mercredi 10 août 2016

Les voleurs (Anton Tchékhov)


Les voleurs


(Anton Tchékhov)





Une nouvelle de 1890. Une petite histoire méchante à souhait.








     Un soir de l’avent, l’aide-médecin1 Iergounov, homme plutôt creux, connu dans tout le district comme un gros vantard doublé d’un pochard, rentrait du bourg de Riépino où il était allé acheter du matériel pour l’hôpital. Pour qu’il aille plus vite et rentre au plus tôt, le docteur lui avait donné son meilleur cheval.
     Le temps, au début, n’avait rien de particulier et se montrait calme, mais vers les huit heures du soir une forte tempête de neige se leva et, à pas plus de sept verstes de l’arrivée, l’aide-médecin s’égara complètement…
     Il ne savait pas conduire le cheval, ne connaissait pas le chemin et allait au petit bonheur, en se fiant à la bête. Deux heures s’écoulèrent, le cheval, fourbu, était gelé et l’aide-médecin avait plutôt l’impression de revenir sur ses pas que d’avancer vers son but ; mais voici qu’il entendit, à travers le mugissement de la tempête, un aboiement rauque et perçut devant lui une tache rouge indistincte et peu à peu se dessinèrent un haut portail et une longue palissade hérissée de pointes derrière laquelle s’étirait un long chadouf recourbé. Le vent projetait des paquets de neige aveuglants et là-bas, à l’endroit de la tache rouge, s’élevait une maisonnette trapue avec une haute toiture de roseaux. L’une des trois petites fenêtres, avec à l’intérieur comme un rideau rouge,  était éclairée.
     Quel était ce foyer ? L’aide-médecin se rappela qu’à droite de la route, à cinq ou six verstes de  l’hôpital, il devait y avoir l’auberge d’Andréï Tchirikov. Et que Tchirikov, récemment tué par des cochers, avait laissé une vieille et une fille, Lioubka2, qui était venue à la clinique se faire soigner deux ans plus tôt. L’auberge avait mauvaise réputation et y entrer si tard, en montant le cheval d’un autre qui plus est, présentait des risques. Mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. L’aide-médecin tâta le revolver dans son sac, se racla fortement la gorge et frappa au châssis de la fenêtre avec le manche de son fouet.
— Y a quelqu’un ? cria-t-il. Bonne vieille, laisse-moi me réchauffer !
     Avec un aboiement rauque, un chien noir déboula sous les pattes du cheval, puis ce fut un chien blanc, encore un noir – une dizaine, comme ça ! L’aide-médecin choisit le plus grand de la meute, eut un mouvement du bras et le cingla avec le fouet de toutes ses forces. Le chien à hautes pattes, mais nullement énorme, leva en l’air son museau pointu et poussa un hurlement perçant.
     L’aide-médecin resta un long moment à frapper à la fenêtre. Mais voici que derrière la palissade proche de la maison, le givre se mit à rougir sur les arbres, le portail s’ouvrit en grinçant et laissa sortir une silhouette féminine tout emmitouflée, une lanterne à la main.
— Laisse-moi entrer et me réchauffer, grand-mère, fit l’aide-médecin. En allant à  l’hôpital, je me suis perdu. À cause du temps, que Dieu nous garde. N’aie pas peur, je suis d’ici.
— Les gens d’ici sont chez eux et personne n’a demandé d’étranger, répliqua sévèrement la silhouette. Inutile de cogner, le portail n‘est pas cadenassé.
     L’aide médecin pénétra dans la cour et s’arrêta devant le perron..
— Commande à un gars de chez toi de s’occuper de mon cheval, grand-mère, dit-il.
— La grand-mère, ce n’est pas moi.
     En effet, lorsqu’elle éteignit la lanterne, son visage apparut mieux et l’aide-médecin aperçut de sourcils noirs et reconnut Lioubka.
— Ordonner à qui ? ajouta-t-elle en entrant dans la maison. les uns sont ivres et dorment, les autres sont partis à Riépino depuis ce matin. C’est jour férié…
     Ayant attaché son cheval sous l’auvent, Iergounov entendit un hennissement et distingua dans l’obscurité un autre cheval, avec une selle de cosaque, pu-il sentir en la tâtant. Il y avait donc quelqu’un d’autre que les  patronnes. À tout hasard, l’aide-médecin dessella son cheval et emmena dans la maison la selle et ses achats.
     La première pièce où il pénétra était vaste, surchauffée et sentait le sol récemment lavé. À une table en dessous des icônes était assis un moujik de petit taille et chétif, d’une quarantaine d’années avec une barbiche châtain clair et portant une chemise bleue. C’était Kalachnikov3, fieffé escroc et voleur de chevaux invétéré dont le père et l’oncle tenaient un cabaret et faisaient un peu partout le commerce de chevaux volés. Il lui arrivait de venir à  l’hôpital, non pour se soigner, mais pour discuter avec le docteur au sujet des chevaux : n’y en avait-il pas un à vendre, sa haute noblesse monsieur le docteur ne voulait-il pas échanger sa jument bai contre un petit hongre isabelle ? À présent, il avait de la pommade dans les cheveux et une boucle d’argent luisait à l’une de ses oreilles, il avait l’air tout à fait désœuvré. Renfrogné et la lèvre inférieure pendante, il regardait attentivement un grand livre illustré en mauvais état. Un autre moujik était étendu sur le sol à côté du poêle ; une courte pelisse lui couvrait la tête et le haut du corps, il avait l’air de dormir ; de ses bottes neuves aux ferrures brillantes avaient coulé deux flaques de neige fondue et noircie.
     Ayant aperçu l’aide-médecin, Kalachnikov le salua.
— Par ce temps… fit Iergounov en frottant ses genoux gelés. J’ai eu de la neige dans le cou, je suis complètement trempé. Quant à mon revolver…
     Il sortit le revolver, l’examina sous toutes les coutures et le remit dans son sac. Mais le revolver n’avait produit aucun effet : l’homme restait plongé dans son livre.
— Oui, par un temps pareil… Je me suis perdu et, sans les chiens, ici, j’étais fichu, je crois. Une sacré histoire. Mais où est donc la patronne ?
— La vieille est allé à Riépino et la jeune prépare le dîner… répondit Kalachnikov.
     Il y eut un silence. L’aide-médecin, tout tremblant et comme sanglotant, soufflait sur ses mains, se recroquevillait et feignait d’être complètement gelé et brisé de fatigue. Au dehors, on entendait hurler les chiens, encore déchaînés. Cela devenait assommant.
— Tu es de Bogaliovka, non ? demanda rudement l’aide-médecin au moujik.
— Si fait.
     Et, pour tromper son ennui, l’aide-médecin se mit à rêvasser à ce Bogaliovka. C’est un grand village au fond d’un ravin, si bien que lorsqu’on avance la nuit sous la lune par la grande route et qu’on regarde en bas, vers le ravin, puis qu’on lève la tête vers le ciel, la lune semble accrochée au-dessus d’un précipice, on se croit au bout du monde. Le chemin qui descend au village est raide, en lacets et si étroit que lorsqu’on se rend au village à cause d’une épidémie ou pour vacciner contre la variole, il faut sans cesse prévenir en criant à pleine gorge ou par des sifflements, autrement on court le risque, en rencontrant une charrette venant en sens inverse, de ne plus pouvoir passer. Les gars de Bogaliovka passent pour des horticulteurs méritants et de bons voleurs de chevaux ; leurs jardins sont riches : au printemps, la blanche floraison des cerisiers engloutit le village entier, et l’été les cerises s’y vendent trois kopecks le seau. Le paradis pour trois kopecks. Les femmes sont jolies et replètes, elles aiment se faire belles, ne font rien du tout, même en semaine, et passent la journée assises sur des bancs de terre à à cancaner et médire les unes des autres.
      Mais des pas se firent entendre. Entra dans la pièce Lioubka, jeune fille d’une vingtaine d’années, habillée d’une robe rouge et les pieds nus… Elle regarda l’aide-médecin du coin de l’œil et traversa la pièce, puis la retraversa. D’une démarche étudiée, à petits pas et en faisant saillir sa poitrine ; elle éprouvait un plaisir visible à traîner les pieds nus sur le sol fraîchement lavé, et s’était déchaussée exprès.
     Kalachnikov se mit à rire de quelque chose et, du doigt, lui fit signe de venir. Elle s’approcha et il lui montra dans son livre le prophète Élie que sa troïka4 conduisait au ciel5. Lioubka s’accouda à la table ; sa tresse glissait sur ses épaules – une longue tresse rousse avec un petit ruban rouge au bout, qui descendait presque jusqu’à terre. Elle aussi se mit à rire.
— Très belle image, vraiment remarquable ! dit Kalachnikov. Remarquable ! répéta-t-il en faisant un geste avec les mains, comme pour prendre les rênes des mains d’Élie.
     Le vent bourdonnait dans le conduit du poêle ; cela tenait du grondement et du couinement, comme si un grand chien étranglait un rat.
— Hou, les démons se disputent ! fit Lioubka.
— C’est le vent, dit Kalachnikov ; il se tut quelques instants, leva les yeux sur l’aide-médecin et demanda :
— Vous qui êtes savant, Ossip Vassilytch, à votre avis, ça existe, les démons, ou pas ?
— Que te dire, mon cher ? répondit l’aide-médecin en haussant une épaule. D’un point de vue scientifique, bien sûr que non, ce n’est en fait qu’un préjugé ; maintenant, à causer simplement, comme nous le faisons ici, bref, oui, ça existe… J’en ai même rencontré pas mal… Après mes études, j’ai été engagé comme aide-médecin militaire dans un régiment de dragons, j’ai fait la guerre, bien entendu, j’ai une médaille et une décoration de la Croix-rouge et, après le traité de San Stefano6, je suis rentré en Russie et me suis fait embaucher par le zemstvo7. J’ai tellement circulé que j’en ai vu davantage, dans ma vie, que le pékin moyen dans ses rêves. Il m’est arrivé d’en voir, des diables, je ne parle pas de diables avec une queue ou des cornes, ça, ce sont des bêtises, mais de gens de nature démoniaque, oui, on peut le dire.
— Où donc ? s’enquit Kalachnikov.
— À différents endroits. Inutile d’aller au diable, j’en ai rencontré un ici même, dans le coin, l’an dernier, que ceci ne vous empêche pas de dormir. Je me souviens, effectivement, j’allais à Golychino faire des vaccinations anti-varioliques. Comme d’habitude, dans mon sulky attelé, avec les affaires indispensables et une montre, etc, bon, en chemin, j’ouvre l’œil au cas où, hein… Ce ne sont pas les rôdeurs qui manquent. J’arrive à la Combe-aux-serpents, maudit soit-elle, je me mets à descendre dans le ravin et soudain, effectivement, voici qu’on vient à ma rencontre. Des cheveux noirs, des yeux noirs, un visage tout noirci, comme du noir de fumée… L’homme s’approche du cheval et saisit la bride de gauche : arrête ! Ayant promené ses yeux sur le cheval, puis sur moi, donc, il lâche la bride et demande juste : « Tu vas où ? » Avec un rictus, les yeux mauvais… En voilà, un farceur ! je me dis. « Je viens vacciner contre la variole » , je réponds. Qu’est-ce que ça peut te faire ? Et lui : « Eh bien, vaccine-moi donc » . Il se dénude le bras et me le met sous le nez. Bien sûr, je n’ai pas perdu de temps à discuter avec lui, je l’ai vacciné pour m’en défaire. Là-dessus, je regarde ma lancette, elle est couverte de rouille.
     Le moujik dormant près du poêle se retourna brusquement et rejeta sa demi-pelisse, et l’aide-médecin, à son grand étonnement, reconnut l’individu qu’il avait rencontré à l’époque à la Combe-aux-serpents. Il avait les cheveux, la barbe et les yeux d’un noir de suie, le visage basané, avec en outre une tache noire de la taille d’une lentille sur la joue droite. Il regarda d’un air narquois l’aide-médecin et dit :
— J’ai attrapé la bride de gauche, d’accord, mais pour ce qui est de la vaccination, tu racontes des bobards, mon petit monsieur. Nous n’avons pas discuté de vaccination.
     L’aide-médecin était gêné.
— Ce n’est pas de toi que je parle, fit-il. Reste tranquille.
     Le moujik au visage basané n’était jamais venu à l’hôpital, l’aide-médecin ne savait rien à son sujet et se dit, en le regardant, que ce devait être un tzigane. Le moujik se leva, s’étira, bâilla lourdement et s’approcha de Lioubka et de Kalachnikov, auprès desquels il s’assit et se mit aussi à regarder le livre. L’attendrissement et l’envie se lisaient sur son visage encore endormi. 
— Hé bien, Miérik, lui dit Lioubka, amène-moi des chevaux comme ceux-là et et moi aussi, j’irai au ciel.
— Le ciel n’est pas fait pour les pêcheurs… fit Kalachnikov. C’est réservé aux saints.
     Lioubka disposa ensuite ce qu’il fallait sur la table et apporta un gros morceau de lard, des concombres salés, sur une assiette en bois du bouilli coupé en fines lamelles, puis une poêle où grésillait de la saucisse aux choux. Une carafe en verre taillé fit son apparition, contenant de la vodka, et il s’en échappa, en même temps qu’on remplissait les petits verres, une odeur d’écorce d’orange qui se répandit dans la pièce.
     L’aide-médecin était vexé, car Kalachnikov et Miérik le basané parlaient entre eux sans lui accorder la moindre attention, faisant absolument comme s’il n’était pas là. Alors que lui avait envie de bavarder avec eux, de se faire mousser, de boire un bon coup et de manger de même et, autant que faire se pouvait, polissonner avec Lioubka qui, pendant qu’ils dînaient, était venue s’assoir quatre ou cinq fois à ses côtés en l’effleurant par mégarde de ses belles épaules et en arrangeant sa robe sur ses larges hanches. C’était une fille robuste, aimant rire et remuer, sans cesse en train de s’assoir et de se relever, présentant à son voisin tantôt le buste tantôt le dos, toute à se trémousser et, inévitablement, heurtant quelqu’un  du coude ou du genou.
     L’aide-médecin avait un autre motif de dépit :  comme ils avaient bu chacun un seul verre de vodka, il se sentait bancal. N’y tenant plus, il but un deuxième verre, puis un troisième et mangea toute la saucisse. Pour se faire accepter des deux moujiks, il recourut à la flatterie.
— Vous êtes de sacrés gaillards, vous autres, à Bogaliovka. ! affirma-t-il en hochant la tête.
— Vous dites ça à propos de quoi ? demanda Kalachnikov.
— Eh bien, effectivement, à propos des chevaux. Vous êtes de hardis voleurs !
— Et allez donc ! Juste des ivrognes et des voleurs.
— Il y eut un temps, mais c’est du passé, fit Miérik après un petit moment de silence. De ce temps-là, il n’est resté que le vieux Filia, encore est-il aveugle.
— Oui, seulement Filia, soupira Kalachnikov. Il doit avoir dans les soixante-dix ans, à présent ; les colons allemands lui ont crevé un œil et il voit mal de l’autre, à cause d’une taie. Auparavant, c’est vrai qu’il arrivait au commissaire de le prendre en grippe et de lui crier : « Sacré Chamil8 ! » , et tous les moujiks de répéter Chamil par-ci, Chamil par-là, mais de nos jours, on ne l’appelle plus autrement que Filia-le-borgne. Et c’était un fier gaillard ! Avec le défunt Andréï Grigorytch, le père Lioubachine et lui, on s’est faufilés une nuit du côté de Rojnovo – à l’époque, des régiments montés y stationnaient – et on a barboté aux soldats neuf chevaux, les meilleurs, sans craindre les sentinelles, et au matin on les a revendus pour vingt roubles au tzigane Afonka. Eh oui ! De nos jours, un soi-disant voleur tâche de dérober son cheval à un ivrogne qui dort, en lui fauchant ses bottes par-dessus le marché, comme un mécréant ; ensuite, il ne sait plus quoi faire, il parcourt deux cent verstes9 avec ce cheval et va le vendre au marché, en marchandant comme un Juif, jusqu’à ce que l’officier de gendarmerie vienne l’arrêter, ce crétin. Ce n’est pas du travail, c’est juste honteux ! Des bousilleurs, voilà tout.
— Et Miérik ? demanda Lioubka.
— Miérik n’est pas des nôtres, répondit Kalachnikov. Il est de Kharkov, de Mijiritche, exactement. Et, en fait de gaillard, c’est un brave gars, pour sûr.
     Lioubka coula un regard rempli de malice et de gaieté en direction de Miérik et dit :
— Oui, ce n’est pas pour rien que les bonnes gens lui ont fait prendre un bain sous la glace.
— Comment cela ? demanda l’aide-médecin.
— Comme ça… répondit Miérik avec un sourire malicieux. Filia avait volé trois chevaux à des métayers de Samoïlovsk et ils m’ont mis ça sur le dos. Ils sont une dizaine de métayers, à Samoïlovsk, et avec leurs ouvriers, ça fait une trentaine, tous molokans10… Au marché, l’un d’eux me dit : « Miérik, viens voir les nouveaux chevaux que nous avons ramenés de la foire » . Par curiosité, je m’y rends et là, ils me tombent dessus à trente, me lient les mains derrière le dos et m’amènent à la rivière. On va te montrer les chevaux, qu’ils me disent. Il y avait déjà un trou dans la glace et, à une sagène11 de distance, ils en ont creusé un autre. Après quoi, eh bien, ils ont pris une corde et me l’ont attachée sous les bras, l’autre bout, ils l’ont fixé à une perche recourbée, assez grande pour passer à travers les deux trous. Ils ont fait passer la perche et ont tiré dessus. Et moi, comme j’étais, dans ma pelisse et avec mes bottes, j’ai fait plouf ! dans le premier trou, en recevant des coups de pied ou de gourdin, ensuite, ils m’ont tiré sous la glace et fait ressortir par l’autre trou.
     Lioubka frissonna, comme frigorifiée. 
— De froid, au début, j’ai eu une espèce de coup de fièvre, poursuivit Miérik. Après, quand ils m’ont retiré, je gisais impuissant sur la neige et ils me frappaient  à coups de bâtons aux coudes et aux genoux. Ce que ça peut faire mal ! M’ayant bien battu, ils sont partis… Et j’étais entièrement gelé, et, avec plein de glace sur mes habits, je n’avais plus la force de me relever. Dieu merci, une bonne femme qui passait par là m’a ramené avec elle.
     Dans l’intervalle, l’aide-médecin s’était enfilé cinq ou six verres ;  l’alcool lui ayant éclairci les idées, il eut envie à son tour de raconter quelque chose sortant de l’ordinaire, une histoire merveilleuse, histoire de montrer que lui aussi était un gaillard n’ayant pas froid aux yeux.
— Ainsi, chez nous, dans la province de Penza… s’apprêtait-il à commencer.
     Comme, bien imbibé, il se montrait confus, aussi peut-être parce qu’on l’avait surpris une ou deux fois à mentir, les moujiks ne faisaient aucunement attention à lui, cessant même de répondre à ses questions. Bien plus, ils se mirent à discuter si franchement qu’il ressentait l’horrible impression d’être totalement mis de côté, comme s’il n’existait pas.
     Kalachnikov avait les manières posées d’un homme réfléchi, avisé, il parlait avec mesure et faisait un discret signe de croix devant sa bouche chaque fois qu’il bâillait, personne n’aurait pu le prendre pour un voleur, un voleur qui dévalisait sans pitié les paysans pauvres, qui avait déjà fait deux séjours en prison et que l’on s’apprêtait à expédier en Sibérie, si son père et son oncle, eux-mêmes fieffés gredins, n’avaient acheté sa liberté. Miérik, quant à lui, se comportait en joyeux luron. Il voyait bien que Kalachnikov et Lioubka l’admiraient, lui-même se tenait pour un gaillard, se mettait les mains sur les hanches ou bombait le torse, ou encore allongeait les jambes en faisant craquer le banc…
     Le repas terminé, Kalachnikov fit, sans se lever, une prière en face de l’icône, et serra la main de Miérik ; ce dernier fit aussi une prière et serra la main de Kalachnikov. Lioubka desservit et parsema la table de pains d’épices à la menthe, de noisettes séchées au four et de graines de potiron, apportant en outre deux bouteilles de vin doux.
     Que Dieu accueille Andréï Grigoritch, qu’il repose en paix, fit Kalachnikov en trinquant avec Miérik. De son vivant, il nous arrivait de nous rassembler ici, ou chez son frère Martyn et alors – Mon Dieu ! Mon Dieu ! – Ah, les gens qu’il y avait, les discussions qui se tenaient ! D’étonnantes conversations ! Je revois ici Martyn, Filia, Fiodor-le-bruyant… Tout se faisait noblement, dans les règles12… Quelles noces on faisait ! Quelles noces !
     Lioubka sortit quelques instants et revint, portant un foulard vert et un collier.
— Regarde, Miérik, ce que m’a apporté aujourd’hui Kalachnikov ! dit-elle.
     Elle s’admira dans la glace et secoua la tête pour faire bruire le collier. Puis elle ouvrit un coffre et se mit à en sortir des affaires, une robe d’indienne à petites fleurs rouges ou bleues, une autre robe, rouge à volants, celle-là, qui froufroutait comme du papier de soie, un nouveau foulard, bleu, cette fois, avec un chatoiement irisé – elle montrait tout cela en levant les bras au ciel, comme étonnée de tant de trésors.
     Kalachnikov accorda une balalaïka et se mit à jouer, et l’aide-médecin n’arrivait pas à décider si le morceau était triste ou joyeux, car il était par moments triste à pleurer et fort gai à d’autres. Miérik s’élança soudain et se mit à claquer du talon sur place, ensuite, écartant les bras, alla de la table au poêle, puis de celui-ci au coffre en marchant sur ses talons puis, dans un sursaut, comme piqué par un insecte, il fit claquer les ferrures de ses bottes et partit en tous sens, les genoux pliés. Lioubka agita les mains et, déchaînée, poussa des cris perçants et alla les rejoindre ; d’abord de biais, avec perfidie, comme pour s’approcher à pas de loup de quelqu’un et lui flanquer un coup par-derrière, puis fit résonner ses talons et s’accroupit, sa robe rouge s’arrondissant en cloche ; le regard mauvais et un rictus aux lèvres, Miérik s’approcha d’elle, les genoux pliés, comme désireux de l’écraser au passage, mais elle bondit, rejetant la tête en arrière et, remuant ses bras comme un grand oiseau battant des ailes, effleurant à peine le sol, elle se mit à voleter à travers la pièce…
  « Ah, quelle fille de feu ! se disait l’aide-médecin, qui s’était assis sur le coffre et, de là, regardait les danses. Quel feu ! Pour elle, on donnerait tout, et ce serait encore peu… »
     Et de se lamenter : que n’était-il simple moujik, et non aide-médecin ? Que ne portait-il, au lieu de son veston et de sa chaînette avec la petite clé en or, une chemise bleue avec une ceinture de corde ? Il pourrait alors hardiment chanter, danser, boire et prendre Lioubka dans ses bras, comme Miérik…
     Le martèlement des talons, les cris et les hululements firent tinter la vaisselle dans l’armoire et trembler la lueur de la chandelle.
     Le fil du collier se rompit et les perles de verre s’éparpillèrent sur le sol, le foulard vert se détacha et Lioubka se transforma en une nuage rouge où luisaient deux yeux noirs, tandis que les bras et les jambes de Miérik menaçaient de le quitter à tout instant.
     Mais voici qu’après une dernière frappe du pied, Miérik s’arrêta net… Épuisée, hors d’haleine, Lioubka pencha vers lui sa poitrine et s’appuya sur lui comme s’il eût été un poteau, et il l’étreignit et, la regardant bien en face, lui dit avec douceur et tendresse, comme pour plaisanter :
     Attends un peu, je sais où ta vieille a caché de l’argent, je vais la zigouiller, toi je vais couper ta jolie petite gorge, ensuite je mettrai le feu à l’auberge… On pensera que vous avez péri dans l’incendie et moi, avec votre argent, je partirai au Kouban13, je chasserai les troupeaux de chevaux, je me ferai éleveur de moutons…
     Lioubka ne répondit rien à cela, mais le regarda d’un air coupable et demanda :
— Miérik, c’est bien, le Kouban ?
     En silence, il alla s’asseoir sur le coffre et devint pensif, rêvant sans doute au Kouban.
 — Sapristi, il est temps pour moi d’y aller, dit Kalchnikov en se levant. Filia doit déjà m’attendre. Adieu, Liouba !
     L’aide-médecin sortit au dehors, dès fois que Kalachnikov veuille partir sur son cheval à lui. La tempête de neige ne s’apaisait pas. Les nuées blanches, accrochant leurs longs tentacules aux mauvaises herbes et aux buissons, voltigeaient de la porte à l’autre côté de la palissade, filaient dans le champ, des géants dans des linceuls blancs à larges manches tournoyaient, s’écroulaient, se relevaient pour agiter les mains et se bagarrer. Et le vent, donc ! Les bouleaux et les cerisiers dénudés, souffrant de ses rudes caresses, ployaient jusqu’à terre et imploraient : « Seigneur, qu’avons-nous fait pour que tu nous rives à la terre et ne nous rendes pas notre liberté ? »
—Prrrr ! fit Kalachnikov, bien fort, en montant sur son cheval ; le portail était à demi ouvert,  une congère s’étant accumulée non loin. Hop, en route ! cria-t-il. Le petit cheval se mit à trotter de ses courtes pattes et enfonça dans la congère jusqu’au ventre. Kalchnikov se transforma en bonhomme de neige et disparut vite avec son cheval derrière le portail.
     Lorsque l’aide-médecin rentra, il trouva Liouka rampant par terre à la recherche de ses perles. Miérik avait disparu.
  « Sacrée fille ! se disait l’aide-médecin en s’allongeant sur un banc et en se mettant une pelisse courte sous la tête. Si seulement Miérik n’était pas ici ! »
     Liouka l’irritait, à ramper à côté du banc, il se vit  – si seulement Miérik… – se lever et la prendre dans ses bras, et la suite semblait assez claire. D’accord, c’était une jeune fille, mais…honnête jusqu’à quel point ? Et, même en la supposant honnête, y avait-il lieu de se gêner, dans ce repaire de brigands ?  Ayant ramassé toutes ses perles, Lioubka sortit de la pièce. La chandelle achevait de se consumer, enflammant la collerette de papier de la bobèche. L’aide -médecin mit à côté de lui son revolver et ses allumettes, et éteignit la chandelle. La veilleuse14clignotait violemment, elle faisait mal aux yeux et des taches de lumière sautillaient au plafond, par terre, sur l’armoire, et l’image de Lioubka, robuste et la gorge pleine, se montrait au milieu de ces taches : tantôt tournant sur place comme un jeune loup, tantôt épuisée par la danse et respirant lourdement…
  « Ah, si seulement les démons pouvaient faire disparaître Miérik ! » se dit-il.
     La veilleuse clignota une dernière fois, crépita et s’éteignit. Quelqu’un qui devait être Miérik entra dans la pièce et s’assit sur le banc. Il tira sur sa pipe dont la lueur éclaira un instant une joue basanée portant de petites taches noires. La répugnante fumée irrita la gorge de l’aide-médecin.
— Il est vraiment ignoble, ton tabac, fit l’aide-médecin. Il me donne la nausée.
— J’y mêle de la fleur d’avoine, répondit Miérik sans se presser. C’est plus léger pour la poitrine.
     Il fuma, cracha et sortit de nouveau. Une demi-heure plus tard, une lumière éclaira brusquement l’entrée ; Miérik apparut, en pelisse courte et en chapeau, suivie de Lioubka, portant une chandelle.
— Reste, Miérik, implora-t-elle.
— Non, Lioubka. Ne cherche pas à me retenir.
— Écoute-moi donc, Miérik. Sa voix se faisait douce et tendre. Je sais que tu découvriras où maman a caché son argent, que tu nous ruineras, elle et moi, et que tu t’en iras au Kouban aimer d’autres femmes, grand bien te fasse. je te le demande de tout mon cœur : reste !
— Non, j’ai envie de me balader, répondit Miérik en bouclant sa ceinture.
— Te balader comment ? Tu es venu à pied, où iras-tu te promener ?
     Miérik se pencha vers elle  et lui dit quelque chose à l’oreille ; elle eut un regard vers la porte et se mit à rire à travers ses larmes.
— Il dort, ce satané hâbleur, fit-elle.
    Miérik l’étreignit, lui plaqua un gros baiser et sortit au dehors. L’aide-médecin fourra le revolver dans sa poche et lui courut après. 
— Ôte-toi du chemin ! dit-il à Lioubka qui avait bien vite refermé le verrou et restait sur le seuil. Allez ! Qu’as-tu à rester ici ?
— Qu’as-tu besoin de sortir ?
— Je dois jeter un coup d’œil à mon cheval.
     Elle le parcourut des pieds à la tête, d’un regard malicieux et tentateur.
— Qu’as-tu à vouloir jeter un coup d’œil à ton cheval ? Jette plutôt les yeux sur moi… fit-elle, puis elle se pencha et toucha du doigt la petite clé en or pendue à sa chaîne de montre.
— Laisse-moi passer, il va partir avec mon cheval ! dit l’aide-médecin. Laisse-moi passer, diantre ! cria-t-il en lui donnant un coup rageur dans le dos, se jetant sur elle du plus fort qu’il pouvait afin de l’écarter de la porte, mais elle se cramponna fermement au verrou, devenue comme un vrai bronze. Laisse-moi passer ! cria-t-il, épuisé. Il va partir, je te dis !
— Qui ça ? Mais non.
     Respirant lourdement et massant son épaule douloureuse, elle recommença à le regarder de bas en haut, rougit et se mit à rire.
— Reste, mon cœur… dit-elle. Je m’ennuie, toute seule.
     L’aide médecin la regarda droit dans  les yeux, médita un peu et la prit sans ses bras sans rencontrer de résistance.
— Allez, pas de bêtises, laisse-moi passer ! demanda-t-il.
     Elle se taisait.
— Je viens de t’entendre dire à Miérik que tu l’aimais.
— Et puis ? Qui j’aime, ça me regarde.
     Elle effleura une fois de plus du doigt la petite clé et dit à voix basse :
— Donne-la moi…
     L’aide-médecin détacha la clé et lui donna. Elle étira brusquement son cou, tendit l’oreille et son visage devint grave, son regard se faisant, lui sembla-t-il, froid et narquois ; se souvenant de son cheval, il l’écarta un peu et se précipita dans la cour. Sous l’auvent un cochon endormi grognait sur un rythme lent, tandis qu’une vache donnait des coups de corne dans le vide… Frottant une allumette, il aperçut la vache et le cochon, ainsi que les chiens qui fonçaient sur lui de tous les côtés au vu de la lueur, mais le cheval avait disparu sans laisser de traces. Criant et agitant les bras pour effrayer les chiens, trébuchant sur une petite congère et s’empêtrant dans la neige, il courut au-delà du portail et se mit à scruter les ténèbres. En dépit de tous efforts, il ne distinguait que la neige voletant, ses cristaux s’amoncelant et prenant dans l’obscurité les formes les plus variées, ici la face ricanante d’un mort, là le galop d’un cheval blanc monté par une amazone en robe de mousseline, ailleurs, plus haut que la tête, un vol de cygnes blancs… Tremblant de fureur et de froid, ne sachant que faire, il déchargea son revolver contre les chiens, sans en atteindre un seul, et, revenant sur ses pas, se rua dans la maison.
     Dans l’entrée, il lui sembla nettement entendre quelqu’un sortir en vitesse de la pièce dans un grand bruit de porte. On n’y voyait rien ; l’aide-médecin se heurta à la porte fermée ; frottant allumette sur allumette, il revint dans l’entrée, passa dans la cuisine puis dans une petite pièce sentant l’aneth et le myosotis, avec des jupes et des robes pendues à tous les murs et dans un coin un lit et une avalanche de coussins ; selon toute vraisemblance, c’était la chambre de la vieille, la mère de Lioubka ; de là il passa dans une autre petite pièce où il trouva Lioubka étendue sur un coffre, faisant semblant de dormir sous une couverture piquée et bariolée formée d’un assemblages de coupons d’indienne.
— Où est mon cheval ? demanda rudement l’aide-médecin.
     Lioubka ne remua pas un cil.
— Je te demande où est mon cheval ! répéta l’aide-médecin sur un ton plus rude encore, lui arrachant la couverture. Je te pose une question, diablesse, hurla-t-il.
     Elle se leva d’un bond, se mit à genoux et, retenant d’une main sa chemise de nuit et de l’autre s’efforçant d’attraper la couverture, elle se serra contre le mur… Dans son regard se mêlaient le dégoût et la peur et, comme une bête aux abois, elle épiait avec ruse le moindre de ses mouvements. 
— Dis-moi où est mon cheval ou je vais te faire passer le goût du pain ! cria l’aide-médecin.
— Arrière, saleté ! fit-elle d’une voix sifflante.
     Il l’attrapa par le haut de sa chemise qu’il tira brutalement ; et l’instant d’après, n’y pouvant tenir, l’étreignit de toutes ses forces tandis qu’elle sifflait de rage et se tortillait pour lui échapper, arrivait à se libérer un bras mais l’autre restait pris dans la chemise déchirée, et lui donnait un coup de poing dans l’obscurité.
     La douleur l’étourdit, ses oreilles tintaient et bourdonnaient, il se mit à reculer mais reçut un deuxième coup, à la tempe cette fois. Chancelant et se retenant, pour ne pas tomber, aux jambages de la porte, il passa dans la pièce où il avait laissé ses affaires et s’étendit un moment sur le banc puis, tirant de sa poche la boîte d’allumettes, se mit à les frotter l’une après l’autre sans raison, frottant tour à tour chacune d’elle, soufflant dessus et la jetant sous la table.
     Et pendant ce temps-là, derrière la fenêtre, le jour bleuissait, les coqs y allaient de leurs chants pleurnichards, la tête de l’aide-médecin lui faisait mal et ses oreilles résonnaient d’un tel vacarme qu’il avait l’impression d’être assis sous un pont de chemin de fer, à écouter passer un train au-dessus de lui. Il parvint à enfiler sa demi-pelisse et à mettre son chapeau ; il ne trouva ni sa selle ni le paquet contenant ses achats, son sac était vide : ce n’était pas pour rien, tout à l’heure, qu’on s‘était précipité hors de la pièce au moment où il rentrait de la cour.
     Il rafla dans la cuisine un tisonnier, pour tenir les chiens à distance, et sortit dans la cour, laissant grande ouverte la porte. La tempête s’était apaisée, le calme régnait au dehors… Au-delà du portail s’étendaient les champs tout blanchis et aucun oiseau ne se montrait dans le ciel matinal. Un petit bois jetait une note plus sombre au loin, des deux côtés de la route.
     L’aide-médecin se demanda vaguement quel accueil on lui ferait à l’hôpital, et ce qu’il pourrait bien raconter au docteur ; il était impératif d’y réfléchir et de préparer à l’avance les réponses aux futures questions, mais ces pensées se diluèrent et s’évanouirent. Il marchait en pensant uniquement à Lioubka et aux moujiks avec qui il avait passé la nuit ; il revoyait Lioubka, après qu’elle lui avait donné le second coup, se penchant pour ramasser la couverture par terre, sa tresse défaite balayant le sol.  Tout se mélangeait dans sa tête et il se disait : à quoi bon des docteurs, des aides-médecins, des marchands, des clercs, des hommes libres ne suffiraient-ils pas ? Il y a bien des oiseaux en liberté, des bêtes sauvages, aussi, un Miérik en liberté, ils n’ont peur de personne et n’ont besoin de personne ! Qui donc avait inventé et décrété qu’il fallait se lever le matin, déjeuner à midi et se coucher le soir, que le docteur est plus gradé que l’aide-médecin, qu’il faut vivre sous un toit et aimer seulement son épouse ? Pourquoi pas l’inverse : déjeuner la nuit et dormir dans la journée ? Ah, sauter à cheval sans se demander à qui est ce cheval et filer dans le vent à travers champs, bois et ravins, aimer les filles et se moquer des gens…
     Il jeta le tisonnier dans la neige, appuya son front contre le tronc blanc et froid d’un bouleau et devint songeur, sa vie grise et monotone de salarié subalterne, la pharmacie et son éternel remue-ménage de bocaux et d’emplâtres, tout lui parut méprisable, écœurant.
— Qui a décidé que faire la noce était mal ? se demandait-il avec dépit. Ceux qui parlent ainsi n’ont jamais vécu librement, comme Miérik ou Kalachnikov, ils n’ont pas aimé de Lioubka ; ils ont passé leur vie à mendier, à vivre sans aucun plaisir et à aimer seulement leurs femmes, attrayantes comme des grenouilles.
    Et si lui-même, jusqu’à présent, ne s’était pas fait voleur, escroc ou même brigand, se disait-il, c’était seulement parce qu’il ne savait pas comment faire, ou que l’occasion ne s’en était pas présentée.

     Il s’écoula un an et demi. Un soir de printemps après Pâques, l’aide-médecin, ayant depuis longtemps perdu sa place à l’hôpital sans en retrouver une autre, sortit fort tard d’un cabaret de Riépino et se mit à traîner au hasard dans les rues.
     Il se retrouva en plein champ. Cela sentait le printemps et il soufflait une petite brise tiède et caressante. La nuit sereine et étoilée contemplait la terre. Mon Dieu, que le ciel était haut, qu’il s’étendait, immensément vaste, au-dessus du monde ! Le monde est fort bien fait, mais pourquoi diable, se demandait-il, les gens tiennent-ils absolument à se partager en deux catégories, les sobres d’un côté et les ivrognes de l’autre, les gens en place et ceux qui ont perdu leur poste, etc ? Pourquoi l’individu sobre et rassasié dort-il tranquillement chez lui, tandis que l’ivrogne affamé doit errer dans les champs sans trouver de refuge ? Pourquoi celui qui ne travaille pas et ne perçoit pas de salaire doit-il immanquablement rester affamé, mal vêtu et nu-pieds ? Qui a inventé tout cela ? Pourquoi les oiseaux et les animaux de la forêt ne travaillent-ils pas et ne reçoivent-ils pas de salaire, mais vivent tout de même à leur convenance ?
     Dans le lointain, au-dessus de l’horizon,  s’élevait vers le ciel une belle lueur pourpre d’incendie. L’aide-médecin resta longtemps debout à l’observer, en se disant : pourquoi était-ce un péché, d’avoir dérobé la veille un samovar pour se payer à boire ce soir au cabaret ? Pourquoi ?
     Deux charrettes passèrent à proximité, sur la route : une femme dormait dans l’une, un vieillard était assis dans l’autre, tête nue…
— Grand-père, où est-ce que ça brûle ? demanda l’aide-médecin.
— C’est l’auberge d’Andreï Tchirikov… répondit le vieux.
     Et l’aide-médecin se souvint de sa mésaventure passée, un an et demi plus tôt, dans cette même auberge, et de ce que Miérik s’était targué de faire ; imaginant la vieille et Lioubka, toutes deux ligotées, en train de brûler, il éprouva une bouffée de haine pour Miérik. Et, en revenant à la gargote, il passa en revue les demeures des cabaretiers aisés et des riches marchands en combinant que ce ne serait pas mal de s’introduire la nuit dans la baraque d’un richard !
     
     



     
     

     









  1. Souvenir professionnel ? Les aides-médecins sont souvent déplorables, chez Tchékhov. Voir par exemple : « La mésaventure » . L'aide-médecin s'appelle Ossip Vassiliévitch Iergounov.
  2. Diminutif affectueux de Lioubov’ : Amour.  idem pour Liouba 
  3. Nom assez répandu en Russie.
  4. Rappelons que la troïka est d’abord un attelage de trois chevaux.
  5. Pour les mécréants : deuxième livre des Rois, 2.11
  6. Mettant fin à la guerre russo-turque de 1877-1878, évoquée à la fin de « Anna Karénine » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_russo-turque_de_1877-1878
  7. Le zemstvo, du mot russe zemlia, qui désigne la terre, est une institution crée en 1864, sous le tsar Alexandre II – celui qui abolit le servage. C’est une assemblée de district – ces assemblées locales élisant à leur tour l’assemblée provinciale– élue par les propriétaires fonciers, les villes et les communautés paysannes. Y étaient prépondérants les nobles de province et la bourgeoisie des villes. De telles assemblées se réunissent une fois par an et élisent des bureaux, qui disposent des finances et emploient des salariés. Ils s’occupent localement de la santé, l’instruction publique, la médecine vétérinaire, les ponts et chaussées, etc. Tolstoï a décrit une élection du bureau d’un zemstvo dans « Anna Karénine » .
  8. Chef de guerre dans le Caucase : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chamil
  9. La verste fait un peu plus d’un kilomètre.
  10. Secte religieuse de la fin du dix-huitième siècle. Au sens propre : « buveurs de lait » .
  11. Un peu plus de deux mètres.
  12. Il s’agit du code d’honneur des voleurs.
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kouban
  14. Devant les icônes.

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