Nouvel an comme les autres jours, tout au plus le suisse Andreï Chrissanthytch arborait-il des galons neufs sur son uniforme, ses bottes luisaient-elles d’un éclat particulier et le suisse accueillait-il tous les arrivants en leur souhaitant la Bonne année, et un bonheur neuf2.

     C’était le matin. Andreï Chrissanthytch se tenait à côté de la porte, lisant le journal. À dix heures précises arriva le général, l’un des clients réguliers, et derrière lui – le facteur. Andreï Chrissanthytch débarrassa le général de son manteau et lui dit :

     — Bonne année, un bonheur neuf, Votre Excellence !

     — Merci, mon ami. À toi aussi.

     Et, montant l’escalier, le général montra de la tête une porte et demanda (il reposait la question chaque jour, et chaque jour oubliait la réponse) :

     — Et qu’y a-t-il dans cette pièce ?

     — Un cabinet de massage, Votre Excellence !

     Lorsque les pas du général décrurent, Andreï Chrissanthytch examina le courrier et y trouva une lettre à son nom. Il la décacheta et et parcourut quelques lignes, puis, sans hâte, en regardant le journal, il se rendit dans sa chambre, qui était en bas, au bout du couloir. Son épouse Iéphimia était assise sur le lit, donnant le sein à un enfant ; un autre enfant, l’aîné, se tenait debout à côté d’elle, sa tête bouclée posée sur les genoux de sa mère, un troisième enfant dormait sur le lit. 

     Une fois entré, Andreï tendit la lettre à sa femme en disant :

     — Ça doit venir du village.

     Puis il ressortit, les yeux toujours rivés au journal, et s’arrêta dans le couloir, non loin de la porte de sa chambre. Il entendait Iéphimia lire les premières lignes d’une voix tremblante. Elle les lut et dut s’arrêter ; ces quelques lignes suffirent à lui faire monter les larmes aux yeux et, étreignant l’aîné de ses petits, l’embrassant, elle se mit à parler, on ne pouvait démêler si elle riait ou si elle pleurait.

     — Cela vient de la grand-mère, du grand-père, disait-elle. Du village… Reine des cieux, saints protecteurs. Il est tombé beaucoup de neige, là-bas, au ras des toits… les arbres sont tout blancs. Les petits gamins dans des traîneaux minuscules… Et le grand-père chauve sur le poêle… et le petit chien jaune. Mes chéris !

     Andreï Chrissanthytch se souvint, en l’écoutant, que sa femme lui avait donné trois ou quatre fois des lettres qu’elle lui avait demandé d’expédier au village, mais des affaires importantes l’en avaient empêché : il ne les avait pas envoyées, les lettres s’étaient égarées.

     — Et les petits lièvres courent dans les champs, continuait à larmoyer Iéphimia, tout en pleurs et couvrant de baisers son petit garçon. Le grand-père est doux, bon, la grand-mère aussi, est bonne, elle est compatissante. Au village, on vit honnêtement, dans la crainte de Dieu… Et il y a une petite église, les moujiks chantent en chœur. Si seulement la Reine des cieux, la Mère protectrice, pouvait nous faire sortir d’ici et nous y ramener !

  Andreï Chrissanthytch revint dans sa chambre pour fumer un peu tant qu’il n’y avait pas d’arrivée, et Iéphimia se tut brusquement et s’essuya les yeux, seules ses lèvres continuaient à trembler. Elle avait peur de lui, une peur affreuse ! Elle en tremblait en entendant ses pas, mourait de peur sous son regard et n’osait pas prononcer devant lui la moindre parole.

     Andreï Chrissanthytch alluma une cigarette, mais quelqu’un sonna juste à ce moment. Il éteignit sa cigarette et, se composant un visage des plus grave, courut à la grande porte. 

     Tout rose et rafraîchi par le bain, le général redescendait l’escalier.

     — Et c’est quoi, dans cette pièce ? demanda-t-il en indiquant l’autre porte.

     Andreï Chrissanthytch se redressa, le petit doigt sur la couture du pantalon, et répondit d’une voix forte :

     — La douche de Charcot3, Votre Excellence !


  1. Qui, bien sûr, porte un nom allemand. Tchékhov croit au progrès, mais il a aussi une bonne dose de scepticisme, il parle souvent de médecine avec une ironie à peine contenue. Et le sérieux allemand le réjouit…
  2. Formule rituelle.
  3. Douche à haute pression, au départ pour soigner les troubles neurologiques.

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