samedi 14 avril 2018

Un curieux vol à la coopérative (Mikhaïl Zochtchenko)


    Mikhaïl Zochtchenko (1894-1958 a déjà été partiellement présenté dans l’introduction de la célèbre nouvelle Les aventures d’un singe (1946), qui valut de sérieux déboires à son auteur. Je l’ai déjà évoqué dans deux petites nouvelles humoristiques, Le baluchon et De l’inconvénient d’avoir des parents.

     Cet auteur, membre dans les années vingt des « Frères Sérapion », groupement littéraire réclamant la liberté de l’Art par opposition au Proletkult, s’était spécialisé dans les courts récits humoristiques, avec un très grand succès. 

     La présente nouvelle humoristique ouvre une série de « Récits machiavéliques » formant la troisième partie d’un recueil de nouvelles satiriques, les autres parties étant respectivement intitulées « L’argent » , « L’amour » , « Les échecs » et « D’étranges événements » . Ce livre, publié à partir du début de 1934 dans la revue « Terres vierges rouges » et édité ensuite sous le titre Le livre bleu – comprendre : le livre des illusions – fut dédié à Maxime Gorki, lequel avait conseillé à l’auteur de rédiger une description humoristique de la vie contemporaine. À cette époque, Zochtchenko est bien en cour, membre de l’Union des écrivains, il participera même en 1934 au honteux recueil sous la direction de Gorki et consacré au Canal Staline, reliant la Baltique à la Mer blanche, construit par les zeks, le livre en question glorifiant la « réhabilitation des hommes par le travail » …  Mais la Grande Terreur s’abat, et il va se courber davantage, rédigeant de petits livres pour enfants à la gloire de Lénine. Son autobiographie Avant le lever du soleil (1943) et sa nouvelle de 1946, Les aventures d’un singe – où le satiriste a sans doute cru, avec d’autres, que la victoire sur le nazisme autorisait une nouvelle liberté de ton, mirent un point final à sa carrière, qui succomba aux canonnades de Jdanov. Exclus de l’Union des écrivains, interdit de publication, il vivota grâce à des travaux de traduction…et de cordonnerie. Réhabilité et republié en dents de scie après la mort de Staline et un nouvel esclandre en 1954, il s’éteignit en 1958 et fut enterré dans un petit cimetière du golfe de Finlande, le régime lui refusant le carré des artistes dans le  cimetière Volkovo (ou Volkovskoïe) à Léningrad, dans le quartier Frounzé – nom qui nous fait retomber sur Boris Pilniak…

     Ma traduction est un peu plus libre que d’ordinaire, je me suis pas mal amusé, j’espère que le plaisir sera partagé.










Un curieux vol à la coopérative


(Mikhaïl Zochtchenko)





     Le vol existe chez nous. Mais, d’une certaine façon, nettement moins.
     Il y a des gens qui arrivent à s’amender et ne volent plus. D’autres ne se satisfont pas, si l’on peut dire, de la gamme de produits proposés. D’autres encore, faute de propriétaires et de millionnaires, modifient leur manière de voir et s’en prennent à présent aux biens de l’État.
     Mais bien sûr, ils ne s’y prennent pas de la même façon, naturellement.
     De nos jours, il n’y a que les imbéciles pour voler sans comprendre l’époque.
     Mais beaucoup de gens comprennent parfaitement l’époque et assimilent les tendances les plus nouvelles.
     Ainsi, récemment, dans notre coopérative, un vol a eu lieu. Et l’on a pu y voir, au minimum, une pensée philosophique.
     Voici les faits.
     Il s’agit donc d’une coopérative. D’un magasin coopératif, quoi. En d’autres termes, un distributeur accessible.
     On y trouve naturellement de nombreux articles. Des canards d’exportation sont visibles à la fenêtre. Du saumon aussi, on ne sait pourquoi. Du cochon, sauf votre respect. Du fromage. Cela, concernant l’alimentation. Il y a encore plein d’autres affaires. Des bas. Des peignes. Et cætera.
     Tout cela disposé en abondance et, si l’on peut dire, ornant avantageusement la vitrine.
     Et bien sûr, cela a attiré l’œil d’un voleur, naturellement.
     Bref : quelqu’un s’est introduit de nuit dans le magasin par la porte de service et y a fait un grand ménage.
     Et surtout, le gardien qui dormait à l’entrée n’a rien remarqué.
     — J’ai bien rêvé, cette nuit-là, dit-il, mais je n’ai rien perçu de tel, de l’autre monde.
     Et il a eu une peur bleue, soit dit en passant, lorsque le vol a été découvert. Il courait dans le magasin en s’agrippant à tout le monde. Il suppliait qu’on ne lui joue pas de sale tour. Et cætera.
     Le directeur prend la parole.
     — Ton affaire n’est pas grave. Évidemment, on ne va pas te féliciter pour avoir dormi, mais il est douteux qu’on te colle pour cela une quelconque inculpation1. N’aie donc pas peur. Ne te mets pas dans nos jambes par peur et n’énerve pas les vendeurs avec tes cris. Rentre chez toi dormir.
     Mais le gardien ne s’en va pas. Il reste sur place, en plein désarroi.
     Ce qui le plonge surtout dans le désarroi, c’est qu’on ait volé tant de choses. 
     — Le truc, dit-il, c’est que je ne comprends absolument pas. J’ai le sommeil léger et j’étends les jambes le long de la porte. Ce n’est pas possible, qu’on m’ait enjambé en trimballant deux sacs de sucre. Ça me paraît très étrange.
     Le directeur :
     — Tu devais sacrément dormir, fils de pute ! C’est plutôt effrayant, ce qu’on a pu barboter !
     Le gardien :
     — Ce n’est pas possible, qu’on ait beaucoup barboté. Je me serais réveillé.
     Le directeur :
     — Nous allons à l’instant faire l’inventaire du vol, nous verrons bien quel oiseau tu es – quelle énorme perte tu as causée à l’État.
     Ils s’y mirent, en présence de la milice2. On se mit à parler chiffres. À faire des calculs. À évaluer. Etc.
     Le pauvre gardien ne peut que lever les bras au ciel, c’est tout juste s’il ne pleure pas – jusque là, on voit l’homme souffrir dans son cœur de citoyen, il montre de la compassion pour l’État et se reproche d’avoir dormi.
     Le directeur :
     — Écrivez : « Dix pouds3 de sucre en morceaux. Cigarettes – cent-soixante paquets. Bas de dames – deux douzaines. Huit rondelles de saucisson… »
     Il dicte, et le gardien sursaute à chaque chiffre4.
     Soudain, la caissière déclare :
     — Dans la caisse – écrivez – on a volé des bons pour cent trente-deux roubles. Trois crayons à encre et des ciseaux.
     En entendant cela, le gardien se met à grogner, il tombe assis – jusque là, ce qu’on voit, c’est que l’homme s’afflige de l’énormité des pertes. 
    Le directeur dit à la milice :
     — Emmenez le gardien ! Il ne fait que gêner, avec ses grognements.
     Le milicien :
     — Écoute, tonton, rentre à la maison ! On te convoquera.
     À cet instant, le comptable s’écrie, depuis la pièce du fond :
     — J’avais une écharpe de soie accrochée au mur – elle n’est plus là. Je demande que ce soit écrit – j’exigerai qu’on m’indemnise pour mes pertes.
     Le gardien dit brusquement :
     — Quel salaud ! Je n’ai pas pris son écharpe. Et les huit rondelles de saucisson – c’est vraiment se moquer du monde ! Deux rondelles seulement ont été fauchées.
     Un terrible silence s’est installé dans le magasin.
     Le gardien :
     — Allez vous faire foutre ! J’avoue. C’est moi le voleur. Mais je suis tout de même un homme relativement honnête. Et cet inventaire me révolte, ça se pourrait bien. Je ne permets pas qu’on rajoute des choses inexistantes. 
     Le milicien :
     — Comment, comment ? Ainsi, tonton, il faut en conclure que c’est toi qui t’es introduit dans le magasin ?
     Le gardien :
     — Oui, c’est moi. Mais je n’ai pas touché aux bons, pas plus qu’aux ciseaux ni à l’écharpe de l’autre salaud. Si vous voulez tout savoir, j’ai pris un demi-sac de sucre, une douzaine de bas et deux rondelles de saucisson. Et je ne permettrai pas qu’une telle escroquerie s’abrite derrière moi. Je monte la garde pour défendre les intérêts de l’État. En tant que citoyen soviétique, je suis indigné par ce qui se passe ici – la façon impudente dont on me met en plus des choses sur le dos.
     Le directeur :
     — Bien sûr, nous pouvons nous tromper. Mais nous vérifierons. Si le vol est moindre, cela me réjouit beaucoup. Nous allons tout de suite peser tout ça.
     La caissière :
     — Pardon, les bons étaient tombés dans un coin. Les bons n’ont pas été volés. Mais les ciseaux manquent. 
     Le gardien :
     — Je vais à l’instant lui cracher dessus, en plein dans ses yeux arrogants ! Je n’ai pas pris ces ciseaux. Cherche un peu mieux que ça, cuisse de poulet ! Sinon, je vais venir te sortir de ta caisse.
     La caissière :
     — Ah, c’est exact, voilà les ciseaux. Ils étaient tombés derrière ma caisse. Je les vois.
     Le comptable :
     — L’écharpe aussi, je l’ai retrouvée. Elle s’était égarée dans ma poche latérale. 
     Le directeur :
     — Vous savez quoi, récrivez l’inventaire. Il ne manque effectivement qu’un demi-sac de sucre.
     Le gardien :
     — Recompte le saucisson, choléra. Ou je ne réponds pas de moi. S’il en est ainsi, j’ai un témoin – ma tante Nioucha.
     On fit rapidement le compte des marchandises. Il s’avéra que le vol était bien ce qu’avait dit le gardien.
     On se saisit du gardien et on l’emmena au poste.
     On arrêta également sa tante Nioucha. Les marchandises étaient cachées chez elle.
     Ainsi, comme vous pouvez le voir, à partir d’un vol de trois fois rien, on en bâfrait mille fois plus. On peut y voir , pour ainsi dire, le jeu de l’astuce et de l’imagination, et une sorte de pensée philosophique.
     Sans cela, à ce qu’on dit, pas moyen, de nos jours. Sans cela, seul un idiot s’avise de voler. Et il se fait vite pincer.
     Si bien que dans cette affaire, la ruse et l’astuce ont repris leurs droits. Et parfois, même, le frère Kant et le frère Nietzsche apparaissent comme des blancs-becs au regard de la pensée actuelle.
     Et l’on peut le voir clairement dans l’histoire qui suit5.  
        





  1. Pouvait coûter cher, en réalité, et encore bien davantage quelques années plus tard.
  2. Police.
  3. Le poud fait un peu moins de 16,5 kilogrammes.
  4. Le directeur en profite pour truander : en fait, il veut se faire rembourser/réattribuer plus de choses que ce qu’on lui a barboté… C’est l’éternelle tromperie sur la quantité (ou sur la qualité, dans d’autres cas), la « truffe » chez Soljénitsyne : déclarations mensongères,escroqueries. J’ai traduit, dans l’introduction, le nom de la troisième partie du Livre bleu par : « Récits machiavéliens » . Le terme russe signifie astuce perfide.
    Tous les autres s’affolent, ou ils essayent aussi d’en profiter. Après l’aveu du gardien, ils vont faire machine arrière…
  5. Ce récit n’était que le premier d’un ensemble. C’est tout pour le moment : that’s all, folks !  

1 commentaire:

  1. Bonjour, nous animons le site 'petites-nouvelles-russes.eu'. Nous désirons traduire dans nos pages des extraits du 'Livre bleu' de M. Zochtchenko. Nous serions heureux, si vous nous l'autorisez, à reproduire les deux nouvelles de cet ouvrages que vous avez traduites. G. Fernandez, responsable de publication

    RépondreSupprimer