lundi 3 mai 2021

Le Petchénègue (Anton Tchékhov)

      Le récit parut en novembre 1897 dans le quotidien Les Nouvelles russes. Il avait été envoyé de Nice, où Tchékhov se reposait depuis quelques semaines, tout en souffrant d’être loin de chez lui, et en voyant les hémoptysies continuer…


     Sur la ligne du Donets, nous ne sommes pas loin de Rostov-sur-le-Don, et pas très éloignés de Taganrog, ville où naquit l’auteur en 1860. Un contemporain, Pavel Sourojski, écrit que Tchékhov a pu observer de près le genre de personnage qu’il décrit ici, de même que dans le récit Dans son coin natal, que je n’ai pas encore traduit. Un autre contemporain, Iakov Polfiérov, rapporte ces paroles de l’auteur à propos des Cosaques de la région du Don : « Cela m’a fait mal de voir qu’une étendue aussi vaste, où toutes les conditions semblaient réunies pour une grande vie culturelle, est complètement plongée dans l’ignorance, une ignorance émanant des officiers dirigeant la région. Il existe d’autres causes que celle des autorités cosaques, mais c’est la principale. Si les officiers, qui apparaissent en effet comme les grands éducateurs des Cosaques, étaient plus instruits, plus cultivés, je suis convaincu qu’une telle ignorance n’existerait pas, et que tous les “Petchénègues” disparaîtraient. »


     Ivan Bounine tient Le Petchénègue pour l’une des meilleures œuvres de Tchékhov, et pour son meilleur récit de l’année 1897. Début décembre, son cousin Guéorgui, qui vit à Taganrog, lui écrit pour le féliciter, il vient de lire le récit. En février 1898, il lui signalera d’ailleurs qu’un journal local a reproduit, de façon sauvage semble-t-il, la nouvelle dans ses colonnes. Fin 1897, un critique moscovite apprécie hautement les deux récits (Dans son coin natal et Le Petchénègue). Il écrit à peu près ceci : on reconnaît dans ces textes la masse de despotes ignorants qui grouillent sur la terre russe, despotes profondément insatisfaits, sentant vaguement leur sauvagerie sans arriver à mettre vraiment le doigt dessus. Ils ennuient tout le monde, écrasent leur entourage et, tout en ratiocinant et en tenant de grands discours, laissent leur proches vivre quasiment comme des bêtes… 






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     Ivan Abramytch1 Jmoukhine, officier de Cosaques à la retraite ayant servi autrefois au Caucase et vivant à présent dans sa propriété ukrainienne, anciennement jeune gaillard vigoureux et présentement vieillard sec et voûté aux sourcils touffus et à la moustache d’un gris verdâtre, rentrait chez lui, revenant de la ville par une torride journée d’été. En ville, il était allé faire ses dévotions et rédiger son testament chez un notaire (il avait eu deux semaines plus tôt une petite attaque), et à présent, dans son wagon, de tristes et graves pensées l’assiégeaient, au sujet de la mort toute proche, de la vanité des vanités et du caractère périssable de toute chose terrestre. À la gare de Provalié – une station sur la ligne du Donets –, entra dans son wagon un monsieur blond d’âge moyen, bouffi, portant une serviette usagée, qui s’assit en face de lui. Ils se mirent à bavarder.


     — Oui monsieur2, dit Jmoukhine en regardant pensivement par la fenêtre, il n’est jamais trop tard pour se marier. Moi-même, je me suis marié à quarante-huit ans, on me disait que c’était trop tard, en fait, ce n’était ni trop tôt ni trop tard, il eût mieux valu ne pas se marier du tout. Une épouse a vite fait de vous ennuyer, seulement, on ne dit pas la vérité, parce que, voyez-vous, on a honte d’être malheureux en ménage, on le cache. Tel dit à sa femme : « Mania, Mania », qui, s’il avait les coudées franches, la fourrerait dans un sac et la jetterait à l’eau. Une femme, ce n’est qu’idiotie et ennui. Et, vous pouvez m’en croire, ce n’est pas mieux avec des enfants. J’en ai deux, des saligauds. Leur donner de l’instruction, ici, dans la steppe, pas moyen, pour les envoyer étudier à Novotcherkassk3 je manque d’argent, et ils vivent ici comme des louveteaux. Un jour ou l’autre, ils pourraient bien égorger quelqu’un sur la route.


     Le monsieur blond écoutait attentivement, répondait aux questions d’une voix brève et posée, c’était apparemment un homme paisible et discret. Il se présenta comme avocat et dit qu’il se rendait pour affaire au village de Diouïevka. 


     — Mais c’est à neuf verstes4 de chez moi, Seigneur Dieu ! dit Jmoukhine comme si quelqu’un eût émis des doutes à ce sujet. Si vous permettez, à cette heure-ci, vous ne trouverez plus de voiture à la gare. À mon avis, voyez-vous, le mieux pour vous, c’est de m’accompagner chez moi, vous y passerez la nuit, voyez-vous, et demain vous repartirez avec mon équipage, et voilà.


     L’avocat réfléchit et accepta.


     Lorsque leur train arriva à la gare, le soleil était déjà bas au-dessus de la steppe. Ils gardèrent le silence tout le long du chemin de la station à la propriété de Jmoukhine : les cahots de la voiture les empêchait de parler. Le tarantass faisait des bonds en glapissant, on aurait dit qu’il sanglotait comme si ces sauts lui faisaient très mal, et l’avocat, très mal assis, regardait anxieusement devant lui pour voir s’il apercevait la demeure. Ils parcoururent environ huit verstes, et une habitation basse apparut au loin, avec une cour entourée d’un muret de dalles sombres ; le toit de la maison était vert, le crépi s’écaillait, les fenêtres étaient petites et étroites comme des yeux mi-clos. La maison se tenait en plein soleil, sans l’ombre d’un arbre tout autour, ni aucune présence d’eau. Les propriétaires voisins et les moujiks l’appelaient « La demeure du Petchénègue6 » Bien des années auparavant, un arpenteur en voyage, qui y avait passé la nuit à discuter avec Ivan Abramytch et en était resté mécontent, lui avait dit avec sévérité, au moment de repartir, le lendemain matin : « Vous êtes un Petchénègue, monsieur ! » D’où le surnom de la maison, appellation confirmée plus tard par les incursions des enfants de Jmoukhine, devenus grands, dans les jardins et les melonnières des voisins. Quant à  Ivan Abramytch, son sobriquet était « Voyez-vous », puisqu’il avait l’habitude de beaucoup discourir et d’employer souvent cette expression.


     Dans la cour, près d’une grange, se tenaient les fils de Jmoukhine : l’un d’environ dix-neuf ans et l’autre adolescent, tous les deux pieds nus et sans bonnet ; et juste au moment où le tarantass entrait dans la cour, le cadet lança en l’air une poule qui décrivit en caquetant un arc de cercle en volant ; l’aîné lui tira un coup de fusil et la poule s’abattit dans l’herbe.


     — Mes enfants qui apprennent le tir au vol, dit Jmoukhine.


     Les arrivants furent accueillis dans l’entrée par une petite femme maigre et pâle de visage, encore jeune et jolie ; sa robe lui donnait l’air d’une servante.


     — Laissez-moi vous présenter, dit Jmoukhine, la mère de mes fils de pute. Bon, Lioubov Ossipovna, s’adressa-t-il à elle, remue-toi, la mère, régale ton hôte. À souper, et vivement !


     La maison était divisée en deux moitiés ; dans l’une étaient la grande salle et, la jouxtant, la chambre du vieux Jmoukhine – des pièces étouffantes, basses de plafond, pleines de mouches et de guêpes ; dans la seconde était la cuisine, où l’on faisait la popote, où l’on lavait le linge et où l’on donnait à manger aux ouvriers ; et c’était là que, sous les bancs, des oies et des dindes couvaient leurs œufs, c’était aussi là que se trouvaient les lits de Lioubov Ossipovna et de ses deux fils. Le mobilier de la salle était en bois brut, en planches visiblement taillées par un charpentier ; on voyait aux murs des fusils, des gibecières, des nagaîki7, et toutes ces vieilleries avaient largement eu le temps de rouiller et de devenir gris de poussière. Aucun tableau, dans un coin, une planche sombre qui avait été autrefois une icône.


     Une jeune paysanne, une Ukrainienne, mit le couvert et servit du jambon, puis du borchtch. L’invité refusa la vodka qu’on lui proposait, et se mit à manger seulement du pain et des concombres.


     — Et le jambon ? s’enquit Jmoukhine.


     — Merci, je n’en prendrai pas, répondit son hôte. Je ne mange pas de viande.


     — Pourquoi cela ?


     — Je suis végétarien. Tuer des animaux est contraire à mes convictions.


     Jmoukhine réfléchit un peu, puis dit lentement, avec un soupir :


     — Oui… C’est cela… J’en ai aussi vu un, en ville, qui ne mangeait pas de viande. Cette foi existe, maintenant. Et puis ? C’est bien. Arrêter d’égorger et d’abattre à coups de fusil, voyez-vous, un jour ou l’autre, il faut se calmer, laisser les autres créatures en paix. Tuer est un péché, il n’y a pas à discuter, c’est un péché. Il arrive  qu’en tirant sur un lièvre on le blesse à une patte, et il crie comme un enfant. Ce qui veut dire qu’il a mal !


     — Bien sûr qu’il a mal. Les animaux souffrent tout comme les hommes.


     — C’est vrai, reconnut Jmoukhine. Tout cela, je le comprends très bien, continua-t-il en réfléchissant ; mais il y a une chose que j’avoue ne pas comprendre : admettons, voyez-vous, que tout le monde arrête de manger de la viande, que deviendrons alors les animaux domestiques, les poules et les oies, par exemple ?


     — Les poules et les oies vivront en liberté, comme les oiseaux sauvages.


     — Je comprends, à présent. Effectivement, les corbeaux et les choucas vivent en se passant très bien de nous. Oui… Les poules, les oies, les lapins et les moutons vivront en liberté, selon leur bon plaisir et, Dieu soit loué, sans avoir peur de nous. La paix et la tranquillité régneront. Seulement, voyez-vous, il y a une chose que je ne comprends pas, poursuivit Jmoukhine avec un coup d’œil au jambon. Que faire des porcs ? Que deviendront-ils ? 


     — Ils seront en liberté, comme tous les autres.


     — C’est cela. Oui. Mais permettez, si on ne les égorge pas, alors ils vont se multiplier, voyez-vous, et alors, adieu les prés et les potagers. C’est qu’un cochon laissé en liberté et sans surveillance, il vous bousille tout en une journée. Un cochon est un cochon, il ne s’appelle pas ainsi pour rien…


     Ils soupèrent. Jmoukhine se leva de table et arpenta la pièce en discourant… Il aimait parler de sujets importants et sérieux, et il aimait réfléchir ; et puis il avait envie, sur ses vieux jours, de s’en tenir à quelque chose, de se tranquilliser, pour que la mort ne soit pas aussi effrayante. Il avait envie de douceur, de paix de l’âme et d’assurance, comme cet hôte en manifestait, lui qui mangeait à sa suffisance du pain et des concombres en y voyant un accomplissement ; le voilà assis sur un coffre, vigoureux, bouffi, à se taire et supporter patiemment son ennui, et lorsque, dans les ténèbres, on le regardait depuis l’entrée, il avait l’air d’un gros pavé impossible à faire changer de place. Pour celui qui a, dans sa vie, un point d’ancrage, tout va bien.


     Jmoukhine traversa l’entrée et sortit sur le perron, et on l’entendit ensuite soupirer et se parler à lui-même en réfléchissant : « Oui… c’est cela. » Il commençait à faire noir, et les premières étoiles s’allumaient ça et là dans le ciel. On n’allumait pas encore de lampes dans les pièces. Quelqu’un entra sans bruit dans la salle, comme une ombre, et s’arrêta près de la porte. C’était Lioubov Ossipovna, la femme de Jmoukhine.


     — Vous êtes de la ville ? demanda-t-elle timidement, sans regarder son hôte.


     — Oui, je vis en ville.


     — Vous pourriez peut-être, monsieur, vous qui avez de l’instruction, nous apprendre, ce serait bien aimable à vous. Nous avons une demande à présenter.


     — À qui ? 


     — Nous avons deux fils, mon bon monsieur, et il faudrait depuis longtemps leur faire faire des études, mais il n’y a personne ici, personne à qui demander conseil. Moi, je ne sais rien Parce que, s’ils ne font pas d’études, ils serviront à l’armée comme simples Cosaques. C’est mauvais, monsieur ! Ils ne savent ni lire ni écrire, pire que des moujiks. Le maître lui-même, Ivan Abramytch, les méprise8, ils le dégoûtent, il ne les laisse pas entrer dans l’appartement. Mais est-ce leur faute ? Le plus jeune, au moins, il faudrait le faire étudier, vraiment, ce serait tellement dommage ! dit-elle d’une voix traînante et tremblante ; et c’était incroyable, de voir de si grands enfants à une femme aussi jeune et aussi petite. 


     — Ah, tellement dommage ! répéta-t-elle.


     — Tu ne comprends rien, la mère, et ça ne te regarde pas, dit Jmoukhine en se montrant sur le seuil. Fiche la paix à notre invité, ne l’ennuie pas avec tes discours saugrenus. Va-t-en, la mère !


     Lioubov Ossipovna sortit, et on l’entendit dans l’entrée qui disait encore une fois, d’une petite voix :


     — Ah, tellement dommage !


     On prépara pour l’hôte un lit  sur le canapé dans la grande salle, et on alluma la veilleuse à icônes pour qu’il ne soit pas dans le noir. Jmoukhine alla se coucher dans sa chambre. Allongé, il pensait à son âme, à la vieillesse, à la récente attaque qui l’avait tant effrayé et fait si vivement se souvenir de la mort. Il aimait philosopher en restant seul au calme, il avait alors l’impression d’être un homme très sérieux, très profond, seulement intéressé, en ce monde, par les questions importantes. Et à présent, il méditait tout le temps, il avait envie de s’en tenir à une idée unique, bien distincte des autres et pleine de sens, sur quoi régler sa vie, de se fixer des règles pour faire en sorte que sa vie devînt aussi sérieuse et profonde que lui-même. Ce serait bien que lui aussi, sur ses vieux jours, renonçât à la viande et à divers excès. Le temps viendra tôt ou tard où les gens cesseront de se tuer les uns les autres et ne tueront plus les animaux, il ne peut en être autrement, il se représentait cette époque, il se voyait clairement lui-même vivant en paix avec tous les animaux, quand il se souvint brusquement des porcs et la confusion s’installa dans sa tête.


     « En voilà une histoire, aie pitié de moi, Seigneur », marmonna-t-il en soupirant lourdement.


     — Vous dormez ? demanda-t-il.


     — Non.


     Jmoukhine se leva et s’arrêta sur le seuil, vêtu de sa seule chemise de nuit  et montrant à son hôte ses jambes sèches et décharnées comme des bâtons.


     — De nos jours, voyez-vous, commença-t-il, sont apparus toutes sortes de télégraphes, de téléphones et diverses merveilles, quoi, mais les gens ne sont pas devenus meilleurs. On dit qu’à notre époque, il y a trente ou quarante ans, les gens étaient grossiers et cruels ; mais n’est-ce pas pareil aujourd’hui ? De mon temps, effectivement, on vivait en toute simplicité. Je me souviens, au Caucase, d’une fois où nous étions restés quatre fois au bord d’une rivière, sans rien à faire – j’étais sous-officier, à l’époque —, et alors il est arrivé une histoire, comme qui dirait un roman. Juste sur la berge de cette rivière, voyez-vous, où se tenait notre escadron, était enterré un prince que nous avions tué peu auparavant. Et la nuit, voyez-vous, la princesse, sa veuve, venait sur sa tombe et pleurait. Et de se lamenter, de gémir, elle nous flanquait tellement le cafard que nous n’en dormions plus du tout. Bon, une nuit sans dormir, puis une deuxième : ça va bien. Et, en raisonnant sainement, effectivement, pas question de rester sans dormir pour je ne sais quelle fichue raison, passez-moi l’expression. Nous avons attrapé cette princesse et nous l’avons fouettée : elle n’est plus venue. Voilà l’histoire. À présent, bien sûr, c’est une autre catégorie de gens, on ne fouette plus, on vit de façon plus propre et il y a plus de science, mais, voyez-vous, l’âme est restée la même, sans aucun changement. Tenez, si vous voulez bien, nous avons par ici un propriétaire. Il a des mines, voyez-vous. Travaillent chez lui des gens sans passeport, des vagabonds qui n’ont nulle part où aller. Le samedi, il faut donner leur paye aux ouvriers, mais il n’a pas trop envie de payer, il est avare. Alors, il s’est trouvé une sorte d’intendant, un gueux lui aussi, mais en chapeau. « Ne leur donne pas un kopeck, qu’il lui dit ; ils te battront, laisse faire, qu’il dit, ils te battent, toi, supporte-le, et je te donnerai dix roubles tous les samedis. » Bon, arrive le samedi soir, les ouvriers viennent, en ordre comme il est d’usage, toucher leur paye ; l’intendant leur dit : « Il n’y a pas d’argent ! » Bon, un mot en suit un autre, on en vient aux injures, puis c’est la raclée… On le bat, à coups de poing et à coups de pied – la faim, voyez-vous, ça rend les gens sauvages –, on le bat jusqu’à lui faire perdre conscience, ensuite chacun s’en va de son côté. Le patron fait jeter de l’eau sur l’intendant, ensuite il lui refile dix roubles que l’autre prend, bien heureux, parce qu’au fond, il se laisserait passer la corde au cou non pas pour dix, mais pour trois roubles. Hé oui… Et le lundi, arrive une nouvelle équipe d’ouvriers ; des gens qui n’ont nulle part où aller… Le samedi suivant, kif-kif…


     L’hôte changea de côté et se tourna vers le dossier du canapé en marmonnant quelque chose.


     — Et tenez, un autre exemple, reprit Jmoukhine. Nous avons eu une fois le charbon, voyez-vous, par ici ; le bétail crevait comme des mouches, je ne vous dis que ça, on a eu les vétérinaires, et on nous a donné expressément  l’ordre d’enterrer les bêtes mortes plus loin et en profondeur, de verser de la chaux, etc., voyez-vous, en vertu de la science. Un de mes chevaux a crevé. Je l’ai fait enterrer avec plein de précautions, et rien qu’en chaux, j’ai fait verser dessus une dizaine de pouds9. Et qu’est-ce que vous croyez ? Mes gaillards, voyez-vous, mes chers fils, ils ont déterré le cheval la nuit, l’ont écorché et ont vendu la peau  trois roubles. Et voilà, monsieur. Il y a de quoi réfléchir, non ? Qu’en pensez-vous ?


     Sur un des côtés, des éclairs jaillissaient par les fentes des volets. On étouffait avant l’arrivée de l’orage, les moustiques piquaient et Jmoukhine, étendu chez lui et occupé à réfléchir, geignait, gémissait et disait, en se parlant à lui-même : « Oui… c’est comme ça »,  sans pouvoir s’endormir. Le tonnerre grondait quelque part, très loin.


     — Vous dormez ?


     — Non, répondit l’hôte.


     Jmoukhine le leva, traversa la salle et l’entrée en faisant claquer ses talons et alla dans la cuisine boire de l’eau.


     — Le pire, en ce monde, voyez-vous, c’est la bêtise, dit-il un peu plus tard en revenant avec son cruchon. Ma Lioubov Ossipovna est à genoux et prie. Elle prie toutes les nuits, voyez-vous, en se cognant le front par terre, d’abord pour envoyer ses enfants étudier ; elle craint que les enfants ne partent  à l’armée comme simples Cosaques, pour se faire étriller le dos à coups de plat de sabre. Seulement, pour faire des études, il faut de l’argent, et où le trouver ? On peut toujours se cogner le front à défoncer le plancher, quand il n’y en a pas, il n’y en a pas. Elle prie ensuite, voyez-vous, parce que toutes les femmes croient qu’il n’y a pas plus malheureux qu’elles sur terre. je suis quelqu’un de franc, je ne veux rien vous cacher. Elle est d’une famille pauvre, une fille de pope, l’ordre des cloches, pour ainsi dire ; elle avait dix-sept ans lorsque je l’ai épousée, et on me l’a donnée surtout parce qu’il n’y avait rien à manger chez eux, c’était la misère noire, le diable et son train, alors que moi, tout de même, j’avais de la terre, comme vous voyez, j’étais propriétaire, et puis, quoi, j’étais tout de même officier ; c’était flatteur pour elle, de m’épouser, voyez-vous. Le premier jour, dès notre mariage, elle a pleuré, et ensuite elle a continué à pleurer pendant vingt ans : elle a la larme facile. Et elle ne fait que penser, penser. Et à quoi ? On se le demande. À quoi une femme peut-elle penser ? À rien. Je ne tiens pas les femmes, je l’avoue, pour des êtres humains. 


     L’avocat se releva brusquement et s’assit.


     — Excusez-moi, mais j’étouffe, dit-il. Je sors.


     Continuant à parler des femmes, Jmoukhine tira le verrou dans l’entrée et ils sortirent tous deux. La pleine lune venait de se montrer dans le ciel au-dessus de la cour et, au clair de lune, les hangars semblaient plus blancs que le jour ; de vives bandes de lumière, également blanches, s’allongeaient dans l’herbe entre les ombres noires. Sur la droite, au loin, on voyait la steppe et deux étoiles brillant paisiblement au-dessus d’elle – et cela faisait un mystère s’étendant infiniment loin, comme lorsqu’on regarde dans la profondeur d’un gouffre ; à gauche, au-dessus de la steppe s’amoncelaient de lourdes nuées d’orage, noires comme de la suie ; la lune éclairait leurs bords, on eût dit des montagnes aux sommets enneigés, des forêts sombres, la mer ; un éclair jaillit, suivi d’un faible coup de tonnerre, comme si on se battait dans les montagnes…


     Près de la propriété, un petit oiseau de nuit faisait entendre son cri monotone : « spliou ! spliou10 ! »


     — Quelle heure est-il ? demanda l’hôte.


     — Une heure passée.


     — Comme l’aube est encore loin, tout de même !


     Il retournèrent à la maison et se recouchèrent. Il fallait dormir et, d’ordinaire, on dort très bien avant la pluie, mais le vieillard eut envie de pensées sérieuses et profondes ; il ne voulait pas simplement penser, il voulait méditer. Et sa méditation portait sur le fait qu’au vu de sa mort prochaine, il serait bon, eu égard à son âme,  d’en finir avec cette vie d’oisiveté qui engloutit insensiblement jour après jour, année après année, sans laisser de trace ; d’imaginer quelque exploit à réaliser, par exemple d’aller à pied quelque part très très loin, ou de se passer de viande, comme ce jeune homme. Et de nouveau il se figura le temps où l’on ne tuerait plus les animaux, il se le représenta clairement, distinctement, comme s’il traversait lui-même cette époque ; mais une nouvelle fois tout se brouilla soudain dans sa tête, et devint flou.  


     L’orage passa à proximité, mais un bout de nuée les attrapa, la pluie tombait en crépitant doucement sur le toit. Jmoukhine se leva et, geignant de vieillesse et s’étirant, alla voir dans la salle. S’apercevant que son hôte ne dormait pas, il dit :


     — Au Caucase, voyez-vous, nous avions aussi un colonel qui était végétarien. Il ne mangeait pas de viande, n’allait jamais à la chasse et ne permettait pas à ses hommes de pêcher. Je comprends, évidemment. Tout animal doit vivre en liberté et jouir de sa vie ; mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’un cochon puisse aller où bon lui semble, sans surveillance…


     L’hôte se releva et s’assit. Son visage pâle et tout chiffonné exprimait du mécontentement et de la fatigue ; on voyait qu’il était à bout, et que seules sa douceur et sa délicatesse le retenaient d’exprimer sa contrariété.


     — Le jour se lève, dit-il doucement. Faites-moi préparer une voiture, s’il vous plaît.


     — Comment ça ? Attendez, la pluie va s’arrêter.


     — Non, je vous en prie, dit l’hôte d’une voix effrayée et suppliante. Il faut absolument que je parte tout de suite.


     Et il se mit à s’habiller en toute hâte.


     Le soleil se levait lorsque la voiture fut avancée. La pluie venait de cesser, les nuages défilaient rapidement, le ciel bleuissait, s’éclaircissant de plus en plus. Par terre, les premiers rayons de soleil faisaient timidement miroiter les flaques d’eau. Alors que l’avocat traversait l’entrée avec sa serviette pour aller s’asseoir dans le tarantass, la femme de Jmoukhine, pâle, encore plus pâle que la veille, aurait-on dit, les yeux rougis par les larmes, le regardait attentivement, sans ciller, avec une expression naïve de petite fille, et son visage triste montrait qu’elle lui enviait sa liberté – ah, quel plaisir c’eût été pour elle de quitter cet endroit ! –, et qu’elle avait besoin de lui dire quelque chose, sans doute de lui demander un conseil au sujet des enfants. La pauvre ! Ce n’était pas une épouse, une maîtresse de maison, même pas une servante, mais une sorte de parasite, une parente pauvre et sans utilité pour personne, une quantité négligeable… Son mari, affairé, discourant toujours et se précipitant en avant, accompagnait son hôte, tandis qu’elle se serrait peureusement et d’un air coupable contre le mur, guettant l’instant propice pour lui parler.


     — Faites-moi le plaisir de revenir ! répétait le vieux, intarissable. À la fortune du pot, voyez-vous ! 


     L’hôte s’installa vivement dans le tarantass, avec une satisfaction visible, comme s’il craignait qu’on le retînt. De même que la veille, le tarantass se mit à faire des bonds, à glapir, le seau accroché à l’arrière commença à cogner frénétiquement. L’avocat se retourna vers Jmoukhine avec une expression particulière ; on aurait dit qu’il avait envie, comme l’arpenteur autrefois, de le traiter de Petchénègue ou de l’appeler d’un autre nom, mais sa douceur l’emporta, il se retint et ne dit rien. Mais arrivé au portail, soudain, il n’y tint plus, se souleva et cria d’une voix forte et irritée :


     — Vous m’avez cassé les pieds !


     Et il disparut au-delà du portail.


     Les fils Jmoukhine se tenaient près de la grange : l’aîné tenait un fusil et le cadet avait dans les mains un petit coq gris à la crête rouge vif. Il le lança en l’air de toutes ses forces, le coq s’éleva plus haut que la maison et fit demi-tour comme un pigeon ; l’aîné tira et le coq tomba comme une pierre.


     Le vieillard, troublé, ne s’expliquant pas l’étrange cri de son hôte et ne sachant comment l’interpréter, rentra dans la maison. Assis à sa table, il médita longuement sur la tendance d’esprit actuelle, sur l’immoralité générale, sur le télégraphe, le téléphone et les bicyclettes, sur l’inutilité de tout cela, il s’apaisa peu à peu, puis mangea un morceau en prenant son temps, but cinq verres de thé et alla se coucher.


     






Notes


  1. Pour Abramovitch, fils d’Abraham.
  2. Non prononcé en toutes lettres, seulement indiqué par la première lettre sifflée.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Novotcherkassk
  4. Rappel : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  5. https://www.cnrtl.fr/definition/tarantass  Voir aussi Wikipedia.
  6. Peuple nomade de la steppe que la Russie kiévienne combattit au neuvième et dixième siècles : là encore, voir Wikipedia.
  7. Pluriel de nagaïka, court fouet de cuir des cavaliers cosaques.
  8. Le texte russe utilise un verbe au pluriel, comme le ferait un domestique parlant de son maître. J’ai rajouté « Le maître » pour rendre cette nuance si expressive.
  9. Le poud pesait plus de seize kilos.
  10. Il s’agit d’un « spliouk » criant « je dors, je dors ! », voir La Steppe, chapitre IV :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/040716/la-steppe-anton-tchekhov-edition-remaniee

    Le texte russe utilise l’expression « chouette nocturne », ce qui passe mal en français. Les traducteurs de la Pléiade ont ainsi choisi d’appeler « chouette » l’oiseau, et de traduire son cri par « hou ! hou ! »

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