vendredi 5 mars 2021

Une étrange histoire (Ivan Tourguéniev)

      Méditée depuis quelque temps et promise à la fin de 1868 à une revue allemande, la nouvelle fut rédigée en juillet 1869 à Baden-Baden.

     Première édition russe : janvier 1870, dans la revue Le Messager de l’Europe (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Messager_de_l%27Europe) ... après une première édition pirate dans le journal « La Voix » à la fin de 1869, retraduction en russe faite, sans l’autorisation de l’auteur, de la version allemande du texte qui, elle, avait été vérifiée par Tourguéniev, francophone et germanophone…


     À partir du dégoût que le servage lui inspirait, Tourguéniev a décrit l’évolution en cours dans l’aristocratie cultivée russe, mais aussi l’irruption des nouvelles couches de roturiers instruits. Il s’intéressait depuis longtemps, par ailleurs, aux sentiments religieux dans le peuple et songeait à écrire un roman historique sur la scission des Vieux-Croyants, au XVIIe siècle, dans laquelle il sentait une force de révolte ayant conservé une certaine énergie potentielle. Il voyait des liens entre cette ancienne histoire et la révolte qui travaillait sourdement – puis de plus en plus nettement, sous la forme des « populistes » de la Narodnaïa Volia – la Russie tsariste au lendemain de l’Émancipation problématique (les serfs affranchis ne disposaient que d’une partie de la terre, et il leur fallait la racheter…) de 1861. Ainsi apparaît le personnage du Fol-en-Christ, l’« innocent » accompagné par la jeune fille exaltée. Quant au début de l’histoire, l’auteur s’était aussi intéressé aux fantômes, il en avait même écrit une nouvelle (Apparitions) à ce sujet.


     La toute dernière fin du récit exprime assez clairement la compassion que Tourguéniev ressent (quelques années après avoir écrit Pères et Fils) pour les sœurs « nihilistes » (il avait été, dans Pères et Fils, l’inventeur du terme) de Sophie, celles qui emprunteront une autre voie, avec autant de conviction qu’elle.


     La réaction de la critique fut assez négative, dans la foulée de la mauvaise réception de Fumée. On reprochait à l’auteur de montrer à l’étranger les côtés peu glorieux de la réalité russe. Leskov estimait le récit banal et sans intérêt particulier. En Russie, Tourguéniev était passé de mode. En Europe, son étoile allait également pâlir. Un homme en trop, décidément…











Une étrange histoire


Récit



(Ivan Tourguéniev)




     Il y a environ quinze ans, commença M. K…,  je dus, pour des raisons de service, passer quelques jours à T…, chef-lieu de province1. Je descendis dans un hôtel convenable qu’un tailleur juif enrichi avait ouvert six mois plus tôt. Il paraît qu’il n’a pas prospéré longtemps, ce qui est très habituel chez nous ; mais je l’ai connu au temps de sa splendeur : le mobilier flambant neuf produisait comme des coups de pistolet la nuit, les draps, les nappes et les serviettes sentaient le savon et les planchers peints exhalaient une odeur d’huile de lin, ce qui, selon le garçon d’étage, individu fort élégant mais médiocrement propre, empêchait la propagation des insectes. Ce garçon, ancien valet de chambre du prince G., se distinguait par sa désinvolture et son aplomb ; il allait toujours dans un habit acheté  d’occasion et dans des souliers éculés, portait une serviette sous le bras, avait plein de boutons sur la figure et tenait avec importance de brefs discours en agitant ses mains couvertes de sueur. Il m’accordait dans une certaine mesure sa protection, en tant qu’homme capable d’apprécier sa culture et son savoir-vivre ; mais il jetait un regard assez désenchanté sur son propre destin. « Vous connaissez notre situation ? me dit-il une fois. Attrapés par la queue et mis à sécher au soleil. » Il s’appelait Ardalion2.



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     Je devais rendre visite à quelques autorités de la ville. Ardalion me procura tout de suite une calèche et un laquais, aussi usés et brinquebalant l’un et l’autre ; mais le laquais était en livrée et la calèche portait des armoiries. Ayant achevé mes visites officielles, je partis voir un propriétaire, une ancienne relation de mon père, depuis longtemps installé à T… Cela faisait une vingtaine d’années que nous ne nous étions pas vus. Il avait eu le temps de se marier, d’élever une famille nombreuse, de devenir veuf et de s’enrichir. Il s’occupait de fermages, prêtant de l’argent avec de forts intérêts… « Le risque est une noble chose ! » D’ailleurs, le risque était mince. Pendant que nous bavardions, une jeune fille d’environ dix-sept ans, toute maigre, entra dans la pièce avec irrésolution, à pas menus, comme sur la pointe des pieds. « Je vous présente Sophie, ma fille aînée, dit mon hôte ; c’est elle la maîtresse de maison, elle remplace ma défunte épouse, elle veille sur ses frères et sœurs. » Je m’inclinai encore pour saluer la nouvelle arrivante, qui s’était entretemps laissée tomber sur une chaise, en me disant qu’elle avait peu l’air d’une maîtresse de maison, ni d’une éducatrice.  Son visage était encore absolument celui d’une enfant, une figure ronde avec des traits menus et agréables, mais sans mobilité ; de petits yeux bleus sous de hauts sourcils inégaux, eux aussi immobiles, qui regardaient avec une attention un peu étonnée, comme s’ils voyaient quelque chose d’inattendu ; sa petite bouche un peu gonflée à la lèvre supérieure légèrement soulevée non seulement ne souriait pas, mais semblait ignorer ce qu’était un sourire ; sous sa peau fine, le sang formait sur ses joues de délicates taches roses et oblongues qui n’augmentaient ni ne rétrécissaient. Ses cheveux blonds et vaporeux pendaient en grappes légères des deux côtés de sa petite tête. Sa poitrine respirait paisiblement et ses bras se serraient avec une gaucherie sévère contre sa taille fine. Sa robe bleu clair tombait sur ses petits pieds sans faire de plis, comme chez une enfant. Dans l’ensemble, cette jeune fille avait un aspect plus énigmatique que maladif. J’avais devant moi non pas une simple jeune provinciale intimidée, mais une créature au cachet particulier, que je ne percevais pas nettement. Elle ne m’attirait ni ne me répugnait ; je ne la comprenais pas entièrement, je sentais juste que je n’avais jamais rencontré de cœur plus sincère. De la pitié… oui ! cette jeune vie sérieuse et sur ses gardes éveillait en moi de la pitié, Dieu sait pourquoi ! « Elle n’est pas de ce monde » me disais-je, bien qu’il ne se trouvât rien d’« idéal » à proprement parler dans l’expression de ce visage, et bien qu’il fût clair que mademoiselle Sophie3 était venue au salon tenir le rôle de maîtresse de maison auquel son père avait fait allusion.



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    Il se mit à évoquer la vie à T…, et des plaisirs et des commodités que la ville offrait. « C’est paisible, ici, observa-t-il, le gouverneur est un mélancolique, et le maréchal de la noblesse un célibataire. Il y aura d’ailleurs un grand bal après-demain au Palais de la noblesse. Je vous conseille de venir : nous ne manquons pas de beautés. Et puis, vous verrez toute notre intelligentsia. »


     En homme ayant autrefois fréquenté l’Université, mon ancienne connaissance aimait employer des expressions savantes. Il les prononçait avec un mélange d’ironie  et de déférence. En outre, on sait bien qu’une position dans les fermages a tendance à développer, jointe à l’esprit de sérieux, la profondeur de la réflexion chez les gens.  


     — Permettez-moi de vous demander : serez-vous à ce bal ? dis-je en m’adressant à la fille de mon hôte. J’avais envie d’entendre le son de sa voix.


     — Papa a l’intention d’y aller, répondit-elle, et je l’accompagnerai.


     Sa voix était lente et douce, et elle prononçait chaque mot avec une sorte d’hésitation.


     — Dans ce cas, permettez-moi de vous inviter pour le premier quadrille.


     Elle inclina la tête en signe d’acquiescement, toujours sans sourire.


     Je partis bientôt, et je me rappelle que le regard de ses yeux braqués sur moi me sembla si étrange que je jetai involontairement un coup d’œil par-dessus mon épaule : avait-elle vu quelqu’un, ou quelque chose, derrière moi ?



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     Rentré à l’hôtel et ayant dîné de l’immuable julienne, de côtelettes aux petits pois et de gélinotte noire à force d’être desséchée, je m’assis sur un canapé et me livrai à quelques réflexions. Qui portaient sur Sophie, l’énigmatique fille de mon ancienne connaissance ; mais Ardalion, qui venait de débarrasser la table, interpréta à sa façon ma méditation, qu’il attribua à l’ennui.


     « Notre ville offre très peu de distractions à messieurs les voyageurs, dit-il avec son habituelle désinvolture condescendante tout en continuant à donner des coups de serviette sale sur le dos des chaises — ces coups de serviettes sont, comme on sait, propres aux domestiques ayant de l’instruction. Très peu ! Il se tut un instant, et l’énorme pendule au cadran blanc et aux heures marquées de mauve semblait confirmer par son fort et monotone tic-tac les mots du garçon. “Très-peu ! Très-peu !” cliquetait-elle. Il n’y a ni concerts ni théâtres, poursuivait Ardalion, lequel était allé à l’étranger avec son maître, tout juste s’il ne s’était pas retrouvé à Paris. Il n’y a ni danses, entre autres, ni soirées données par ces messieurs de la noblesse, rien. On se rend même rarement visite. Chacun reste dans son coin comme un petit chat. Il en résulte que les visiteurs de passage n’ont tout simplement nulle part où aller. »


     Ardalion me jeta un coup d’œil en biais. 


     — Il y a peut-être quelque chose, reprit-il posément. Dans le cas où cela serait dans vos dispositions…


     Il me lança un nouveau regard, accompagné même d’un sourire malicieux, mais il ne semblait pas voir chez moi les dispositions requises.


     L’élégant serviteur s’approcha de la porte, réfléchit, revint sur ses pas et, ayant hésité un moment, se pencha vers mon oreille et dit avec un sourire enjoué :


     — Auriez-vous envie de voir des morts ?


     Je le regardai avec étonnement.


     — Oui, poursuivit-il en chuchotant, nous avons quelqu’un pour cela. Un homme issu d’un milieu simple, et sans instruction, mais il fait des choses remarquables. Si vous allez le voir et voulez, par exemple, revoir n’importe quel défunt de votre connaissance, il vous le montrera infailliblement.


     — Mais comment ?


     — Ah, c’est son secret. Car, tout en étant analphabète et quasiment muet, il est très fort pour la divination ! Les marchands l’estiment beaucoup !


     — Et toute la ville le sait ?


     — Le sait qui en a besoin, monsieur ; on se garde bien sûr de la police. Parce que, quoi qu’on dise, ce sont des choses tout de même défendues, et ça attire le peuple ; les gens simples, la populace, on sait bien que ça se termine tout de suite par des coups de poing !


     — Vous, il vous a montré des morts ? demandai-je à Ardalion.


     Je n’osais pas tutoyer un mortel aussi instruit.


     Ardalion hocha la tête.


     — Oui monsieur4 ; il m’a fait voir mon père comme s’il était vivant.


     Je fixai Ardalion. Il avait un air moqueur et continuait à donner des coups de serviette, tout en me regardant avec une condescendance assurée.


     — Voilà qui est très curieux ! finis-je par m’exclamer. N’y aurait-il pas moyen de rencontrer ce particulier ?


     — Directement, monsieur, c’est impossible ; il faut passer par la mère. Une respectable vieille qui vend des pommes marinées sur le pont. Si vous le désirez, je lui demanderai.


     — Rendez-moi ce service.


     Ardalion toussa dans sa main.


     — Ce que vous lui donnerez en remerciement, peu de chose, bien sûr, il faudra le remettre à cette vieille. De mon côté, monsieur, je lui ferai savoir qu’il n’y a pas de danger, que vous êtes un monsieur de passage, un maître capable de comprendre que c’est un secret et qui ne voudrait en aucun cas lui valoir des désagréments.


     Ardalion prit le plateau d’une main et alla vers la porte en serpentant, le plateau suivant le mouvement.


     — Alors, je peux compter sur vous ? criai-je à sa suite.


     — N’en doutez pas, me fit savoir sa voix avec assurance. Nous allons discuter avec la vieille et vous rendrons compte de sa réponse avec exactitude.



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     Je ne vais pas m’étendre sur les pensées qu’éveilla en moi le fait extraordinaire révélé par Ardalion ; mais je suis prêt à reconnaître que j’ai attendu avec impatience la réponse annoncée. Ardalion vint me voir tard dans la soirée et me fit part de sa déception : il n’arrivait pas à trouver la vieille. Pour l’encourager, je lui donnai cependant un billet de trois roubles. Le lendemain matin, il se montra de nouveau dans ma chambre et, la mine réjouie, m’annonça que la vieille consentait à me rencontrer.


     « Hé, gamin ! cria Ardalion dans le corridor, l’artisan ! Amène-toi un peu ! » Un enfant de six ans couvert de taches de suie entra, un vrai petit chat à la tête bien tondue, sans cheveux du tout par endroits, portant une blouse rayée toute déchirée et les pieds nus dans d’immenses galoches de caoutchouc. « Bon, tu vas amener monsieur où tu sais, dit Ardalion à l’« artisan » et, s’adressant à moi : « Et vous, monsieur, une fois arrivé, vous demanderez Mastridia Karpovna. »


     Le garçon fit entendre un son rauque et nous partîmes.


     Nous marchâmes assez longtemps par les rues au sol de terre battue de T… ; enfin, dans l’une des plus désertes et des plus misérables de ces rues, mon guide s’arrêta devant une maison vieillotte en bois à un étage et, s’étant essuyé le nez avec la manche entière de sa blouse, me dit :


     — C’est ici ; prenez à droite.


     Je franchis un perron, traversai une entrée et frappai à droite : une porte basse grinça en tournant sur des gonds rouillés, et je vis devant moi une vieille femme corpulente en caraco brun doublé de lièvre et avec un foulard bariolé sur la tête. 


     — Mastridia Karpovna ? demandai-je.


     — Elle-même, piaula la vieille. Entrez, je vous prie. Vous prendrez bien une chaise.


     La pièce où la vieille me conduisit était si encombrée de tout un bric-à-brac, de vieilles nippes, de coussins, d’édredons et de sacs qu’on ne pouvait presque pas s’y retourner. La lumière du soleil y pénétrait à peine à travers deux petites fenêtres couvertes de poussière ; dans un coin, derrière un tas de boîtes posées les unes sur les autres, se plaignait en geignant doucement… on ne savait qui : un enfant malade, peut-être, ou bien un chiot. Je m’assis sur une chaise et la vieille resta debout devant moi. Elle avait la figure jaune et translucide, comme un visage de cire ; ses lèvres étaient creusées au point de n’en faire qu’une, en travers d’une multitude de rides ; une touche de cheveux blancs s’échappait du foulard, mais ses petits yeux gris aux paupières enflammées étaient, sous l’os frontal les surplombant, vifs et intelligents ; son petit nez pointu sortait comme une alène pour respirer, l’air de dire : ce coquin, c’est moi ! « Une rusée bonne femme ! » pensai-je ; en outre, elle sentait un peu la vodka.


     Je lui expliquai le but de ma visite, il me sembla du reste qu’elle le connaissait déjà. Elle m’écouta en clignant rapidement de l’œil par moments et avança un nez encore plus aigu, comme si elle s’apprêtait à donner, avec, un coup de bec.


     — Oui, oui, dit-elle enfin, Ardalion Matviéitch nous en avait parlé, bien sûr ; vous auriez besoin de l’art de mon fils Vassienka… Seulement, nous hésitons, mon bon monsieur…


     — Pourquoi donc ? l’interrompis-je. Vous pouvez être absolument tranquille à mon sujet… Je ne suis pas un mouchard.


     — Oh petit père, s’empressa de dire la vieille, que dites-vous là ? Comment oserions-nous penser cela de Votre Noblesse ? Et puis, qu’y aurait-il à rapporter sur nous ? Est-ce que nous nous livrons à des activités coupables ? Mon enfant, petit père, n’est pas du genre à se livrer à quelque activité louche… ni à des tours de sorcier… que Dieu nous en préserve, et la sainte Mère de Dieu aussi ! (La vieille se signa à trois reprises) Vous ne trouverez, dans toute la province, personne jeûnant et priant davantage que lui ; personne, petit père, Votre Noblesse ! Et c’est bien cela : une grâce supérieure est venue l’habiter. Cela n’est pas son œuvre, bien entendu ! C’est, mon ami, quelque chose qui vient d’en Haut ; voilà.


     — Ainsi, vous êtes d’accord ? demandai-je. Quand pourrai-je rencontrer votre fils ?


     La vieille cligna de nouveau des yeux et par deux fois tira son mouchoir d’une manche pour le mettre dans l’autre.


     — Oh, mon bon monsieur, mon bon monsieur, nous hésitons…


     — Mastridia Karpovna, permettez-moi de vous remettre ceci, fis-je en lui tendant un billet de dix roubles.


     La vieille s’en empara aussitôt de ses doigts potelés et recourbés rappelant les serres charnues d’un hibou, le fourra lestement dans sa manche, réfléchit un peu et, comme si elle s’était soudain décidée, se frappa les cuisses des deux mains.


     — Viens ici ce soir après sept heures, dit-elle la voix changée, parlant tout bas d’une voix solennelle ; seulement, pas dans cette pièce, monte directement à l’étage ; tu verras une porte à gauche, ouvre-là ; tu entreras, Votre Noblesse, dans une chambre vide et tu y verras une chaise. Assieds-toi dessus et attends ; quoi que tu voies, ne dis rien et ne fais rien ; pas un mot non plus à mon fils : il est bien jeune, et il tombe du haut mal. Il prend peur très facilement, il se met à trembler, à trembler comme un poulet… quel malheur !


     Je regardai Mastridia.


     — Vous dites qu’il est jeune, mais si c’est votre fils…


     — Par l’âme, mon petit père, par l’âme ! Il y a chez moi beaucoup d’orphelins ! ajouta-t-elle en indiquant de la tête le coin d’où venait le piaillement plaintif. Oh, Seigneur Dieu, Sainte Mère de Dieu ! Et vous, mon petit père, Votre Noblesse, avant de revenir ici, daignez bien réfléchir à celui de vos morts, parmi vos parents ou vos amis – que Dieu ait leur âme ! –, que vous désirez voir. Passez en revue vos défunts et gardez à l’esprit celui que vous aurez choisi, pensez bien à lui jusqu’à ce que mon fils arrive !


     — Dois-je dire à votre fils à qui précisément…


     — Non, non, petit père, pas un mot. Il découvrira lui-même dans vos pensées ce dont il aura besoin. Contentez-vous de bien vous mettre en tête votre défunt, et buvez du vin en dînant : un, deux ou trois petits verres ; le vin ne gêne en rien. 


     La vieille se mit à rire, se lécha les lèvres, se passa une main sur la bouche et poussa un soupir.


     — Donc, à sept heures et demie ? demandai-je en me levant.


     — À sept heures et demie, petit père, Votre Noblesse, à sept heures et demie, répondit   Mastridia Karpovna d’une voix rassurante.  



—————



     Je pris congé de la vieille et regagnai mon hôtel. On s’apprêtait à me mystifier, je n’en doutais pas, mais de quelle façon ? Voilà ce qui piquait ma curiosité. J’échangeai tout au plus deux ou trois mots avec Ardalion. 


     « Elle est d’accord ? » me demanda-t-il en fronçant les sourcils ; et, sur ma réponse affirmative, il s’écria : « Un ministre, cette bonne femme ! »


     Suivant le conseil du « ministre », je me mis à passer en revue mes petits défunts. Après avoir assez longuement hésité, j’arrêtai enfin mon choix sur un vieillard mort depuis un bon moment, un Français, mon ancien précepteur. Je ne le choisis pas en raison d’une affection particulière pour lui ; mais sa figure était tellement originale, elle ressemblait si peu aux figures contemporaines qu’il était absolument impossible de la contrefaire. Il avait une tête énorme, des cheveux blancs et laineux coiffés en arrière, d’épais sourcils noirs, un nez crochu et deux grosses verrues lilas au milieu du front, il portait un habit vert  à boutons de cuivre poli, un gilet rayé et un col montant, un jabot et des manchettes. « S’il arrive à me montrer le vieux Dessert, me dis-je, il faudra bien reconnaître que c’est un sorcier ! »


     Au dîner, suivant le conseil de la vieille, je bus une bouteille d’un Lafitte qu’Ardalion m’assurait de tout premier ordre, mais qui avait un goût de bouchon brûlé très prononcé et qui laissait un gros dépôt de santal au fond de chaque petit verre.



—————



     À sept heures et demi précises, j’étais devant la maison dans laquelle j’avais conversé avec l’honorable Mastridia Karpovna. Aux fenêtres, tous les volets étaient fermés, mais la porte était ouverte. Je pénétrai dans la maison, gravis l’escalier branlant et, ayant ouvert la porte à gauche, me retrouvai, comme me l’avait annoncé la vieille, dans une chambre assez spacieuse et complètement vide ; posée sur le rebord de la fenêtre, une chandelle de suif l’éclairait faiblement : une chaise cannée se tenait en face de la porte, près du mur. Je mouchai la chandelle, dont la mèche avait eu le temps de noircir abondamment, m’assit sur la chaise et me mis à attendre.


     Les dix premières minutes passèrent assez vite ; rien dans la pièce ne pouvait retenir mon attention, mais je prêtais l’oreille au moindre frôlement et regardais attentivement la porte fermée… Mon cœur battait. Dix autres minutes s’écoulèrent,  puis une demi-heure, trois-quarts d’heure : si quelque chose pouvait remuer un peu aux alentours ! Je toussai à plusieurs reprises pour signaler ma présence ; je commençais à m’ennuyer et à m’irriter : être mystifié de cette façon-là n’entrait pas dans mes calculs. Je m’apprêtais déjà à me lever et à prendre la chandelle pour redescendre… En la regardant, je vis que la mèche charbonnait de nouveau ; mais, mon regard revenant vers la porte, je tressaillis malgré moi : un homme se tenait adossé à cette porte. Il était entré si promptement et si discrètement que je n’avais rien entendu. 



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     Il portait un simple caftan bleu ; il était de taille moyenne et assez solide. Ayant les mains derrière le dos et baissant la tête, il me fixait des yeux. Je ne pouvais, à la faible lueur de la chandelle, bien distinguer ses traits : je voyais juste la crinière hirsute de cheveux emmêlés qui lui tombait sur le front, ses fortes lèvres un peu tordues et ses yeux blanchâtres. J’eus envie de lui adresser la parole, mais me souvins de la recommandation de Mastridia et me mordis les lèvres. Le nouveau venu continuait à me regarder, je le regardais aussi et, étrangement, je ressentis quelque chose ressemblant à de la peur en même temps que je me mettais, comme sur ordre, à repenser à mon vieux précepteur. L’autre se tenait toujours près de la porte, respirant lourdement comme s’il escaladait une montagne ou soulevait un fardeau, et ses yeux semblaient s’élargir, se rapprocher de moi – et ce regard lourd, insistant et menaçant me mettait mal à l’aise ; une lueur mauvaise s’allumait par moments dans ces yeux ; j’avais vu une telle lueur dans les yeux d’un lévrier « braquant » un lièvre, et l’autre braquait toujours son regard sur moi lorsque je faisais une « embardée », c’est-à-dire que j’essayais de détourner mon regard. 


     Je ne sais combien de temps s’écoula ainsi : peut-être une minute, peut-être un quart d’heure. Il me regardait toujours ; je ressentais toujours une sorte de gêne et de peur, et ne cessais de penser au Français. Une ou deux fois, je tentai de me dire à moi-même : « En voilà une absurdité ! Quelle comédie ! », je tentai de sourire, de hausser les épaules… En vain ! Chaque décision se figeait en moi instantanément, je ne trouve pas d’autre terme. J’étais pris d’une sorte d’engourdissement. Je vis soudain que l’autre s’était détaché de la porte et se tenait plus près de moi d’un ou deux pas ; puis il se mit à sautiller à pieds joints et se rapprocha encore de moi… Et encore, et encore… Ses yeux menaçants fixaient toujours mon visage tandis que ses mains restaient derrière son dos et que sa large poitrine respirait à grand effort. Ses petits bonds me semblèrent comiques, mais je commençais à avoir vraiment peur, en même temps que je sentais une incompréhensible somnolence s’emparer tout à coup de moi. Mes paupières se fermaient… la silhouette en caftan bleu avec sa figure ébouriffée aux yeux blanchâtres commença à se dédoubler devant moi, puis disparut soudain ! Je me secouai : il se tenait de nouveau entre la porte et moi, très près de moi… Puis il disparut à nouveau, comme fondu dans un brouillard ; réapparut… disparut encore… réapparut… et toujours plus près : sa respiration lourde, presque un ronflement, arrivait sur moi… Le brouillard avança de nouveau, et brusquement la tête du vieux Dessert commença à émerger de ce brouillard, à se dessiner nettement, en commençant par les cheveux blancs relevés vers le haut ! Oui, voilà ses verrues, ses sourcils noirs, son nez crochu ! Voilà l’habit vert aux boutons de cuivre, le gilet rayé et le jabot… Je poussai un cri et me soulevai de la chaise… Le vieillard s’évanouit, je revis à sa place l’homme au caftan bleu. Il s’approcha du mur en chancelant, y appuya sa tête et dit d’une voix sifflante : « Du thé ! » Sortie Dieu sait d’où, Mastridia fut tout de suite sur lui et, tout en répétant : « Vassienka, Vassienka », se mit avec sollicitude à essuyer la sueur qui coulait en abondance de ses cheveux et de sa figure. J’allais m’approcher d’elle, mais elle s’écria d’une voix déchirante et si convaincante : « Votre Noblesse ! Cher monsieur, ne le tuez pas, ne le tuez pas, allez-vous-en, au nom du Christ ! » que je lui obéis ; tandis qu’elle s’adressait de nouveau à son fils : « Mon soutien, mon pigeon, l’apaisait-elle, tu vas tout de suite avoir du thé, à l’instant. » Et,  alors que je partais. elle me cria : « Et vous, petit père, rentrez prendre le thé chez vous ! »


     Rentré à l’hôtel, je me conformai aux instructions de Mastridia et donnai l’ordre qu’on me seerve du thé ; je me sentais fatigué, et même faible.


     — Eh bien monsieur ? me demanda Ardalion ; vous y êtes allé ? vous avez vu ?


     — Il m’a en effet montré quelque chose… que je n’attendais pas, je l’avoue, répondis-je.


     — Un homme d’une grande sagesse ! observa Ardalion en emportant le samovar. Il jouit d’une é-nor-me considération chez les marchands !


     En me couchant et en réfléchissant à l’histoire qui venait de m’arriver, je finis par penser que j’en tenais l’explication. Cet homme avait sans aucun doute un pouvoir magnétique considérable ; en agissant, d’une façon évidemment incompréhensible pour moi, sur mes nerfs, il avait éveillé en moi avec une telle netteté l’image du vieillard auquel je songeais qu’il m’avait semblé avoir celui-ci devant mes yeux… La science connaît ce genre de  « métastases », de déplacements de sensations. Fort bien ; mais la force capable de produire un tel effet restait tout de même extraordinaire et mystérieuse. « Quoi qu’on puisse dire, je l’ai vu de mes propres yeux, mon défunt précepteur ! »



—————



     Le lendemain était le jour du bal de la Noblesse. Le père de Sophie vint me voir et me rappela l’invitation que j’avais faite à sa fille. Le soir, à neuf heures passées, je me tenais à côté d’elle au milieu de la salle  éclairée par une multitude de lampes de cuivre, et je me préparais à effectuer les mouvements sans difficultés du quadrille à la française, aux sons tonitruants d’un orchestre militaire. Il y avait foule ; les dames étaient particulièrement nombreuses, et fort jolies ; la mienne eut sans conteste remporté la palme, n’eût été son regard, un peu étrange et même sauvage. Je remarquai qu’elle cillait très rarement ; l’indéniable expression de franchise dans ses yeux ne rachetait pas ce qu’ils avaient d’inhabituel. Mais sa silhouette était charmante et ses mouvement gracieux, quoique timides. Lorsqu’en valsant elle pliait un peu sa taille en arrière et inclinait son cou mince vers son épaule droite comme pour s’éloigner de son cavalier, on ne pouvait rien imaginer de plus émouvant, de plus jeune et de plus pur. Elle était tout habillée de blanc, avec une petite croix de turquoises au bout d’un ruban noir.


     Je l’invitai pour une mazurka et tentai de la faire parler. Mais elle répondait brièvement et à contrecœur, alors qu’elle écoutait attentivement, avec cette expression d’étonnement songeur qui m’avait frappé lors de notre première rencontre. Cette jeune femme sans la moindre trace de coquetterie dans son apparence, cette absence de sourire et ces yeux constamment fixés sur les yeux de son interlocuteur, ces yeux qui semblaient en même temps apercevoir autre chose, avoir d’autres préoccupations… Quelle étrange créature ! À la fin, ne sachant comment la dégeler, j’imaginai de lui raconter mon aventure de la veille.


     Elle m’écouta jusqu’au bout avec un intérêt visible, mais, à ma grande surprise, mon récit ne lui causa pas d’étonnement, elle me demanda seulement si l’homme ne s’appelait pas Vassili. Je me souvins que la vieille, devant moi, l’appelait « Vassienka5 ». 


     — Oui, son prénom est bien Vassili, répondis-je ; se peut-il que vous le connaissiez ?


     — Nous avons un saint homme qui s’appelle Vassili, dit-elle. Je me demandais si c’était lui.


     — La piété n’a rien à voir ici, rétorquai-je, c’est un simple effet du magnétisme – chose qui intéresse les docteurs et les naturalistes.


     Je me mis à exposer mes vues sur cette force particulière que l’on appelle le magnétisme, sur la possibilité de soumettre la volonté d’une personne à celle d’une autre, etc. ; mais mes explications, il est vrai passablement embrouillées, ne firent nulle impression, apparemment, sur mon interlocutrice. Sophie écoutait, ses mains croisées sur ses genoux tenant un éventail qui demeurait immobile ; elle n’en jouait pas, ses doigts ne remuaient pas du tout et je sentais toutes mes paroles rebondir sur elle comme sur une statue de pierre. Elle les comprenait, mais elle avait visiblement ses propres convictions, inébranlables et indéracinables. 


     — Vous n’admettez tout de même pas les miracles ? m’écriai-je.


     — Bien sûr, que je les admets, dit-elle avec sérénité. Et comment ne pas les admettre ? N’est-il pas dit dans l’Évangile que celui qui a pour un grain de sénevé de foi peut déplacer les montagnes6 ? Il faut juste avoir la foi, et les miracles seront là.


     — Il doit y avoir peu de foi à notre époque, objectai-je, car on n’entend guère parler de miracles !


     — Il existent pourtant ; vous même y avez assisté. Non, la foi n’a pas disparu à notre époque ; mais le commencement de la foi…


     — Le commencement de la sagesse est la crainte de Dieu, l’interrompis-je.


     — Le commencement de la foi, reprit Sophie sans se troubler le moins du monde, est l’abnégation… l’abaissement de soi !


     — Même l’abaissement de soi ? demandai-je.


     — Oui. L’orgueil, la superbe, l’arrogance, c’est ce qu’il faut extirper totalement chez l’homme. Vous venez de mentionner la volonté… il faut également la briser.


     J’enveloppai du regard la personne de la toute jeune fille qui me tenait ces discours… « Cette enfant n’a vraiment pas l’air de plaisanter ! » me dis-je. Je jetai un coup d’œil à nos voisins de mazurka : ils me regardèrent à leur tour, et j’eus l’impression que mon étonnement les amusait ; l’un d’eux m’adressa même un sourire compatissant, comme pour me dire : « Alors ? Comment trouvez-vous notre jeune originale ? Tout le monde la connaît, ici. »


     — Vous avez essayé de briser votre volonté ? repris-je en m’adressant à Sophie.


     — Chacun a l’obligation de faire ce qui lui semble la vérité, répondit-elle d’un ton assez dogmatique.


     — Perttez-moi de vous demander, dis-je après une courte pause, si vous croyez à la possibilité de convoquer les morts.


     Sophie hocha légèrement la tête.


     — Il n’y a pas de morts.


     — Comment cela ?


     — Il n’y a pas d’âmes mortes ; elles sont immortelles et peuvent apparaître lorsqu’elles le désirent… Elle sont autour de nous en permanence.


     — Comment ? D’après vous, une âme immortelle se tient par exemple à côté de ce major de garnison au nez rouge ?


     — Et pourquoi pas ? Le soleil éclaire bien aussi son nez, et la lumière du soleil ne provient-elle pas, comme toute lumière, de Dieu ? Et qu’est-ce que les apparences ? Pour le pur, il n’est rien d’impur ! Il faut seulement trouver un maître ! un précepteur !


     — Mais permettez, permettez, intervins-je non sans quelque joie mauvaise, je dois l’avouer. Vous voulez un précepteur… et que faites-vous de votre confesseur ?


     Sophie me regarda avec froideur. 


     — Je crois que vous voulez vous moquer de moi. Mon confesseur me dit ce que je dois faire ; mais j’ai besoin d’un précepteur qui me montre en pratique comment faire pour se sacrifier !


     Elle leva les yeux au plafond. Avec son visage enfantin et cette expression de rêverie immobile, d’étonnement mystérieux et permanent, elle me rappelait les madones peintes avant Raphaël7


     — J’ai lu quelque part, poursuivit-elle sans s’adresser à moi et en remuant à peine les lèvres, qu’un grand personnage s’était fait enterrer sous le parvis d’une église, afin que tous les paroissiens lui marchent dessus, le foulent de leurs pieds… Voilà ce qu’il faut faire du temps même où l’on est en vie…


     Boum ! Boum ! Tra-ra-rakh ! grondaient d’en haut les timbales… J’avoue qu’une telle conversation pendant un bal me sembla par trop excentrique : elle éveillait involontairement en moi des pensées… d’une nature absolument opposée à la religion. Je profitai  d‘une invitation faite à ma dame pour une figure de la mazurka pour en rester là de nos débats quasi8 théologiques. 


     Un quart d’heure plus tard, je ramenai mademoiselle Sophie3  auprès de son père, et le surlendemain, je quittai la ville de T…, et l’image de la jeune fille au visage enfantin et à l’âme aussi impénétrable que le roc s’effaça vite de ma mémoire.



—————



     Deux années s’écoulèrent, et cette image surgit à nouveau devant moi. Voici comment : je discutais avec un collègue qui rentrait d’une tournée en Russie méridionale. Ayant passé quelque temps à T…, il me donna des nouvelles des gens de là-bas.


     — À propos ! s’exclama-t-il, je crois que tu connais bien V. G. B. ?


     — Tout à fait.


     — Et sa fille Sophie9, tu la connais ?


     — Je l’ai vue deux fois.


     — Figure-toi qu’elle s’est enfuie !


     — Comment cela ?


     — Comme je te le dis. Cela fait trois mois qu’on est sans nouvelles d’elle. Ce qui est étonnant, c’est que personne ne peut dire avec qui elle s’est enfuie. Tu imagines, pas la moindre conjecture, pas le moindre soupçon ! Elle avait refusé tous les fiancés possibles. Et sa conduite était fort modeste. Ah ces dévotes saintes nitouches ! Le scandale est affreux dans toute la province ! B.  est au désespoir… Et quel besoin avait-elle de s’enfuir ? Son père exauçait tous ses désirs. Mais surtout, ce qui est incompréhensible, c’est que, de tous les lovelaces de la province, pas un ne manque à l’appel.


     — Et on ne l’a toujours pas retrouvée ?


     — Puisque je te dis qu’elle n’a donné aucun signe de vie ! Ce qui est moche, c’est que ça fait une fille riche à épouser en moins. 


     La nouvelle me causa un grand étonnement. Cela ne cadrait pas du tout avec le souvenir que je gardais de Sophie B. Mais tant de choses arrivent !



—————



     À l’automne de cette même année, toujours pour des raisons de service, le destin m’envoya dans la province de S…, qui est comme on sait limitrophe de celle de T… Le temps était froid et pluvieux ; les chevaux de poste, exténués, arrivaient à peine à traîner mon léger tarantass10 sur la terre boueuse d’une grande route. Je me souviens d’une journée particulièrement malheureuse : à trois reprises la voiture se retrouva embourbée jusqu’au moyeu ; mon cocher nous flanquait sans cesse dans une ornière dont il nous extrayait à grand renfort de hurlements et de hululements, pour nous faire glisser aussitôt dans une autre, pas moins profonde. Bref, vers le soir, j’étais si éreinté qu’en arrivant au relais, je pris la décision de passer la nuit à l’auberge. On me donna une chambre avec un divan de bois tout creusé, un plancher gondolé et des tapisseries déchirées aux murs ; cela sentait le kvas, la natte de tille, l’oignon et même la térébenthine ; des essaims de mouche avaient pris position un peu partout ; au moins étais-je à l’abri du mauvais temps, et il pleuvait sans arrêt. J’ordonnai qu’on m’apportât  un samovar et, assis sur le divan, me livrai à ces moroses pensées qui vous viennent en chemin, si familières à ceux qui voyagent en Russie.


     Mes pensées furent interrompues par lun grand bruit venant de la salle commune, dont ma chambre était séparée par une cloison de planches. Ce bruit s’accompagnait sporadiquement d’un fort cliquetis semblable à un claquement de chaînes, et une rude voix masculine hurla soudain : « Dieu bénisse toutes les créatures dans c’te maison. Dieu bénisse ! » « Dieu bénisse ! Amen, amen, arrière, Satan ! » répéta la voix de manière un peu incohérente et faisant étrangement traîner la dernière syllabe de chaque mot… On entendit un lourd soupir, et un corps se laissa pesamment tomber, avec le même cliquetis, sur un banc. 


     — Akoulina ! servante de Dieu, arrive ici ! fit de nouveau la voix. Regarde : pauvre comme Job… Ha-ha-ha ! Pouah ! Seigneur mon Dieu, Seigneur mon Dieu, Seigneur mon Dieu, bourdonna la voix comme un sacristain devant le chœur – Seigneur mon Dieu, maître de mon ventre11, vois ma malédiction… Ho-ho-ho ! Ha-ha… Pouah ! Bénis cette maison à la septième heure !


     — Qui est-ce ? demandai-je à la généreuse patronne entrant chez moi avec le samovar.


     — Ah mon Dieu, s’empressa-t-elle de me chuchoter, c’est un innocent, un homme de Dieu. il est apparu dans le coin il n’y a pas longtemps ; voilà qu’il nous rend visite. Par ce temps épouvantable ! Il est tout ruisselant ! Et vous verriez ses chaînes : une horreur !


     — Dieu bénisse ! Dieu bénisse ! retentit de nouveau la voix. Akoulina ! Hé, Akoulina ! mon amie Akoulinouchka !  Où est notre paradis ? Notre joli paradis ? Il est au désert, notre paradis… paradis… Apporte en étrenne la joie dans cette demeure… ah… ah… ah… La voix bredouilla quelque chose d’indistinct et brusquement, après un long bâillement se fit entendre un gros rire rauque. Qui semblait éclater involontairement à chaque fois, et était suivi d’un crachat indigné12.


     « Hélas ! Stépanytch13 n’est pas là ! Voilà bien notre malheur ! dit la patronne comme en se parlant à elle-même, et restant près de la porte en manifestant la plus vive attention. Il a dû prononcer des mots de salut et moi, pauvre femme, je n’y ai rien compris ! » Elle sortit promptement.


     Il y avait une fente dans la cloison ; j’y approchai mon œil. Assis sur un banc, l’innocent14 me tournait le dos ; je voyais juste son énorme tête ébouriffée, grosse comme un seau à bière, et son large dos voûté sous ses guenilles rapiécées et trempées. Devant lui, sur le sol de terre battue, était agenouillée une femme chétive portant une méchante blouse mouillée elle aussi, et ayant sur la tête un foulard sombre enfoncé jusqu’aux yeux. Elle s’efforçait de retirer une botte de l’innocent, ses doigts glissaient sur le cuir sale et gluant. Les mains croisées sur la poitrine, la patronne se tenait près d’elle et regardait avec vénération l’« homme de Dieu ». Lui continuait à grommeler des borborygmes et à tenir des propos incohérents.


     La femme à la blouse réussit enfin à retirer la botte. Elle faillit tomber à la renverse, reprit son équilibre et entreprit de défaire les chaussettes russes15 de l’innocent. Celui-ci avait une plaie au cou-de-pied… Je me détournai.


     — Tu ne voudrais pas prendre un bon petit thé, mon cher ami ? demanda la voix obséquieuse de la patronne.


     — Qu’est-ce qu’elle raconte ? répondit l’innocent. Dorloter le corps d’un pécheur… Oho ! Oho ! Il faudrait en briser tous les os… et elle : du thé ! Oh, oh, respectable vieille, Satan est fort en nous ! Sur lui s’abattent la faim, le froid, les abîmes des cieux, les pluies battantes et pénétrantes, mais il demeure, comme si de rien n’était ! Souviens-toi du jour de l’Intercession de la Mère de Dieu ! Tu verras ce qui t’arrivera !


     La patronne poussa un petit cri d’étonnement.


     — Écoute-moi plutôt ! Donne tout, donne ta tête, donne ta chemise ! Donne sans qu’on te le demande ! Parce que Dieu le voit ! Tu crois qu’il lui faudrait longtemps pour balayer ton toit ? Le Misécordieux t’a donné du pain, mets-le au four ! Il voit tout ! Tou-out. C’est l’œil de qui, dans le triangle16 ? Dis voir… de qui ?


     La patronne se signa à la dérobée sous son fichu. 


     — Très vieil ennemi, adamantin ! A… da… man… tin ! A… da… man… tin ! répéta plusieurs fois l’innocent en grinçant des dents. Vieux serpent ! Mais Dieu ressuscitera ! Oui, Dieu ressuscitera et ses ennemis seront dispersés17 ! J’appellerai tous les morts ! Je marcherai sur l’ennemi… Ha-ha-ha ! Pouah !


     — Vous n’auriez pas un peu d’huile ? dit une autre voix, à peine audible. Mettons-en sur sa plaie… J’ai un chiffon propre.


     Je regardai de nouveau à travers la fente : la femme à la blouse s’affairait toujours autour de la jambe de l’innocent. « Marie-Madeleine ! » pensai-je.


     — Tout de suite, ma colombe, dit la patronne qui, entrant dans ma chambre,  tira une cuillerée d’huile de la veilleuse devant l’icône.


     — Qui est la femme qui prend soin de lui ? demandai-je.


     — Nous ne savons pas qui c’est, petit père ; peut-être qu’elle le fait pour son salut, elle aussi, pour le rachat de ses péchés. Mais lui, quel saint homme !


     — Akoulinouchka, mon petit enfant, ma fille bien-aimée, répétait pendant ce temps l’innocent qui se mit brusquement à pleurer.


     La femme agenouillée devant lui leva les yeux… Mon Dieu, où avais-je déjà vu ces yeux ?


     La patronne vint à elle avec sa cuillerée d’huile. Son opération terminée, la femme se releva et demanda s’il n’y avait pas un débarras avec un peu de foin, quelque part… « Vassili Nikititch aime dormir sur du foin », ajouta-t-elle.


     « Bien sûr, bien sûr, répondit la patronne. Je t’en prie, mon cher ami, sèche-toi et repose-toi » dit-elle en s’adressant à l’innocent.


     Celui-ci se mit à geindre, se leva lentement du banc – ses chaînes cliquetèrent de nouveau – et, se retournant vers moi pour chercher des yeux les icônes, se mit à faire de grands signes de croix.


     Je le reconnus immédiatement : c’était le même Vassili, celui qui m’avait naguère fait voir mon défunt précepteur !


     De tête, il avait peu changé ; c’était son expression qui était devenue encore plus extraordinaire, encore plus terrible… Une barbe hirsute embroussaillait le bas de son visage gonflé. Sale, déguenillé, l’air sauvage, il m’inspirait davantage de dégoût que d’effroi. Il cessa de se signer mais continua à promener son regard dans les coins et sur le sol, comme s’il attendait quelque chose…


     « Vassili Nikititch, je vous en prie » dit la femme en blouse en s’inclinant. Il agita soudain la tête, se retourna, s’emmêla les jambes, chancela… Sa compagne bondit vers lui et le soutint sous le bras. À en juger par sa voix et sa taille, c’était encore une jeune femme : il m’était presque impossible de voir sa figure.


     « Akoulinouchka, mon amie ! » dit encore une fois l’innocent d’une voix un peu tremblante et, la bouche grande ouverte et se frappant la poitrine à coups de poing, il poussa un gémissement sourd qui semblait lui monter du fond de l’âme. Ils sortirent l’un et l’autre de la pièce, derrière la patronne.


     Je m’allongeai sur mon divan dur, réfléchissant à ce que j’avais vu. Mon magnétiseur était devenu pour de bon un innocent. Voilà où l’avait mené cette force indéniable qu’il avait en lui !



—————



     Le lendemain matin, je me préparai à repartir. Il continuait à pleuvoir à verse, mais je ne pouvais m’attarder plus longtemps. Sur le visage de mon valet, qui m’apportait de quoi me débarbouiller, jouait un petit sourire narquois qu’il retenait. Je comprenais fort bien ce sourire : il signifiait que mon serviteur avait appris quelque chose qui n’était pas à l’avantage des maîtres, voire désobligeant pour eux. Il brûlait visiblement d’impatience à l’idée de m’en faire part.


     — Allons, qu’y a-t-il ? finis-je par lui demander.


     — Monsieur, avez-vous vu l’innocent, hier ? fit-il aussitôt.


     — Oui. Et puis ?


     — Sa compagne aussi, monsieur ?


     — Je l’ai vue également.


     — C’est une demoiselle de la noblesse, monsieur.


     — Hein ?


     — C’est la vérité, monsieur ; des marchands de T… sont venus aujourd’hui ; ils l’ont reconnue. Ils ont même dit comment elle s’appelait : mais le nom m’a échappé…


     — Je fus comme frappé par un éclair.


     — L’innocent est encore ici, ou est-il déjà parti ? demandai-je.


     — Apparemment, il est toujours là. Il est encore assis près du portail, à dire des choses trop compliquées pour moi. Il dégoise tant qu’il peut, il doit y trouver un avantage.


     Mon valet était de la race des serviteurs instruits, comme Ardalion.


     — Et la demoiselle est avec lui ?


     — Oui monsieur, elle est en faction, elle aussi.



—————



     Sortant sur le perron, je vis l’innocent. Il était assis sur un petit banc à côté du portail et, s’y appuyant des deux mains, balançait à droite et à gauche sa tête baissée, exactement comme un fauve en cage. Les mèches épaisses de ses cheveux couvraient ses yeux et ballotaient de chaque côté, tout comme ses lèvres pendantes. Un bredouillement étrange et presque inhumain en sortait. Sa compagne venait de se laver à l’aide d’un broc accroché à une perche et, sans avoir eu le temps de remettre son foulard sur sa tête, revenait vers le portail en marchant sur une planche étroite disposée entre les flaques sombres du fumier de la cour. Je jetai un coup d’œil à cette tête entièrement découverte à présent, et l’étonnement me fit malgré moi lever les mains et les frapper l’une contre l’autre : devant moi se tenait Sophie B. !


     Elle se retourna vivement et me fixa de ses yeux bleus, toujours aussi immobiles. Elle avait beaucoup maigri, sa peau avait perdu sa délicatesse et avait pris une teinte hâlée, d’un jaune cuivré, son nez s’était effilé et ses lèvres se découpaient plus nettement. Mais elle n’avait pas enlaidi ; seulement, à son ancienne expression d’étonnement pensif était venu se joindre une autre, décidée, presque hardie, concentrée et exaltée. Son visage n’avait plus rien d’enfantin.


     Je m’approchai d’elle.


     « Sophia Vladimirovna18, m’écriai-je, est-ce possible, c’est vous ? Ainsi vêtue… et en cette compagnie… »


     Elle tressaillit, me regarda encore plus fixement, comme désireuse de savoir qui lui adressait la parole, puis, sans dire un mot, elle courut vers son compagnon.


     — Akoulinouchka, balbutia celui-ci avec un lourd soupir, nos péchés, nos péchés…


     — Vassili Nikititch, partons tout de suite ! Vous m’entendez, tout de suite, tout de suite, dit-elle, arrangeant d’une main le foulard sur son front et saisissant de l’autre l’innocent par le coude. Venez, Vassili Nikititch. Il y a du danger, ici.


     — J’arrive, petite mère, j’arrive, répondit docilement l’innocent qui se souleva du banc en tournant tout son corps en avant. Il faut juste que j’attache ma petite chaîne…


     Je m’approchai à nouveau de Sophie et me nommai, me mis à la supplier de m’écouter, de me dire quelque chose, je lui montrai la pluie qui tombait à verse et lui demandai de ménager sa santé ainsi que celle de son compagnon, je fis une allusion à son père… Mais une sorte d’entrain méchant et impitoyable s’était emparé d’elle. Sans faire nullement attention à moi, les dents serrées, la respiration saccadée, elle stimulait l’innocent désemparé, lui mit sa ceinture et lui attacha ses chaînes, lui enfonça sur les cheveux une casquette d’enfant en tissu à la visière cassée, lui mit son bâton en main, se jeta une besace sur les épaules et franchit avec lui le portail… Je n’avais pas le droit de l’arrêter de force, et cela n’eût servi à rien ; ma dernière exclamation désespérée ne la fit même pas se retourner. Soutenant son « homme de Dieu » sous le bras, elle avançait à grands pas dans la rue noire de boue, et au bout de quelques instants, dans la demi-obscurité de cette matinée brumeuse, à travers le filet dru de la pluie tombante, les deux silhouettes de l’innocent et de Sophie se montrèrent une dernière fois… Ils tournèrent au coin de la rue, furent cachés par l’avancée d’une izba et disparurent pour toujours.



—————



     Je revins dans ma chambre. Je devins très songeur. Je n’y comprenais rien ; je ne comprenais pas qu’une jeune fille riche et si bien élevée pût quitter tout le monde et tout abandonner, sa maison natale, sa famille et ses relations, renoncer à toutes ses habitudes, à une vie confortable, et pour quoi faire ? Pour suivre un vagabond à moitié fou et devenir sa servante ? Il m’était impossible de m’arrêter un instant à l’idée que cette décision fût liée à quelque inclination sincère quoique dénaturée, quelque amour, quelque passion… Il suffisait d’un coup d’œil à la figure repoussante de l’« homme de Dieu » pour se sortir immédiatement une telle idée de la tête ! non, Sophie était resté pure et, comme elle me l’avait dit autrefois, pour elle, il n’y avait rien d’impur. Je ne comprenais pas l’acte de Sophie ; mais je ne la blâmais pas, de même que, par la suite, je ne condamnai pas d’autres jeunes filles19 se sacrifiant de la même façon à ce qu’elles jugeaient être la vérité, en y voyant leur vocation. Je ne pouvais pas ne pas regretter que Sophie empruntât précisément cette route, mais je ne pouvais pas davantage refuser le sentiment d’étonnement admiratif et même de respect que j’éprouvais pour elle. Ce n’était pas en vain qu’elle m’avait parlé d’abnégation et d’abaissement de soi… Chez elle, les paroles ne s’écartaient pas des actes. Elle avait cherché un précepteur et un guide, et l’avait trouvé… en qui, mon Dieu !


     Oui, elle se faisait piétiner, fouler aux pieds… Des rumeurs me parvinrent par la suite, selon lesquelles sa famille avait fini par retrouver la brebis égarée et l’avait ramenée au bercail. Mais elle survécut peu de temps chez elle et mourut en observant un vœu de silence, sans adresser la parole à quiconque.


     Paix à ton cœur, pauvre créature énigmatique ! Vassili Nikititch erre sans doute encore en innocent ; de telles gens ont, de façon vraiment étonnante, une santé de fer. À moins que l’épilepsie ne la lui ait abîmée.


  















Notes



     Remarque générale : je rappelle la traduction de 1870 de Prosper Mérimée :


https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Tourgueniev%20-%20Etrange%20histoire.htm#_ftnref4

 

     Certains écarts entre les deux traductions peuvent être imputés au fait que Mérimée n’a pas travaillé sur la version définitive de l’auteur.





        1. Le terme russe est « gouvernement », unité administrative dont le chef est un gouverneur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gouvernement_(Empire_russe)


     2. Ardalio, en latin, signifie : « homme qui joue l’empressé »…


     3. mademoiselle Sophie est en français dans le texte. Ailleurs, le prénom Sophie n’est pas écrit dans sa forme russe, mais transcrit du français.


     4. Le « monsieur » de politesse est simplement indiqué par l’apposition de la lettre « c » qui, en russe, est le début du terme сударь, « monsieur ». Cela se traduit, oralement, par un léger sifflement à la fin du mot prononcé juste avant. Je ne le traduirai pas toujours par la suite.


     5. Vassienka est un diminutif affectueux de Vassili, qui provoent de la même racine grecque que Basile.


     6. Matthieu, 17-20.


     7. Lorenzo di Niccolo Gerini, Fra Angelico, Antonio Rossellino… On connaît davantage celles de Raphaël. Ce qu’écrit Mérimée : « les madones de Raphel… pas celles de sa dernière manière, qui ont toutes mes préférences » correspond au premier manuscrit et aux premières éditions du texte, revu et corrigé ultérieurement par l’auteur.


     8. quasi est écrit en français dans le texte.


     9. Le prénom est ici écrit en russe : Sophia.


     10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tarantass#:~:text=Le%20tarantass%20est%20une%20voiture,trouve%20parfois%20l'orthographe%20tarentass.


     11. C’est une prière du Grand Carême, celui qui précède Pâques.


     12. Je reproduis la note de Prosper Mérimée : « Coutume superstitieuse des Slaves. Après son rire involontaire, le fou crache, comme indigné contre lui-même pour avoir cédé à une instigation du diable. »


     13. Pour Stepanovitch, fils de Stepan (variante de Stéphane : Étienne)


     14. Il s’agit d’un Fol-en-Christ : « Yourodivyi, un fou par dévotion, qui mène une vie errante en s’imposant de rudes pénitences. Le peuple accorde un respect religieux à ces êtres que Dieu a touchés, et qui méprisent tous les biens terrestres. » (note de Mérimée)


     15. Bande de tissu enroulée autour du pied.


     16. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C5%92il_de_la_Providence


     17. Prière orthodoxe inspirée de l’Ancien Testament : Psaumes 68-2.


     18. Prénom et patronyme me font reprendre une simple transcription.


     19. Le texte utilise ici un large écartement de lettres (classique dans l’édition russe et servant à souligner un passage) que je ne reproduis pas.

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