samedi 13 août 2016

Anne au cou (Anton Tchékhov)

Anne au cou... 







     Cette nouvelle date de 1895.Un critique reprocha à Tchékhov de s’opposer par des procédés comiques, courants dans ses petits récits, au traitement tragique habituel chez les classiques (Gogol ou, particulièrement, Alexandre Ostrovski) du thème de la fille pauvre obligée de se sacrifier. Cependant, si l’on songe à « Lueurs », ou à la nouvelle « Les bonnes femmes »,  on voit que Tchékhov ne plaisantait pas toujours à ce sujet, bien au contraire.
L’héroïne est certes moins sympathique à la fin que pitoyable au début. Noter la revanche posthume de la mère (qui lui a appris toutes les manières de séduction et lui a transmis sa beauté). Affleure aussi la vieille crainte des hommes devant la femme toute-puissante, on peut penser à la Nana de Zola, roman publié quinze ans plus tôt . Ici, Nana s’appelle Anna. On a envie de titrer : "Anne au cou... ou comment Anna devint Nana.




I


     Il n’y eut même pas de buffet après la cérémonie à l’église ; les jeunes mariés burent une coupe, se changèrent et partirent à la gare. En guise de bal et de repas de noces, à la place de la musique et des danses, un pèlerinage de deux cent verstes1. Ce que beaucoup approuvèrent, disant que Modeste Alexiéïtch2 n’était pas un jeune homme mais un fonctionnaire bien en poste, et qu’une noce tapageuse ne serait peut-être pas du meilleur goût ; on peut se passer de musique lorsqu’un fonctionnaire de cinquante-deux ans épouse une jeunesse d’à peine dix-huit. On disait aussi que Modeste Alexiéïtch entreprenait ce voyage jusqu’au monastère pour afficher ses principes et faire comprendre à sa jeune épouse qu’il accordait, dans le mariage, la première place à la religion et à la moralité.
     On accompagna les jeunes mariés à la gare. La foule des collègues de bureau et des proches attendait, verre en main, le départ du train, pour crier « hourra-a-a ! » , et Piotr Léontitch, le père de la mariée, en haut-de-forme et portant son frac de professeur, très pâle et déjà ivre, se pressait contre la fenêtre du compartiment en tenant sa coupe et larmoyait :
     — Aniouta ! Ania3 ! Juste un mot !
     Ania se pencha vers lui et il lui chuchota quelque chose, lui envoyant une bouffée de son haleine avinée et lui soufflant dans l’oreille des mots incompréhensibles, puis il fit des signes de croix devant son visage, sa poitrine et ses mains, pour la bénir ; il avait la respiration tremblante et des larmes brillaient dans ses yeux. Piétia et Andrioucha, les frères d’Ania, encore lycéens, le retenaient par son habit et, gênés, lui disaient à mi-voix :
     — Papa, ça suffit… Papa, il ne faut pas…
     Lorsque le train s’ébranla, Ania vit son père courir un peu derrière le wagon, chancelant et répandant son vin par terre, et remarqua l’expression doucement pitoyable de son visage et son air coupable.
     — Hourra-a-a ! criait-ll.
     Les jeunes mariés restèrent seuls. Modeste Alexiéïtch fit du regard le tour de leur compartiment4, disposa leurs affaires en hauteur et s’assit en souriant en face de sa jeune épouse. C’était un fonctionnaire de taille moyenne, passablement corpulent, dodu, l’air très bien nourri, aux longs favoris mais sans moustache,avec un menton rond et bien dessiné qui, glabre, ressemblait à un talon. Ce qui frappait le plus dans son visage était, en l’absence de moustache, cet emplacement nu et fraîchement rasé qui débouchait peu à peu sur des bajoues grasses et tremblotant comme de la gelée. C’était un homme posé, aux mouvements sans précipitation et aux manières douces.
     Je ne puis m’empêcher de penser à certaine circonstance, fit-il en souriant. Il y a cinq ans, lorsque Kossorotov5, ayant reçu l’ordre de Sainte Anne6 de deuxième classe, est venu exprimer sa gratitude, sa Grâce7 lui a tenu ce langage : « ainsi, vous voilà avec trois Anne :  l’une à la boutonnière et les deux autres sur le cou8 » . Il faut préciser que la moitié de Kossorotov, femme frivole et acariâtre prénommée Anne, venait de le retrouver. J’espère que, lorsque je recevrai à mon tour l’ordre de deuxième classe, sa Grâce n’aura aucune raison de me dire la même chose.
     Il souriait de ses petits yeux. Elle aussi souriait, émue à l’idée que cet individu pouvait à tout moment l’embrasser de ses lèvres pleines et humides sans qu’elle ait le droit de résister. Les mouvements sans heurts de son corps potelé l’effrayaient, cela lui faisait peur et lui semblait vilain. Il se leva, détacha tranquillement de son cou sa décoration, enleva son frac et son gilet pour passer une simple veste d’intérieur.
     — Et voilà, dit-il en s’asseyant à côté d’Ania.
     Elle se rappela la torture qu’avait été la cérémonie à l’église, quand elle avait l’impression que le prêtre, les invités et tout le monde dans l’église la regardaient d’un air affligé : pourquoi donc épousait-elle, elle si mignonne, si jolie, ce vieux type sans intérêt ? Alors que le matin même elle était ravie que tout se soit si bien arrangé, ensuite, à l’église, et maintenant dans ce wagon, elle se sentait coupable, dupée et ridicule. Elle avait épousé un richard, mais elle restait désargentée, il avait fallu emprunter pour sa robe de mariée et, aujourd’hui, elle avait bien vu, lorsque son pères et et ses frères l’avaient accompagnée, qu’ils étaient sans le sou. Auraient-ils de quoi manger, aujourd’hui ? Et demain ? Il lui semblait qu’elle les avait laissés dans le dénuement et qu’ils éprouvaient la même peine que juste après l’enterrement de sa mère.
     « Que je suis malheureuse ! se disait-elle. Pourquoi tant de malheur ? »
     Avec la maladresse d’un homme âgé, peu habitué au commerce des femmes, Modeste Alexiéïtch lui touchait la taille et lui tapotait l’épaule, tandis qu’elle songeait à l’argent et à sa défunte mère. À la mort de celle-ci, son père, Piotr Léontitch, qui enseignait au lycée la calligraphie et le dessin, se mit à boire, et les difficultés financières ne tardèrent pas ; les garçons n’avaient ni bottes ni caoutchoucs, le père fut traîné devant le juge de paix, l’huissier vint saisir les meubles… Quel déshonneur ! Ania devait prendre soin de son ivrogne de père, repriser les chaussettes de ses frères, faire le marché et, quand on vantait sa beauté, sa jeunesse et l’élégance de ses manières, elle avait l’impression que le monde entier remarquait son chapeau bon marché et les petits trous maquillés à l’encre, sur ses bottines. Et la nuit, c’étaient les larmes et la pensée obsédante et ravageuse que son père serait bientôt renvoyé pour incapacité et qu’il ne le supporterait pas, qu’il mourrait, comme sa mère. Alors, des dames qui la connaissaient s’étaient mis à chercher quelqu’un de bien pour elle. Elles eurent tôt fait de dénicher ce Modeste Alexiéïtch, certes plus tout jeune et guère séduisant, mais homme aisé. Il a cent mille et quelque à la banque et possède une propriété familiale, qu’il met en location. C’est un homme à principes, bien vu de sa Grâce ; cela ne lui coûtera rien, a-t-on dit à Ania, d’obtenir de sa Grâce un petit mot destiné au directeur du lycée et aussi au patronage, pour éviter le renvoi de Piotr Léontitch…
     Tandis qu’elle était plongée dans ces pensées, une musique éclata soudain, se mêlant, par la fenêtre, à un bruit de voix. Le train s’était arrêté dans une petite station. Au-delà du quai, dans la foule, on entendait les accords impétueux d’un accordéon et le glapissement d’un mauvais violon, et plus loin, derrière les hauts peupliers et les bouleaux élancés, derrière les datchas nimbées de la lumière de la lune, se faisait entendre un orchestre militaire, il devait y avoir quelque part une soirée dansante. On voyait passer sur le quai les gens en villégiature et ceux qui venaient d’arriver en train profiter du beau temps et respirer un peu d’air pur. Il y avait notamment Artynov, magnat qui possédait à peu près toute la localité, homme de haute taille, brun et corpulent, avec un visage d’Arménien et des yeux à fleur de tête, étrangement habillé. Il portait une chemise déboutonnée sur le devant, de hautes bottes à éperons et une cape noire qui tombait de ses épaules jusqu’à terre, comme une traîne. Deux lévriers l’accompagnaient, baissant leurs museaux fins. 
     Ania avait encore des larmes aux yeux, mais elle avait déjà oublié sa mère, ses soucis d’argent et son mariage, elle serrait à présent la main de lycéens et d’officiers qu’elle connaissait, elle était tout rire et disait d’une voix rapide :
     — Bonjour ! Comment allez-vous ?
     Elle se tint sur un terrain éclairé par la lune, le temps de faire admirer sa magnifique robe neuve et son chapeau.
     — Que faisons-nous ici ? s’enquit-elle.
     — C’est une gare d’évitement, on laisse passer un train postal.
     Ayant senti sur elle le regard d’Artynov, elle se mit à cligner des yeux avec coquetterie, à parler rapidement en français et, autant charmée par le son de sa propre voix que par les échos de la musique et le reflet de la lune dans l’étang, sentant toujours posé sur elle le regard insistant et curieux de ce don Juan réputé et polisson invétéré d’Artynov, remplie de la gaieté générale, elle éprouva soudain elle-même de la joie, et, lorsque le train repartit et que les officiers de sa connaissance la saluèrent en portant la main à leur visière en guise d’adieu, elle avait déjà sur les lèvres l’air de la polka que l’orchestre militaire jouait là-bas, derrière les arbres, et qui lui parvenait dans le dos ; elle retourna dans son compartiment avec la conviction, née dans cette petite gare, qu’elle serait heureuse à coup sûr et en dépit de tout.
     Ayant passé deux journées au monastère, les jeunes mariés rentrèrent en ville. Ils habitaient un appartement de fonction. Lorsque Modeste Alexiéïtch allait au travail, Ania se mettait au piano, ou s’ennuyait à pleurer, ou encore s’étendait sur son relax pour lire des romans ou éplucher une revue de mode. Au déjeuner, Modeste Alexiéïtch mangeait énormément en parlant de politique, en évoquant les affectations, les mutations et les récompenses, en insistant sur les vertus du travail et de l’épargne, sur le fait que la vie n’est pas une partie de plaisir mais doit être régie par le sens du devoir et en rappelant qu’il plaçait au-dessus de tout la religion et la moralité. Serrant son couteau dans son poing comme il aurait tenu une épée, il déclarait :
     — Chacun doit remplir ses obligations !
     Ania l’écoutait en tremblant, sans pouvoir manger, et sortait de table complètement affamée. Après le repas, son mari faisait la sieste en donnant un concert de ronflements et elle allait voir les siens. Son père et les garçons lui jetaient de curieux regards, comme s’ils venaient juste, en son absence, de la blâmer d’avoir épousé par intérêt un individu rasoir et qu’elle n’aimait pas ; le froufroutement de sa robe, ses bracelets, son air de dame, plus généralement, les mettaient mal à l’aise et les blessaient ; devant elle, ils restaient embarrassés, ne sachant de quoi parler avec elle ; mais ils l’aimaient encore comme par le passé et l’attendaient encore pour manger. Elle s’asseyait et mangeait avec eux de la soupe aux choux, de la kacha9 et des pommes de terre frites dans de la graisse de mouton ayant une odeur de chandelle. D’une petite carafe, Piotr Léontitch se servait un verre d’une main tremblante et le vidait rapidement, avec un mélange d’avidité et de répugnance, puis un deuxième, un troisième… Piétia et Andrioucha, garçons maigres, au teint pâle et aux grands yeux, attrapaient la carafe et lui disaient, désemparés :
     — Il ne faut pas, papa… Ça suffit, papa…
     Et Ania s’alarmait elle aussi et le suppliait de ne plus boire, jusqu’à ce qu’il explose d’un seul coup et donne un coup de poing sur la table.
     — Personne n’a le droit de me surveiller ! criait-il. Les mouflets ! La gamine ! Je vais tous vous mettre dehors !
     Mais sa faiblesse et sa bonté transparaissaient dans sa voix et personne n’avait peur. Après le repas, en général, il se préparait ; tout pâle, avec des estafilades au menton dues au rasoir, étirant son cou de poulet, il se tenait une bonne demi-heure devant la glace et se faisait beau, se repeignant, frisottant sa moustache noire, s’apergeant de parfum, faisant un nœud de ruban à sa cravate, puis il mettait ses gants, son haut-de-forme et s’en allait donner des cours particuliers. Les jours fériés, il restait à la maison et peignait ou jouait de l’harmonium, ce dernier produisant des sifflements et des grondements ; il s’efforçait d’en tirer des sons harmonieux et fredonnait, ou se fâchait contre les garçons :
     — Gredins ! Bons à rien ! Vous m’avez esquinté l’instrument !
     Le soir, le mari d’Ania jouait aux cartes10 avec ses collègues de bureau, qui habitaient le même bâtiment que lui, réservé au personnel administratif. Se rassemblaient aussi à cette occasion les épouses des fonctionnaires, laides et mal attifées, grossières comme des cuisinières, et, dans l’appartement, les commérages allaient bon train, aussi disgracieux et de mauvais goût que ces femmes elles-mêmes.  Parfois, Modeste Alexiéïtch et Ania allaient au théâtre. Lors des entractes, il ne la quittait pas d’une semelle, il déambulait dans les couloirs et dans le hall en la tenant par le bras. Échangeait-il un salut avec un quidam, qu’il chuchotait à Ania : « Conseiller d’État11… il est admis chez sa Grâce… » , ou encore : « Il a de la fortune… propriétaire… » . En passant devant le buffet, Ania était très attirée par les sucreries, elle aimait le chocolat et les chaussons au pommes, seulement elle n’avait pas d’argent et n’osait pas en demander à son mari. Lui saisissait une poire et demandait sans conviction :
     — C’est combien ?
     — Vingt-cinq kopecks.
     — Tout de même ! faisait-il en reposant la poire ; mais comme il était gênant de s’en aller sans rien prendre, il réclamait une bouteille d’eau de Seltz qu’il buvait, le picotement lui mettant les larmes aux yeux, sans en offrir à Ania qui le haïssait à ces moments-là.
     Ou bien, devenu soudain tout rouge, il lui glissait rapidement :
     — Salue cette vieille dame !
     —  Mais je ne la connais pas.
     — Et alors ? C’est l’épouse du chef de l’administration fiscale ! Salue-la, on te dit ! insistait-il avec humeur. Ça ne te coûte rien.
     Ania faisait le salut exigé, cela ne coûtait rien, en effet, mais c’était pénible. Elle faisait tout ce qu’exigeait son mari et enrageait d’être prise pour une idiote. Elle l’avait épousé uniquement pour son argent, et n’en voyait pas la couleur, elle était encore plus pauvre qu’avant son mariage. Autrefois, il arrivait à son père de lui donner une pièce de vingt kopecks – à présent, pas un sou. Dérober de l’argent ou en demander était impossible, elle avait peur de son mari, tremblait devant lui. Elle avait l’impression de ressentir cette peur depuis bien longtemps. Dans son enfance, c’était le directeur du lycée qui lui apparaissait comme une puissance terrible et au plus haut point imposante, dont les mouvements étaient aussi effrayants que ceux d’une nuée ou d’une locomotive prête à vous écraser ; sa Grâce était une autre puissance redoutée, dont on parlait en famille, puis venaient encore une dizaine de puissances moindres, notamment les professeurs du lycée à la moustache rasée, sévères, impitoyables, dont Modeste Alexiéïtch prenait aujourd’hui la suite, lui aussi homme à principes et dont le visage même rappelait celui du directeur. Et, dans l’imagination d’Ania, toutes ces puissances fusionnaient en une entité unique qui, telle un énorme et terrifiant ours blanc, avançait sur les faibles et les fautifs comme son père, et elle avait peur d’objecter quoi que ce soit, elle se forçait à sourire, et affectait d’être heureuse sous les caresses grossières et les étreintes abominables qui la souillaient.
     Il arriva une seule fois à Piotr Léontitch de chercher à emprunter cinquante roubles à son mari pour s’acquitter d’une méchante dette, mais ce fut extrêmement désagréable.
     — Très bien, je vais vous les donner, dit Modeste Alexiéïtch, mais je vous préviens que je ne vous aiderai plus jamais si vous ne lâchez pas la boisson. Un tel vice chez un serviteur de l’État est une honte. Je me vois obligé de rappeler comme un fait de société que cette passion a détruit une quantité de gens qui auraient pu, avec le temps, occuper des postes très élevés.
     Et s’enchaînèrent de longues périodes : « au fur et à mesure que… » , « il en découle donc… » et autres « au vu de ce qui vient d’être dit… » , que le pauvre Piotr Léontitch subissait avec une forte envie de boire un petit verre.
     Et les garçons, invités par Ania et venant chez elle dans leurs bottes déchirées et leurs pantalons archi-usés, devaient aussi essuyer des sermons.
     Chacun doit remplir ses obligations ! leur disait Modeste Alexiéïtch.
      Et il ne lâchait pas d’argent. Toutefois, il faisait cadeau à Ania de bracelets et de broches, en ajoutant que c’étaient là des choses fort utiles en cas de malheur. Et il ne se faisait pas faute d’ouvrir sa commode pour vérifier que tout y était.





  1. La verste fait un peu plus d’un kilomètre.
  2. Rappel : on désigne généralement les gens par leur prénom et leur patronyme : fils de, ou fille de. Le « jeune » marié est fils d’Alexiéï, le père de la jeune mariée est lui-même fils de Léonti, prénom dérivé de Léon.
  3. Diminutifs de Anna, en français : Anne.
  4. Un coupé à deux places.
  5. Comme d’habitude, l’auteur s’amuse : ce nom signifie à peu près : « bouche-de-travers » .
  6. Insigne honorifique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Sainte-Anne
  7. Réservé aux ducs et princes.
  8. Le bonhome porte l’insigne de l’ordre de Sainte Anne de troisième classe à la boutonnière et la croix de l’ordre de deuxième classe en sautoir autour du cou. Mais il a aussi, accroché à son cou, c’est-à-dire à sa charge, son épouse. Et de trois.
  9. Bouillie de céréales.
  10. Le mari d'Ania rappelle beaucoup celui qui  décevait la « Jeune femme à la datcha » , courte nouvelle parue une bonne dizaine d’années plus tôt.




II
     

     Et ce fut l’hiver. Bien avant Noël, il fut annoncé dans le journal local la « tenue » , à l’hôtel de la noblesse1, de l’annuel bal hivernal2.  Chaque soir, après la partie de cartes, Modeste Alexiéïtch s’entretenait à voix basse et d’un air préoccupé avec les épouses des fonctionnaires en lorgnant Ania, ensuite il marchait de long en large en réfléchissant. Un soir enfin, tard, il se campa devant elle et lui dit :
     — Fais-toi faire une robe de bal. C’est compris ? Mais je te prie de prendre conseil auprès de Maria Grigorievna et de Natalia Kouzminichna.
     Et il lui donna cent roubles, qu’elle prit ; mais elle commanda sa robe de bal sans prendre conseil auprès de qui que ce soit, elle en discuta juste avec son père et tâcha de se figurer comment sa mère se serait habillée pour ce bal. Sa défunte mère s’habillait à la dernière mode, elle emmenait toujours Ania avec elle et l’habillait élégamment, comme une poupée, lui apprenant en outre à parler français et à danser à la perfection la mazurka – elle-même avait été gouvernante pendant cinq ans, avant de se marier. Tout comme sa mère, Ania savait faire d’une vieille robe une nouvelle, ravoir des gants en les frottant avec de la benzine, louer des bijoux2 et savait, aussi bien que sa mère, battre des cils, grasseyer, prendre de jolies poses, s’enthousiasmer à point nommé, prendre un air triste ou énigmatique. De son père, elle avait hérité sa chevelure sombre et ses yeux noirs, la nervosité et le goût de se faire belle. 
     Lorsque Modeste Alexiéïtch, une bonne demi-heure avant leur départ pour le bal, vint chez elle sans redingote se planter de vant le trumeau pour se passer au cou sa décoration, il s’arrêta et, démêlant d’un air suffisant ses favoris, enchanté de sa beauté ainsi que de l’éclat de sa toilette, légère comme un souffle, il lui dit :
     — Me voici avec une telle… que tu es belle ! Aniouta ! poursuivit-il, d’un ton solennel. J’ai fait ton bonheur, tu peux faire le mien aujourd’hui. Je te demande de te présenter à l’épouse de sa Grâce ! Fais-moi cette faveur ! Par son entremise, je pourrai devenir rapporteur en chef !
     Ils partirent au bal3. Voici l’hôtel de la noblesse, avec son Suisse en haut du perron. Le vestibule avec plein de patères et de fourrures, les laquais courant en tout sens et les dames en grand décolleté, s’abritant des courants d’air derrière leurs éventails ; cela sent le gaz d’éclairage et le soldat. Lorsqu’Ania, montant l’escalier au bras de son mari, entendit la musique et se vit tout entière dans un immense miroir, éclairée de partout, la joie se fit jour en elle et revint le pressentiment de son bonheur à venir, déjà éprouvé sous la lune, dans la petite gare. Elle allait d’un pas fier et assuré, se sentant pour la première fois, non plus une petite fille, mais une dame imitant involontairement, par sa démarche et ses manières, sa mère partie dans l’autre monde. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait riche et libre. Même la présence de son mari ne l’embarrassait pas, car elle avait compris d’instinct, en franchissant le seuil du bâtiment, que traîner avec elle un époux âgé ne serait pas source d’humiliation mais lui donnerait au contraire un cachet de mystère, ce je ne sais quoi de piquant qui plaît tellement aux hommes. La grande salle retentissait déjà des sons de l’orchestre et les danses avaient débuté. Sortant juste de l’appartement de fonction, tpute sasie par les lumières, les couleurs, la musique et le bruit, Ania embrassa la salle du regard et se dit : « Comme c’est beau ! » , distinguant déjà dans la foule tous ceux qu’elle connaissait, tous ceux qu’elle avait rencontré auparavant lors de soirées ou de balades, tous ces officiers, ces professeurs, ces avocats, ces fonctionnaires, ces propriétaires, sa Grâce et Artynov, ainsi que les dames de la haute société, richement parées, au décolleté profond, les jolies comme les laides, qui occupaient déjà leur place dans les isbas en miniature et les petits pavillons  du marché de bienfaisance se tenant au bénéfice des pauvres. Surgi devant elle comme un champignon, un gigantesque officier à épaulettes dont elle avait fait la connaissance rue du Vieux-Kiev alors qu’elle était lycéenne, et avait oublié le nom, la pria de lui accorder cette valse, et elle s’envola hors de portée de son mari, elle avait l’impression de voguer par gros temps à bord d’un voilier, laissant loin derrière elle son mari resté sur le rivage… Elle dansait avec passion, s’abandonnant à la valse, à la polka et au quadrille, changeant de partenaire, enivrée par la musique et le bruit, mêlant le français au russe, grasseyant, riant et oubliant tout, à commencer par son mari. Elle avait beaucoup de succès auprès des hommes, cela se voyait, et comment aurait-il pu en être autrement, l’émotion lui coupait le souffle, elle serrait convulsivement son éventail et avait soif. Portant un habit froissé sentant la benzine, son père s’approcha d’elle et lui tendit de la glace aux fruits rouges sur une petite assiette.
     — Tu es délicieuse, aujourd’hui, dit Piotr Léontitch en la regardant avec enthousiasme, plus que jamais, je regrette que tu te sois mariée… Pourquoi, vraiment ? Je sais bien que tu l’as fait pour nous aider, mais… Il sortit de ses mains tremblantes une petite liasse de billets et ajouta :
     — Mes cours particuliers m’ont été payés aujourd’hui et je peux rembourser ton mari.
     Elle lui rendit la petite assiette et, emportée par un danseur, s’éloigna et eut, par-dessus l’épaule de son cavalier, la vision fugitive de son père glissant sur le parquet, enlaçant une dame et l’entraînant dans son sillage.
    « Comme il est bien, quand il n’a pas bu ! » pensa-t-elle.
     Elle retrouva l’officier gigantesque pour une mazurka ; il se déplaçait lourdement, l’air imposant, comme s’il étouffait dans son uniforme, bombant la poitrine et roulant les épaules, se contentant de battre du pied la mesure – il avait envie de danser, cela faisait peur, tandis qu’elle voletait autour de lui, sa beauté l’excitant et sa gorge découverte le provoquant ; ses yeux étaient remplis de fougue, ses mouvements, de passion et lui se faisait toujours plus apathique, lui tendant les bras avec bienveillance, comme un roi.
     — Bravo, bravo ! s’exclamait le public.
     Mais peu à peu, l’officier géant n’y tint plus, il s’anima, s’échauffa et, tombant sous son charme, s’emballa et se mit à se mouvoir avec légéreté, hardiment, et c’était elle qui remuait les épaules et, reine à son tour, coulait des regards malicieux à son esclave, il lui semblait que toute la salle n’avait d’yeux que pour eux, que tous ces gens se pâmaient d’admiration et les enviaient. Le gigantesque officier eut à peine le temps de la remercier que déjà le public s’écartait, les hommes se mettant étrangement au garde-à-vous… voici que sa Grâce approchait, dans son habit orné de deux étoiles. C’était bien vers elle qu’il se dirigeait, le regard braqué sur elle, un sourire mieilleux aux lèvres, avec ça remuant les lèvres comme s’il mâchonnait quelque chose, mimique dont il était coutumier en présence de jolies femmes.
     — Très heureux, très heureux… commença-t-il. Mais je vais faire tâter à vptre mari de la salle de police pour nous avoir dérobé jusqu’à présent un tel trésor, ajoua-t-il en lui donnant le bras. Vous devez nous aider… Moui… Il faudrait vous décerner un prix de beauté, comme en Amérique… Moui…Les Américains… Mon épouse vous attend avec impatience.
     Il la conduisit, dans une isba miniature, auprès d’une dame d’un certain âge chez qui le bas du visage était exagérément développé, ce qui lui donnait l’air d’avoir une grosse pierre dans la bouche.
     — Aidez-nous, nasilla-t-elle d’une voix chantante. Toutes les jolies femmes participent au marché de bienfaisance, à part vous. Pourquoi donc ?
     Elle sortit et Ania resta à sa place auprès d’un samovar4 en argent et de tasses. Un négoce intense démarra aussitôt. Ania exigeait au minimum un rouble pour une tasse de thé, et elle imposa de boire trois tasses à l’officier géant. Survint Artynov, le richard aux yeux à fleur de tête, respirant mal, portant non le costume qu’elle lui avait vu cet été, mais un frac, comme tout le monde. Sans détacher les yeux d’Ania, il but une coupe de champagne qu’il paya cent roubles, puis une autre, pour laquelle il redonna cent roubles, puis du thé qu’il paya le même prix, le tout en silence et en souffrant de l’astthme… Ania racolait les clients et leur soutirait de l’argent, déjà profondément convaincue que, par ses sourires et ses regards, elle faisait seulement très plaisir à tous ces gens. Elle comprenait à présent qu’elle était faite exclusivement pour cette vie brillante et bruyante, pleine de rires, de musique, de danses et d’admirateurs, et son ancien effroi devant une puissance se mouvant pour l’écraser lui paraissait maintenant comique ; elle ne redoutait plus personne et regrettait seulement que sa mère ne fût pas là pour se réjouir avec elle de ses succès.
     Piotr Léontitch, très pâle mais encore fermement campé sur ses jambes, s’approcha de l’isba miniature et demanda un eptit verre de cognac. Ania rougit, craignant quelque inconvenance de sa part – c’était déjà un motif de honte, que d’avoir un père aussi pauvre et aussi ordinaire – mais il but son verre, tira un billet de dix roubles de sa petite liasse et s’en alla d’un air grave, sans dire un mot. Elle le vit peu après participer, avec sa cavalière, au grand rond5 et, cette fois, chanceler et pousser un cri, à la grande confusion de sa partenaire, et Ania se souvint d’avoir vu la même scène trois ans plus tôt – à l’époque, un policier l’avait ramené à la maison et le lendemain, le directeur avait menacé de le renvoyer. Souvenir absolument déplacé !
     Lorsque les samovars s’éteignirent dans les maisonnettes et que les bienfaitrices éreintées confièrent leur recette à la dame ayant une pierre dans la bouche, Artynov proposa son bras à Ania et l’amena dans la salle où était servi un souper pour les activistes du marché de bienfaisance. Il y avait là une vingtaine de personnes, pas davantage, mais c’était très animé. Sa Grâce porta un toast : « À cette table luxueuse, il paraît opportun de boire à la prospérité de l’industrie des articles bon marché qui nous a fourni aujourd’hui pour notre vente de charité » . Le général de brigade proposa de boire « à la puissance à laquelle l’artillerie elle-même ne résiste pas » et tous trinquèrent avec les dames. C’était gai, gai !
     Quand on raccompagna Ania chez elle, il faisait déjà jour et les cuisinières se rendaient au marché. Ravie, ivre de vin et d’une pléthore d’impressions nouvelles, harassée, elle se déshabilla, s’écroula dans son lit et s’endormit aussitôt…
     La femme de chambre la réveilla à plus de une heure, la prévenant qu’elle avait la visite de monsieur Artynov. Elle s’habilla rapidement et alla au salon. Tout de suite après Artynov, sa Grâce vint la remercier d’avoir participé à l’œuvre de bienfaisance. Mielleux et mâchouillant, il lui baisa la main et demanda la permission de revenir, puis il s’en alla, la laissant au milieu de la pièce, ébahie et enchantée, n’en croyant pas ses yeux et ses oreilles : un aussi étonnant changement dans sa vie pouvait-il survenir aussi rapidement ? Ce fut le moment que choisit Modeste Alexiéïtch, son mari, pour faire irruption… Lui aussi venait chercher ses bonnes grâces et se tenait devant elle avec une expression doucereuse et pleine d’un respect servile, celle qu’elle avait l’habitude de lui voir au visage devant les puissants de sa connaissance ; dans un élan d’indignation et de mépris, forte de la conviction qu’elle ne risquait plus rien, elle lui décocha avec netteté :
     — Du balai, andouille !
     Par la suite, Ania n’eut plus un seul jour de libre, les pique-nique et les promenades alternaient avec les spectacles. Elle rentrait chez elle chaque jour à l’aube et dormait par terre au salon, émouvant tout le monde en racontant qu’elle dormait sous les fleurs. Il lui fallait énormément d’argent, mais elle ne craignait plus Modeste Alexiéïtch et dépensait son argent comme si ce fût le sien ; sans rien demander ni exiger, elle se contentait de lui faire parvenir des factures ou des notes où il pouvait lire : « donner 2006 roubles au porteur » ou encore : « régler immédiatement les 100 roubles » .
     À Pâques, Modeste Alexiéïtch reçut la croix de Sainte Anne de deuxième classe. Lorsqu’il vint présenter ses remerciements, sa Grâce posa son journal et se carra plus profondément dans son fauteuil.
     — Vous voici donc avec trois Anne, fit-il en examinant ses mains blanches et ses ongles roses, une à la boutonnière et deux autres au cou.
     Modeste Alexiéïtch approcha deux doigts de ses lèvres afin d’éviter prudemment de rire trop fort, et répondit :
     — Il n’y a plus à présent qu’à espérer la venue au monde d’un petit Vladimir7. J’espère que votre Grâce acceptera d’en être le parrain.
     Il faisait ainsi allusion à l’ordre de Saint Vladimir de quatrième classe et se voyait déjà répandre à la ronde le calembour témoignant de sa présence d’esprit et de sa hardiesse, mais sa Grâce s’était replongé dans son journal, acquiesçant de la tête…
     Et Ania avait désormais sa troïka8, elle allait à la chasse avec Artynov, jouait dans de petites pièces et participait à des soupers, négligeant de plus en plus les siens. Ils avaient pris l’habitude de déjeuner sans elle. Piotr Léontitch buvait encore plus que par le passé, ils manquaient d’argent et l’harmonium avait depuis longtemps été vendu pour payer des dettes. Les garçons ne le laissaient plus sortir seul, à présent, et le surveillaient, s’attendant à le voir tomber ; lors d’une promenade rue du Vieux-Kiev, lorsqu’ils rencontrèrent Ania montant le bricolier tandis qu’Artynov jouait les cochers pour la paire de chevaux restante, Piotr Léontitch ôta son haut-de-forme et s’apprêtait à crier quelque chose, mais Piétia et Andrioucha le prirent chacun par un bras en l’implorant :
     — Non, papa, il ne faut pas…Ça suffit, papa…


(1) Où se réunit la noblesse, en particulier pour élire le bureau du zemstvo, depuis la réforme de  
     1860
(2) Le mot est en français dans le texte.
(3) Ce bal qui va tout changer peut -être rapproché de celui au cours duquel Anna 
     Karénine souffle Vronski à Kitty.
(4) Rappelons au passage que le samovar est une sorte de fontaine à thé, que l’on met à 
     chauffer, et qui est pourvue d’un robinet.
(5) En français dans le texte.
(6) En chiffres dans le texte.
(7) Un fils, ou…
(8) Équipage de trois chevaux.









     

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