samedi 13 juillet 2019

Maxime Maximytch (Mikhaïl Lermontov)

Voici la deuxième des cinq nouvelles dont le cycle constitue le roman Un héros de notre temps...





Un héros de notre temps




(Première partie)




II
Maxime Maximytch


     Ayant quitté Maxime Maximytch, je traversai en flèche la gorge du Térek et la passe de Darial1, déjeunant à Kazbek, prenant le thé à Lars et arrivant pour le dîner à Vladikavkaz2. Je vous épargne la description des montagnes, les exclamations qui n’expriment rien,  les descriptions de paysages qui ne rendent rien, surtout pour ceux qui n’y sont pas allés, et les remarques à caractère statistique qu’absolument personne ne lira.
     Je descendis à l’hôtel où s’arrêtent tous les voyageurs et où, cependant, on n’a personne à qui enjoindre de faire rôtir un faisan ou de préparer une soupe aux choux, car les trois invalides à qui l’hôtel est confié sont tellement bêtes ou tellement saouls qu’on ne peut absolument rien obtenir d’eux.
     On m’expliqua que je devrais encore rester trois jours sur place, étant donné que
l’ « occasion3 » en provenance de Iékatérinograd n’était pas encore arrivée, et que, subséquemment, elle ne pouvait pas encore repartir dans l’autre sens. Vous parlez d’une occasion !… Mais un mauvais calembour ne console pas un Russe, et, pour me distraire, j’eus l’idée d’écrire ce que Maxime Maximytch m’avait raconté à propos de Bella, sans m’imaginer que ce serait le premier maillon d’une longue chaîne d’histoires ; voyez comme il arrive qu’un incident mineur ait de graves conséquences !… Mais peut-être que vous ne savez pas ce qu’est une « occasion » ? C’est la protection d’une demi-compagnie d’infanterie avec un canon, sous laquelle progressent les convois traversant la Kabardie4 de Vladikavkaz à Iékatérinograd.
     Je m’ennuyai beaucoup le premier jour ; le lendemain, de bon matin, une voiture pénètra dans la cour… Oh ! C’était Maxime Maximytch !… Nous nous retrouvâmes comme de vieux amis. Je lui proposai de partager ma chambre. Il ne fit pas de manières, me donna même une tape sur l’épaule et tordit la bouche en une sorte de sourire. Quel original !…
     Maxime Maximytch avait, en matière d’art culinaire, des connaissances approfondies : il fit admirablement rôtir un faisan qu’il arrosa avec bonheur d’une saumure de cornichon, et je dois reconnaître que sans lui, j’aurais dû rester au régime sec. Une bouteille de vin de Kakhétie nous aida à oublier la modestie du nombre des plats, qui se réduisait à un seul, et, ayant allumé nos pipes, nous prîmes place : moi près de la fenêtre et lui à côté du poêle qui avait été allumé, car la journée était froide et humide. Nous nous taisions. De quoi pouvions-nous parler ?… Il m’avait déjà raconté sur lui-même tout ce qui avait de l’intérêt, et moi je n’avais rien à raconter. Je regardais par la fenêtre. Une quantité de


  1. Pour le Terek, voir la première nouvelle, Bella. Pour l’autre gorge : https://fr.wikipedia.org/wiki/Passe_de_Darial
  2. On trouve dans le texte l’ancienne écriture : Vladykavkaz.
  3. Dans ce contexte, il s’agit, pour un voyageur, de se joindre à un détachement militaire, ce qui est expliqué un peu plus bas.
  4. Région du Caucase. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kabardie

maisonnettes basses éparpillées au bord du Térek, dont le cours ne faisait que s’élargir, se montraient furtivement derrière les arbres, tandis que, plus loin bleuissaient les montagnes en une muraille crénelée derrière laquelle émergeait le Kazbek1 avec son chapeau blanc de cardinal. Je leurs faisais mes adieux en pensée : je commençais à les regretter…
     Nous restâmes ainsi un long moment. Le soleil se cachait derrière les cimes froides, et le brouillard blanchâtre commençait à se disperser dans les vallées lorsque retentit dans la rue le son d’un grelot et le cri des postillons. Quelques chariots et des Arméniens sales entrèrent dans la cour de l’hôtel, et une calèche vide à leur suite ; sa course légère, son équipement confortable et son allure élégante avaient une tournure étrangère. Derrière elle marchait un homme aux fortes moustaches, en dolman, plutôt bien mis pour un valet ; on ne pouvait se méprendre sur son état en voyant la façon crâne qu’il avait de vider les cendres de sa pipe et de crier sur le cocher. C’était visiblement le serviteur gâté de quelque maître paresseux – une espèce de Figaro russe. 
     — Dis-moi, mon brave, lui criai-je par la fenêtre, alors quoi, l’occasion est arrivée ?
     Il me regarda avec une certaine insolence, arrangea sa cravate et se détourna ; l’Arménien marchant à ses côtés eut un sourire et répondit pour lui que l’occasion était bien arrivée et qu’elle repartirait le lendemain matin.
     — Dieu soit loué ! dit Maxime Maximytch qui s’était approché de la fenêtre. Quelle merveilleuse calèche ! ajouta-t-il : sans doute quelque fonctionnaire allant enquêter à Tiflis. Visiblement, il ne connaît pas nos petites montagnes ! Tu veux rire, mon cher : elles ne sont pas commodes, tu vas être drôlement secoué, même dans ta calèche anglaise ! Mais qui cela peut-il bien être ? Allons nous informer…
     Nous sortîmes dans le couloir, à l’extrémité duquel la porte d’une chambre latérale était ouverte. Aidé par le cocher, le valet y transportait des valises. 
     — Dis voir, mon ami, lui demanda le capitaine, à qui appartient cette admirable calèche ? Hein ? Une calèche magnifique !
     Sans se retourner, le valet marmonna quelque chose pour lui-même, tout en ouvrant une valise. Maxime Maximytch se fâcha ; il toucha l’épaule du malpoli et lui dit :
     — Je te parle, mon cher…
     — À qui la calèche ?… à mon maître…
     — Et qui est ton maître ?
     — Piétchorine…
     — Que dis-tu ? que dis-tu ? Piétchorine ?… Ah, mon Dieu !… Mais n’était-il pas en service dans le Caucase ?… s’écria Maxime Maximytch en me tirant par la manche. Ses yeux brillaient de joie.
     — Il y était, je crois – mais je ne suis à son service que depuis peu.
     — C’est bien cela !… C’est bien cela !… Grigori Alexandrytch2 ? C’est bien son nom ?… Nous étions copains, ton maître et moi, dit-il encore au valet en lui donnant sur l’épaule une tape amicale qui le fit chanceler…
     — Permettez, monsieur, vous me gênez, fit l’autre, renfrogné.
     — Hé là, mon ami !… Sais-tu que ton maître et moi, nous avons été amis intimes, nous avons habité sous le même toit ?… Mais lui-même, où est-il ?
     Le serviteur expliqua que Piétchorine était resté souper et passer la nuit chez le colonel N***.
     — Mais ne passera-t-il pas ici ce soir ? dit Maxime Maximytch. Ou bien toi, mon ami, n’auras-tu pas une raison


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mont_Kazbek
  2. Pour Alexandrovitch.


 d’aller le voir ?… Si c’est le cas, dis-lui que Maxime Maximytch est ici ; dis-lui ça… Oh, il sait… Je te donnerai quatre-vingt kopecks de pourboire…
     Le valet fit une moue dédaigneuse en entendant une si modeste promesse ; il assura néanmoins à Maxime Maximytch qu’il ferait la commission. 
     — Sûr qu’il va accourir à l’instant !… me dit Maxime Maximytch d’un air triomphant. Je vais l’attendre à la porte cochère l… Eh ! Dommage que je ne connaisse pas N**.
     Maxime Maximytch s’assit sur un banc à côté de la porte, et je rentrai dans ma chambre. J’avoue que moi aussi j’attendais avec une certaine impatience l’arrivée de ce Piétchorine ; bien que, d’après le récit du capitaine, je ne m’en sois pas fait une idée très flatteuse, certains traits de caractère me semblaient cependant remarquables chez lui. Au bout d’une heure, l’un des invalides apporta un samovar bouillant et une théière.
     — Maxime Maximytch, prendrez-vous du thé ? criai-je par la fenêtre.
     — Je vous remercie, ça ne me dit rien.
     — Buvez donc ! Voyez, il est déjà tard, il fait froid.
     — Merci, ça ne fait rien…
     — Eh bien, comme vous voulez ! Je me mis à boire mon thé tout seul ; dix minutes plus tard, voilà mon vieux bonhomme qui entre : 
     — Tout de même, vous avez raison ; il vaut mieux boire un petit thé. Et je n’ai fait qu’attendre… L’homme est allé le voir il y a un bout de temps déjà, il ne vient pas, visiblement, quelque chose l’a retenu. 
     Il avala en vitesse une tasse de thé, en refusa une deuxième et repartit près de la porte avec quelque inquiétude : il était clair que la désinvolture de Piétchorine chagrinait le vieil homme, d’autant plus qu’il m’avait parlé récemment de son amitié pour lui et qu’il était encore persuadé, une heure plus tôt, que l’autre accourrait dès qu’il aurait entendu son nom.
     Il était déjà tard et il faisait sombre quand j’ouvris de nouveau la fenêtre et me mis à appeler Maxime Maximytch en lui disant qu’il était temps de dormir ; il marmonna quelque chose à travers ses dents ; je répétai mon invitation – il ne répondit rien.
     Je m’étendis sur le divan, enveloppé dans ma capote, et, laissant une bougie allumée sur le saillant du poêle1, je ne fus pas long à m’assoupir, et j’aurais dormi tranquillement tout mon soûl si Maxime Maximytch ne m’avait réveillé en entrant fort tard dans la chambre. Il jeta sa pipe sur la table, se mit à faire les cent pas dans la pièce et à tisonner les braises dans le poêle, pour se coucher enfin ; mais il toussa, cracha, se tourna et se retourna un long moment…
     — Sont-ce des punaises, qui vous piquent ? lui demandai-je.
     — Oui, des punaises… répondit-il avec un lourd soupir.
     Le lendemain matin, je me réveillai tôt ; mais Maxime Maximytch m’avait devancé. Je le trouvai assis sur un banc près de la porte.
     — Je dois me rendre au commandement de la place, dit-il ; alors, si Piétchorine arrive, faites-moi prévenir, je vous prie…
     Je lui en fis la promesse. Il partit en courant comme si ses membres avaient retrouvé une vigueur et une souplesse juvéniles.
     La matinée était fraîche, mais très belle. Des nuages dorés s’amoncelaient sur les montagnes en une nouveau et vaporeux cordon montagneux ; une vaste place s’étendait devant la porte cochère ; au-delà, le marché bruissait de monde, car on était dimanche : de jeunes Ossètes pieds nus, avec sur le dos des besaces chargées de rayons de miel, tournaient autour de moi ; je les chassai : j’avais autre chose en tête, je commençais à partager l’inquiétude du brave capitaine.
   

(1) C’est là que se trouve la couchette que l’on rencontre chez tous les auteurs russes…



      Il s’écoula moins de dix minutes avant que n’apparût à l’extrémité de la place celui que nous attendions. Il marchait en compagnie du colonel N*** qui, l’ayant raccompagné jusqu’à l’hôtel, prit congé de lui et retourna au fort. J’envoyai sans tarder l’un des invalides chercher Maxime Maximytch.
     Le valet de Piétchorine vint à sa rencontre et l’informa qu’on allait atteler les chevaux ; il lui présenta une boîte de cigares et, ayant reçu quelques instructions, alla s’activer. Son maître alluma un cigare, bâilla une ou deux fois  et s’assit sur le banc placé de l’autre côté de la porte. Il me faut maintenant vous brosser son portrait.
     Il était de taille moyenne ; sa taille mince et svelte et ses larges épaules indiquaient une constitution robuste, capable de supporter toutes les difficultés d’une vie errante ainsi que les changements de climat, et dont ni la vie débauchée de la capitale, ni les tempêtes morales n’avaient pu triompher ; sa courte redingote de velours, poussiéreuse et fermée seulement par les deux boutons du bas, laissait voir un linge dont la blancheur éblouissante annonçait des habitudes d’homme comme il faut ; ses gants tachés paraissaient avoir été cousus spécialement pour sa petite main aristocratique, et lorsqu’il retira l’un de ces gants, je fus frappé par la maigreur de ses doigts pâles. Sa démarche était nonchalante et paresseuse, mais je notai qu’il ne gesticulait pas – marque certaine d’un caractère quelque peu dissimulé. Ce sont là, du reste, des remarques toutes personnelles, fondées sur mes propres observations, et je n’entends nullement vous obliger à y croire aveuglément. Quand il se laissa tomber sur le banc, son torse se ploya comme si son dos était sans os ; la position de son corps tout entier était comme l’expression d’une faiblesse nerveuse ; il était assis comme, chez Balzac, une coquette de trente ans dans un fauteuil garni de coussins, après un bal fatigant. Au premier coup d’œil à son visage, je ne lui aurais pas donné plus de vingt-trois ans, bien que, par la suite, je fusse prêt à lui en donner trente. Son sourire avait quelque chose d’enfantin. Sa peau était d’une délicatesse un peu féminine ; ses cheveux blonds, frisant naturellement, dessinaient de façon très pittoresque son noble front pâle sur lequel seul un long examen décelait des traces de rides s’entrecroisant, qui devaient s’accuser bien davantage dans les moments de colère ou de tourment. En dépit de la couleur claire de ses cheveux, sa moustache et ses sourcils étaient noirs, indice de race chez l’homme, au même titre qu’une crinière et une queue noires chez un cheval blanc ; je dirai, pour terminer ce portrait, qu’il avait le nez légèrement retroussé, des dents d’une blancheur éclatante et des yeux marron ; je dois encore dire quelques mots à propos de ces yeux.
     Tout d’abord, ils ne riaient pas lorsque lui-même riait ! Ne vous est-il pas arrivé de remarquer cette bizarrerie chez certaines personnes ?… C’est le signe soit d’une nature méchante, soit d’une permanente et profonde tristesse. Sous leurs cils à demi baissés, ces yeux brillaient d’une sorte de lueur phosphorique, si l’on peut s’exprimer de la sorte. Ce n’était pas le reflet d’un feu spirituel ou d’une imagination pétillante : c’était un éclat semblable à celui de l’acier poli, aveuglant mais froid ; son regard bref, mais perçant et sévère, vous faisait la désagréable impression d’une question indiscrète et aurait pu paraître insolent, sans sa tranquille et totale indifférence. Toutes ces observations m’étaient peut-être venues à l’esprit uniquement parce que je savais quelques détails de sa vie, et il se peut que son aspect eût produit sur un autre une impression toute différente ; mais comme vous n’entendrez personne en parler, à part moi, vous devrez, bon gré mal gré, vous contenter de ce portrait. Je conclurai en disant qu’il n’était pas mal du tout de sa personne, et que sa physionomie originale était de celles qui plaisent tout particulièrement aux dames du monde.
     On avait déjà attelé les chevaux ; leurs grelots tintaient par moments sous la limonière et le valet était déjà par deux fois venu informer Piétchorine que tout était prêt, mais Maxime Maximytch ne se montrait toujours pas. Heureusement, Piétchorine, absorbé dans ses rêveries en observant les saillies bleutées des monts du Caucase, n’avait pas du tout  l’air pressé de se mettre en route. 



Je m’approchai de lui :
     — Si vous voulez bien attendre encore un peu, lui dis-je, vous aurez le plaisir de revoir un vieil ami…
     — Ah, oui, c’est vrai ! répondit-il avec vivacité. On me l’a dit hier ; mais où est-il donc ? 
     Je me retournai vers la place et aperçus Maxime Maximytch courant du plus vite qu’il pouvait… Quelques instants plus tard, il nous avait rejoints ; il pouvait à peine respirer, de grosses gouttes de sueur lui coulaient sur le visage, des touffes humides de cheveux gris s’échappaient de sa chapka et venaient se coller sur son front… Ses genoux tremblaient… Il avait envie de se jeter au cou de Piétchorine, mais celui-ci lui tendit la main avec une certaine froideur, lui adressant tout de même un sourire amical. Un instant pétrifié, le capitaine s’empara ensuite avidement de cette main, qu’il serra à deux mains : il ne pouvait encore parler.
     — Quelle joie, cher Maxime Maximytch ! Hé bien, comment allez-vous ? dit Piétchorine. 
     — Et… toi ?… Et vous ? bredouilla le vieil homme, les larmes aux yeux… Il y a si longtemps… Mais où allez-vous ?
     — Je vais en Perse… et plus loin encore…
     — Tout de suite, est-ce possible ?… Attendez donc un peu, ami très cher !… Allons-nous vraiment nous séparer à l’instant ?… Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas vus…
     — Il est temps pour moi de partir, Maxime Maximytch – telle fut la réponse.
     — Mon Dieu, mon Dieu ! Mais où foncez-vous donc ?… Moi qui aurais voulu vous dire tant de choses et vous poser tant de questions… Hé bien ? Vous avez donné votre démission ? Hein ? Qu’avez-vous fait de beau ?
     — Je me suis ennuyé ! répondit Piétchorine en souriant.
     — Et vous vous souvenez de notre vie au fort ?… Un sacré coin pour la chasse !… Vous aviez une passion pour ça… Et Bella ?…
     Piétchorine pâlit légèrement et se détourna…
     — Oui, je m’en souviens ! dit-il, bâillant aussitôt après avec affectation…
     Maxime Maximytch tenta encore pendant deux heures de le persuader de rester avec lui :
     — Nous dînerons très bien, disait-il. J’ai deux faisans, et le vin de Kakhétie est excellent, par ici… ce n’est bien sûr pas celui qu’on trouve en Géorgie, mais il est de première qualité… Nous bavarderons… vous me raconterez la vie que vous meniez à Pétersbourg… Alors ?
     — À la vérité, je n’ai rien à raconter, mon cher Maxime Maximytch… Adieu tout de même, il est temps que je parte… je me dépêche… Je vous remercie de ne pas m’avoir oublié… ajouta-t-il en lui prenant la main.
     Le vieil homme fronça les sourcils… Il était peiné et fâché, même s’il cherchait à le cacher.
     — Oublier ! grommela-t-il. Moi, je n’ai rien oublié… Hé bien, que Dieu vous garde !… Je n’imaginais pas que nous nous reverrions de cette façon-là…
     — Voyons, voyons ! dit Piétchorine en lui donnant une accolade amicale. Je ne suis plus le même, vraiment ?…Que faire ?… Chacun suit sa route… Nous sera-t-il donné de nous revoir encore ? Dieu seul le sait !… En prononçant ces mots, il était déjà dans sa calèche et le cocher commençait à soulever les rênes. 
     — Attendez ! Attendez ! s’écria tout à coup Maxime Maximytch en se cramponnant à la portière de la calèche. J’ai failli complètement oublier… Vos papiers sont restés chez

moi, Grigori Alexandrovitch… Je les trimballe avec moi… je pensais vous trouver en Géorgie, et c’est ici que Dieu nous a fait nous retrouver… Que dois-je en faire ?…
     — Ce que vous voulez ! répondit Piétchorine. Adieu…
     — Alors, vous allez en Perse ?… et quand reviendrez-vous ?… criait Maxime Maximytch derrière la voiture.
     La calèche était déjà loin ; mais Piétchorine fit un signe de la main que l’on pouvait interpréter de la façon suivante : C’est peu probable ! et puis, pour quoi faire ?…
     Depuis longtemps on n’entendait plus ni le son du grelot ni le bruit des roues sur la route pierreuse, et le pauvre vieux se tenait toujours au même endroit, plongé dans ses pensées.
     — Oui, dit-il enfin en s’efforçant de prendre un air indifférent, bien qu’une larme de dépit brillât par moments à ses cils, certes, nous avons été amis par le passé ; mais pour ce que vaut l’amitié aujourd’hui !… Que suis-je pour lui ? Je n’ai ni richesse ni rang élevé, et puis nous ne sommes pas du tout du même âge… Voyez le dandy que c’est devenu depuis qu’il a de nouveau séjourné à Pétersbourg… Quelle calèche !… que de bagages… et en voilà un fier laquais !… Un sourire ironique accompagnait ces paroles. Dites-moi, reprit-il en s’adressant à moi, que pensez-vous de tout cela ?… Quel démon le pousse maintenant en Perse ?… C’est ridicule, ma parole, absolument ridicule !… Oh, j’ai toujours su que c’était un homme frivole, sur lequel on ne pouvait pas compter… Mais vraiment, il va mal finir et c’est dommage… Il ne peut en être autrement !… J’ai toujours dit qu’il n’y a rien de bon à attendre de qui oublie ses vieux amis !… À ce moment, il se détourna  pour cacher son émotion et s’en alla dans la cour auprès de sa voiture, dont il fit mine d’examiner les roues tandis que ses yeux se remplissaient de larmes à chaque instant.
     — Maxime Maximytch, dis-je en m’approchant de lui, quels sont ces papiers que vous a laissés Piétchorine ?
     — Dieu seul le sait ! Des mémoires…
     — Qu’en ferez-vous ?
     — Ce que j’en ferai ? Je donnerai l’ordre d’en faire des cartouches.
     — Donnez-les moi, plutôt.
     Il me regarda avec étonnement, grommela quelque chose à travers ses dents et se mit à fouiller dans sa valise ; il en retira un cahier qu’il jeta par terre avec mépris, puis un autre, un troisième, et une dizaine connurent le même sort : son dépit avait quelque chose de puéril ; j’avais envie de rire, mais il me faisait pitié…
     — Les voilà tous, dit-il. Toutes mes félicitations pour avoir déniché ce trésor…
     — Et je peux en faire ce que je veux ?
     — Vous pouvez même les publier dans les journaux ! Que voulez-vous que ça me fasse ?… Serais-je par hasard son ami ?… ou un parent à lui ? Il est vrai que nous avons longtemps vécu sous le même toit… Mais cela m’est arrivé avec tant de gens !…
     Je m’emparai des papiers et me hâtai de les emporter, de crainte que le capitaine n’eût des regrets. On vint bientôt nous annoncer que l’occasion se mettrait en route d’ici une heure ; je donnai l’ordre d’atteler. Le capitaine entra dans la chambre alors que je mettais déjà ma chapka ; il ne semblait pas se préparer à partir ; il avait un air froid et guindé.
     — Mais vous, Maxime Maximytch, vous ne partez pas ?
     — Non monsieur1.
     — Et pourquoi ?


(1) Je rappelle qu’en russe, dans ces formules de politesse, le « monsieur » est simplement annoncé par le sifflement de l’initiale « s ».



     — Je n’ai pas encore vu le commandant, et je dois lui remettre des choses relevant de l’administration…
     — Mais vous êtes allé chez lui, non ?
     — Bien sûr, répondit-il  avec un certain trouble, mais il n’y était pas et je ne l’ai pas attendu.
     Je le compris : peut-être pour la première fois de sa vie, le pauvre vieux avait délaissé une affaire de service pour ses propres besoins personnels, comme on dit en style administratif – et voilà comment il avait été récompensé !
     — Je regrette beaucoup, lui dis-je, je regrette beaucoup, Maxime Maximytch, qu’il nous faille nous quitter plus tôt que prévu.
     — Comment pourrions-nous, vieux incultes que nous sommes, courir pour vous suivre, vous autres de la jeunesse orgueilleuse et mondaine ? Passe encore ici ou là, sous les balles tcherkesses… mais si vous nous rencontrez par la suite, vous avez honte de nous tendre la main.
     — Je n’ai pas mérité ces reproches, Maxime Maximytch.
     — Oh, vous savez, je dis cela en général ; d’ailleurs, je vous souhaite bonne route et tout le bonheur possible.
     Nous nous séparâmes assez sèchement. Le bon Maxime Maximytch avait été remplacé par un capitaine acariâtre et têtu. Et pourquoi ? Parce que Piétchorine, par distraction ou pour quelque autre raison, lui avait tendu la main alors que celui-ci voulait se jeter à son cou ! Il est triste de voir un jeune homme perdre le meilleur de ses rêves et de ses espérances lorsque se retire de ses yeux le voile rose à travers lequel il regardait les affaires humaines et les sentiments humains, même si l’on espère encore le voir remplacer ses anciennes illusions par de nouvelles, non moins éphémères mais tout aussi douces… Mais, à l’âge de Maxime Maximytch, par quoi les remplacer ? Le cœur s’endurcit malgré lui et, bon gré mal gré, l’âme se referme…
     Je partis seul.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire