mardi 24 avril 2018

Le spectre au château du génie (Nikolaï Leskov)


     Un autre récit, datant de 1882, de Nikolaï Leskov (1831-1895), auteur particulièrement apprécié de Tolstoï qui voyait en lui « le plus russe des écrivains russes » . Se reporter aux récits Le ravaudeur et La sentinelle pour plus de détails biographiques. À son habitude, Leskov s’abrite derrière un narrateur reproduisant un récit de type mémoriel. 
Cette traduction est dédiée à Hélène B, de Médiapart, qui m’a confectionné un joli répertoire de toutes ces traductions.




Le spectre au château du génie


(extrait des mémoires d’un cadet1)

(Nikolaï Leskov)

  



Chapitre premier

     Comme les gens, les maisons ont une réputation. Certaines maisons, de l’avis général, sentent le démon, c’est-à-dire que s’y manifeste, sous une forme ou sous une autre, une puissance plus ou moins diabolique, en tout cas incompréhensible. Des spirites se sont efforcés d’expliquer ce genre de phénomènes, mais comme leurs théories ne jouissent pas d’un grand crédit, le cas des maisons effrayantes demeure en l’état.
     À Pétersbourg, suivant une opinion très répandue,  le bâtiment reconnaissable de l’ancien Palais de Paul2, désormais connu sous le nom de château du génie, avait cette sorte de mauvaise réputation. Les phénomènes mystérieux imputés aux esprits et aux fantômes furent observés quasiment dès l’origine du château. Encore du vivant de l’empereur Paul, dit-on, la voix de Pierre le Grand y résonnait et, vers la fin, l’empereur Paul lui-même y apercevait l’ombre de son arrière-grand-père. Ce dernier point est rapporté, sans avoir jamais été réfuté, dans les recueils publiés à l’étranger où est décrite la mort inopinée de  Paul Piétrovitch3, ainsi que dans le très récent ouvrage russe de M. Kobeko4. Cet arrière-grand-père aurait quitté sa tombe pour aller avertir son descendant que ses jours étaient comptés, et sa mort proche. La prédiction s’était réalisée.
     Du reste, l’empereur Paul n’avait pas été le seul à voir dans l’enceinte du château l’ombre de Pierre, celle-ci avait aussi été aperçue par les gens de son entourage. Bref, la maison faisait peur pour la raison qu’y demeuraient, ou du moins y faisaient des apparitions, des ombres et des spectres annonçant des choses effrayantes, qui plus est, se réalisant ensuite. La mort soudaine et inattendue de l’empereur Paul, à l’occasion de laquelle les gens se rappelèrent et évoquèrent aussitôt les ombres et ce qu’elles avaient prédit au défunt empereur, accrut de beaucoup la sinistre et mystérieuse réputation de cette triste maison. Depuis cette époque, elle perdit son rôle de résidence impériale et, suivant l’expression populaire, « passa aux cadets » .
      De nos jours, cet ancien palais abrite les élèves-officiers du génie, mais les premiers à en devenir les résidents furent les élèves de l’école militaire, futurs affectés au génie5. C’était une population plus jeune, encore à moitié prisonnière des superstitutions enfantines, en outre pleine de pétulance, d’espièglerie, de curiosité et de témérité. Bien entendu, ils étaient tous plus ou moins au courant des récits effrayants qui circulaient à propos de leur inquiétant château. Les enfants se prenaient d’un vif intérêt pour les détails de ces récits d’épouvante et s’imprégnaient des récits en question, et  les premiers à qui ces terribles histoires étaient devenues familières adoraient terroriser les autres. C’était très en vogue au sein des élèves du génie, et la direction de l’établissement ne parvenait aucunement à extirper cette déplorable habitude, jusqu’au jour où survint un événement qui fit passer d’un coup à tout le monde le goût des frasques provoquant l’affolement.
     Le récit qui suit va conter cet événement.  


  1. Élève d’une école militaire. Ici école préparant de futurs officiers du génie.
  2. Le tsar Paul Ier, fils de Catherine II, arrière-ptit-fils de Pierre le Grand. Son père est discuté : Pierre III, ou le favori d’alors de la Grande Catherine ? Il est assassiné en 1801. Lui succèdent ses fils Alexandre, puis Nicolas.
  3. Fils de Pierre. Patronyme officiel de Paul. Voir la note précédente.
  4. Dmitri Kobeko (1837-1918), haut fonctionnaire et historien russe.
  5. La différence, c’esrt que ces derniers sont plus jeunes.




Deuxième chapitre

     Il était particulièrement à la mode d’épouvanter  les bizuts ou, comme on disait, les « mioches » qui, débarquant au château, se voyaient d’emblée abreuvés d’informations terrifiantes à propos de l’endroit, au point de devenir au plus haut point superstitieux et craintifs. Ce qui leur faisait le plus peur, c’était qu’au bout de l’un des couloirs du château se trouvait une pièce ayant servi de chambre à coucher au défunt empereur Paul, dans laquelle il s’était couché un soir en bonne santé, tandis qu’on l’en retirait mort le lendemain matin. Les « anciens » assuraient que l’âme de l’empereur demeurait dans cette pièce et qu’elle en sortait chaque nuit pour inspecter son château bien-aimé – et les « mioches » y croyaient. Cette pièce était en permanence verrouillée et triplement cadenassée, mais on sait bien que  pour une âme, toutes les serrures et tous les cadenas du monde n’ont aucune importance. Il se disait en outre qu’il y avait moyen de pénétrer dans cette chambre. Et c’était bien le cas, semble-t-il. En tout cas, la légende existait, et elle perdure de nos jours, que de « vieux cadets » avaient réussi à s’y introduire, la chose s’étant poursuivie jusqu’à ce que l’un d’eux imagine une polissonnerie téméraire qu’il paya cher. Il ouvrit quelque voie d’accès ignorée menant à l’effrayante chambre de l’empereur défunt, réussit à y introduire un drap qu’il y cacha, pour s’y glisser le soir, se recouvrir de la tête aux pieds avec ce drap et se tenir dans l’obscurité devant la fenêtre donnant sur la rue Sadovaïa1, devenant très visible à quiconque passait à pied ou en fiacre et regardait de ce côté.
     Jouant ainsi le rôle d’un spectre, le cadet réussit bel et bien à faire peur aux nombreuses personnes superstitieuses que comptait le château, ainsi qu’aux passants à qui il advenait d’apercevoir cette silhouette blanche que tous prenaient pour l’ombre de l’empereur défunt. 
     Cette gaminerie dura quelques mois, répandant la rumeur têtue que Pavel Piétrovitch se promenait la nuit dans sa chambre et regardait Pétersbourg par la fenêtre. Beaucoup avaient l’impression claire et nette que l’ombre blanche se tenant devant la fenêtre les saluait de plusieurs hochements de tête ; le cadet se livrait en effet à cette facétie. Tout cela donnait lieu, au château, aux plus larges discussions au cours desquelles s’énonçaient toutes sortes d’interprétations, et se termina par la capture, sur les lieux du forfait, du cadet ayant causé tout ce trouble, ledit cadet disparaissant à tout jamais de l’institution après avoir reçu « un châtiment corporel exemplaire » . Selon une rumeur qui circulait, le malheureux cadet avait eu la malchance d’effrayer par son exhibition à la fenêtre un haut personnage passant à proximité du château, ce pourquoi il fut châtié plus cruellement qu’un enfant. Très simplement, aux dires des cadets, le malheureux plaisantin  « était mort sous les verges » et, comme à l’époque de telles choses ne paraissaient pas invraisemblables, on ajouta foi à cette histoire et le cadet en question devint à son tour un fantôme. Ses camarades commencèrent à l’apercevoir, « entièrement fouetté » , avec au front une couronne mortuaire sur laquelle on lisait : « J’ai goûté un peu de miel, et voici que je meurs. »
     Si l’on se souvient du passage de la Bible2 dans lequel se trouvent ces mots, cela devient très émouvant. 
     Peu après le désastre survenu au cadet, la chambre à coucher d’où émanaient les grandes peurs du château du génie fut rouverte et aménagée de façon à en modifier l’aspect sinistre, mais les légendes concernant le spectre subsistèrent longtemps, en dépit du fait que le mystère avait fini par être éclairci. Les cadets croyaient toujours que les murs de leur château abritaient un fantôme apparaissant certaines nuits. C’était une conviction uniformément répandue chez les anciens comme chez les nouveaux, avec cette différence, au demeurant, que les petits croyaient aveuglément au fantôme, tandis que les grands organisaient parfois eux-même son apparition. L’un n’empêchait d’ailleurs pas l’autre, les faussaires eux-mêmes prenant peur. C’est ainsi que les « faux diseurs de miracles » les font eux-mêmes advenir, s’inclinent devant eux et croient en leur authenticité.
     Les jeunes cadets ne connaissaient pas « toute l’histoire » du cadet ayant reçu un cruel châtiment corporel, et qui en parlait encourait de sévères punitions, mais ils croyaient que leurs aînés, parmi lesquels se trouvaient encore des camarades du cadet fouetté, voire fouetté à mort, savaient toute l’histoire du fantôme. Cela conférait aux anciens un grand prestige, dont ils jouirent jusque vers 1859 ou 1860, époque à laquelle quatre d’entre eux éprouvèrent eux-mêmes une peur bleue, ce que je vais raconter d’après les paroles de l’un des quatre, ayant pris part à une plaisanterie malvenue auprès d’un cercueil.


  1. Rue du Jardin. L’une des rues du centre de Saint-Pétersbourg.
  2. Livre des Rois, Samuel, I,14-43 (exploit de Jonathan). La citation avait été utilisée par Mikhaïl Lermontov dans son poème de 1839, Les novices.




Troisième chapitre

     En cette année 1859, ou 1860, mourut au château du génie le directeur de l’établissement, le général Lamnovski. Il n’était probablement pas très aimé des cadets et, paraît-il, ne jouissait pas de la meilleure réputation auprès des autorités. Les raisons en étaient nombreuses : on trouvait que le général manifestait la plus grande sévérité alliée à une indifférence complète à l’égard des enfants qui lui faisait prêter peu attention à leurs besoins ; il ne se souciait pas de leur entretien – et surtout, c’était un raseur chicanier, à la dureté tatillonne. Il se disait même sur place que le général eût montré encore davantage de sévérité sans la générale, ange de douceur qui atténuait sa férocité, et qu’aucun cadet n’avait jamais aperçue car elle était constamment malade, mais que tous voyaient comme le bon génie les protégeant des ultimes rigueurs du général.
     Outre cette réputation d’insensibilité, le général Lamnovski avait des façons extrêmement désagréables. Dont des manières ridicules, objet de railleries pour les enfants qui, lorsqu’ils voulaient « représenter » leur directeur détesté, avaient l’habitude de mettre en avant l’un de ses tics ridicules, en le poussant jusqu’à la caricature.
     L’habitude la plus ridicule de Lamnovski consistait, lorsqu’il prononçait un discours ou faisait quelque remontrance, à se caresser le nez avec les cinq doigts de sa main droite. Les cadets avaient une définition pour ce geste, ils disaient qu’il « trayait son nez pour en faire sortir les mots » . De son vivant, le défunt n’avait pas brillé par son éloquence, c’est-à-dire qu’il se trouvait souvent à court de mots pour exprimer aux enfants ses remontrances de directeur et, lors de tels accrocs, la « traite » du nez reprenait de plus belle, ce qui empêchait les cadets de garder leur sérieux et les faisait aussitôt échanger des sourires goguenards. Devant cet accès d’insubordination, le général se fâchait encore davantage et les punissait. De la sorte, les relations entre le général et ses pupilles ne firent que s’aigrir et le grand responsable en était, de l’avis des cadets, « le nez » .
     Détestant Lamnovski, les cadets ne manquaient aucune occasion de le vexer et de se venger de lui en trouvant quelque moyen de gâcher sa réputation auprès des nouveaux cadets. C’est ainsi qu’ils firent courir le bruit, au château, que Lamnovski était en relation avec le diable et qu’il obligeait les démons à porter pour lui le marbre qu’il fournissait à quelque édifice, sans doute à la cathédrale Saint-Isaac.  Mais comme ce travail embêtait les démons, on racontait que ceux-ci attendaient avec impatience la mort du général, événement qui leur rendrait la liberté. Et pour que cela paraisse plus authentique, le soir de la fête1 du général, les cadets lui causèrent un grand désagrément en organisant des « funérailles » . C’est-à-dire que, tandis que les invités de Lamnovski étaient occupés à festoyer avec lui dans ses appartements, dans les couloirs du logis des cadets surgit une triste procession : cachés sous des draps, tenant à la main des cierges, des cadets portèrent comme sur un lit de mort un mannequin  muni d’un masque au nez protubérant, en chantant doucement des mélopées funèbres. Les auteurs de cette cérémonie furent découverts et châtiés, mais l‘année suivante, pour la fête de Lamnovski, l’impardonnable plaisanterie des obsèques se renouvela. Il en fut ainsi jusqu’en 1859 ou 18602, époque où mourut pour de bon le général Lamnovski et où il fallut célébrer ses véritables obsèques. Les coutumes de ce temps-là voulaient que les cadets montent à tour de rôle la garde auprès du cercueil, et c’est alors que se produisit une histoire effrayante qui épouvanta les héros du conte, ceux-là mêmes qui avaient longtemps terrorisé les autres.


  1. Fête du saint patron…
  2. Nous sommes à présent sous Alexandre II, à la veille de l’affranchissement des serfs.




Quatrième chapitre

     Le général Lamnovski mourut vers la fin de l’automne, en novembre1, alors que Pétersbourg avait son air le plus inhumain : froidure, humidité pénétrante et boue ; la lumière terne et brumeuse du jour pèse lourdement sur les nerfs, de là, sur le cerveau et l’imagination. Tout cela produit un trouble de l’âme, une agitation maladive. Moleschott2 aurait pu recueillir chez nous à cette époque les données les plus intéressantes pour ses études sur l’influence de la lumière sur la vie.
     À l’époque de la mort de Lamnovski, les journées étaient particulièrement vilaines. Le défunt ne fut pas porté à l’église du château, car il était luthérien : le corps resta dans une grande salle mortuaire aménagée dans les appartements du général, et les cadets durent y monter la garde, tandis que se déroulaient à l’église les cérémonies funéraires suivant le rite orthodoxe. Il y avait un service funèbre le jour, et un autre la nuit. Tous les grades du château, de même que tous les cadets et tout le personnel avaient l’obligation de participer à chacun des deux services, et cela s’accomplissait scrupuleusement. De la sorte, durant les cérémonies à l’église, la population entière du château s’y retrouvait, laissant déserts les vastes salles et les longs couloirs de la bâtisse. Dans les appartements du défunt ne restait plus personne, hormis la garde mise en place avec des relèves régulières, formée de quatre cadets entourant le cercueil, fusil contre l’épaule et casque sur le côté. 
     C’est alors qu’une sorte de tension angoissée s’installa chez les cadets : tous se mirent à éprouver comme une inquiétude, à éprouver une peur sourde ; puis soudain, on proféra, tantôt l’un, tantôt l’autre, que quelqu’un « se levait » de nouveau, que quelqu’un « marchait » . Cela devenait si déplaisant qu’ils se mirent chacun à retenir les autres en disant : « En voilà assez, arrêtez cela ; allez au diable, avec ces histoires ! Vous vous esquintez les nerfs et abîmez ceux des autres, voilà tout ! » Pour s’y mettre ensuite à leur tour, disant exactement la même chose que ceux qu’ils avaient fait taire, si bien qu’à la tombée de la nuit, ils étaient tous terrifiés. Sensation qui ne fit que devenir plus aiguë lorsque « le père », un prêtre vivant au château à l’époque, s’en prit aux cadets.
     Il leur fit honte à propos de leur joie à l’annonce de la mort du général et, avec une sobriété efficace, sut les émouvoir et réveiller leurs sentiments.
     « Quelqu’un marche, dit-il en répétant leurs propres mots. Et, bien sûr, ce quelqu’un, vous ne le voyez pas et ne pouvez pas le voir, mais il a en lui une force invincible. C’est l’homme en gris – il ne se lève pas à minuit mais au crépuscule, quand tout devient gris, et il veut dire à chacun ce qu’il y a de mauvais dans ses pensées. Cet homme en gris, c’est le remords : je vous conseille de ne pas le mettre en branle par une joie mauvaise devant la mort d’autrui. Chaque être humain a quelqu’un qui l’aime, quelqu’un qui a pitié de lui – prenez garde que l’homme en gris ne s’élance pour vous infliger une sévère leçon ! »
     Les cadets le prirent très au sérieux et, à peine le jour se mit-il à baisser, que les voilà à regarder dans toutes les directions : ne voit-on pas l’homme en gris, quelle allure a-t-il ?  On sait bien qu’au crépuscule une sensibilité particulière naît dans les consciences – surgit un monde nouveau qui éclipse le monde diurne : les objets familiers, aux formes connues, deviennent quelque chose d’incompréhensible et de capricieux, et même d’effrayant, à la fin. C’est à ce moment que chaque sentiment, sans qu’on sache pourquoi, paraît tendre à une exacerbation indéfinissable : l’humeur affective et intellectuelle ne fait qu’osciller et, dans cette profonde et tumultueuse dysharmonie du monde intérieur de l’homme, l’imagination commence à travailler : le monde se transforme en rêve, et le rêve devient le monde… C’est d’une séduction effrayante, et plus c’est effrayant, plus c’est attirant et séduisant…
     La majorité des cadets se trouvait dans cet état, particulièrement ceux qui devaient monter de nuit la garde auprès du cercueil. Le soir précédant le jour de l’enterrement, on attendait à l’église la visite des plus hauts personnages, d’où l’arrivée d’une quantité de gens en provenance de la ville, en plus de la population ordinaire du château. Tout le monde quittait même les appartements de Lamnovski pour se rendre à l’église russe afin d’apercevoir l’assemblée des hautes personnalités ; le défunt restait seulement entouré de sa garde enfantine. C’était le tour de garde des quatre cadets suivants : G… ton, V… nov, Z… ski et K… dine, tous à ce jour en bonne santé et jouissant à présent d’excellentes positions dans la société.  
     

  1. En Russie, l’hiver commence officiellement le premier décembre.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacob_Moleschott
    



Cinquième chapitre

     Des quatre gaillards montant la garde, K… dine  était le polisson le plus enragé, celui qui avait enquiquiné feu Lamnovski plus que tous et qui en retour s’était vu infliger par le défunt le plus de punitions renforcées. Le général décédé détestait notamment K… parce que le garnement savait merveilleusement contrefaire la « traite du nez » et prenait une part très active à l’organisation des processions funéraires qui avaient lieu pour la fête du général. 
     La dernière fois qu’avait été réalisée cette procession, K… dine avait représenté en personne le défunt, prononçant même un discours depuis son cercueil, en faisant de telles grimaces et en prenant une telle voix qu’il avait fait rire tout le monde, jusqu’à l’officier envoyé disperser la procession sacrilège.
     On savait bien que ladite procession faisait entrer dans une fureur extrême feu Lamnovski, et le bruit avait couru chez les cadets que le général en colère « avait fait le serment d’infliger à K… dine de quoi se souvenir de lui toute sa vie » . Les cadets y ajoutaient foi et, tenant compte des traits qu’ils connaissaient du caractère de leur directeur, ne doutaient aucunement qu’il respecterait son serment à propos de K… dine. Toute l’année écoulée, K… dine s’était vu quasiment « suspendu à un cheveu » et, comme la vivacité de sa nature lui rendait très difficile de s’abstenir de farces turbulentes et risquées, il semblait en grand danger et, à l’institution, on attendait seulement le moment où K… dine se ferait prendre et où Lamnovski, réduisant toutes les fractions du cadet au même dénominateur, « lui donnerait de quoi se souvenir de lui toute sa vie » .
     La menace du directeur effrayait K… dine à tel point qu’il prit sur lui dans un effort désespéré et, comme  un ivrogne fuyant le vin, il s’abstint de toute frasque, jusqu’au jour où il eut l’occasion de vérifier sur lui-même le proverbe : « le moujik ne boit pas une goutte pendant un an, et puis le diable le traverse, et le voilà qui boit de nouveau tant qu’il peut. »
     Le diable traversa K… dine précisément auprès du cercueil du général, ce dernier étant trépassé sans avoir mis à exécution sa menace. À présent, le général ne faisait plus peur au cadet, et la pétulance longtemps réfrénée du garçon trouva l’occasion de se détendre comme un ressort comprimé un long moment. Il perdit tout bonnement la tête.




Sixième chapitre

     La dernière cérémonie funéraire rassemblant tous les habitants du château dans l’église orthodoxe était fixée à huit heures du soir, mais dans la mesure où l’on attendait la venue de très importants personnages et qu’il était délicat de pénétrer dans l’église après eux, tout le monde s’y rendit bien plus tôt. Dans la salle mortuaire ne resta avec le défunt que les cadets de garde : G… ton, V… nov, Z… ski et K… ine. Il n’y avat pas âme qui vive dans les immenses pièces attenantes…
     À sept heures et demie, la porte s’entrouvrit et se montra un instant un adjudant avec lequel se produisit dans ce court laps de temps un incident futile qui rendit l’atmosphère plus sinistre encore : approchant de la porte, l’officier, soit que ses propres pas l’aient effrayé, soit qu’il ait eu l’impression que quelqu’un voulait le dépasser, commença par s’arrêter pour laisser le passage, puis s’écria soudain : « Mais qui ? Qui va là ? » . Et il passa vite la tête par la porte, se heurta à l’un des battants et poussa un nouveau cri, comme si quelqu’un l’eût attrapé par derrière.
     Après quoi, bien entendu, il se reprit et, ayant enveloppé d’un coup d’œil inquiet la salle mortuaire, devina en la voyant presque vide que tout le monde s’était déjà rendu à l’église ; il se dépêcha donc de refermer la porte et, faisant lourdement tinter son sabre, se lança d’un pas accéléré dans les couloirs menant au sanctuaire du château.
     Les cadets montant la garde autour du cercueil avaient clairement remarqué que même les adultes avaient peur de quelque chose, et la peur est contagieuse.




Septième chapitre

     En écoutant s’éloigner les pas de l’officier, les cadets de garde se sentirent, à chacun de ces pas, un peu plus abandonnés – exactement comme si on les avait amenés ici et emmurés avec le mort en raison d’une offense que le mort n’avait ni oubliée, ni pardonnée, au contraire, il va immanquablement se relever pour se venger de cet affront. Et se venger de manière épouvantable, comme le font les morts… Il lui suffit, pour cela, d’attendre son heure – l’heure favorable, celle de minuit,

… lorsque chante le coq
Et que les esprits s’agitent dans les ténèbres1

     Mais ils ne vont pas rester ici jusqu’à minuit – on viendra les relever, en outre, ce ne sont pas tant « les esprits » qu’ils redoutent, que l’homme en gris, celui qui survient au crépuscule.
    On était précisément à la tombée de la nuit, à ce moment : le mort dans le cercueil, un silence sinistre, terrifiant, tout autour… Un vent féroce et déchaîné hurlait au dehors, envoyant les coulées d’eau sale d’une averse d’automne éclabousser avec force les énormes fenêtres et faisant gronder les tôles du toit ; les tuyaux des poêles poussaient des hurlements entrecoupés, exactement comme s’ils soupiraient, ou comme si quelque chose s’enfonçait en eux, faisait une halte, puis reprenait sa poussée. Tout cela ne disposait, ni à à la sobriété des sensations, ni à la sérénité de la réflexion. Ces impressions pesaient encore plus lourdement sur des enfants obligés de monter la garde dans un silence de mort : tout s’embrouillait ; le sang leur affluant à la tête venait battre leurs tempes, y produisant comme le tintamarre monotone d’un moulin en train de tourner. Celui qui a éprouvé de pareilles sensations connaît cet étrange et très caractéristique battement du sang – c’est comme une meule en action, mais elle ne mout pas de grain, elle ne fait que moudre dans le vide. Cela a tôt fait de vous mettre dans un état d’irritation pénible, à l’instar de ce que les gens non habitués éprouvent en descendant dans l’obscurité d’une mine rejoindre les mineurs, leurs lampions fumants se substituant à la familière lumière du jour… Il devient impossible de garder le silence – on a envie d’entendre, ne serait-ce que sa propre voix, on a envie de se fourrer quelque part  – de faire une folie.


1. Je n’ai pas retrouvé la citation. C’est du Leskov, apparemment.




Huitième chapitre

     L’un des quatre cadets se tenant auprès du cercueil, à savoir K…dine, éprouvant toutes ces sensations, oublia la discipline et, son fusil à l’épaule, chuchota :
     — Des effluves nous parviennent du nez de la chemise cartonnée.
     En blaguant, on appelait parfois Lamnovski « la chemise cartonnée » , mais cette fois, la plaisanterie, loin d’amuser les autres, ne fit qu’accroître leur angoisse, et deux des cadets, s’en apercevant, répliquèrent à K… dine :
     — Tais-toi… c’est déjà assez effrayant comme ça – et ils jetèrent un coup d’œil inquiet au visage du défunt, enfoui dans sa mousseline. 
     — C’est parce que je vous vois effrayés que j’en parle, répondit K… dine, moi, au contraire, je n’ai pas peur, car il ne peut plus rien me faire, à présent. Vraiment, il faut être au-dessus des préjugés et ne pas prendre peur pour des choses insignifiantes, et n’importe quel mort est une chose insignifiante, je vais vous le démontrer tout de suite.
     — De grâce, ne démontre rien.
     — Si, je vais le démontrer. Je vais vous prouver que la chemise cartonnée ne peut rien me faire, même si, même si à l’instant je lui attrape le nez.
     Et sur ces paroles, surprenant les trois autres, K… dine, ayant changé son fusil d’épaule, gravit rapidement les marches du catafalque et, saisissant vivement le nez du mort, s’écria gaiement :
     — Aha, la chemise cartonnée, te voilà mort, et moi je suis vivant et je te tire le nez, et tu ne peux rien me faire !
     Cette extravagance stupéfia les autres et soudain, avant qu’ils aient pu articuler le moindre mot, ils entendirent tous et fort distinctement un douloureux soupir – un soupir ressemblant beaucoup au bruit produit par un coussin de caoutchouc rempli d’air et à la valve mal vissée, quand quelqu’un s’asseoit dessus…  Et ce soupir – à tous il parut venir directement du cercueil…
     K… dine retira précipitamment sa main et, trébuchant, dégringola avec son fusil les marches du catafalque et les trois autres, sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient, croisèrent la baïonnette pour se défendre du mort en train de se relever.
     Mais ce n’était pas tout : non seulement le défunt avait poussé un soupir, mais le voilà qui poursuivait le garnement l’ayant offensé, ou qui lui retenait le bras : depuis le cercueil, une vague de mousseline suivait K… dine qui n’arrivait pas à la repousser – et, avec un cri affreux, il s’écroula sur le plancher… Cette vague de mousseline rampante formait pour le coup une apparition absolument incompréhensible et bien sûr terrifiante, d’autant plus que le mort qu’elle recouvrait jusqu’alors se retrouvait à l’air libre, les bras croisés sur sa poitrine creuse.
     Ayant lâché son fusil, le plaisantin restait étendu au sol et, l’épouvante lui faisant cacher sa figure dans ses mains, poussait d’horribles gémissements. Visiblement, il était conscient et s’attendait à ce que le défunt lui règle son compte sur-le-champ. 
     Sur ces entrefaites, un deuxième soupir se fit entendre, avec, par-dessus le marché, un froufroutement léger. C’était le bruit d’une manche de tissu glissant sur une autre manche. Manifestement, le mort écartait les bras – d’où, soudain, le bruit léger ; puis un courant d’air d’une autre température fit vaciller la lueur des cierges, et au même instant, les tentures cachant les portes des appartements intérieurs remuèrent et se montra un spectre. L’homme en gris ! Oui, devant les yeux épouvantés des enfants se tenait un spectre à la forme humaine parfaitement dessinée… Était-ce l’âme du défunt, dans la nouvelle enveloppe qu’elle avait reçue dans l’autre monde, dont elle revenait le temps de châtier l’insolent offenseur ou, encore plus effrayant peut-être, était-ce l’esprit du château, sorti de terre et ayant traversé le plancher des pièces voisines ?




Neuvième chapitre

     Le fantôme n’était pas une illusion due à l’imagination – il ne s’évanouissait pas et son apparence rappelait la description faite par le poète Heine de la « femme mystérieuse » entrevue par lui : il avait en quelque sorte l’air « d’un cadavre dans lequel est enfermée une âme1 » . Devant les enfants épouvantés se tenait une silhouette extraordinairement émaciée, toute vêtue de blanc, mais que l’ombre faisait paraître grise. Son visage était effroyablement maigre, d’une pâleur bleuâtre, sans aucune lueur de vie ; sur sa tête, formant une chevelure épaisse et désordonnée, de longs cheveux ébouriffés. Grisonnant fortement, ils semblaient eux aussi tout à fait gris et, débandés en désordre, couvraient la poitrine et les épaules du spectre ! Ses yeux étaient vifs et congestionnés, ils brillaient d’une lueur maladive… Les éclairs qu’ils lançaient du fond de leurs orbites creusées avaient une luminosité de charbons ardents. L’apparition avait de fines mains décharnées comme celles d’un squelette, avec lesquelles elle se cramponnait à la lourde tenture de la porte.
     C’étaient ces mains, serrant convulsivement l’étoffe de leurs faibles doigts, qui produisaient ce froufroutement sec, ce bruit de tissu frotté qu’avaient entendu les cadets.
     La bouche du spectre était toute noire et grande ouverte, il en sortait, entrecoupé de sifflements et de râles, le son tenant à la fois du gémissement et du soupir qui s’était fait entendre pour la première fois lorsque K… dine avait attrapé le nez du défunt.


  1. Je fais appel aux spécialistes de Heine pour retrouver le passage…




Dixième chapitre

     Ayant aperçu ce terrible spectre, les trois cadets restés sur le pied de garde s’étaient pétrifiés et figés dans leur position de défense, plus fermement que K… dine, lequel gisait sans vie, avec le voile mortuaire accroché à lui.
     Le fantôme n’accordait nulle attention à tout ce groupe : ses yeux étaient seulement rivés sur le cercueil exposant maintenant le défunt complètement à découvert. Le spectre se balançait légèrement, on voyait qu’il voulait se porter en avant. Il y parvint finalement. Se retenant des mains au mur, le spectre se mit lentement en mouvement et s’approcha d’une démarche saccadée du cercueil. Sa façon d’avancer était effrayante. Tressaillant de façon convulsive à chaque pas en aspirant douloureusement l’air de sa bouche grande ouverte, il arrachait de sa poitrine creuse les mêmes affreux soupirs que ceux dont les cadets s’étaient imaginés qu’ils provenaient du cercueil. Un pas, encore un pas, le voilà qui se rapprochait, il arriva au cercueil mais, avant de gravir les marches du catafalque, il s’arrêta et prit la main de K… dine, cette main qui, obéissant au tremblement de tout le corps du cadet, agitait l’extrémité du voile de mousseline qui ondulait et, de ses doigts secs et décharnés,  il détacha la mousseline des boutons du parement du farceur ; puis il lui adressa un regard d’une indicible tristesse, le menaça du doigt et… le bénit d’un signe de croix…
     Ensuite, tenant à peine sur ses jambes vacillantes, il monta les marches du catafalque, se cramponna au rebord du cercueil et, entourant de ses mains squelettiques les épaules du défunt, éclata en sanglots…
     On aurait dit que, dans le cercueil, deux morts s’embrassaient ; mais cela prit bientôt fin. Une agitation se fit entendre, venant de l’autre extrémité du château ; l’office des morts était terminé, et l’avant-garde du château, sortie de l’église, se hâtait de regagner les appartements du mort, ces gens devant absolument s’y trouver au cas où les hauts personnages viendraient à les visiter.     




Onzième chapitre

     Par la porte ouverte parvinrent aux oreilles des cadets le bruit retentissant des pas qui s’approchaient, ainsi que les derniers échos des chants de l’office des morts.
     La vive survenue de ces nouveaux stimuli força les cadets à reprendre courage, et le réflexe de la discipline ordinaire les fit regagner leurs places et y reprendre la position voulue.
     Le même adjudant qui avait le dernier,  avant la cérémonie funèbre, jeté un coup d’œil dans la salle mortuaire, se dépêchait à présent d’y revenir le premier en courant, et il s’écria :
     — Mon Dieu, la voilà qui est venue ici !
     Le cadavre habillé de blanc et aux cheveux gris en désordre était allongé, étreignant le défunt, et ne semblait plus respirer. Toute l’affaire fut élucidée.
     Le spectre ayant épouvanté les cadets était la veuve du général défunt, elle-même à l’article de la mort et ayant cependant eu le malheur de survivre à son époux. Son extrême faiblesse lui interdisait de se lever, mais lorsque tout le monde s’était rendu à l’église pour célébrer l’office des morts, elle s’était glissée au bas de son lit de mort et, s’appuyant des mains aux murs, avait fait son entrée pour rejoindre le cercueil du défunt.  Le froissement sec que les cadets avaient cru produit par les manches du cadavre était dû au frôlement de ses mains sur les murs. Elle était à présent profondément évanouie, et elle y resta pendant que les cadets, sur l’ordre de l’adjudant, la transportaient et l’asseyaient sur un fauteuil, derrière la tenture.
     Ce fut la dernière frayeur survenant au château du génie à laisser à tous, d’après les mots de celui qui m’a raconté l’histoire, une impression profonde et gravée pour toujours.
     — Depuis cet événement, dit-il, il ne nous a plus été possible d’entendre, sans nous indigner, quelqu’un se réjouir de la mort de qui que ce soit.  Nous nous rappelions toujours notre impardonnable polissonnerie  et le geste de bénédiction qu’avait fait la main du dernier fantôme au château du génie, lui qui seul avait le pouvoir de nous absoudre au nom du droit sacré que possède l’amour.  À partir de ce moment-là, on cessa même, dans l’établissement, d’avoir peur des spectres. Celui que nous avions vu fut le dernier.

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