lundi 1 juillet 2019

Bella (Mikhaïl Lermontov)


Un héros de notre temps




(Première partie)



I
Bella

     Venant de Tiflis1, je voyageais en voiture de poste. Tout le bagage de ma télègue2 consistait en une petite valise à moitié bourrée de notes de voyage sur la Géorgie. Une grande partie de ces notes, heureusement pour vous, s’était perdue, tandis que la valise, heureusement pour moi, était demeurée intacte avec le restant des affaires. 
     Le soleil commençait déjà à disparaître derrière la crête enneigée lorsque j’entrai dans la vallée de Koïchaour. Chantant à tue-tête, mon cocher ossète poussait sans répit les chevaux pour gravir avant la nuit le mont Koïchaour. Quel bel endroit, que cette vallée ! De tous côtés, des montagnes inaccessibles, des rochers rougeâtres, tapissés de lierre vert et couronnés de bouquets de platanes et, tout en hauteur, la frange dorée des neiges, et, au fond, l’Aragvi qui, enlacée à une autre rivière sans nom jaillissant d’un sombre défilé plein de brume, s’étire en un fil d’argent scintillant comme les écailles d’un serpent.
     Arrivés au pied du mont Koïchaour, nous fîmes halte devant un doukhan3. S’y pressaient bruyamment une vingtaine de Géorgiens et de montagnards4 ; une caravane de chameaux s’était arrêtée à proximité pour passer la nuit. Je devais louer des bœufs pour tirer ma télègue en haut de cette maudite montagne, car on était déjà en automne et il y avait du verglas – et cette montagne fait près de deux verstes5.
     Rien à faire, je dus louer six bœufs et engager quelques Ossètes. L’un deux mit ma valise sur son dos, les autres se mirent à aider les bœufs, surtout en criant.
     Derrière ma télègue, quatre bœufs en tiraient une autre comme si de rien n’était, alors qu’elle était chargée à ras bord. Ce qui m’étonna. À sa suite marchait son propriétaire, fumant une petite pipe kabarde6 garnie d’argent. Il portait une redingote d’officier sans épaulettes et une chapka tcherkesse. Il semblait avoir dans les cinquante ans ; le teint hâlé de son visage indiquait une vieille fréquentation du soleil du Caucase méridional, et sa moustache blanchie prématurément ne s’accordait pas avec sa démarche assurée et son air gaillard. Je m’approchai de lui et le saluai ; il répondit à mon salut sans dire un mot mais en rejetant une énorme bouffée de fumée. 

  1. Tbilissi, de nos jours
  2. Voiture rudimentaire à quatre roues.
  3. Taverne au Caucase.
  4. Nom donné par les Russes aux ethnies locales non chrétiennes.
  5. La verste fait un peu plus d’un kilomètre.
  6. L’un des peuples locaux.

     — Nous voilà compagnons de route, on dirait ?
     Il s’inclina de nouveau en silence.
     — Vous allez sans doute à Stavropol1? 
     — Tout juste, monsieur… avec un chargement officiel.
     — Dites-moi, je vous prie, comment il se fait que cela semble une plaisanterie pour quatre bœufs de tirer votre lourde télègue, alors que mes six bêtes traînent à grand-peine la mienne, qui est vide, avec l’aide de ces Ossètes ?
     Il eut un sourire malicieux et me lança un regard significatif.
     — Cela ne fait sans doute pas longtemps que vous êtes au Caucase ?
     — Un an, répondis-je.
     Il sourit une deuxième fois. 
     — Eh bien quoi ?
     — Hé oui, monsieur ! Ces Asiatiques sont d’affreuses fripouilles ! Vous croyez qu’ils aident les bêtes, parce qu’ils crient ? Mais seul le diable peut déchiffrer ce qu’ils crient. Leurs bœufs les comprennent ; vous pouvez en atteler vingt, ils n’avanceront pas davantage, en entendant ce genre de cris… D’affreux coquins ! Et qu’obtenir d’eux ? Ils aiment écorcher les voyageurs… On a trop gâté ces escrocs : vous verrez, ils vous réclameront encore un pourboire. C’est que je les connais, on ne me la fait pas.
     — Et vous servez ici depuis longtemps ?
     — Oui, j’étais déjà ici du temps d’Alexeï Piétrovitch2 répondit-il en se redressant. J’étais sous-lieutenant quand il est arrivé sur la Ligne3, ajouta-t-il, et j’ai pris deux fois du galon en combattant les montagnards.
     — Et où êtes-vous maintenant ?
     — Je suis au troisième bataillon de la Ligne. Et vous-même, si je puis vous demander ?
     Je le lui dis.
     La conversation en resta là, et nous continuâmes à marcher en silence côte  à côte. Nous trouvâmes de la neige au sommet de la montagne. Le soleil se coucha et la nuit succéda au jour sans transition, comme c’est le cas d’ordinaire au Sud ; mais, grâce au chatoiement de la neige, nous pouvions sans peine distinguer notre route qui continuait à monter, cependant de façon moins abrupte. J’ordonnai de mettre ma valise dans la télègue, de remplacer les bœufs par des chevaux et me retournai une dernière fois pour regarder la vallée en contrebas – mais un épais brouillard, affluant en vagues depuis les gorges, la recouvrait entièrement, et aucun bruit en provenance de là-bas ne parvenait plus à nos oreilles. Les Ossètes m’entourèrent en réclamant bruyamment un pourboire ; mais le capitaine4 leur cria dessus de façon si menaçante qu’ils se dispersèrent en un clin d’œil.
     — Drôles de gens, dit-il. Ils ne savent pas nommer le pain en russe, mais ils connaissent : « Officier, donne pour la vodka ! » Les Tatars sont mieux, selon moi : au moins, eux, ils ne boivent pas…
     Il restait environ une verste jusqu’au relais de poste. Il y avait tant de silence, tout autour, qu’on pouvait suivre le vol d’un moustique à son bourdonnement. À gauche s’ouvrait la noirceur d’une profonde gorge, au-delà et devant nous, les cimes bleu foncé des montagnes ravinées de rides, recouvertes de couches de neige, se dessinaient sur la pâleur de l’horizon gardant encore le dernier reflet du couchant. Dans le ciel sombre


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Stavropol
  2. Iermolov : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_Iermolov
  3. Chaîne de forts protégeant – système colonial classique – les territoires conquis par les Russes des incursions des montagnards.
  4. Il a en fait un ancien grade, intermédiaire entre celui de lieutenant et celui de capitaine.

     
commençaient à scintiller les étoiles qui, étrangement, m’apparurent bien plus haut que chez nous, dans le Nord. Des roches noires et dénudées faisaient saillie des deux côtés de la route ; par endroits, de petits buissons émergeaient de la neige, mais pas une feuille sèche ne remuait, et il y avait de l’agrément à entendre, au beau milieu de ce silence de mort de la nature, l’ébrouement des trois chevaux de poste fatigués et le tintement irrégulier du grelot russe.
     — Il va faire beau demain, dis-je. Le capitaine ne répondit rien et me montra du doigt une haute montagne se dressant juste en face de nous.
     — Qu’est-ce donc ? demandai-je.
     — C’est la Goud-Gora1. 
     — Et alors ?
     — Observez comme elle fume.
     Effectivement, des fumées sortaient de la Goud-Gora ; le long de ses flancs glissaient des nuages en filets ténus, et à son sommet s’étendait une nuée noire, si noire qu’elle faisait tache sur le ciel assombri.
     Nous apercevions déjà le relais de poste et les toits des saklias2 l’entourant, et des lumières accueillantes scintillaient déjà devant nous, lorsque se leva un vent humide et froid, le défilé se mit à mugir et une pluie fine commença à tomber. J’eus à peine le temps de jeter ma bourka3 sur mes épaules avant que la neige ne se mette à tomber. Je jetais au capitaine un regard empreint de vénération…
     — Il va nous falloir passer la nuit ici, dit-il avec dépit. On ne peut pas franchir les montagnes au milieu d’une telle tempête de neige. Hé ! Y a-t-il eu des avalanches sur le Mont de la Croix ? demanda-t-il au cocher.
     — Non, monsieur, répondit le cocher ossète. Mais il y a beaucoup, beaucoup de neige en surplomb.
     En raison de l’absence de chambres pour les voyageurs au relais de poste, on nous amena passer la nuit dans une saklia2 enfumée. J’invitai mon compagnon de route à boire avec moi un verre de thé, puisque je transportais une théière en fonte – ma seule consolation au cours de mes voyages à travers le Caucase.
     La saklia avait un côté adossé à la paroi rocheuse ; trois marches humides et glissantes menaient à sa porte. J’entrai à tâtons et me heurtai à une vache (l’étable, chez ces gens, remplace l’office). Je ne savais de quel côté aller : ici bêlent des brebis, là gronde un chien. Par bonheur, une lueur donna une sourde lumière sur un côté et m’aida à trouver une ouverture tenant lieu de porte. S’offrit alors un tableau passablement remarquable : la vaste saklia, dont le toit s’appuyait sur deux piliers noircis par la fumée, était remplie de monde. Au centre crépitait un feu disposé à même le sol en terre et la fumée, rabattue par le vent à travers l’ouverture du toit, s’étalait partout en une nappe si épaisse que je fus longtemps sans rien pouvoir distinguer ; deux vieilles étaient assises près du feu, ainsi qu’une ribambelle d’enfants et un unique Géorgien maigre, tous déguenillés. Il n’y avait rien à faire d’autre, nous nous réfugiâmes près du feu, allumâmes nos pipes, et bientôt la théière se mit à chanter de façon engageante.
     — Les pauvres gens ! dis-je au capitaine en désignant du regard nos hôtes sales qui nous contemplaient en silence, comme pétrifiés.
     — Ils sont parfaitement stupides, me répondit-il. Le croirez-vous ? Ils ne savent rien faire et n’ont aucune aptitude à s’instruire ! Nos Kabardes et nos Tchétchènes, au moins, bien que ce soient des brigands misérables, sont des têtes brûlées, tandis que ceux-ci n’ont pas non plus le goût des armes : vous ne verrez aucun d’entre eux porter un poignard correct. Ce sont bien des Ossètes !   


  1. Goud, c’est le vrombissement, le hurlement, et gora (nom féminin) désigne la montagne.
  2. Logis de montagnard, au Caucase. 
  3. Cape de feutre, au Caucase.



     — Vous avez longtemps vécu en Tchétchénie ?
     — Oui, j’y ai passé une dizaine d’années avec ma compagnie, au fort de Kamienny-Brod1, vous connaissez ?
     — J’en ai entendu parler.
     — Là, mon petit père, ces bandits casse-cou nous en ont fait voir ; maintenant, Dieu merci, c’est plus calme, mais à l’époque, si l’on éloignait des remparts d’une centaine de pas, un démon poilu était parfois déjà là à vous guetter, et s’il vous voyait bayer aux corneilles, c’était sans crier gare le nœud coulant autour du cou, ou la balle dans la nuque. Ah les gaillards !
     — Il vous est sans doute arrivé bien des aventures ? dis-je, ma curiosité en éveil.
     — Comment pourrait-il ne pas y en avoir ? Il y en a eu…
     Là, il se mit à pincer le côté gauche de sa moustache, baissa la tête et devint pensif. J’avais une envie folle de lui soutirer quelque historiette – désir propre aux voyageurs prenant des notes en cours de route. Le thé avait eu le temps d’infuser, je sortis de ma valise deux gobelets de voyage, les remplis et en plaçai un devant lui. Il but une gorgée et dit, comme s’adressant à lui-même : « Ou, il y en a eu ! » Cette exclamation me donna de grands espoirs. Je le sais, les vieux Caucasiens aiment bavarder, raconter plein d’histoires ; il en sont si peu l’occasion : l’un d’eux peut rester quatre ou cinq ans dans un trou perdu avec sa compagnie, et pendant tout ce temps, personne ne lui dira bonjour (car l’adjudant-chef lui dira : « Je vous souhaite une bonne santé »). Et ils auraient des choses à raconter : tout autour, une population sauvage et curieuse, le danger quotidien, de prodigieux événements, et l’on se doit de regretter qu’il y ait chez nous si peu de gens couchant cela par écrit.
     — Vous voulez peut-être ajouter du rhum ? dis-je à mon interlocuteur. J’ai du rhum blanc
de Tiflis ; il fait froid, à présent.
     — Non, monsieur2, je vous remercie, je ne bois pas.
     — Pourquoi cela ?
     — C’est comme ça. Je me le suis juré. Du temps où j’étais encore sous-lieutenant, un jour, voyez-vous, nous avions bu un coup, avec les camarades, et il y a eu une alerte pendant la nuit ; nous avions gagné nos postes complètement éméchés, ce qui nous a valu une sévère réprimande de la part d’Alexeï Piétrovitch3 lorsqu’il l’a appris : Seigneur, ce qu’il a pu se fâcher ! Il a bien failli nous faire passer en jugement. C’est vrai, il nous arrive de rester un an sans voir personne, ajoutez-y la vodka et c’est la fin.
     À ces mots, je perdis presque espoir.
     — Tenez, regardez par exemple les Tcherkesses : boivent-ils de la bouza4 à un mariage ou à un enterrement, qu’il y a de la bagarre. Une fois, j’ai eu le plus grand mal à me sauver, et c’était un prince pacifique5 qui m’avait invité, encore.
     — Comment est-ce arrivé ?
     — Eh bien, voilà – il bourra sa pipe, avala une bouffée et commença son récit. Voyez-vous, j’étais alors affecté avec ma compagnie à un fort au-delà du Térek6 – il y aura bientôt cinq ans de cela. Un jour, à l’automne, est arrivé un convoi nous amenant des vivres ; il y avait dans le convoi un officier, un  jeune homme dans les vingt-cinq ans. Il se présenta à moi en grand uniforme et me déclara 


  1. Le gué-pierreux.
  2. Le « monsieur » n’est indiqué que par une initiale sifflante de politesse accolée au mot.
  3. Voir page 2, note 2.
  4. Sorte de bière.
  5. Rallié aux Russes.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Terek_(fleuve) 
   

qu’il avait l’ordre de rester avec moi au fort. Il était si fluet, si pâle, son uniforme était si neuf, que je devinai aussitôt qu’il était arrivé chez nous, au Caucase, depuis peu de temps. « Vous avez sans doute été envoyé de Russie jusqu’ici ? lui ai-je demandé. C’est bien cela, mon capitaine », m’a-t-il répondu.  Je le pris par le bras et lui dis : « Enchanté, enchanté. Vous allez vous ennuyer un peu, mais vous et moi vivrons en bonne amitié. Et, je vous en prie, appelez-moi simplement Maxime Maximytch1. Et, de grâce, à quoi bon ce grand uniforme ? Venez toujours me voir en simple casquette d’uniforme. » On lui attribua un logement et il s’installa dans le fort.
     — Et comment s’appelait-il ? demandai-je à Maxime Maximytch.
     — Il s’appelait… Grigori Alexandrovitch2 Piétchorine3. C’était un brave garçon, je vous
l’assure ; il était juste un peu étrange. Par exemple, à la chasse, à rester toute la journée sous la pluie ou dans le froid, tout le monde est transi, épuisé, mais lui ne ressent rien. Une autre fois, ça souffle dehors, lui est dans sa chambre, il assure avoir pris froid : si un volet claque, le voilà qui sursaute et devient pâle ; et je l’ai vu s’attaquer à un sanglier seul à seul ; il lui arrivait de rester des heures entières sans prononcer un mot, mais s’il se mettait à raconter des histoires, on en avait le ventre déchiré, à force de rire. Oui, monsieur, il avait de grandes bizarreries, et ce devait être un homme riche : il avait avec lui une telle quantité de bagatelles coûteuses !
     — Et il a vécu longtemps avec vous ? demandai-je encore.
     — Un an, à peu près. Mais je m’en souviens, de cette année-là ; il m’a donné pas mal de tintouin, ne retenons pas de lui que ces tracas ! Il y a vraiment des gens, il est écrit dans leur destinée qu’il leur arrivera toute sorte de choses extraordinaires.
     — Extraordinaires ? m’écriai-je avec une curiosité manifeste, en lui versant encore du thé.
     — Tenez, je vais vous raconter. Il y avait, à quelque six verstes du fort, un prince pacifique. Son fils, un garçon d’une quinzaine d’années, avait pris l’habitude de venir nous voir. Chaque fois pour une raison ou pour une autre ; et nous le gâtions, c’est le mot juste, Grigori Alexandrovitch et moi. Une vraie tête brûlée, montrant de l’agilité dans tous les domaines : autant pour ramasser une chapka par terre en plein galop que pour tirer au fusil. Une seule chose, chez lui, était mauvaise : il était terriblement cupide. Un jour, pour rire, Grigori Alexandrovitch promit de lui donner un tchervonietz4 s’il volait pour lui le plus beau bouc du troupeau de son père ; et que croyez-vous qu’il se passa ? La nuit suivante, il nous amena l’animal en le tenant par les cornes. Et quand nous nous avisions de le taquiner, il avait tout de suite les yeux injectés de sang et la main à son poignard. « Holà, Azamat, je lui disais, tu ne garderas pas ta tête sur tes épaules, ça ira mal5 pour ta caboche ! »
     Un jour, le vieux prince en personne vint nous voir pour nous inviter à une noce ; il donnait sa fille aînée en mariage et nous étions kounaks6 avec lui : il nous était impossible de refuser, voyez-vous, tout Tatar qu’il était. Nous nous mîmes en route. L’aboiement sonore d’une multitude de chiens nous accueillit dans l’aoul7. En nous voyant, les femmes se cachaient ; celles dont nous pûmes apercevoir le visage étaient loin d’être des beautés. « J’avais une bien meilleure opinion des femmes 


  1. Pour Maximovitch. Le diminutif du patronyme marque une familiarité.
  2. Lermontov comme fils du Pouchkine qu’il admirait tant.
  3. Accent sur la deuxième syllabe. Se prononce quasiment Pitchorine.
  4. Pièce d’or imitant le ducat européen.
  5. Ici, un mot d’origine turque.
  6. Amis.
  7. Village montagnard.


tcherkesses », me dit Grigori Alexandrovitch. « Attendez un peu », lui répondis-je avec un sourire malicieux. J’avais mon idée.
     Dans la saklia1 du prince s’était déjà rassemblée une quantité de gens. Les Asiatiques, voyez-vous, ont l’habitude d’inviter le premier venu à une noce. Nous fûmes reçus avec tous les honneurs, et l’on nous conduisit dans la pièces réservée aux kounaks. Je n’oubliai pas, cependant, de noter où l’on avais mis nos chevaux, au cas où il y aurait de l’imprévu.
     — Comment fêtent-ils donc un mariage ? demandai-je au capitaine.
     — Oh, comme d’habitude. Le mollah commence par leur lire quelque chose dans le Coran, puis on offre des présents aux jeunes mariés et à tous leurs parents, on mange, on boit de la bouza2, ensuite a lieu la djiguitovka3, et il se trouve toujours un loqueteux crasseux, montant une mauvaise rosse boiteuse, pour faire rire toute l’assistance par ses simagrées et ses tours de bouffon ; puis, quand le jour tombe, commence dans la pièce des kounaks ce que nous appellerions un bal. Un pauvre petit vieux se met à racler un instrument à trois cordes… j’ai oublié comment ils l’appellent… bon, quelque chose dans le genre de notre balalaïka. Les filles et les jeunes gens se mettent sur deux rangées, les uns en face des autres, frappent dans leurs mains et chantent. À ce moment une fille et un garçon sortent des rangs, se placent au centre et se mettent à se parler en vers d’une voix chantante, en se disant ce qui leur passe par la tête, et les autres reprennent en chœur. Piétchorine et moi étions assis à la place d’honneur, et voici que s’approche de lui la fille cadette de notre hôte, une jeune fille d’environ seize ans, qui lui chante… comment dire ?… une sorte de compliment.
     — Et que lui chanta-t-elle, vous souvenez-vous ?
     — Quelque chose comme : « Ils ont de la prestance, nos jeunes djiguites, et leurs caftans sont brodés d’argent, mais le jeune officier russe a encore plus belle allure, et ses galons sont d’or. Parmi eux, il ressemble à un peuplier ; seulement il ne peut pousser et fleurir dans notre jardin. » Piétchorine se leva et s’inclina devant elle, posa sa main sur son front, puis sur son cœur, et me pria de lui répondre ; je connais bien leur langue, et traduisis sa réponse.
     Lorsqu’elle s’éloigna de nous, je chuchotai à Grigori Alexandrovitch :
     « Alors, comment la trouvez-vous ? Ravissante ! dit-il. Comment s’appelle-t-elle ?
     Bella, répondis-je. »
     Et elle était en effet charmante : grande, mince, des yeux noirs qui voyaient jusque dans votre âme, comme ceux d’un chamois. Piétchorine, songeur, ne la quittait pas des yeux, et elle le regardait souvent par en dessous. Mais Piétchorine n’était pas le seul à admirer la belle princesse : Depuis un coin de la pièce, une autre paire d’yeux la fixaient ardemment. Je regardai attentivement et reconnus ma vieille connaissance, Kazbitch. Celui-là, voyez-vous, n’était ni clairement en paix avec nous, ni clairement hostile. Bien des soupçons pesaient sur lui, bien qu’on ne l’eût jamais été mêlé à une histoire. Il amenait parfois des moutons au fort, qu’il vendait bon marché, mais sans jamais marchander : il fallait lui donner ce qu’il demandait, on aurait pu l’égorger sans lui faire rien rabattre. On disait qu’il aimait traîner au-delà du Koubane4 avec les Abreks5 et, à vrai dire, il avait tout à fait la gueule d’un bandit : petit, sec, large d’épaules… Et adroit, adroit comme un démon.  Le bechmet1 


  1. Voir page 3, note 2.
  2. Voir page 4, note 4.
  3. Fantasia exécutée par les djiguites, cavaliers d’élite.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kouban
  5. Montagnards hostiles aux Russes.


toujours déchiré et rapiécé, mais l’arme en argent. Et sa monture était célèbre dans toute la 
Kabardie – et vraiment, on ne pouvait imaginer meilleur cheval. Ce n’était pas pour rien que tous les cavaliers le lui enviaient et avaient plus d’une fois, mais sans succès, essayé de le lui voler. Je le vois encore, ce cheval : noir comme du jais, des jambes comme des cordes et des yeux valant ceux de Bella : et d’une force ! Il pouvait faire cinquante verstes au galop ; et dressé à la perfection – courant derrière son maître comme un chien, reconnaissant même sa voix ! Kazbitch avait l’habitude de ne pas l’attacher. En voilà, un cheval de bandit !…
     Ce soir-là, Kazbitch était plus sombre que jamais, et je remarquai qu’il portait une cotte de mailles sous son bechmet. « Cette cotte de mailles, ce n’est pas pour rien, me dis-je. Il doit machiner quelque chose. »
     On étouffait dans la saklia et je sortis respirer un peu d’air frais. La nuit descendait déjà sur les montagnes, et le brouillard commençait à se promener dans les gorges. 
     J’eus l’idée d’aller sous l’auvent, là où étaient nos chevaux, voir si on leur avait donné à manger, d’ailleurs il est bon d’être prudent : j’avais un excellent cheval, et plus d’un Kabarde lui avait déjà jeté un coup d’œil attendri en disant : Iakchi tkhé, tchek iakchi2
     En longeant une palissade, j’entendis soudain des voix ; je reconnus tout de suite l’une d’elles : c’était ce polisson d’Azamat, le fils de notre hôte ; l’autre voix parlait moins, et plus doucement. « De quoi discutent-ils ? me demandai-je. Ne serait-ce pas de mon cheval ? » Je m’accroupis derrière la palissade et tendis l’oreille en m’efforçant de ne rien perdre de ce qui se disait. Le bruit des chants et des voix en provenance de la saklia recouvrait cette conversation qui m’intriguait.
     « Tu as un excellent cheval ! disait Azamat. Si c’était moi le maître ici, et si j’avais un troupeau de trois cents juments, je t’en donnerais la moitié en échange de ton coursier, Kazbitch ! »
     « Ah, c’est Kazbitch ! » me dis-je en repensant à la cotte de mailles.
     « Oui, répondit Kazbitch après quelques instants de silence. On ne trouve pas son pareil dans toute la Kabardie. Un jour – c’était au-delà du Térek3 –, je chevauchais avec des Abreks pour aller enlever des chevaux russes ; nous avons manqué de veine et nous nous sommes dispersés chacun de son côté. Quatre Cosaques se mirent à mes trousses ; j’entendais déjà derrière moi les cris des giaours4, et j’avais devant moi une forêt épaisse. Je me suis penché vers ma selle, je m’en suis remis à Allah et, pour la première fois de ma vie, j’ai donné au cheval un coup de fouet. Il a plongé comme un oiseau au milieu des branches ; les ronces déchiraient mes vêtements, les branches sèches de karagatch5 me fouettaient le visage. Mon cheval bondissait par-dessus les souches, fendait les fourrés de son poitrail. J’aurais mieux fait de le laisser à la lisière et de m’enfoncer à pied dans la forêt, mais cela me faisait de la peine de m’en séparer – et le prophète m’a récompensé. Quelques balles glapirent au-dessus de ma tête ; j’entendais déjà les Cosaques courir sur mes traces… Soudain, devant moi, une fondrière profonde ; mon coursier hésita – et sauta. Ses sabots arrière lâchèrent prise sur le bord opposé, et il resta accroché par ses membres antérieurs ; je jetai les rênes et dévalai le ravin ; cela sauva mon cheval : il s’enfuit d’un bond. Les Cosaques avaient vu toute la scène, mais pas un d’entre d’eux ne descendit à ma recherche : ils pensaient sûrement que je m’étais tué, et je les entendis se précipiter pour capturer mon cheval. Mon cœur saignait ; j’ai rampé dans l’herbe épaisse le long du ravin


  1. Caftan court.
  2. Joli, très joli ! (transcription du turc, traduction non garantie)
  3. Voir page 4, note 6. Puis la note 5 de la page précédente.
  4. Non-musulmans (péjoratif).
  5. Sorte d’orme.


 et j’ai vu la fin de la forêt, quelques Cosaques en sortaient à cheval, débouchant sur une clairière, et voici que mon Karaghiosis1 s’élance tout droit sur eux ; tous se ruent sur lui en poussant des cris ; ils l’ont poursuivi un long, long moment, l’un d’eux, en particulier, fut bien près de lui lancer son lasso au cou ; je frémis, baissai les yeux et me mis à prier. Je levai les yeux quelques instants plus tard : mon Karaghiosis vole, la queue au vent, libre comme l’air, et les giaours s’échelonnent un par un dans la steppe sur leurs montures épuisées. Par Allah ! C’est la vérité, la pure vérité ! Jusque tard dans la nuit, je suis resté dans mon ravin. Soudain, que dis-tu de ça, Azamat ? J’entends dans l’obscurité un cheval courir au bord du ravin, s’ébrouer, hennir et frapper le sol de ses sabots ; je reconnais la voix de mon Karaghiosis : c’était bien lui, mon camarade ! Depuis ce temps-là, nous ne nous sommes  plus quittés. »
     On l’entendait flatter de la main l’encolure lisse de son coursier, tout en lui donnant divers noms caressants. 
     « Si j’avais un troupeau d’un millier de juments, dit Azamat, je te l’offrirai en échange de ton Karaghiosis. »
     « Yok2, je ne veux pas », répondit Kazbitch avec indifférence.
     « Écoute, Kazbitch, dit Azamat d’une voix cajoleuse, tu es quelqu’un de bien, tu es un vaillant djiguite3, et mon père a peur des Russes et ne me laisse pas aller dans les montagnes ; donne-moi ton cheval et je ferai tout ce que tu voudras, je volerai pour toi le meilleur fusil de mon père, ou son meilleur sabre – ce que tu voudras ; et son sabre est un gourda4 : appliques-en la lame sur un bras, tu la verras s’enfoncer d’elle-même dans la chair ; et elle se rirait d’une cotte de mailles comme la tienne. »
     Kazbitch se taisait.
     « La première fois que j’ai vu ton cheval, poursuivit Azamat, lorsqu’il tournait et bondissait sous toi, les naseaux dilatés, ses sabots faisant voler les silex dans des gerbes d’étincelles, il s’est passé dans mon âme quelque chose d’inexplicable, et depuis lors, tout m’est devenu odieux, je regarde avec mépris les meilleurs coursiers de mon père, j’ai honte de les monter en public, et la tristesse s’est emparée de moi ; et, mélancolique, je passe des journées entières sur la falaise, et, à tout instant, je vois en pensée ton cheval moreau, avec son allure harmonieuse et son échine lisse et droite comme une flèche ; il me fixe de ses yeux vifs comme s’il voulait dire quelque chose. » «  J’en mourrai, Kazbitch, si tu ne me le vends pas ! » dit Azamat d’une voix tremblante.
     Je l’entendis se mettre à pleurer : il faut vous dire qu’Azamat était un petit gars extrêmement têtu, et qu’il n’y avait pas moyen de le faire pleurer, même dans son jeune âge. 
     Une sorte de rire répondit à ses larmes.
     « Écoute ! dit Azarmat d’une voix ferme. Tu vois que je suis prêt à tout. Veux-tu que j’enlève pour toi ma sœur ? Comme elle danse ! Comme elle chante ! Elle brode l’or, une merveille ! Le padishah turc n’a jamais eu de pareille femme… Le veux-tu ? Attends-moi demain, à la nuit, dans le défilé où coule le torrent : je passerai à côté avec elle en allant à l’aoul5 voisin - elle sera à toi. Est-il possible que Bella ne vaille pas ton coursier ? »
     Kazbitch resta silencieux un très long moment ; enfin, au lieu de répondre, il entonna à mi-voix une vieille chanson :


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Karaghiosis  
  2. Non, pas question.
  3. Voir page 6, note 3.
  4. Sabre légendaire au Caucase.
  5. Voir page 5, note 7.


          Il y bien des belles dans nos aouls,
          Dans les ténèbres, leurs yeux jettent des étoiles,
          Il est doux de les aimer, c’est un sort enviable ;
          Mais plus joyeuse est la liberté des braves.
          Avec l’or, on achète quatre femmes,
          Mais un cheval fougueux n’a pas de prix :
          Il est comme un tourbillon dans la steppe,
          Il ne trompe pas, il ne trahit point1.

     Azamat essaya vainement d’obtenir qu’il consentît : il pleurait, il le flattait, il faisait des serments ; à la fin, Kazbitch l’interrompit avec impatience :
     « Va t’en, gamin écervelé ! Où irais-tu avec mon cheval ? Au bout de trois pas, il te jetterait à bas, et tu te briserais la nuque sur les pierres. »
     « Moi ! » s’écria Azamat en fureur, et le fer de son poignard d’enfant tinta contre la cotte de mailles. Une poigne solide le repoussa, et il alla donner si rudement contre la haie qu’elle en fut ébranlée. « Il va y avoir du divertissement ! » me dis-je, et je me précipitai dans l’écurie, passai la bride à nos chevaux et les fis sortir dans l’arrière-cour. Deux minutes plus tard, la saklia se retrouvait dans un tumulte effrayant. Voici ce qui s’était passé : Azamat y état accouru, son bechmet2 déchiré, disant que Kazbitch voulait l’égorger. Tous s’étaient levés d’un bon, avaient empoigné leurs fusils, et la danse commença. Clameurs, tohu-bohu, coups de fusil. Kazbitch avait déjà sauté sur son cheval et tournoyait dehors comme un diable au milieu de la foule qu’il repoussait en agitant son sabre. « L’ébriété est une mauvaise chose quand on participe à un festin chez des gens, dis-je à Grigori Alexandrovitch en lui prenant le bras. Ne ferions-nous pas mieux de déguerpir au plus vite ? »
     « Attendons de voir la fin. »
     « Ça va sans doute mal finir ; c’est toujours comme ça, avec ces Asiatiques : ils commencent par s’enfiler de la bouza et ensuite ils se coupent la gorge ! »
     Nous avons enfourché nos montures et sommes rentrés chez nous au galop.

     — Et Kazbitch ? demandai-je avec impatience au capitaine.
     — Oh, ce genre de type s’en sort toujours ! répondit-il en finissant son verre de thé. Il leur a bel et bien échappé.
     — Sans être blessé ? demandai-je.
     — Ça, Dieu seul le sait ! Ils sont vivaces, ces bandits ! J’en ai vu d’autres en pleine action, par exemple un gars criblé de coups de baïonnette, une vraie passoire, mais agitant toujours son sabre.
     Resté quelques instants silencieux, le capitaine continua, après avoir tapé du pied par terre :
     — Je ne me pardonnerai jamais une chose : une fois rentré au fort, le diable m’a poussé à raconter à Grigori Alexandrovitch tout ce que j’avais entendu, accroupi derrière la palissade ; il se mit à rire – qu’il était rusé ! – et conçut lui-même un dessein.
     — Quoi donc ? Racontez, je vous en prie.
     — Eh oui, rien à faire ! Il me faut poursuivre, puisque j’ai commencé… Trois ou quatre jours plus tard, voilà Azamat qui arrive au fort. Comme d’habitude, il alla voir Grigori Alexandrovitch, qui le régalait toujours de friandises. J’étais présent ; on en vint à parler de chevaux, et Piétchorine se mit à faire l’éloge du cheval de Kazbitch : qu’il est fringant, qu’il est beau, un vrai chamois – c’était bien

  1. Le texte russe est en vers, avec cette note de l’auteur : « Je demande pardon au lecteur d’avoir mis en vers la chanson de Kazbitch, qui me fut bien sûr rapportée en prose ; mais l’habitude est une seconde nature. »
  2. Voir page 7, note 1.


simple, d’après lui, ce cheval n’avait pas son pareil dans le monde entier.
     Les yeux du jeune Tatar jettent des étincelles, mais Piétchorine fait mine de ne rien remarquer ; je me mets à parler d’autre chose mais lui, voyez-vous, nous embrouille en revenant au cheval de Kazbitch. Cette histoire reprenait à chaque visite d’Azamat. Environ trois semaines plus tard, je commençai à remarquer qu’Azamat était plus pâle et dépérissait, comme cela arrive dans les romans, par amour. Quoi d’étonnant ?
     Voyez-vous, j’appris par la suite toute l’histoire : Grigori Alexandrovitch l’avait tellement tourmenté que l’autre était prêt à se jeter à l’eau ; un jour, le voilà qui lui dit : 
     « Je vois, Azamat, que ce cheval te plaît terriblement ; mais tu as aussi peu de chance de l’avoir que de voir ta propre nuque ! Alors, dis-moi, que donnerais-tu à celui qui t’en ferait cadeau ? » 
     « Tout ce qu’il voudra » répondit Azamat.
     « Dans ce cas, je vais te le procurer, à une condition… Jure-moi que tu la rempliras…
     « Je le jure… Toi aussi, jure. »
     « Très bien ! Je le jure, tu auras le cheval ; mais pour cela, tu devras me donner ta sœur Bella : Karaghiosis1 sera sa rançon. J’espère que le marché est à ton avantage.
     Azamat se taisait.
     « Tu ne veux pas ? Hé bien, comme tu veux ! Je te croyais un homme, mais tu es encore un 
enfant : monter un tel cheval, c’est un peu tôt pour toi…
     Azamat rougit. « Et mon père ? » dit-il.
     «  Il doit bien lui arriver de partir pour quelque temps. »
     « C’est vrai… »
     « Alors, d’accord ? »
     « D’accord, murmura Azamat, pâle comme la mort. Quand ? »
     « La première fois que Kazbitch viendra ici ; il a promis de nous amener une dizaine de moutons ; le reste, c’est mon affaire. Fais bien attention, Azamat ! »

     Ainsi conclurent-ils cette affaire – une sale affaire, à vrai dire ! Par la suite, je le fis savoir à Piétchorine, mais il se contenta de me répondre qu’une sauvage Tcherkesse devait se trouver heureuse d’avoir un mari aussi gentil que lui, puisque, d’après leurs coutumes, il était tout de même son mari ; et qu’il fallait punir ce bandit de Kazbitch. Jugez vous-même, que pouvais-je objecter à cela ?… Mais à l’époque, je ne savais rien de leur complot. Voici qu’arriva un jour Kazbitch qui me demande si nous n’avons pas besoin de moutons et de miel ; je lui dis de nous les amener le lendemain. « Azamat ! dit Grigori Alexandrovitch, Karaghiosis sera demain entre mes mains ; si Bella n’est pas ici cette nuit, tu ne verras pas la couleur du cheval… »
     « Très bien ! » dit Azamat qui partit au galop pour son aoul. Le soir, Grigori Alexandrovitch prit ses armes et sortit du fort : comment ils avaient arrangé l’affaire, je l’ignore, toujours est-il qu’ils revinrent tous les deux pendant la nuit, et que la sentinelle vit une femme couchée en travers de la selle d’Azamat, pieds et mains liés, la tête couverte d’un tchador.
     — Et le cheval ? demandai-je au capitaine.
     — J’y viens, j’y viens. Le lendemain matin, de bonne heure, est arrivé Kazbitch qui amenait une dizaine de moutons pour nous les vendre. Ayant attaché son cheval à la palissade, il est entré chez moi ; je lui ai offert du thé, parce que, bien que ce fût un bandit, c’était tout de même mon kounak1.


  1. Voir page 8.


     Nous nous sommes mis à bavarder de choses et d’autres. Soudain, je vois Kazbitch sursauter, changer de visage – il se rue à la fenêtre, mais celle-ci donnait malheureusement sur l’arrière-cour. « Qu’as-tu ? » lui ai-je demandé. 
     « Mon cheval ! … mon cheval ! » dit-il, tremblant de tout son corps.
     Et j’entendis bien un bruit de sabots. « C’est sûrement quelque cosaque qui vient d’arriver… » lui dis-je.
     « Non ! Ourouss ïaman, ïaman2 ! hurla-t-il, et il se précipita en avant comme une panthère. En deux bonds, il était dehors ; au portail du fort, la sentinelle lui barra le chemin de son fusil : il sauta par-dessus et se lança sur la route… Un tourbillon de poussière s’élevait au loin : Azamat galopait, montant le fougueux Karaghiosis ; en pleine course, Kazbitch tira son fusil du fourreau et fit feu, restant un instant immobile, le temps de se convaincre qu’il avait manqué sa cible ; puis il poussa un glapissement, frappa son fusil contre une pierre, le mettant en morceaux, s’écroula par terre et se mit à sangloter comme un enfant… Déjà des gens sortis du fort l’entouraient, mais il ne voyait rien ; les gens restèrent un peu, firent quelques commentaires puis revinrent sur leurs pas ; je donnai l’ordre de placer de l’argent à côté de lui, pour payer les moutons, mais il n’y toucha pas, il restait étendu face contre terre, comme un mort. Le croirez-vous, il resta ainsi allongé jusque tard dans la nuit, et toute la nuit ?… Il revint au fort seulement le lendemain matin, et se mit à demander qu’on lui indique le nom du ravisseur. Le factionnaire qui avait vu Azamat détacher le cheval et l’enfourcher n’estima pas nécessaire de le cacher. À ce nom, les yeux de Kazbitch lancèrent des étincelles, et il partit pour l’aoul du père d’Azamat.
     — Alors, qu’est-il arrivé au père ?
     — C’est bien le hic, Kazbitch ne le trouva pas : il était parti quelque part pour cinq ou six jours, autrement, comment Azamat aurait-il pu enlever sa sœur ?
     Et lorsque le père revint, il n’y avait plus ni fille ni fils. Un malin, celui-ci : il avait compris qu’il risquait sa tête s’il se faisait prendre. C’est ainsi qu’il a disparu depuis ce temps-là ; il a dû se joindre à une bande d’Abreks et se faire tuer, l’impétueux, au-delà du Térek ou du Koubane : il n’a eu que ce qu’il méritait !…
     J’avoue que cette affaire m’a valu aussi à moi pas mal de tracas. Dès que je j’appris que la Tcherkesse se trouvait chez Grigori Alexandrovitch, je mis mes épaulettes, pris mon épée et allai le voir.
     Il était étendu sur un lit dans la première pièce, une main sous la nuque et l’autre tenant une pipe éteinte ; la porte de l’autre pièce était fermée à clef, et la clef n’était pas dans la serrure. Je le vis aussitôt. Je me mis à tousser et à frapper le seuil du talon, mais il faisait mine de ne rien entendre.
     « Monsieur l’enseigne3 ! dis-je aussi sévèrement que possible. Ma présence vous échappe-t-elle vraiment ? »
     « Ah, bonjour, Maxime Maximytch ! Voulez-vous une pipe ? » répondit-il sans se lever.
     « Permettez ! Je ne suis pas Maxime Maximytch : je suis le capitaine. »
     «  C’est égal. Du thé ? Si vous saviez quel souci me tourmente ! »
     « Je sais tout » répondis-je en m’approchant du lit.
     « Tant mieux : je ne suis pas d’humeur à raconter. »
     « Monsieur l’enseigne, vous avez commis un acte dont je puis avoir à répondre… »
     « Allons donc ! Où est le malheur ? Ne partageons-nous pas tout depuis longtemps ? »


  1. Ici, une note de l’auteur expliquant (cf page 5, note 6) que kounak signifie ami.
  2. Russe, mauvais, mauvais.
  3. Sous-lieutenant, ancien grade.


     « Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Votre épée, je vous prie. »
     « Mitka, mon épée !… »
     Mitka apporta l’épée. Ayant fait mon devoir, je assis à côté de lui sur le lit et dis :
     « Écoute, Grigori Alexandrovitch, avoue que ce n’est pas bien. 
     « Qu’est-ce qui n’est pas bien ? »
     « Mais, que tu aies enlevé Bella…  Je me moque de cet animal d’Azamat !… Allons, 
reconnais-le. » lui dis-je.
     « Bah, si elle me plaît ?… »
     Eh bien, que voulez-vous répondre à cela ? Je ne voyais pas quoi faire. Cependant, après une pause, je lui dis que si son père la réclamait, il faudrait la lui rendre.
     « Pas du tout. » 
     « Il apprendra bien qu’elle est ici. »
     « Et comment pourrait-il l’apprendre ? »
     De nouveau, je ne savais pas quoi faire. 
     «  Écoutez, Maxime Maximytch ! dit Piétchorine en se redressant. Vous êtes quelque de bon, tout de même ; or, si nous rendons sa fille à ce sauvage, il l’égorgera ou la vendra. Ce qui est fait est fait, ne compliquons pas les choses à plaisir ; laissez-la moi et gardez mon épée… »
     « Bon, montrez-la moi » dis-je.
     «  Elle est derrière cette porte ; mais j’ai moi-même vainement essayé de la voir aujourd’hui : elle reste dans un coin, la tête recouverte de son voile, sans dire un mot, sans rien regarder, craintive comme un chamois. J’ai engagé la tenancière du doukhan1 : elle parle tatar, elle s’occupera d’elle et l’habituer à l’idée qu’elle est à moi, car elle n’appartiendra à personne d’autre que moi. » ajouta-t-il en donnant un coup de poing sur la table.
     Je consentis aussi à cela. Que voulez-vous, il y a des gens avec lesquels on est obligé de consentir à tout.

     — Et alors ? demandai-je à Maxime Maximytch. Réussit-il effectivement à l’habituer à lui, ou s’étiola-t-elle en captivité, ayant le mal du pays ?
     — Et quel mal du pays, je vous prie ? Les montagnes que l’on voyait depuis le fort étaient celles de son aoul, il ne faut rien de plus à ces sauvages. En outre, Grigori Alexandrovitch lui faisait tous les jours un cadeau : les premiers jours, silencieuse, elle repoussait fièrement ces présents, qui revenaient alors à la tenancière et stimulaient son éloquence. Ah, les cadeaux ! Qu’est-ce qu’une femme ne ferait pas pour un bout d’étoffe de couleur !… Mais laissons cela. Grigori Alexandrovitch se battit longtemps avec elle ; en attendant, il apprit le tatar et elle commença à comprendre notre langue. Peu à peu, elle s’habitua à le regarder, d’abord par en dessous, à la dérobée, mais elle restait triste, chantonnant les chansons de chez elle, si bien qu’il l’arrivait d’avoir moi aussi le cafard en l’entendant depuis la pièce voisine. Il y a une scène que je n’oublierai jamais : en passant à côté de sa chambre, j’ai regardé par la fenêtre ; Bella était assise sur sa couchette, la tête baissée sur sa poitrine, et Grigori Alexandrovitch se tenait debout devant elle. « Écoute, ma beauté, disait-il, tu sais bien que tu dois tôt ou tard être mienne – pourquoi me torturer ? Se pourrait-il que tu aimes quelque Tchétchène ? Si c’est le cas, je te laisse aussitôt rentrer chez toi. » Elle tressaillit imperceptiblement et fit non de la tête. « Ou bien, reprit-il, je te suis absolument odieux ? » Elle soupira. « Ou est-ce ta religion qui t’empêche de m’aimer ? » Elle devint pâle et resta silencieuse. « Crois-moi, Allah est le même pour toutes les tribus, et s’il veut bien que je t’aime, pourquoi te défendrait-il de m’aimer en retour ? » Elle le regarda fixement, comme frappée par cette nouvelle idée ; la défiance et le désir


(1) Voir page 1, note 3.



 de se laisser convaincre se manifestèrent dans ses yeux. Et quels yeux ! Ils brillaient comme deux charbons ardents.
     « Écoute, ma mignonne, ma douce Bella, poursuivit Piétchorine, tu vois comme je t’aime ; je suis prêt à tout donner pour te rendre gaie : je veux que tu sois heureuse ; et si tu redeviens triste, j’en mourrai. Dis-moi, vas-tu être plus gaie ? » Elle hésita, ses yeux noirs ne le quittant pas, puis elle lui fit un doux sourire et inclina la tête en signe de consentement. Il lui prit la main et entreprit de la persuader de l’embrasser ; elle se défendait faiblement, ne faisant que répéter : « Si v’plaît, si v’plaît, faut pas, faut pas. » Il insista ; elle se mit à trembler, à pleurer. « Je suis ta captive, disait-elle, ton esclave ; bien sûr, tu peux me forcer. » Et de nouvelles larmes.
     Grigori Alexandrovitch se donna un coup de poing sur le front et s’enfuit dans la pièce à côté. J’entrai chez lui ; les bras croisés, l’air sombre, il marchait de long en large. « Qu’y a-t-il, mon 
cher ? » lui dis-je. « Ce n’est pas une femme, c’est un démon, répondit-il. Mais je vous en donne ma parole, elle sera mienne… » Je hochai la tête. « Vous voulez parier ? dit-il. D’ici une semaine ! » « Soit ! » Nous nous séparâmes après avoir topé.
     Aussitôt, le lendemain, il envoya un courrier à Kizliar1 pour y effectuer différents achats ; des tissus de Perse variés lui furent apportés en quantité incalculable. 
     « Croyez-vous,  Maxime Maximytch, me dit-il en me montrant les cadeaux, qu’une beauté asiatique va résister à un tel arsenal ? » « Vous ne connaissez pas les Tcherkesses, répondis-je. C’est tout à fait autre chose que les Géorgiennes ou les Tatares de Transcaucasie. Elles ont leurs principes : elles ont reçu une autre éducation. » Grigori Alexandrovitch eut un sourire et se mit à siffloter une marche.
     Et pourtant, il s’avéra que j’avais raison : les cadeaux n’eurent d’effet qu’à moitié : elle se montra plus confiante, plus caressante, et ce fut tout ; si bien qu’il résolut d’employer le dernier moyen. Un matin, il fit seller son cheval, s’habilla en Tcherkesse, prit ses armes et entra chez elle. 
     « Bella ! dit-il, tu sais comme je t’aime. J’avais pris la résolution de t’enlever en pensant que tu m’aimerais lorsque tu aurais appris à me connaître ; je me suis trompé : adieu ! Reste maîtresse de tout ce qui m’appartient ; si tu le désires, retourne chez ton père – tu es libre. J’ai des torts envers toi et dois me punir ; adieu, je m’en vais – où cela, je n’en sais rien ! Je n’aurai peut-être pas à courir longtemps derrière une balle ou un coup de sabre ; alors souviens-toi de moi et pardonne-moi. » Il se tourna de côté et lui tendit la main en signe d’adieu. Elle ne prit pas cette main et demeura silencieuse. Mais, me tenant derrière la porte, je pouvais scruter son visage à travers une fente : elle me fit pitié, tant une pâleur mortelle avait recouvert ce gentil minois ! N’entendant pas de réponse, Piétchorine fit quelques pas vers la porte ; il tremblait – et, dois-je vous le dire ? je pense qu’il était capable de faire pour de bon ce dont il avait parlé en plaisantant. Dieu sait que c’était son genre ! Mais à peine eut-il effleuré la porte qu’elle éclata en sanglots, bondit et se jeta à son cou. Le croiriez-vous ? Derrière la porte, moi aussi je me mis à pleurer, c’est-à-dire, voyez-vous, ce n’est pas que je pleurais, mais… des bêtises !…

     Le capitaine se taisait.
     — Oui, dit-il ensuite en tirant sur sa moustache, j’avoue que j’ai ressenti du dépit de ce qu’aucune femme ne m’eût jamais aimé comme ça.
     — Et leur bonheur fut-il durable ? demandai-je. 
     — Oui, elle nous avoua que depuis le jour où elle avait aperçu Piétchorine, elle avait souvent rêvé de lui, et qu’aucun homme ne lui avait jamais fait une telle impression. Oui, ils furent heureux !    



      

   — Que c’est ennuyeux ! m’écriai-je involontairement. En effet, je m’attendais à un dénouement tragique, et voilà qui vient brusquement tromper de façon si inattendue mes espérances !… Se peut-il vraiment que son père n’ait pas deviné qu’elle était chez vous, au fort ?
     — C’est-à-dire qu’il s’en doutait, apparemment. Quelques jours plus tard, nous apprîmes qu’il avait été tué. Voici comment cela arriva…
Mon attention se réveilla.
     — Il faut vous dire que Kazbitch s’était imaginé qu’Azamat avait dérobé son cheval avec le consentement de son père ; en tout cas, c’est ce que je suppose. Un beau jour, il s’est posté à côté de la route, à trois verstes environ de l’aoul ; le vieillard rentrait après des recherches infructueuses pour retrouver sa fille ; sa suite était restée en arrière – cela se passait au crépuscule. Pensif, le prince allait au pas, lorsque Kazbitch, tel un félin, surgit soudain d’un fourré derrière lui, sauta sur la croupe du cheval, jeta le vieillard à terre d’un coup de poignard, s’empara des rênes et fila ; des membres de la suite du prince avaient tout vu d’une colline : ils se lancèrent à sa poursuite, mais ne purent le rejoindre.
     — Il s’était dédommagé de la perte de son cheval et s’était vengé, dis-je pour inviter mon interlocuteur à donner son opinion.
     — Bien sûr, dit le capitaine, de leur point de vue, il avait absolument raison.
     Je fus malgré moi frappé par l’aptitude du Russe à s’adapter aux coutumes des peuples au milieu desquels il est amené à vivre ; je ne sais pas si ce trait de caractère mérite l’éloge ou le blâme, mais il prouve son incroyable souplesse et la présence de ce bon sens évident qui excuse le mal à chaque fois qu’il le juge nécessaire ou impossible à extirper.
     Entre-temps, le thé avait été bu ; longtemps attelés, les chevaux étaient transis et frissonnaient sur la neige ; un croissant de lune pâlissait au couchant, prêt à s’enfoncer dans les nuées noires flottant autour, accrochées aux cimes lointaines comme les lambeaux d’un rideau déchiré ; nous sortîmes de la saklia. Malgré les prédictions de mon compagnon, le temps s’était éclairci et nous promettait une matinée paisible ; les étoiles entrelaçaient leurs rondes pour former de féériques arabesques sur l’horizon lointain, puis s’éteignaient l’une après l’autre  au fur et à mesure que la pâle lueur de l’orient se répandait sur le lilas foncé de la voûte céleste, éclairant progressivement les pentes abruptes1 des montagnes, couvertes de neige vierge. À droite et à gauche se détachait la noirceur de sombres et mystérieux gouffres, et les brumes, tourbillonnant et se tordant ainsi que des serpents, y descendaient par les fissures des parois avoisinantes, comme si elles sentaient et redoutaient l’approche du jour.
     Tout était calme dans le ciel et sur la terre, aussi paisible que le cœur d’un homme au moment de sa prière matinale ; seul soufflait, de temps à autre, un vent frais venant de l’est qui soulevait la crinière des chevaux, couverte de givre. Nous nous mîmes en route ; cinq rosses maigres tiraient à grand peine nos voitures sur la voie sinueuse menant au sommet de la Goud-Gora2 ; nous les suivions à pied, en plaçant des pierres sous les roues lorsque les chevaux étaient à bout de forces ; on aurait dit que la route menait au ciel, car, aussi loin que l’œil pouvait porter, elle s’élevait, pour disparaître à la fin dans le nuage resté au repos depuis la veille au soir au sommet de la Goud-Gora, tel un milan attendant sa proie ; la neige craquait sous nos pieds ; l’air se raréfiait au point qu’il devenait pénible de respirer ; le sang affluait à tout instant à la tête ; et avec tout cela, une sensation de bien-être se répandait dans toutes mes veines, j’éprouvais une sorte de joie à dominer le monde de si haut – sentiment puéril, je n’en disconviens pas, mais, en nous éloignant des conventions en société et en nous rapprochant de la nature, nous redevenons sans le vouloir des enfants :  tout l’acquis se détache


  1. Je renonce à l’oxymore trouvé dans le texte : les douces pentes raides
  2. Voir page 3, note 1.



de l’âme, qui redevient celle qu’elle fut jadis et qu’elle sera de nouveau un jour, probablement. Celui à qui il est arrivé, comme à moi, d’errer dans les montagnes désertes et d’observer longuement leurs formes étranges en aspirant goulûment l’air vivifiant répandu dans leurs gorges, celui-là comprendra assurément mon désir de rendre, de décrire, de peindre ces paysages féériques. Voici que nous avions enfin gravi la Goud-Gora, nous fîmes halte et regardâmes autour de nous : au sommet de la montagne flottait un nuage gris dont l’haleine froide nous menaçait d’une tempête proche ; mais à l’orient, tout était si lumineux et si doré que nous – c’est-à-dire le capitaine et moi – l’oubliâmes complètement… Oui, le capitaine aussi : dans les cœurs simple, le sentiment de la beauté et de la grandeur de la nature est cent fois plus fort, cent fois plus vivant qu’en nous autres, conteurs et narrateurs exaltés en paroles ou enthousiastes sur le papier. 
     — Vous devez avoir l’habitude de ces splendides paysages ? lui dis-je.
     — Oui monsieur1, et l’on peut aussi s’habituer au sifflement des balles, c’est-à-dire prendre l’habitude de dissimuler les battements involontaires de son cœur.
     — J’ai au contraire entendu dire que c’est une musique agréable aux oreilles de certains vieux guerriers.
     — Bien entendu, c’est aussi agréable, si vous voulez, mais seulement parce que le cœur bat plus fort. Regardez, ajouta-t-il en montrant le levant : quelle contrée !
     Et de fait, il est douteux qu’il m’arrive de revoir en quelque endroit un tel panorama : au-dessous de nous s’étendait la vallée de Koïchaour, coupée par l’Aragvi et une autre petite rivière, pareilles à deux fils d’argent ; un brouillard bleuâtre glissait le long de ses flancs, se réfugiant dans les défilés voisins pour échapper à la chaleur des rayons matinaux ; à droite et à gauche, les crêtes des montagnes, rivalisant de hauteur, se coupant et s’étirant, couvertes de neiges et de buissons ; dans le lointain, les mêmes montagnes, pour autant que deux rochers puissent être semblables – et toutes ces neiges s’allumaient d’un éclat pourpre si gai, si vif qu’il y avait de quoi, semblait-il, s’arrêter ici et rester y vivre à jamais ; le soleil se montrait à peine derrière un mont bleu sombre que seul un œil exercé pouvait distinguer d’une nuée orageuse ; mais il y avait, au-dessus du soleil, une bande rouge sang à laquelle mon compagnon accorda une attention particulière. « Je vous l’avais dit, s’exclama-t-il, que nous aurions mauvais temps aujourd’hui ; il faut nous dépêcher, sinon ça nous surprendra au Mont de la Croix. » « En route ! » cria-t-il aux cochers.
     On plaça des chaînes sous les roues en guise de frein, pour qu’elles ne prennent pas trop de vitesse, on prit les chevaux par la bride et l’on commença à descendre ; à droite, la paroi de roc, à gauche un tel précipice que le petit village d’Ossètes situé tout au fond avait l’air d’un nid d’hirondelle ; je frémis à cette pensée : sur cette route où deux charrettes ne peuvent se croiser, circule dix fois par an un courrier en pleine nuit sans quitter sa voiture secouée par les cahots. L’un de nos cochers était un Russe, un moujik de Iaroslav, l’autre était un Ossète : celui-ci tenait le limonier par la bride avec toutes les précautions possibles, après avoir dételé les chevaux de tête ; quant à notre Russe nonchalant, il ne descendit même pas de son siège de cocher ! Lorsque je lui fis remarquer qu’il pourrait au moins se soucier de ma valise, que je n’avais aucune d’envie d’aller chercher au fond de ce gouffre, il me répondit : « Hé, Monsieur ! Dieu nous fera arriver aussi bien qu’eux : cette route, pour nous, ce n’est pas la première fois. » Et il avait raison : nous aurions certes pu ne pas arriver, mais nous arrivâmes tout de même, et si les gens réfléchissaient davantage, ils se convaincraient que la vie ne vaut pas que l’on se fasse tant de souci pour elle.     


(1) Voir page 4, note 2.




     Mais peut-être désirez-vous savoir la fin de l’histoire de Bella ? Premièrement, ce n’est pas une nouvelle, ce que j’écris, ce sont des notes de voyage ; par conséquent, je ne puis forcer le capitaine à poursuivre son récit avant qu’il ne commence à le faire. Ainsi, attendez ou, si vous le souhaitez, tournez quelques pages, mais je ne vous le conseille pas, car le passage du Mont de la Croix (ou, comme l’appelle le savant Gamba, le Mont Saint-Christophe1) est digne de votre attention. Nous descendions donc, depuis la Goud-Gora, dans la vallée du Diable… Que voilà une appellation romantique ! Vous voyez déjà le nid de l’esprit malin entre des escarpements inaccessibles – vous n’y êtes pas : le nom  de Vallée du Diable vient du mot « trait », et non2 du mot « diable » – en effet, ici était autrefois la frontière avec la Géorgie. Cette vallée était encombrée de congères de neige rappelant assez vivement Saratov, Tambov et autres charmants endroits de notre patrie. 
     — Voici le Mont de la Croix ! me dit le capitaine alors que nous entrions dans la Vallée du Diable, en me montrant une colline recouverte d’un voile de neige ; à son sommet se détachait la noirceur d’une croix de pierre, avec un chemin passant non loin, à peine visible, qu’on emprunte seulement lorsque la route latérale est bloquée par les neiges : nos cochers déclarèrent qu’il n’y avait pas encore eu d’avalanches et, pour ménager les chevaux, nous conduisirent en faisant le tour. À un tournant, nous rencontrâmes cinq Ossètes ; ils nous proposèrent leurs services et, s’agrippant aux roues, se mirent, avec des cris, à tirer et à pousser nos voitures. Et, en effet, la route était dangereuse : sur la droite, des amas de neige étaient suspendus au-dessus de nos têtes, prêts apparemment à s’écrouler dans le défilé au premier coup de vent ; l’étroite route était en partie recouverte d’une neige qui, à certains endroits, s’effondrait sous les pieds, et à d’autres s’était transformée en glace sous l’action des rayons du soleil et des gelées nocturnes, si bien que nous nous frayions nous-mêmes difficilement le passage : les chevaux tombaient. Sur la gauche, béait une profonde crevasse où coulait un torrent qui disparaissait parfois sous la croûte de glace pour jaillir ailleurs, éclaboussant d’écume les roches noires. En deux heures, nous avions à peine contourné le Mont de la Croix – deux heures pour faire deux verstes ! Entre-temps, les nuées étaient descendues, il se mit à tomber de la grêle et de la neige ; s’engouffrant dans le défilé, le vent mugissait et sifflait comme le Rossignol-Brigand3, et bientôt la croix de pierre disparut dans le brouillard, dont les vagues de plus en plus denses et resserrées accouraient en venant de l’est… À propos, il existe, au sujet de cette croix, une légende étrange mais universelle, selon laquelle ce serait l’empereur Pierre Ier qui l’aurait fait ériger lors de sa traversée du Caucase ; mais, primo, Pierre a seulement été au Daghestan, et, secundo, il est écrit en grosses lettres sur cette croix qu’elle fut dressée sur l’ordre du général Iermolov4, en 1824 précisément. Mais, malgré l’inscription, la légende s’est tant enracinée que, vraiment, on ne sait plus ce qu’il faut croire, d’autant que nous n’avons pas l’habitude de nous fier aux inscriptions.
     Nous dûmes encore descendre près de cinq verstes à travers les roches couvertes de glace et la neige visqueuse pour atteindre le relais de Kobi. Les chevaux étaient exténués, nous étions transis, nous en avions des frissons ; la tempête de neige hurlait de plus en plus fort, à l’instar de celles de chez nous, au Nord ; ses chants sauvages étaient seulement plus tristes, plus mélancoliques. « Toi aussi en exil, pensai-je, tu pleures tes vastes et libres steppes ! Là-bas, tu as de quoi déployer tes ailes froides, mais ici tu étouffes, tu es à l’étroit comme un aigle heurtant les barreaux de sa cage de fer. »     

  1. En français dans le texte.
  2. Les deux mots sont presque homonymes en russe.
  3. Personnage des contes russes :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Rossignol-Brigand
  4. Voir page 2, note 2.


     — Ça va mal ! dit le capitaine : regardez, rien n’est visible aux alentours, sauf le brouillard et la neige – nous pouvons d’un moment à l’autre dégringoler dans un précipice ou nous enfoncer dans quelque creux ; et là-bas, en-dessous, la Baïdara est sans doute déjà tellement déchaînée qu’il n’y a pas moyen de la traverser. C’est ça, l’Asie ! Tant pour les gens que pour les rivières, on ne peut se fier à rien ni à personne. 
     Poussant des cris et des invectives, les cochers frappaient les chevaux qui renâclaient, résistaient et ne voulaient pour rien au monde avancer, en dépit de l’éloquence des fouets. « Votre Noblesse, finit par dire l’un d’eux, c’est sûr, nous n’atteindrons pas Kobi aujourd’hui ; ne voulez-vous pas, pendant que c’est possible, que nous prenions à gauche ? On voit là-bas quelque chose de sombre à mi-côte – des saklias1, sûrement : les voyageurs, monsieur, s’y arrêtent toujours par mauvais temps ; il2 dit qu’il nous y mènera si vous donnez un pourboire. » ajouta-t-il en montrant l’Ossète. 
     — Je sais, l’ami, je n’ai pas besoin de toi pour le savoir, dit le capitaine ; ah, les canailles ! Trop heureux de profiter de l’occasion pour arracher un pourboire.
     — Avouez cependant, dis-je, que sans eux, ce serait pire pour nous.
     — C’est vrai, c’est vrai, marmonna-t-il. Ah ces guides ! Ils savent flairer l’occasion ; comme s’il n’y avait pas moyen de trouver sa route sans eux !
     Nous prîmes donc à gauche et, tant bien que mal, après bien des tracas, nous parvînmes à un pauvre refuge composé de deux sakli de pierres plates et de gros cailloux entourées d’un mur semblable ; les loqueteux maîtres des lieux nous accueillirent avec cordialité. J’appris par la suite que le gouvernement les paye et les entretient à condition qu’ils hébergent les voyageurs surpris par la tempête. « Tout va pour le mieux, dis-je en m’asseyant près du feu ; maintenant, vous allez finir de me raconter l’histoire de Bella ; je suis bien sûr qu’elle n’est pas encore terminée. »
     — Et pourquoi en êtes-vous si sûr ? répondit le capitaine avec un clin d’œil et un sourire rusé.
     — Parce que ce n’est pas dans l’ordre des choses : ce qui a commencé de façon extraordinaire doit s’achever de la même manière.
     — Hé bien, vous avez deviné…
     — J’en suis bien aise.
     — Il vous est agréable de vous réjouir, mais moi, cela m’attriste vraiment d’y repenser. C’était une chouette fille, cette Bella ! J’avais fini par m’y habituer, à voir en elle comme une fille, et elle m’aimait bien. Il faut vous dire que je n’ai pas de famille ; cela fait une douzaine d’années que je suis sans nouvelles de mon père et de ma mère, quant à prendre femme, je n’y ai pas songé par le passé, et maintenant, voyez-vous, cela ne m’irait pas ; j’étais donc heureux d’avoir trouvé quelqu’un à gâter. Elle nous chantait des airs, ou dansait la liezguinka3… Ah, comme elle dansait ! Il m’est arrivé de voir danser nos demoiselles de province, j’ai même été une fois à Moscou, monsieur, à un bal de l’Assemblée de la noblesse, il y a vingt ans de cela, mais il s’en fallait de beaucoup ! Rien à voir !  Grigori Alexandrovitch l’habillait comme une petite poupée, la choyait et la chérissait ; et elle avait tellement embelli chez nous, une merveille ; le hâle avait disparu de son visage et de ses bras, ses joues étaient devenues vermeilles – et qu’elle était gaie, quels tours elle me jouait, cette espiègle… Que Dieu lui pardonne !       


  1. Voir page 3, note 2.
  2. Le texte utilise une tournure au pluriel (habituellement de politesse, d’un inférieur à propos d’un supérieur), marquant ici, non pas une distance respectueuse, mais une distance sans doute xénophobe.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Lezginka



     — Et que s’est-il passé quand vous lui avez annoncé la mort de son père ?
     — Nous la lui avons longtemps cachée, le temps qu’elle s’habitue à sa nouvelle situation ; et lorsque nous la lui annonçâmes, elle pleura pendant deux jours, puis oublia.
     Durant près de quatre mois, tout alla pour le mieux. Je crois vous avoir déjà dit que  Grigori Alexandrovitch aimait passionnément la chasse : traquer les sangliers et les chèvres sauvages le tenait des journées entières dans la forêt – mais à présent, c’est à peine s’il allait plus loin que les remparts du fort. Tout de même, je le vis qui redevenait pensif, qui arpentait sa chambre, les mains derrière le dos ; puis, un jour, sans en parler à personne, il alla tirer, disparaissant toute une matinée ; cela se reproduisit une deuxième fois, une troisième, de plus en plus souvent… Mauvais signe, me suis-je dit : ils doivent être en froid !
     Un matin, je suis passé chez eux – je vois encore la scène : portant un bechmet1 de soie noire, Bella était assise sur le lit, toute pâle et l’air si triste que j’en fus épouvanté.
     « Où est Piétchorine ? » demandai-je.
     « À la chasse. »
     « Il y est parti aujourd’hui ? » Elle se taisait comme si elle avait du mal à parler. 
     « Non, hier. » finit-elle par dire avec un profond soupir.
     « Et si quelque chose lui était arrivé ? »
     « Je n’ai pas cessé d’y penser toute la journée d’hier, répondit-elle à travers ses larmes, j’imaginais différents malheurs : tantôt je le voyais blessé par un sanglier, tantôt entraîné dans les montagnes par un Tchétchène… Et maintenant, je crois qu’il ne m’aime plus. »
     « Vraiment, ma chérie, tu ne pouvais rien imaginer de pire. » 
     Elle sanglota, puis, relevant la tête avec fierté, essuya ses larmes et reprit :
     « S’il ne m’aime pas, qui l’empêche de me renvoyer chez moi ? Je ne l’oblige à rien. Et si cela continue ainsi, je partirai de moi-même : je ne suis pas son esclave, je suis fille de prince ! »
     Je me mis à tâcher de la convaincre. « Écoute, Bella, il lui est impossible de rester éternellement ici, comme cousu à ta jupe ; c’est un homme jeune, il aime courir après le gibier, il est parti faire un tour, et ça le reprendra ; et si tu t’en affliges, tu vas bien vite l’ennuyer. »
     « C’est vrai, c’est vrai, répondit-elle. Je vais être gaie. » Et, en riant, elle attrapa son boubiène2, se mit à chanter, à danser et à sautiller à côté de moi ; seulement, cela non plus ne dura pas longtemps, elle retomba sur le lit et cacha son visage dans ses mains.
     Que faire ? Voyez-vous, j’ignore tout de la gent féminine. Je réfléchissais à la façon de la consoler, sans rien trouver ; nous restâmes silencieux un moment… Une situation très désagréable, monsieur !
     Je lui dis enfin :  « Si tu veux, allons nous promener sur les remparts, il fait très beau ! » Nous étions en septembre ; et vraiment, la journée était merveilleuse, lumineuse sans être brûlante ; on voyait très distinctement toutes les montagnes. Nous allâmes déambuler sur les remparts, silencieux ; enfin, elle s’assit sur le gazon, et je m’assis à côté d’elle. C’est vraiment drôle d’y repenser : je courais derrière elle comme le fait une nounou.
     Notre fort se tenait sur un lieu élevé, et l’on avait, depuis les remparts, une vue magnifique : d’un côté, une vaste clairière creusée de quelques ravins et se terminant par une forêt qui s’étendait jusqu’aux crêtes ; par-ci par-là, la fumée des aouls, des troupeaux de chevaux ; de l’autre côté courait une petite rivière, une broussaille touffue la serrant de près au sommet de massifs pierreux qui rejoignaient la chaîne majeure du Caucase. Nous étions assis dans l’angle d’un bastion, si bien que  


  1. Voir page 7, note 1.
  2. Sorte de tambour de basque.
   

tout nous était visible des deux côtés. Et soudain, mon attention est attirée : monté sur un cheval gris, un cavalier sort de la forêt, il se rapproche de plus en plus, le voilà qui s’arrête enfin du côté de la rivière, à une centaine de sagènes1 de nous et se met à faire tourner son cheval comme un forcené.
     « Regarde, Bella, dis-je. Tes yeux sont jeunes. Quel est donc ce djiguite6 ? Qui est-il venu 
divertir ? »
     Elle jeta un coup d’œil et s’exclama : « C’est Kazbitch ! »
     « Ah le brigand ! Serait-il venu se moquer de nous ? » Je regarde attentivement, c’est bien Kazbitch : la trogne basanée, sale et en haillons comme toujours.
     « C’est le cheval de mon père » dit Bella en m’attrapant le bras ; elle tremblait comme une feuille et ses yeux étincelaient. « Aha ! pensai-je. En toi aussi, mignonne, parle un sang de brigand. »
     « Viens ici, dis-je à la sentinelle. Vérifie ton fusil et fais-moi dégringoler ce gaillard – tu auras un rouble en argent. » « À vos ordres, votre Haute Noblesse ; seulement, il ne tient pas en place… » « Ordonne-lui de s’arrêter ! » dis-je en riant… « Hé, mon brave ! cria le factionnaire en lui faisant signe de la main ; patiente un peu, qu’as-tu à tourner comme une toupie ? » Kazbitch s’arrêta effectivement et tendit l’oreille : il pensait sûrement qu’on allait parlementer avec lui. Compte là-dessus !… Mon grenadier le mit en joue… Pan !… Manqué… La poudre venait de s’enflammer vers la culasse ; Kazbitch donna un coup d’éperon à sa monture, qui fit un bond de côté. Il se dressa sur les étriers, nous cria quelque chose dans sa langue, nous menaça de son fouet et fila.
     — Tu n’as pas honte ? dis-je à la sentinelle.
     — Votre Haute Noblesse ! Il est allé mourir ailleurs, répondit-il. Ces maudits-là, on ne les tue pas du premier coup.
     Un quart d’heure plus tard, Piétchorine revint de la chasse ; Bella se jeta à son cou sans une plainte ni un seul reproche pour sa longue absence… Même moi, j’étais fâché contre lui. « Je vous demande un peu ! lui dis-je. Kazbitch était là à l’instant, de l’autre côté de la rivière, nous lui avons tiré dessus : alors, se passera-t-il beaucoup de temps avant que vous ne tombiez sur lui ? Ces montagnards sont des gens vindicatifs : vous croyez qu’il ne se doute pas que vous avez aidé Azamat ? Et je parie qu’il a aujourd’hui reconnu Bella. Je sais qu’il y a un an, elle lui avait beaucoup plu – il me l’avait dit lui-même et, s’il avait eu l’espoir de réunir assez d’argent en échange de Bella, il aurait certainement fait sa demande… » À ces mots, Piétchorine devint songeur. « Oui, répondit-il, il faut être plus prudent… Bella, à partir d’aujourd’hui, tu ne dois plus te promener sur les remparts. »
     J’eus le soir une longue explication avec lui : je regrettais son changement d’attitude à l’égard de cette  pauvre fille ; outre le fait qu’il passait la moitié de la journée à chasser, il était devenu froid avec elle, il se montrait rarement caressant, et elle commençait visiblement à dépérir, sa figure s’allongeait, ses grands yeux se ternissaient. Il m’arrivait de lui demander : « Qu’est-ce qui te fait pousser des soupirs, Bella ? Tu es triste ? » « Non  ! » « Tu as envie de quelque chose ? » « Non ! » « Tes proches te manquent ? » « Je n’en ai pas. » Des journées entières se passaient parfois sans qu’on obtînt d’elle autre chose que « oui » ou « non ».
     C’est de cela aussi que je me mis à lui parler. « Écoutez, Maxime Maximytch, me répondit-il, j’ai un caractère malheureux ; est-ce dû à mon éducation ou Dieu m’a-t-il fait ainsi, je l’ignore ; je sais seulement que si je cause le malheur des autres, je n’en suis pas moins malheureux moi-même ; ce qui, bien sûr, est pour eux une piètre consolation – mais le fait est que c’est comme ça. Dans ma   


  1. La sagène vaut trois archines, c’est-à-dire 2,13 m.
  2. Voir page 6, note 3.


première jeunesse, dès que je ne fus plus sous la tutelle de mes parents, je me suis adonné avec fureur à tous les plaisirs que l’argent pouvait me procurer, et ces plaisirs, bien entendu, me dégoûtèrent. Ensuite, je me suis lancé dans le grand monde, et bientôt la société m’ennuya également ; je me suis épris de beautés mondaines, et elles m’ont aimé – mais leur amour ne faisait qu’exciter mon imagination et piquer mon amour-propre, mon cœur restait vide… Je me mis à lire, à étudier – à leur tour les sciences m’ennuyèrent ; je voyais que ni la gloire ni le bonheur ne dépendent d’elles, d’aucune façon, puisque les gens les plus heureux sont ignares et que la gloire, c’est le succès, et que l’obtenir demande seulement de l’adresse. C’est alors que je connus l’ennui… Je fus bientôt envoyé au Caucase : ce fut la période la plus heureuse de ma vie. J’espérais que l’ennui ne survivrait pas sous les balles des Tchétchènes ; mon espoir était vain : au bout d’un mois, j’étais tellement habitué à leur bourdonnement et à la proximité de la mort que j’y faisais décidément moins attention qu’aux moustiques – et je ressentis l’ennui plus fortement que par le passé, parce que j’avais presque perdu mon ultime espoir. Quand je vis Bella chez elle, et la première fois que, la tenant sur mes genoux, j’embrassai ses boucles noires, je me suis dit, comme un sot, que c’était un ange envoyé par le destin miséricordieux… Je me trompais encore : l’amour d’une sauvagesse est à peine meilleur que celui d’une dame noble ; l’ignorance et la candeur de l’une ennuient autant que la coquetterie de l’autre ; si vous voulez, je l’aime encore, je lui sais gré de quelques instants assez doux, je donnerais ma vie pour elle, mais je m’ennuie avec elle… Suis-je un imbécile ou un scélérat, je ne sais pas ; mais le fait est que moi aussi je mérite grandement la compassion, peut-être davantage qu’elle : j’ai en moi une âme gâtée par le monde, une imagination inquiète, un cœur insatiable ; tout est trop petit pour moi : je m’habitue au chagrin aussi facilement qu’au plaisir, et ma vie devient plus vide de jour en jour ; il me reste un seul moyen : voyager. Je partirai dès que possible – mais pas en Europe, à Dieu ne plaise ! J’irai en Amérique, en Arabie, aux Indes – je mourrai peut-être quelque part en chemin ! Au moins suis-je convaincu que cette ultime consolation ne s’épuisera pas trop vite, grâe aux tempêtes et aux mauvaises routes. » Il parla longtemps de la sorte, et ses mots se gravèrent dans ma mémoire, car c’était la première fois que j’entendais des choses pareilles dans la bouche d’un homme de vingt-cinq ans, et Dieu veuille que ce soit aussi la dernière… Dites-moi, je vous prie, poursuivit le capitaine en s’adressant à moi, vous avez, semble-t-il, vécu dans la capitale, et ce il n’y a pas longtemps : se peut-il vraiment que toute la jeunesse soit ainsi, là-bas ?
     Je répondis qu’il y avait beaucoup de gens tenant le même discours, et que certains disaient la vérité ; qu’en outre, le désenchantement, comme toutes les modes nées dans les couches supérieures de la société, était descendu vers les couches inférieures où il s’userait, et qu’à l’heure actuelle, les gens souffrant vraiment et le plus de l’ennui s’efforçaient de cacher leur malheur, comme on dissimule un vice. Le capitaine ne comprit pas ces subtilités, hocha la tête et dit avec un sourire malicieux :
     — Et, comme de juste, ce sont les Français qui ont lancé la mode de s’ennuyer ?
     — Non, les Anglais.
     — Ah, c’est donc ça ! répondit-il. N’ont-ils pas toujours été de fieffés ivrognes ?
     Je repensai involontairement à une dame de Moscou qui soutenait que Byron n’était rien de plus qu’un ivrogne. D’ailleurs, la remarque du capitaine était excusable : afin de rester abstinent, il s’efforçait évidemment de se persuader que tous les malheurs du monde avaient pour cause l’ivrognerie.
     Entre-temps, il avait ainsi continué son récit :
     — Kazbitch ne réapparut pas. Mais, j’ignore pourquoi, je ne pouvais pas me sortir de la tête l’idée qu’il n’était pas venu pour rien et qu’il projetait un mauvais coup.
     Voilà qu’un jour, Piétchorine essaie de me convaincre d’aller avec lui chasser le sanglier ; pendant longtemps, je refusai : vous parlez d’une curiosité, pour moi, un sanglier ! Il réussit pourtant à m’entraîner. Nous prîmes avec nous cinq soldats et partîmes tôt le matin. Jusqu’à dix heures, nous battîmes roseaux et taillis, sans voir la moindre bête. « Hé, dis-je, si nous rentrions ? À quoi bon s’obstiner ? C’est visiblement un jour malheureux. » Mais Grigori Alexandrovitch, en dépit de la chaleur et de la fatigue, ne voulait pas s’en retourner bredouille ; il était vraiment comme ça : il lui fallait ce qu’il s’était mis en tête ; on voyait que, durant son enfance, sa maman l’avait gâté. Enfin, à midi, nous trouvâmes ce sacré sanglier – Pan ! Pan !… Il avait filé dans les roseaux… Un vrai mauvais jour !… Alors, après nous être un peu reposés, nous prîmes le chemin du retour.
     Nous avancions côte à côte en silence, relâchant les rênes, nous étions tout près du fort, que seuls des arbustes nous cachaient. Soudain, un coup de fusil… Nous nous regardâmes, Piétchorine et moi : un même soupçon venait de nous frapper ; nous nous lançâmes au galop dans la direction du coup de feu : sur les remparts les soldats attroupés montrent la plaine où s’enfuit précipitamment un cavalier qui tient sur sa selle quelque chose de blanc. Grigori Alexandrovitch poussa un cri perçant digne d’un Tchétchène, arracha son fusil du fourreau et se rua en avant, et je le suivis.
     Par chance, en raison de notre chasse infructueuse, nos chevaux n’étaient pas fourbus : ils se déchaînaient sous nous et nous nous rapprochions à chaque instant… Je reconnus enfin Kazbitch, sans pouvoir distinguer ce qu’il tenait devant lui. J’arrivai alors à la hauteur de Piétchorine et lui 
criai : « C’est Kazbitch ! » … Il me regarda, hocha la tête et donna un coup de fouet à son cheval.
     Nous fûmes enfin à portée de fusil de lui ; soit que le cheval de Kazbitch fût harassé, soit qu’il ne valût pas les nôtres, il avait beau faire plein d’efforts, il n’avançait pas beaucoup. Je pense qu’à cet instant, Kazbitch se souvint de son Karaghiosis…
     Je vois Piétchorine épauler son fusil  en pleine course… Je lui crie : « Ne tirez pas ! Gardez votre balle ; de toute façon, nous allons le rattraper. » Ah, cette jeunesse ! Elle s’enflamme toujours mal à propos… Mais le coup partit et la balle brisa une des jambes arrière du cheval qui, dans son élan, fit encore une dizaine de bonds, trébucha et tomba sur les genoux ; Kazbitch sauta à terre, et nous vîmes alors qu’il tenait dans ses bras une femme couverte d’un tchador… C’était Bella… Pauvre Bella ! Il nous cria quelque chose dans sa langue et leva son poignard au-dessus d’elle… Il n’y avait pas de temps à perdre : je fis feu sur lui à mon tour, au hasard ; la balle dut lui arriver dans l’épaule, car il baissa soudain son bras. Lorsque la fumée se dissipa, le cheval blessé gisait à terre, avec Bella étendue à côté de lui ; quant à Kazbitch, ayant jeté son fusil, il grimpait comme un félin sur un rocher, se frayant un passage à travers les arbustes ; j’avais envie de l’effacer du paysage, mais mon fusil n’était pas prêt ! Nous sautâmes à bas de nos chevaux et accourûmes vers Bella. La pauvrette gisait immobile, et le sang jaillissait de sa  blessure… Le scélérat aurait pu la frapper au cœur – et tout aurait été terminé d’un seul coup, au moins –, non, il l’avait poignardée dans le dos… un vrai coup de bandit ! Elle était inconsciente. Nous déchirâmes le tchador et bandâmes la blessure le plus serré possible ; Piétchorine baisait en vain ses lèvres froides – rien ne pouvait la ranimer.
     Piétchorine monta sur son cheval ; je la soulevai de terre et l’installai tant bien que mal sur sa 
selle ; il l’entoura d’un bras et nous retournâmes au fort. Après être resté silencieux quelques minutes, Grigori Alexandrovitch me dit : « Écoutez, Maxime Maximytch, comme ça, nous ne la ramènerons pas vivante. » « Exact ! » lui dis-je, et nous lançâmes nos chevaux à fond de train. Une foule entière nous attendait à l’entrée du fort ; la blessée fut transportée avec précaution chez Piétchorine et l’on envoya chercher le médecin. Il vint, bien qu’il fût ivre ; il examina la blessure et déclara qu’elle ne survivrait pas plus d’une journée ; mais il se trompait…
     — Elle se rétablit ? demandai-je au capitaine en lui prenant le bras avec une joie involontaire.
     — Non, répondit-il : le médecin s’était trompé en ceci qu’elle resta encore deux jours en vie.
     — Mais expliquez-moi comment Kazbitch l’avait enlevée.
     — Voici comment : malgré l’interdiction de Piéchorine, elle avait quitté le fort pour aller à la rivière. Il faisait très chaud, voyez-vous ; elle s’assit sur une pierre et mit ses pieds dans l’eau. Kazbitch s’approcha d’elle à pas de loup, lui sauta dessus en lui fermant la bouche et l’entraîna dans les buissons, puis sauta en selle et s’enfuit. Cependant, elle avait pu pousser un cri ; alarmées, les sentinelle tirèrent mais le manquèrent, et c’est alors que nous arrivâmes.
     — Mais pourquoi Kazbitch voulait-il l’enlever ?
     — Voyons ! Mais ces Tcherkesses ont une réputation de voleurs : ce qui est mal gardé, ils ne peuvent s’empêcher de le dérober ; ils chipent tout, même ce dont ils n’ont pas besoin… Mais là, je leur vois des excuses. Et puis, elle lui plaisait depuis longtemps.
     — Et Bella mourut ?
     — Oui, elle mourut ; mais elle souffrit beaucoup et, à ses côtés, nous fûmes au supplice. Elle revint à elle vers dix heures du soir ; nous étions assis à son chevet ; à peine eût-elle ouvert les yeux qu’elle se mit à appeler Piétchorine. « Je suis là, ma djanetchka (c’est-à-dire, en russe, ma petite âme). » répondit-il en lui prenant la main. « Je vais mourir ! » dit-elle. Nous commençâmes à la réconforter, lui disant que le médecin se faisait fort de la guérir, il l’avait promis ; elle hocha la tête et se tourna vers le mur : elle n’avait pas envie de mourir !
     La nuit, elle se mit à délirer ; sa tête était brûlante, de temps à autre un frisson fiévreux parcourait tout son corps ; elle tenait des propos incohérents sur son père, son frère : elle voulait retourner chez elle, dans les montagnes… Elle se mit ensuite à parler aussi de Piétchorine, lui donnant toutes sortes de noms gentils ou lui reprochant d’avoir cessé d’aimer sa djanetchka.
     Il l’écoutait en silence, la tête posée sur les bras ; mais, durant tout ce temps, je ne vis aucune larme à ses cils ; ne pouvait-il réellement pas pleurer, ou se maîtrisait-il ? Je l’ignore ; pour ma part, je n’avais rien vu de plus pitoyable que cette scène.
     Vers le matin, le délire cessa ; une heure environ, elle demeura étendue, immobile, pâle et dans un tel état de faiblesse qu’on la voyait à peine respirer ; puis elle se sentit mieux et se mit à parler, devinez de quoi ? Une telle pensée ne peut vraiment venir qu’à une personne au seuil de la mort ! Elle commença à s’affliger de ne pas être chrétienne, dans l’autre monde, son âme ne pourrait jamais retrouver celle de Grigori Alexandrovitch, il aurait une autre femme pour amie au paradis. Il me vint à l’idée de la faire baptiser avant qu’elle ne meure : je le lui proposai ; indécise, elle me regarda sans pouvoir, un long moment, dire un mot ; elle finit par répondre qu’elle mourrait dans la religion qui l’avait vu naître. Ainsi s’écoula toute une journée. Quelle transformation en elle, au cours de cette journée ! Ses joues pâles s’étaient creusées, ses yeux étaient devenus immenses, ses lèvres étaient brûlantes. Elle sentait en elle un feu intérieur, comme un fer rouge dans sa poitrine.
     La seconde nuit vint ; sans fermer l’œil, nous ne quittions pas son lit. Elle souffrait atrocement et gémissait ; dès que la douleur s’apaisait un peu, elle s’efforçait de convaincre Grigori Alexandrovitch qu’elle allait mieux, de le persuader d’aller dormir, lui baisait la main, la gardait entre les siennes. Avant le matin, elle se mit à ressentir l’angoisse de la mort, commença à s’agiter, arracha son pansement, et le sang se remit à couler. Lorsqu’on banda de nouveau sa blessure, elle se calma un instant  et demanda à Piétchorine de l’embrasser. Il se mit à genoux à côté du lit, souleva la tête qui reposait sur l’oreiller et appuya ses lèvres sur les lèvres froides de Bella ; elle enlaça étroitement son cou de ses bras agités de tremblements, comme si elle voulait, dans ce baiser, lui transmettre son âme… Non, elle a bien fait de mourir : que serait-elle devenue si Grigori Alexandrovitch l’avait abandonnée ? Ce qui, tôt ou tard, serait arrivé…
     Pendant la moitié de la journée suivante, elle resta tranquille, muette et obéissante, malgré les souffrances que lui infligeait notre médecin avec sa mixture et ses cataplasmes. « De grâce ! lui dis-je. Vous avez dit vous-même qu’elle allait mourir, alors à quoi bon toutes vos préparations ? » « C’est tout de même mieux, Maxime Maximytch, me répondit-il, pour que j’aie la conscience tranquille. » Une belle chose, la conscience !
     Dans l’après-midi, elle commença à souffrir de la soif. Nous ouvrîmes la fenêtre ; mais dehors, il faisait plus chaud que dans la chambre ; on mit de la glace à côté de son lit – rien ne la soulageait. Je savais que cette soif intolérable était le signe que la fin approchait, et je le dis à Piétchorine. « De l’eau, de l’eau !… » dit-elle d’une voix rauque en se soulevant dans le lit.
     Il devint blanc comme un linge, attrapa un verre, le remplit et le lui donna. Je me couvris les yeux avec mes mains et me mis à réciter une prière, je ne sais plus laquelle… Oui, mon petit père, j’ai vu mourir bien des gens, sur le champ de bataille ou dans les hôpitaux de campagne, mais ce n’est pas du tout comparable !… Il y a autre chose, je l’avoue, qui me chagrine : avant de mourir, elle ne s’est pas une seule fois souvenue de moi ; et moi, je crois bien que je l’aimais comme un père… Eh bien, que Dieu lui pardonne !… Et, pour dire la vérité, que suis-je donc, pour que l’on doive se souvenir de moi avant de mourir ?…
     Aussitôt après avoir bu son eau, elle se sentit mieux, et trois minutes plus tard, elle était morte. Nous plaçâmes un miroir devant ses lèvres : aucune trace !… Je fis sortir Piétchorine de la chambre et nous allâmes sur les remparts ; nous y marchâmes un long moment de concert, sans dire un mot, les mains derrière le dos ; son visage n’exprimait rien de particulier, ce qui me contraria : à sa place, je serais mort de chagrin. Il s’assit enfin par terre, à l’ombre, et se mit à tracer quelque chose sur le sable avec un bâton. Par convenance plus qu’autre chose, vous savez, je voulus le réconforter, je me mis à parler ; il releva la tête et se mit à rire… Ce rire me fit froid dans le dos… Je partis commander le cercueil.
     J’avoue que je me livrai à cette tâche en partie pour me changer les idées ; j’avais en ma possession une pièce de soie de Perse, j’en garnis son cercueil, que j’ornai des galons tcherkesses en argent que Grigori Alexandrovitch avait achetés pour elle.
     Le lendemain, au petit matin, nous l’enterrâmes derrière le fort, près de la rivière, à côté de l’endroit où elle s’était assise pour la dernière fois ; des buissons d’acacia blanc et de sureau ont poussé depuis autour de sa tombe. J’aurais bien placé une croix mais, vous savez, je me suis senti gêné : tout de même, elle n’était pas chrétienne…
     — Et Piétchorine ? demandai-je.
     — Piétchorine fut longtemps souffrant, il avait maigri, le pauvre ; mais depuis ce jour, nous ne parlâmes plus de Bella : je voyais que cela lui serait désagréable, alors à quoi bon ? Environ trois mois plus tard, il fut affecté au régiment de *** et partit pour la Géorgie. Depuis, nous ne nous sommes plus revus ; mais je me rappelle qu’on m’a dit récemment qu’il était rentré en Russie, mais son nom ne figurait pas sur les registres de nominations. Du reste, nous autres, les nouvelles nous arrivent avec du retard.   
     Il se mit alors à disserter longuement sur le déplaisir qu’il y avait à recevoir les nouvelles avec un an de retard – c’était sans doute pour étouffer en lui les tristes souvenirs.
     Je ne l’interrompis pas, j’avais cessé de l’écouter.   
     Une heure plus tard, se présenta la possibilité de partir ; la tempête avait cessé, le ciel s’était éclairci, et nous nous mîmes en route. En chemin, je ramenai malgré moi la conversation sur Bella et Piétchorine.
     — Et peut-être savez-vous ce qu’il advint de Kazbitch ? demandai-je.
     — Kazbitch ? Vraiment, je l’ignore… J’ai entendu dire qu’il y aurait sur notre flanc droit, chez les Chapsoughs1, un certain Kazbitch, un fier gaillard qui, vêtu d’un bechmet rouge, fait aller son cheval au pas sous nos tirs et salue très poliment lorsque les balles sifflent près de lui, mais il est 
douteux que ce soit le même !…
   
  1. Autres montagnards du Caucase.

    Maxime Maximytch et moi nous séparâmes à Kobi ; je pris la voiture de poste, et il ne put me suivre, sa voiture étant trop chargée. Nous ne comptions pas nous revoir un jour, et pourtant nous nous revîmes et, si vous le souhaitez, je le raconterai : c’est toute une histoire… Avouez  tout de même que Maxime Maximytch est un homme digne de respect ? Si vous le reconnaissez, je serai alors pleinement récompensé pour mon récit, peut-être trop long. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire