mardi 28 avril 2020

Deux textes d'Ossip Mandelstam

     Véra* Fiodorovna Komissarjevskaïa fut, en Russie, une célèbre actrice de la dernière décennie du dix-neuvième siècle, et de la première du vingtième siècle. Débutant assez tardivement, elle incarna différents rôles au théâtre, notamment dans des mises en scène de Stanislavski, d’abord à Vilna (Vilnius), puis au théâtre Alexandrinski (ou Alexandra) à Saint-Pétersbourg. 

     Elle créa le rôle de Nina, la Mouette de Tchékhov, à Saint-Pétersbourg en 1896. Perdit sa voix, public hostile, four spectaculaire. La pièce obtint deux ans plus tard un triomphe à Moscou dans une mise en scène de Stanislavski, mais ce n’était plus Véra la mouette. Olga Knipper, future épouse de l’écrivain, y jouait le rôle de l’actrice Irina Arkadina… V.F. Komissarjevskaïa reprendra le rôle de Nina en 1905 à Saint-Pétersbourg, dans son propre théâtre. Elle était devenue entretemps une actrice très connue. On lui attribue une liaison très brève avec Tchékhov, lequel se préparait à épouser Olga – Véra ignorait ce détail. 

     Peu heureuse dans sa vie personnelle, Véra Komissarjevskaïa soutint financièrement les mouvements révolutionnaires au début du vingtième siècle. Par ailleurs, déçue par l’insuccès de son petit théâtre, elle le ferma en 1909 et, caressant le rêve d’ouvrir une école de théâtre, repartit en tournée pour collecter des fonds. Elle contracta en 1910 la variole et en mourut à Tachkent. Son corps fut ramené à Saint-Pétersbourg, des foules nombreuses l’accueillant de gare en gare…

  • Prononcer Viéra.




     On connaît d’Ossip Mandelstam (1891-1938) des recueils de poèmes (La pierre, Tristia et Les cahiers de Voroniej) ainsi que, intercalés, des textes en proses rassemblés eux aussi en recueils. Publié en 1925, Le bruit du temps est le premier de ceux-ci. Dans les années vingt, revenu avec son épouse à Moscou après la fin de la guerre civile, O. Mandelstam vit difficilement de traductions. L’ancien et toujours acméiste – il a créé le mouvement avec N. Goumiliov et Anna Akhmatova, qui lui vouera un culte sa vie durant –, pour lequel le texte est matière artistique complète, visuelle et sonore, continue à écrire de la poésie, mais sa production se ralentit, elle cessera quasiment entre 1925 et 1930. La prose de cet intellectuel polyglotte et d’une redoutable culture –jeune homme, il est parti étudier à la Sorbonne et a suivi des cours de Bergson au Collège de France, il a aussi étudié à Heidelberg et, né dans une famille juive, s’est fait baptiser (méthodiste) pour contourner les quota et suivre quelques cours à Saint-Pétersbourg – est d’une redoutable densité, les allusions y fourmillent et chaque ligne compte. En poésie comme en prose, Mandelstam se meut dans la culture, c’est ce qui l’intéresse dans l’Histoire. Il veut faire le lien avec le passé, avec les créations passées…





     Je me suis en partie appuyé, pour les notes explicatives, sur l’appareil de notes d’Édith Scherrer, dans l’édition Christian Bourgois 2006 du recueil Le bruit du temps. Un peu sur sa traduction aussi, en m’en séparant par endroits. Par ailleurs, pour donner une idée de la puissance poétique d’Ossip Mandelstam, je fais suivre ce court texte en prose d’une traduction personnelle (tout de même adossée à celles de Nikita Struve et de François Kérel) d’un poème de 1923.







La Komissarjevskaïa





     Je n’ai pas envie de parler de moi, je veux épier mon époque, suivre le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Si cela dépendait de moi, je me contenterais d’une grimace douloureuse au souvenir du passé. Je n’ai jamais pu comprendre les Tolstoï, les Aksakov et autres petit-fils Bagrov1, épris d’archives familiales, avec leurs épiques souvenirs domestiques. Je répète que ma mémoire n’est pas affectueuse, elle est hostile et ne travaille pas à la reproduction du passé, mais à son éloignement. Le roturier peut se passer de mémoire, il a suffisamment de choses à raconter à propos des livres qu’il a lus – et voilà sa biographie. Là où, chez d’heureuse générations, l’épopée parle en hexamètres et prend la forme de la chronique historique, il se creuse pour moi un hiatus, il y a entre le siècle et moi une crevasse, un fossé rempli du bruissement du temps, l’endroit assigné à la famille et aux archives domestiques. Que voulait dire ma famille ? Je l’ignore. Elle souffrait, de naissance, d’une tare d’élocution2, elle avait cependant des choses à dire. Un tel défaut natif d’élocution pèse sur moi et sur nombre de mes contemporains. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier – et c’est seulement en prêtant l’oreille au bruit toujours plus fort du siècle et une fois blanchis par l‘écume de sa crête que nous avons retrouvé une langue. La révolution est elle-même à la fois vie et mort, elle ne saurait tolérer que l’on cancane devant elle sur la vie et la mort. Sa gorge est desséchée par la soif, mais elle n’acceptera pas la moindre goutte d’humidité venant de mains étrangères. La nature – la révolution - est une soif perpétuelle, une inflammation (peut-être envie-t-elle les époques qui étanchaient leur soif en allant humblement, comme à la maison, à l’abreuvoir des brebis. Elle est caractéristique de la révolution, cette crainte, cette peur de recevoir quelque chose de mains étrangères, elle n’ose pas, de crainte de s’approcher des sources de l’être).
     Mais qu’ont-elles fait pour elle, ces « sources de l’être » ? Avec quelle indifférence sont passées leurs vagues circulaires ! C’est pour elles-mêmes qu’elles ont coulé, pour elles-mêmes  qu’elles se sont réunies en torrents, pour elles-mêmes qu’elles se sont mises à bouillonner ! (« Pour moi, pour moi, pour moi », dit la révolution. « À part, à part, à part » répond le monde).
     La Komissarjevskaïa avait le dos plat d’une étudiante, une petite tête et une petite voix faite pour chanter à l’église. Bravitch3 était l’assesseur Brack, la Komissarjevskaïa était Hedda. Marcher ou rester assise l’ennuyait. Du coup, elle restait debout ; il lui arrivait de s’approcher de la lanterne bleue de la fenêtre, dans le salon de professeur d’Ibsen et de s’y tenir un long moment, montrant aux spectateurs son dos plat, à peine voûté. En quoi résidait le secret du charme de la Komissarjevskaïa ? Pourquoi était-elle un guide, une sorte de Jeanne d’Arc ? Pourquoi, à côté d’elle, la Savina4 avait-elle l’air d’une grande dame sur le point d’expirer, accablée de chaleur après des courses aux Halles ?
     Au fond, l’âme protestante de l’intelligentsia russe, au protestantisme particulier, quant à l’art et au théâtre, avait trouvé son expression dans la Komissarjevskaïa. Ce n’est pas pour rien qu’Ibsen l’avait attirée et qu’elle était arrivée à une grande virtuosité dans ce drame professoral à la décence toute protestante. L’intelligentsia n’a jamais aimé le théâtre et faisait tout son possible pour célébrer le culte du théâtre le plus modestement et le plus décemment possible. La Komissarjevskaïa allait au-devant des désirs de ce protestantisme au théâtre, mais elle est allée trop loin et elle est sortie du cadre proprement russe pour déboucher presque en Europe. En premier lieu, elle a commencé par se défaire de tous les oripeaux théâtraux : et de la flamme des bougies, et des rangées de fauteuils rouges, et des nids de satin des loges5. Un amphithéâtre en bois, des murs blancs, des draps gris – la propreté d’un yacht et la nudité d’un temple protestant. La Komissarjevskaïa avait cependant l’étoffe d’une grande tragédienne, mais en germe.  À la différence des acteurs russes de l’époque et peut-être bien de ceux d’aujourd’hui, la Komissarjevskaïa était musicienne dans l’âme, elle élevait sa voix et l’abaissait comme l’exigeait le souffle de la structure verbale ; son jeu était aux trois quarts verbal, accompagné des rares gestes indispensables, si parcimonieux qu’on pouvait les compter sur les doigts de la main, comme de se tordre les bras au-dessus de la tête. En créant le théâtre d’Ibsen et de Maeterlinck, elle explorait à tâtons le drame européen, sincèrement convaincue que l’Europe ne pouvait rien offrir de meilleur et de plus grand.
     Les petits pâtés dorés du théâtre Alexandra6 ressemblaient vraiment peu à ce petit monde immatériel et transparent, où c’était toujours le grand Carême7. Le petit théâtre de la Komissarjevskaïa baignait lui-même dans une atmosphère d’attachement exclusif, sectaire. Je ne crois pas qu’il en soit parti une quelconque voie théâtrale. De la petite Norvège nous est parvenu ce drame en chambre. Des photographes. Des maîtres de conférences. Des assesseurs. La tragédie ridicule d’un manuscrit perdu. Le pharmacien de Christiania8 a réussi à attirer la foudre sur le poulailler du professeur et à élever jusqu’aux hauteurs de la tragédie les altercations lugubres et polies entre Hedda et Brack.  Ibsen était pour la Komissarjevskaïa un hôtel étranger, rien de plus.  La Komissarjevskaïa s’était échappée des habitudes théâtrales russes comme d’un asile d’aliénés, elle était libre mais le cœur du théâtre s’arrêtait.
     Lorsque Blok s’inclina au-dessus du lit de mort du théâtre russe, il se rappela et nomma Carmen10, c’est-à-dire ce dont la Komissarjevskaïa était infiniment éloignée. Les jours et les heures de son petit théâtre furent toujours comptés. On y respirait l’oxygène impossible et faux du miracle théâtral. Blok s’est moqué avec méchanceté du miracle théâtral dans « Les petits tréteaux » et, en jouant cette pièce, la Komissarjevskaïa se moqua d’elle-même. Au milieu des grognements et des hurlements, des geignements et des déclamations, sa voix mûrissait et s’affermissait, parente de celle de Blok. Le théâtre a vécu et vivra par la voix humaine. Piétrouchka11 tient serrée devant son palais une plaque de cuivre pour modifier sa voix. Plutôt Piétrouchka que Carmen et Aïda, que le groin de porc de la déclamation.



  1. Tolstoï : Enfance, Adolescence, Jeunesse. Serge Aksakov (1791-1859), auteur tardif d’une Chronique familiale suivie de L’Enfance du petit-fils Bagrov.
  2. Mandelstam évoque cette mauvaise élocution en l’attribuant précisément à son père, maroquinier, au chapitre “Le chaos judaïque” du recueil , p 49 de mon édition : « Mon père n’avait pas du tout de langue », tandis que sa mère, qui donne des leçons de piano, parle un russe littéraire et pur, même si son vocabulaire est pauvre. Il décrit la langue du père comme un sabir d’autodidacte, charriant trop de débris.
  3. Casimir Bravitch, acteur dramatique, membre de la direction du théâtre de V. Komissarjevskaïa (voir l’introduction). La pièce est Hedda Gabler, d’Ibsen.
  4. Maria Savina (1859-1915), célèbre actrice russe du théâtre Alexandra. Elle interpréta également Ibsen.
  5. Voir l’introduction : Mandelstam évoque ici le petit théâtre ouvert par l’actrice à Pétersbourg.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9%C3%A2tre_Alexandra
  7. Celui qui précède Pâques.
  8. Ibsen débuta comme préparateur en pharmacie ; Christiania est l’ancien nom d’Oslo.
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Blok 
  10. Dans un poème.
  11. Avant d’être la marionnette du ballet de Stravinski, c’est un personnage classique du théâtre populaire russe :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Petrouchka_(marionnette)    






L’époque


Ô Mon temps féroce, qui saura
Regarder dans tes prunelles
Et de son sang recollera
Les vertèbres de deux siècles ?
Le sang-bâtisseur jaillit
À  flots des choses terrestres,
Seul le parasite frémit
Au seuil de la nouvelle ère.

La créature, tant qu’elle retient la vie,
Doit porter son échine,
Et la vague agite
L’invisible épine.
Tel un tendre cartilage d’enfant
Est le temps de la terre juste née,
On sacrifie, nouvel agneau,
Le sinciput de la vie.

Pour délivrer cet âge de ses fers,
Pour commencer un monde neuf,
Il faut d’un air de flûte lier
Les articulations noueuses.
La vague, le temps la berce
De l’angoisse des hommes,
Et, dans l’herbe, la vipère respire
Au rythme d’or du temps.

Et les bourgeons gonfleront encore,
La pousse d’herbe jaillira,
Mais ton échine est brisée,
Mon bel âge, mon temps misérable.
Et, souriant bêtement, tu regardes
Derrière toi, faible et cruel,
Tel un fauve autrefois souple
Qui voit ses propres traces.


1923

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